Post on 24-Oct-2020
Entre fiction et témoignage : les enjeux théoriques de la pratique testimoniale et la présence du doute dans les récits
de la Shoah d’Elie Wiesel et d’Imre Kertész
Thèse
Maria Cotroneo
Doctorat en études littéraires
Philosophiae Doctor (Ph.D.)
Québec, Canada
© Maria Cotroneo, 2013
iii
RÉSUMÉ
La présente thèse vise à revisiter la question de l‟indicible et à explorer davantage le
lien assez problématique entre fiction et témoignage dans la littérature de la Shoah. À travers
l‟analyse principale des œuvres d‟Elie Wiesel, La nuit et Le crépuscule, au loin, et l‟analyse
des œuvres d‟Imre Kertész, Être sans destin et Le chercheur de traces, nous tenterons
d‟arriver à une définition renouvelée du témoignage littéraire et de l‟attestation testimoniale
qui comprend le factuel ainsi que le fictionnel. D‟ailleurs, notre propos dans cette thèse est de
montrer, contrairement à l‟idée commune de l‟indicible, la manière dont l‟expérience de la
Shoah se dit à travers la littérature. Ces écrivains ne communiquent pas l‟événement de la
manière la plus transparente et directe possible, mais se servent de différentes stratégies
narratives afin de transmettre l‟expérience de la Shoah. Les œuvres de Wiesel et de Kertész
font preuve d‟un discours hésitant et incertain qui illustre un doute dans la perception du réel
de la Shoah décrite par le narrateur.
Ce travail a donc pour but d‟explorer les modalités de fragilisation du rapport
véridictoire du témoignage et d‟offrir, à travers l‟analyse des œuvres à l‟étude, des exemples
particuliers de cette distance du témoignage par rapport à la vérité historique. Le doute sera
l‟exemple le plus avancé de la question de la vérité dans le témoignage qui se déplace de la
vérité historique vers une vérité testimoniale. Nous verrons avec l‟analyse du doute que les
textes à l‟étude de Wiesel et de Kertész constituent moins un témoignage de la réalité vécue
qu‟un témoignage du doute de la réalité perçue.
v
ABSTRACT
This thesis revisits the debates concerning the unspeakable and explores the
problematic relation between fiction and testimony in Holocaust Literature. The literary
analysis of the works written by Elie Wiesel, La nuit and Le crépuscule, au loin, and by Imre
Kertész, Être sans destin and Le chercheur de traces, brings to light a renewed definition of
literary testimony and of bearing witness which includes factual and fictional elements.
Furthermore, the main purpose of this thesis is to demonstrate that the horrific experiences of
the Holocaust can in fact be effectively transmitted and brought to life through literature,
contrary to common notion of the unspeakable. These writers do not speak of the Holocaust
in the most transparent and direct way, rather different narrative strategies to represent the
Holocaust are put to use. The narrative works of Wiesel and Kertész reveal a hesitation and
an uncertainty that illustrates the presence of doubt related to the perceived reality of the
Holocaust.
The objective of this study is to explore the different ways in which the rapport
between testimony and truth are weakened and to provide specific examples to demonstrate
the distance of testimony from truth. Doubt is seen as the most prominent example in
revealing how the obligation of truth in testimony is fading. This analysis of doubt will
illustrate how these narratives are much less testimonies of the lived reality rather testimonies
expressing doubt of the perceived reality.
vii
AVANT-PROPOS
Il y a plusieurs personnes que j‟aimerais remercier : elles ont contribué énormément,
d‟une manière ou d‟une autre, à l'élaboration de cette thèse ainsi qu‟à ma réussite dans mes
études universitaires.
Je tiens tout d‟abord à adresser mes plus vifs remerciements à mon directeur de thèse,
René Audet, qui m‟a guidée, conseillée, encouragée et motivée, malgré plusieurs moments de
difficultés rencontrés pendant mon parcours doctoral, et malgré la distance géographique qui
rend la direction plus compliquée. Je le remercie également de m‟avoir fait confiance dans
mes aptitudes à apprendre et à améliorer ma connaissance du français, ma troisième langue,
langue avec laquelle j‟ai rédigé ma thèse.
Mes remerciements vont également à Andrée Mercier et à Anne-Martine Parent pour
leurs remarques et suggestions lors de l‟examen de synthèse. Je remercie également Emilia
Deffis, Olga-Hél Bongo et Johanne Villeneuve pour l‟honneur qu‟elles m‟ont fait en
acceptant de participer à mon jury de thèse. Je souhaite exprimer ma gratitude particulière à
Olga-Hél Bongo, ma prélectrice, pour sa lecture critique et ses commentaires, qui m‟ont
permis d‟améliorer la qualité de ma thèse.
La réalisation de cette thèse a été rendue possible grâce au financement octroyé par le
CRSH. Je remercie cet organisme boursier pour le support financier qu‟il m‟a apporté durant
les trois premières années de mes études doctorales.
Un grand merci à ma famille et à mes amis, qui m‟ont encouragée, motivée et
soutenue pendant ce long parcours. Particulièrement, je remercie ma belle-sœur Natalie pour
son support et son encouragement continuels.
Merci à mon père, celui qui n‟a jamais cessé de croire en moi, mes aptitudes et ma
détermination à accomplir un projet aussi grand. Je le remercie pour son amour infaillible et
sa grande patience.
Je remercie mon mari, surtout pour son appui moral et émotionnel. Sans son appui
incessant, sa patience assidue et son amour infini, cette thèse n‟aurait pas été possible.
Enfin, je remercie mon petit ange Sienna qui, indirectement, m‟a motivée à terminer
cette thèse.
ix
Tables des matières
RÉSUMÉ ................................................................................................................................ iii
ABSTRACT ............................................................................................................................ v
AVANT-PROPOS ............................................................................................................... vii
Tables des matières ......................................................................................................... ix
Table des abréviations .................................................................................................. xiii
INTRODUCTION. Dire l’expérience de la Shoah ..................................................... 1
PRÉSENTATION DU SUJET ...................................................................................... 1
PRÉSENTATION DU CORPUS ................................................................................. 5
PRÉSENTATION DES ENJEUX THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES .. 9
PRÉSENTATION DES ENJEUX ÉTHIQUES ET PHILOSOPHIQUES ........... 15
PLAN DE LA THÈSE .................................................................................................. 26
1. CHAPITRE I : Discours et pratique du témoignage ................................... 29
1.1 Définir le discours testimonial ..................................................................... 30
1.2 Définir le témoignage littéraire de la Shoah .......................................... 33
1.3 Historique et définition du genre testimonial ........................................ 37
1.4 Définir le genre testimonial de la Shoah ................................................. 40
1.4.1 Paramètres thématiques ........................................................................... 40
1.4.2 Formes variées du témoignage .............................................................. 45
1.4.3 Posture narratoriale ..................................................................................... 49
1.4.4 Rapport avec la référentialité .................................................................. 51
1.4.5 Doute ................................................................................................................. 52
1.5 La valeur du témoignage littéraire ............................................................ 53
1.5.1 La valeur du témoin et la vérité testimoniale ................................... 53
1.5.2 Du témoignage judiciaire au témoignage littéraire ........................ 56
1.5.3 Vers un nouveau modèle testimonial en littérature ....................... 59
1.6 Désir de transmission ..................................................................................... 60
2. CHAPITRE II : Le pacte testimonial ................................................................. 65
2.1 Définir le pacte autobiographique .............................................................. 66
2.2.1 Indices du pacte autobiographique ....................................................... 70
2.2 Définir le pacte romanesque ........................................................................ 72
x
2.2.1 Indices du pacte romanesque ................................................................. 73
2.2.2 Analyse paratextuelle des romans post concentrationnaires ..... 75
2.3 Définir le pacte testimonial .......................................................................... 77
2.3.1 Spécificités du pacte testimonial ............................................................ 80
2.3.2 Analyse contractuelle des récits concentrationnaires .................... 85
2.3.3 Les attentes du lecteur à l’égard du témoignage .......................... 100
2.3.4 Les effets du témoignage sur le lecteur ............................................ 102
2.4 Enjeux contractuels du témoignage ....................................................... 107
2.4.1 Authenticité, ressemblance et référentialité .................................... 107
2.4.2 Vraisemblance et mimésis ...................................................................... 112
3. CHAPITRE III : Témoignage et fiction .......................................................... 121
3.1 Pour une définition de la fiction ................................................................ 122
3.2 Fiction et témoignage ................................................................................... 127
3.3 La fiction dans le témoignage littéraire ................................................. 135
3.4 La fiction dans la fiction testimoniale ..................................................... 139
3.5 La fiction dans les romans de postcaptivité ......................................... 146
4. CHAPITRE IV : ........................................................................................................ 153
Poétique de la narration testimoniale dans la littérature de la Shoah .. 153
4.1 Récits concentrationnaires .......................................................................... 154
4.1.1 La nuit d’Elie Wiesel .................................................................................. 155
4.1.2 Être sans destin d’Imre Kertész ........................................................... 164
4.2 Récits de postcaptivité ................................................................................. 169
4.2.1 Le chercheur de traces d’Imre Kertész .............................................. 170
4.2.2 Le crépuscule, au loin d’Elie Wiesel .................................................... 180
5. CHAPITRE V : La question du doute .............................................................. 191
5.1.1 Définir le doute dans la littérature de la Shoah ............................. 192
5.1.2 Origine et objet du doute ........................................................................ 195
5.1.3 Vérité et réalité ........................................................................................... 198
5.1.4 L’indicible et le doute ................................................................................ 201
5.1.5 Le rapport entre fiction et doute .......................................................... 202
5.2 Stratégies rhétoriques de mise à distance de la réalité de la Shoah .......................................................................................................................... 203
5.2.1 Stratégies thématiques ............................................................................ 203
xi
La naïveté .................................................................................................................. 203
La folie ........................................................................................................................ 208
Le rêve ........................................................................................................................ 215
L’enquête ................................................................................................................... 218
5.2.2 Stratégies discursives ............................................................................... 227
L’ironie ........................................................................................................................ 227
La modulation du discours dubitatif ................................................................ 235
La modulation d’un discours testimonial infini ........................................... 240
La question ............................................................................................................... 244
Les silences du discours testimonial ............................................................... 248
5.3 Enjeux et implications du doute ............................................................... 250
5.3.1 Transmission du doute à travers la fiction ....................................... 250
5.3.2 Implications du doute ............................................................................... 255
Conclusion générale ...................................................................................................... 261
BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................. 271
xiii
Table des abréviations
La nuit d‟Élie Wiesel N
Le crépuscule, au loin d‟Élie Wiesel CAL
Être sans destin d‟Imre Kertész ÊSD
Le chercheur de traces d‟Imre Kertész CT
1
INTRODUCTION. Dire l’expérience de la Shoah
PRÉSENTATION DU SUJET Plus de soixante ans se sont écoulés depuis l‟événement génocidaire juif qui a marqué
l‟histoire du XXe siècle. Depuis la fin de la guerre et la libération des déportés, beaucoup
d‟encre a coulé au sujet de la Shoah et de son impact sur des individus, des sociétés et,
enfin, sur le monde entier. Un grand nombre de survivants ont passé le reste de leur vie à
témoigner de ce qu‟ils avaient vécu ; d‟autres ont choisi la voie du silence. La profusion des
récits de témoignage après la libération a donné lieu à une nouvelle littérature, une
littérature qui témoigne de l‟atrocité et qui entraîne avec elle ses propres conventions
formelles et esthétiques. En effet, dans son étude consacrée à l‟héritage historique de la
Deuxième Guerre mondiale, Georges Bensoussan souligne qu'« entre l'été 1945 et la fin de
l'année 1948, 114 ouvrages de témoignages sont publiés en France, sur la déportation, dont
71 pour les seules années 1945 et 19461. » Mais cette nouvelle littérature a suscité
beaucoup de controverses et tout un réseau de problématiques. D'abondantes réponses
critiques ont été formulées concernant spécifiquement la manière dont la Shoah est
représentée par la littérature. Les questions des rapports entre expérience et écriture, et des
relations entre histoire et littérature ont suscité un riche corpus critique auquel je ferai
référence tout au long de cette thèse. Cette littérature émergente constituée à partir du grand
meurtre de masse a été appelée « la littérature de la Shoah », « littérature de l‟atrocité »,
« littérature de témoignage » et « littérature de survivance ». Cette littérature sur la Shoah
n‟a jamais vraiment trouvé de consensus à propos de son appellation dans le domaine
littéraire. La littérature de la Shoah, qui semble être le terme le plus commun et le plus
descriptif pour référer à ce corpus, reste aujourd‟hui encore assez ambiguë. Comprenant des
ouvrages fictionnels et autobiographiques, des œuvres de témoins de première main ou
écrites par ceux qui n‟ont jamais vécu la Shoah, abordant la question des crimes nazis de
manière explicite ou implicite, le corpus de cette littérature devient trop vaste pour bien la
définir. Gilas Ramras-Rauch nous offre cette définition :
1 Georges Bensoussan, Auschwitz en héritage. D'un bon usage de la mémoire, Paris, Mille et une nuits, 1998,
p. 35.
2
The literature of the Shoah is complex, varied, and multifaceted. It is a literature of
commemoration, testimony, and document. It is a literature of both fact and fiction,
and occasionally the barriers between the two blend and become unclear. It is
ultimately an attempt against all odds to give verbal expression to an experience that
challenges and defies the boundaries of language yet emerges through it2.
Cette nouvelle littérature, d‟ailleurs, est encore plus problématique si l‟on tient compte de
l‟affirmation d'Elie Wiesel : « There is no such thing as Holocaust literature3. » Connue
comme l‟une des figures les plus représentatives de cette littérature, Wiesel rejette
l‟existence d‟un tel corpus littéraire parce que les deux notions « Shoah » et « littérature »
sont contradictoires. Nonobstant cette opinion, Wiesel écrit un grand nombre d‟ouvrages et
constitue un corpus assez riche se situant au cœur de cette littérature de la Shoah.
Il sera question, dans cette introduction, de quelques pistes de réflexion critique,
particulièrement sur la littérature ou la représentation littéraire du réel ou de l‟histoire. Il est
important de soulever ces pistes à ce stade de la réflexion parce qu‟elles donnent un
cadrage plus général à ce qui sera traité de manière plus précise et restreinte4 dans le corps
de la thèse. Ainsi, dans cette introduction nous passerons par une mise en contexte de la
réalité de la Shoah sans entrer dans la particularité des œuvres. Ce détour par l‟histoire
semble nécessaire et justifié parce que la littérature que nous étudierons, soit la littérature
de la Shoah, a un rapport direct avec le réel et l‟Histoire. Le dialogue entre le langage et
l‟histoire est ce qui a été le plus problématique pour les critiques ainsi que pour les
survivants. Les témoignages étudiés dans cette thèse prennent le réel pour le mettre en
scène et les romans s‟inspirent du réel pour créer une fiction. La fusion de la fiction et du
réel dans la littérature de la Shoah nous oblige à reconsidérer la scission entre l‟écriture
littéraire et l‟expérience. Diverses approches théoriques ont tenté de répondre aux
2 Gilas Ramras-Rauch, « Aharon Appelfeld : a Hundred Years of Jewish Solitude », World Literature Today,
vol. 72, 1988, p. 493.
Traduction française : « La littérature de la Shoah est complexe, variée et riche. C‟est une littérature de
commémorations, de témoignages et d‟archives. C‟est une littérature de faits et de fiction, et parfois les
frontières entre les deux se brouillent et deviennent difficiles à distinguer. C‟est finalement une tentative,
contre toute attente, de verbaliser une expérience qui défie et brave les limites du langage, et ce, tout en
émergeant à travers lui. »
Toutes les traductions sont proposées par moi (à moins que je ne trouve la version française) et figurent
toujours dans la note de bas de page comme la traduction ci-dessus. 3 Elie Wiesel, « The Holocaust as Literary Inspiration », dans Dimensions of the Holocaust, Illinois,
Northwestern University Press, 1977.
Traduction française : « La littérature de la Shoah n‟existe pas. » 4 C‟est-à-dire « restreinte » à la littérature de la Shoah.
3
questionnements sur la problématique du rapport entre expérience et écriture ; nous ferons
la synthèse de ces propositions dans les pages qui suivent. La théorie de la mimésis, de la
vraisemblance, les concepts de référentialité et de représentation du réel vont être examinés
en fonction d‟une étude approfondie de la question du réel dans les œuvres sélectionnées
d‟Elie Wiesel et d‟Imre Kertész. La reprise de ces discussions critiques nous permettra
d‟examiner en profondeur la dialectique de l‟indicible, préoccupation qui est au cœur de la
littérature de la Shoah. Cette dialectique s‟articule généralement autour d‟un
questionnement sur la capacité de l‟écrivain à pouvoir restituer par la parole une expérience
exceptionnelle comme celle de l‟Holocauste. Or, l‟étude de la représentation de l‟extrême
porte sur la manière dont les écrivains représentent, voire écrivent l‟indicible.
Dire la Shoah à travers le doute : hypothèse et objectifs
Le corpus pose la question de la véracité des faits transmis par la littérature (vérité
vraisemblable ? vérité véridique ?), d'autant plus qu'il est difficile de concevoir que la
Shoah fasse partie de la réalité. Il s‟agit d‟interroger le réel en faisant la distinction entre
vérité historique et vraisemblance littéraire. Dans cette thèse, j‟explorerai les modalités de
problématisation du rapport véridictoire du témoignage au profit d‟autres avenues littéraires
permettant de prendre en charge la dynamique testimoniale. La littérature permet au
témoignage de sortir de son rapport véridictoire par l‟invention et une expression plus
diversifiée que le témoignage de vérité. Le témoignage prend cette distance par rapport à la
vérité historique de différentes manières et les cas présentés au cours de la thèse offriront
des exemples de cette distanciation du témoignage de son rapport strict avec la vérité de la
Shoah.
Jusqu‟à présent, dans les textes de la Shoah, on a souvent remarqué la tendance des
auteurs à soutenir qu‟ils ne pouvaient pas dire l‟expérience, qu‟ils n'y parvenaient pas.
Cependant, si on examine attentivement leurs œuvres, ces auteurs racontent la Shoah par le
biais du langage verbal, un médium qui ne parvient peut-être pas à exprimer directement
l‟expérience des camps, mais qui y arrive par une voie détournée. Cette observation nous
permet d‟émettre l‟hypothèse que les textes de Wiesel et de Kertész semblent exprimer
l‟expérience de la Shoah, donc dire le soi-disant indicible, par une mise à distance du
trauma et à travers un langage qui doute ou négocie la réalité perçue de la Shoah. Cette
4
mise à distance du trauma devient l'élément fondateur et le moteur de la fiction dans les
récits d‟Elie Wiesel et d‟Imre Kertész. Le témoin transfère une hésitation dans l‟écriture qui
sera modelée en fonction de cette vision dubitative de la réalité. Cette hésitation questionne
la capacité de représenter la Shoah, une capacité narrative à rendre compte de l‟événement.
Le doute est l‟étape ultime de cette mise à distance du trauma et de la distanciation du
témoignage de la vérité pure5. Comment peut-on définir le doute ? De quel doute s‟agit-il
dans la littérature de la Shoah ? Sur quoi porte le doute ? Enfin, s‟agit-il d‟un doute de
l‟écrivain, du lecteur ou du narrateur ? Le doute s‟oppose à la certitude et renvoie à
l‟attitude du narrateur qui manifeste une incertitude sur une réalité donnée à travers le récit.
Il ne s‟agit pas d'un doute à propos de l‟existence de la Shoah, mais plutôt d‟un doute qui
creuse son sillon au sein de l‟expérience du témoin. Comme l‟explique Aharon Appelfeld :
« Everything that happened was so gigantic, so inconceivable, that the witness even seemed
like a fabricator to himself6. » Appelfeld décrit le sentiment et la réaction commune chez
les témoins qui est de questionner et de ne pas vouloir croire à une réalité si inconcevable
comme celle de la Shoah. On observera avec l‟analyse du doute exprimé dans les récits que
ces textes ne témoignent pas d‟une réalité vécue mais mettent en récit un doute de
l‟expérience singulière et individuelle à l‟intérieur des formes testimoniales.
Les objectifs poursuivis dans cette thèse sont multiples, mais tous visent à baliser le
témoignage sur la Shoah comme genre et à illustrer la présence des degrés possibles de
mise à distance de la réalité génocidaire dans le récit testimonial. Ayant comme objectif
principal l‟étude du témoignage, le premier chapitre illustre que la littérature de la Shoah
renouvelle le modèle théorique du genre testimonial. Le témoignage semble brouiller les
frontières génériques en laissant une place importante à la littérature, de même qu‟à
l‟histoire. Le deuxième chapitre vise à situer le discours testimonial et à identifier la
spécificité du pacte testimonial. Il s‟agit de démontrer que le témoignage littéraire peut être
fait sans constamment avoir à valider un pacte de vérité. Tout en étudiant le lien entre
5 Il faut préciser que par vérité pure, parfaite ou entière on se réfère à une vérité plus près de son sens
historique, une vérité dans les faits, une vérité qui s‟abstienne de l‟imagination, une vérité qui refuse
l‟esthétique et la poétique, une vérité fondé sur la preuve et constitué de documents. Nous nous référerons à
cette vérité pure et parfaite tout au long de la thèse, et particulièrement au fait que le témoignage littéraire ne
transmet pas une vérité pure mais plutôt une vérité testimoniale. 6 Aharon Appelfeld, Writing and the Holocaust, New York, Holmes & Meier Pub, 1989, p. 86.
Traduction française : « Tout ce qui s‟est passé était si gigantesque, si inconcevable, que même le témoin se
croyait un fabulateur. »
5
témoignage et fiction, le troisième chapitre continue à explorer les modalités de
problématisation du rapport véridictoire du témoignage. Ce chapitre visera à valider
l‟hypothèse que le recours à la fiction pour témoigner fait partie de l‟attestation
testimoniale ; l‟acte de témoignage peut se présenter à travers différentes formes et
différents genres. L‟analyse narrative dans le quatrième chapitre permet de confirmer et
d‟illustrer la manière dont la voix du narrateur se prête à une vision imparfaite de la réalité
génocidaire à travers une étude plus serrée de chacune des œuvres. En particulier, la
narration testimoniale consiste en un discours entre témoignage et roman, et par le fait
même permet la transmission de l‟expérience de la Shoah. L‟objectif du cinquième et
dernier chapitre consiste à repérer les traces de cette mise à distance de la réalité de la
Shoah qui s‟expliquent par une logique du doute. Le doute sera l‟exemple le plus avancé
sur le spectre testimonial où la vérité est d‟un côté et le doute est au côté opposé. Dans ce
chapitre, je propose que le discours incertain rend l‟expérience de la Shoah crédible et
transmissible.
PRÉSENTATION DU CORPUS
Le corpus de cette thèse comprend quatre ouvrages, soit un récit sous forme de
témoignage et un roman puisés dans les œuvres respectives d‟Elie Wiesel et d‟Imre
Kertész. Ces deux genres sont de natures opposées, l‟un décrivant la vie chaotique du
témoin en captivité, et l‟autre la vie ordinaire de personnages après l‟événement
génocidaire. Ces deux auteurs ont été victimes des abominations de la Shoah et ont fait de
leur expérience l‟objet de leurs textes écrits. Voici une brève présentation de chaque auteur
et des œuvres étudiées dans le cadre de cette thèse.
Elie Wiesel
Elie Wiesel est né en 1928 dans la ville de Sighet en Roumanie. Il est déporté à
Auschwitz en 1944 avec sa famille et libéré comme orphelin par l‟armée américaine en
1945. Il est ensuite envoyé en France, où il a poursuivi ses études et appris le français.
C‟est en France qu‟il a revu sa sœur ainée Hilda et où il a fait la connaissance du célèbre
6
écrivain français François Mauriac. Celui-ci l‟inspire à écrire son premier livre intitulé La
nuit.
La nuit, publié en 1958, est le premier texte écrit par Elie Wiesel après avoir vécu
les atrocités de la Shoah. Cette œuvre a d‟abord été écrite en yiddish et publiée deux ans
auparavant par une maison d‟édition peu connue. Ce long récit de 800 pages a été traduit et
raccourci ; la version modifiée, de 160 pages, a été publiée aux Éditions de Minuit. Bien
que le français ne fût pas la langue maternelle de Wiesel, la quasi-totalité des textes qu‟il a
publiés après La nuit ont d‟abord été écrits en français et ensuite traduits dans d‟autres
langues. Cette œuvre est devenue l‟un des témoignages les plus connus dans la littérature
de la Shoah ; il s‟agira de l‟un des textes à l‟étude pour cette thèse. La nuit est le
témoignage d‟un enfant d‟origine juive provenant d‟une petite ville de Transylvanie
appelée Sighet. La structure et l‟intrigue de ce récit sont assez typiques du témoignage
conventionnel de cette période. Ce texte permet à Wiesel de revisiter les camps par l‟acte
d‟écriture, et ce, d‟un point de vue naïf. Cette vision enfantine traduit la réalité génocidaire
qui a été celle de l‟enfance de l‟auteur.
Le deuxième texte à l‟étude rédigé par Wiesel s‟intitule Le crépuscule, au loin.
Cette œuvre présente un récit purement fictionnel, soulignant ainsi le rôle complémentaire
de romancier de Wiesel au-delà de son rôle connu de témoin. Bien que le sujet de fond
porte sur la Shoah, le roman décrit un survivant s‟adaptant à la vie après la Shoah et après
la captivité nazie. Ce texte adopte une perspective différente sur la Shoah. Le crépuscule,
au loin révèle les conséquences de la Shoah par la parole du fou, laquelle doit dans le texte
construire la réalité délirante des camps. Raphael Lipkin se fait engager comme
bibliothécaire dans un asile de fous afin de découvrir des indices pour retrouver son ami
Pedro, disparu en 1946. Raphael va côtoyer la folie ; il espère trouver la clé qui va le mettre
sur la bonne piste chez les pensionnaires de l‟asile. Cette œuvre, écrite comme un roman
d‟investigation, présente un personnage principal à la recherche de son passé incertain.
Dans ce texte, une enquête est entreprise par des victimes des camps qui veulent rassembler
des traces et des indices pour reconstruire leur passé obscur. Le doute s‟instaure dans le
texte et sert à faire avancer le récit. Ce roman décrivant la vie en liberté raconte un non-
événement, sinon une mission manquée, qui s‟élabore à partir d‟un événement contestable
et d‟un passé incertain.
7
Imre Kertész
Le deuxième auteur à l‟étude, Imre Kertész, est né en 1929 à Budapest en Hongrie.
Il a été déporté en 1944, à l‟âge de 15 ans, et libéré un an après. Il rentre alors dans son
pays natal où il entreprend une carrière éphémère de journaliste. Il a été mobilisé par le
service militaire pendant deux ans, puis, à son retour, il se consacre à l‟écriture. Il publie
son premier roman, Être sans destin, en 1975, en hongrois ; ce roman a été traduit dans
d‟autres langues, notamment en français en 1998. Sa qualité n‟a pas été reconnue
immédiatement dans son pays, il a fallu des années d‟attente avant qu'il obtienne un certain
succès.
Le premier ouvrage de Kertész, Être sans destin, est un roman écrit sous forme de
témoignage. Bien que Kertész ait souligné plusieurs fois que ce texte n‟est pas une
autobiographie, il n‟en reste pas moins que ce texte se construit à partir d‟une expérience
personnelle. Malgré l‟horreur que suscite la Shoah, Kertész écrit cette œuvre pour revivre le
camp : « Kertész ne veut ni témoigner ni “penser” son expérience mais recréer le monde
des camps, au fil d‟une impitoyable reconstitution immédiate dont la fiction pouvait seule
supporter le poids de douleur. » (ÊSD : Quatrième de couverture) Cette fiction testimoniale
des camps va lui permettre de revivre cette expérience pénible. C‟est à travers la fiction que
l‟auteur fait le portrait d‟un monde qui va lui permettre de revisiter les lieux du massacre
des juifs en détenant un pouvoir, une autorité qui est celle que lui confère la littérature. Les
deux récits-témoignages, La nuit (1958) d‟Elie Wiesel et Être sans destin (1998) d‟Imre
Kertész, se ressemblent dans la mesure où ils relatent la déportation ainsi que l‟expérience
des camps par des témoins.
Le deuxième texte de Kertész à l‟étude est un roman intitulé Le chercheur de traces
(2003). Ce roman, comme celui de Wiesel, raconte la vie d‟une victime de la Shoah après
la captivité nazie. La visée de ce roman est d‟une nature différente : elle relate, tout comme
le roman de Wiesel, non pas l‟événement proprement dit des camps concentrationnaires,
mais ses conséquences. La diégèse du Chercheur de traces s‟organise autour d‟une enquête
d‟un homme appelé « l‟envoyé », qui retourne sur le site où, des années auparavant, ont eu
lieu des crimes effroyables. Pendant son enquête, il rencontre différentes personnes avec
8
qui il dialogue, mais les crimes auxquels ce texte fait allusion ainsi que les noms des sites
ne sont jamais dévoilés. Dans Le chercheur de traces, c‟est l‟implicite qui conduit Kertész
à livrer par la parole l‟expérience de la Shoah. À travers la fiction et des stratégies
d‟écriture détournées, le langage témoigne et traduit la terreur de la Shoah. Ce roman, à
l'instar de celui de Wiesel, est construit comme un roman d‟investigation, où le personnage
principal, « l‟envoyé », est à la recherche de traces qui pourraient confirmer les
abominations du passé. Cette structure d‟enquête met en place un doute qui devient la force
motrice du roman.
Sélection du corpus
La pertinence d‟étudier les auteurs Elie Wiesel et Imre Kertész repose
principalement sur leur écriture qui, à travers diverses modalités narratives, rend manifeste
un doute au sein de l‟œuvre. Les modalités narratives dans les œuvres de Wiesel et de
Kertész explicitent un doute qui porte sur l‟expérience singulière de la Shoah par le témoin.
D‟ailleurs, étudier des auteurs qui sont les survivants directs de ce désastre
historique, c‟est-à-dire des témoins de première génération, ajoute à l‟intérêt de ce corpus.
Étudier le doute au sein d‟œuvres écrites par les individus ayant vécu l‟expérience
génocidaire suscite un intérêt évident : la présence du doute est contraire à l‟attestation de
faits et de la vérité qui est essentiellement la fonction du témoin. D‟autres auteurs-témoins,
comme David Rousset, Jorge Semprun, Robert Antelme et Primo Levi, pour n‟en nommer
que quelques-uns, ont également suscité un grand intérêt chez des lecteurs et des critiques,
et ils ont écrit des œuvres de grande importance pour la littérature de la Shoah. Bien que
l‟œuvre d‟Elie Wiesel ait été étudiée de nombreuses fois, il n‟existe pas de travaux portant
sur le doute dans ses récits. Ainsi, la nouveauté de cette entreprise réside dans cet angle de
réflexion sur l‟œuvre de Wiesel qui s‟éloigne des thèmes largement étudiés du silence, de la
mémoire et de la foi. Cette nouvelle perspective profitera également à l‟œuvre de Kertész,
qui a fait l‟objet de très rares travaux. La rareté des études portant sur l‟œuvre de Kertész
est due au succès tardif de cet auteur dans son pays natal. Ce délai dans la reconnaissance
de l‟œuvre de Kertész, le long silence qui a persisté autour de cette œuvre, est dû en partie à
9
sa rupture en regard des traditions communes de la littérature de la Shoah7. L‟œuvre de
Kertész, qui se caractérise par une narration innovatrice de la Shoah, offre une nouvelle
vision pour aborder ce sujet. Ainsi, l‟intérêt d‟étudier Imre Kertész est principalement lié à
cette carence d‟analyses.
La pertinence d‟étudier les quatre œuvres appartenant à notre corpus écrites par
Wiesel et Kertész résulte de la manifestation du doute dans les récits. Dans les deux récits
racontant l‟expérience des camps, il se manifeste la présence de la mise en récit d‟un doute
de l‟expérience concentrationnaire vécue par le témoin. D‟ailleurs, c‟est dans le geste
d‟enquête et de questionnement que le doute se fait manifeste dans les romans décrivant la
vie en postcaptivité choisis pour cette thèse. La thématisation forte de ce geste est ce qui
m‟a permis de retenir ces romans parmi d‟autres. La diversité des genres qui constituent le
corpus de cette thèse permet d‟étudier la complexité de la littérature de la Shoah et donne
l‟occasion de rendre compte des différences de la présence du doute parmi ces genres. En
outre, la relative rareté des études portant sur le genre testimonial ajoute à l‟intérêt de ce
projet de recherche. Ce projet se veut l‟occasion de définir et de développer les frontières
entre le témoignage et les genres voisins, ainsi que les démarcations entre témoignage
s‟appuyant sur la fiction et témoignage non fictif.
Ce qui rejoint ces quatre ouvrages est, bien sûr, la thématique de la Shoah, mais
également la mobilisation du doute dans les récits. Autant pour les récits sous forme de
témoignage portant sur les camps que pour les romans de survivants en liberté, le récit va se
construire à partir de l‟incertitude, et le doute tend à servir d'écran discursif. L‟essentiel de
ce projet visera donc à étudier le fonctionnement du doute dans les récits de Wiesel et de
Kertész et d'évaluer ses incidences sur la capacité de représentation de la Shoah dans les
textes.
PRÉSENTATION DES ENJEUX THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES Contre la représentation littéraire de la Shoah : un sujet indicible
La problématique de l‟indicible dans la représentation littéraire de la Shoah et la
difficulté de dire l‟expérience génocidaire ouvrent sur un débat. Comme l‟illustrent les
7 Julia Karolle, « Imre Kertész‟s Fatelessness as Historical Fiction », dans Louise O. Vasvari et Steven Totosy
de Zepetzek, Imre Kertész and Holocaust Literature, Indiana, Purdue University Press, 2005, p. 89.
10
nombreux témoignages sur la Shoah, la difficulté n'est pas littérale, dans le sens de « ne pas
pouvoir dire l‟événement », mais elle est plutôt une difficulté à représenter l‟expérience
dans toute son intensité et sa fidélité. Le débat sur les limites de la représentation littéraire
de la Shoah s‟ouvre par la citation désormais célèbre du philosophe allemand Theodor
Adorno : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare8. » La question au cœur du débat
est d‟abord de savoir s‟il est possible pour l‟art de représenter les atrocités et la souffrance
humaine. Ensuite, la question qui se pose est : de quelle manière la représentation peut-elle
le faire sans commettre d‟impair à l‟égard des faits vécus par les témoins et sans trahir leur
mémoire ? Le débat ouvert par Adorno est d‟une nature double : éthique et littéraire. Le
volet éthique de ce débat soutient que faire de la beauté ou de la poésie avec les
abominations de la Shoah est moralement inacceptable. La nature littéraire du débat
concerne la capacité de la littérature à rendre une description fidèle d‟un événement réel.
Ce volet du débat soutient que l‟art, et plus précisément la représentation littéraire, est une
trahison de l‟événement, parce que la médiation de l‟art ainsi que les procédés littéraires
qui l‟accompagnent remettent en question la fidélité du récit de même que la représentation
de l‟événement. Cette prise de position d‟Adorno a été nuancée plus tard, par Adorno lui-
même et par d‟autres penseurs qui percevaient dans le rapport entre littérature et Shoah un
danger certain. Est-ce que la littérature peut représenter une expérience extrême en toute
fidélité ? Selon Adorno9, la représentation littéraire de la Shoah s‟éloigne de l‟objet
représenté, faisant ainsi de la Shoah une expérience indicible. George Steiner plaide lui
aussi pour le silence sur Auschwitz. Il est l‟un des premiers à réfléchir aux limites du
langage pour décrire le génocide juif. Steiner affirme, dans Language and Silence : « The
world of Auschwitz lies outside speech as it lies outside reason10. » Outre l‟insuffisance du
langage, Steiner souligne l‟aspect immoral de la représentation génocidaire. Il soutient
qu‟« après la guerre mondiale les descriptions de cette catastrophe devraient être interdites,
ou à la rigueur se limiter aux reportages documentaires et aux récits de témoins oculaires11
.
» Enfin, d‟après Steiner, la nature limite de la Shoah échappe à toute description et à toute
8 Theodor Adorno, Prismes : critique de la culture et société, Paris, Payot (Coll. « Critique de la politique »),
1986, p. 23. 9 Theodor Adorno, Can one Live After Auschwitz ? : A Philosophical Reader, traduit par Rodney Livingstone
et al, Stanford, Stanford University Press, 2003. 10
George Steiner, Language and Silence, New Haven, Yale University Press, 1998, p. 165.
Traduction française : « Le monde d‟Auschwitz se situe hors de tout discours et hors de toute raison. » 11
Cité dans Sem Dresden, Extermination et littérature, Paris, Nathan, 1997, p. 205.
11
représentation. Dans la même perspective, pour Berel Lang, le lien entre indicible et
écriture tient à l‟insuffisance des qualités littéraires et poétiques pour représenter la Shoah.
La difficulté ou les limites du dire se situent dans la représentation littéraire du génocide et
non dans la communicabilité de l‟événement. Selon ce dernier, les faits subissent des
distorsions lorsqu‟ils sont représentés par un langage figuré ou littéraire. Il fait remarquer
qu‟il y a un décalage dans la représentation littéraire d‟un objet ou d‟une situation, ce qui
veut dire que toute représentation de la Shoah ne peut pas exactement transmettre la réalité
de cette expérience : « By definition there must be a difference between a representation
and its object unrepresented, with the former adding its own version to the original it
represents12
. » Ces réflexions amènent Lang à conclure que la Shoah est intrinsèquement
« anti-représentationnelle », notion qu‟Hayden White explique ainsi : « [it is] not that they
cannot be represented, but that they are paradigmatic of the kind of event that can be
spoken about only in a factual and literalist manner13
. »
Pourtant, conclure que le langage ne suffit pas à transmettre cet événement, ou que
la littérature n‟arrive pas à représenter la Shoah, serait d‟une certaine manière déclarer
l‟échec des récits de témoignage dans leur visée spécifique de témoigner de cette situation.
Les récits de témoignage existent en grand nombre et aujourd‟hui, plus de soixante ans
après la Shoah, ils continuent à faire partie intégrante du canon littéraire. Ces récits
expriment quelque chose, bien qu‟ils ne soient pas des reproductions exactes de la réalité de
la Shoah. La réalité, d‟ailleurs, n‟est jamais rendue parfaitement par la mise en récit.
Comme l‟affirme Pierre Soubias, « l‟œuvre est le deuil de la transparence14
. » La réalité
représentée dans la littérature est une réalité médiatisée par différentes techniques et
procédés littéraires qui peuvent altérer cette réalité originelle. De fait, le langage des récits
de la Shoah transmet une partie du réel, bien que ce ne soit pas dans son entièreté, ainsi que
le propose Zoë Vania Waxman : « Language may not be adequate to convey the horrors of
the Holocaust, but this does not mean that nothing can be said, or that the events cannot be
12
Berel Lang, Holocaust Representation : Art within the Limits of History and Ethics, Baltimore, The John
Hopkins University Press, 2000, p. 51.
Traduction française : « Par définition, il doit y avoir une différence entre une représentation et son objet non
représenté, celui-là ajoutant sa propre version à l‟original (celui qu‟il représente). » 13
Hayden White, « Historical Emplotement and the Problem of Truth », dans Saul Friedländer [dir.], Probing
the Limits of Representation, Cambridge, Harvard University Press, 1992, p. 46.
Traduction française : « Ce n‟est pas qu‟ils ne peuvent pas être représentés, mais plutôt qu‟ils sont
exemplaires d‟un type d‟événement qui se dit uniquement de manière factuelle et littérale. » 14
Pierre Soubias, « Le Soleil de l‟indépendance », Notre librairie, n° 155-156, 2004.
12
comprehended15
. » Ce débat a donné lieu à la multitude de discussions critiques
caractérisant la Shoah comme étant une expérience « indicible ». Une définition de
« l‟indicible » de Jean-Francois Lyotard décrit cette notion comme « the unstable state and
instant of language wherein something which must be put into phrases cannot yet be16
. » La
question de l‟indicible dans la littérature de la Shoah concerne donc la difficulté à raconter
ce qui est inimaginable puisque cette expérience est au-delà de la pensée logique et
rationnelle. La Shoah est ce que Maurice Blanchot a appelé « une expérience limite »,
c‟est-à-dire une expérience qui met au défi les catégories conventionnelles de la
représentation. Comme l‟explique Saul Friedländer, la Shoah est une expérience limite
parce qu‟elle est « the most radical form of genocide encountered in history : the willful,
systematic, industrially organized, largely successful attempt to totally exterminate an
entire human group within the twentieth century Western society17
. » La singularité de cet
événement-limite à travers l‟histoire est ce qui a rendu le langage impuissant, car, dans ce
contexte, les mots n‟avaient plus de sens. Ainsi, ceux qui avaient vécu la Shoah ne
parviendraient jamais à restituer l‟expérience des camps parce que la Shoah n‟avait pas de
référent. Comme l‟explique Mona Berman, « The basis for confidence in reality was
destroyed; the experience had no precedent. Language in this context became impotent18
. »
L‟indicible réfère à l‟incapacité de l‟individu à dépeindre l‟atrocité des camps à l‟aide de
son système linguistique. Ainsi, l‟indicible décrit la distance qui sépare les mots de la
réalité. Alain Parrau mentionne que « l‟univers concentrationnaire est donc,
immédiatement, éclipse de la parole, soit par la destruction totale de la faculté de parler
15
Zoë Vania Waxman, Writing the Holocaust, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 175.
Traduction française : « Le langage n‟est peut-être pas adéquat pour traduire les horreurs de la Shoah, mais
cela ne veut pas dire que rien ne peut être dit, ou que les événements ne peuvent pas être compris. » 16
Jean-Francois Lyotard, The Différend : Phases of Dispute, Minneapolis, University of Minnesota Press,
1988, p. 13.
Traduction française : « L‟état instable et fugace du langage dans lequel quelque chose doit être dit avec des
mots, mais qui demeure informulé (indicible). » 17
Saul Friedländer, Probing the Limits of Representation, Cambridge, Harvard University Press, 1992, p. 3.
Traduction française : « le génocide le plus radical dans l‟histoire : la tentative la plus obstinée, systématique,
industriellement organisée et largement réussie, d‟exterminer tout un groupe humain dans la société
occidentale du vingtième siècle. » 18
Mona Berman, « Elie Wiesel : The Literature of Testimony », dans Waters out of the Well : Essays in
Jewish Studies, Johannesburg, University of the Witwatersrand Library, 1988, p. 31.
Traduction française : « La possibilité d'une confiance en la réalité a été détruite ; l‟expérience n‟avait pas de
précédent. Le langage dans ce contexte est devenu impuissant. »
13
elle-même, soit par un isolement linguistique qui réduit la parole à l‟impuissance19
. » Ce
décalage entre l‟expérience des camps et les mots pour la transmettre se fait ressentir chez
les survivants, notamment Robert Antelme : « Il nous paraissait impossible de combler la
distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience
que, pour la plupart, nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps20
. » Elie
Wiesel exprime lui aussi cette inquiétude à ne pas pouvoir transmettre son expérience par le
truchement du langage. Dans un recueil d‟essais et de contes, il affirme : « La parole a
déserté le sens qu‟elle était sensée recouvrir ; […] Nous savions tous que jamais, jamais
nous ne dirions ce qu‟il fallait dire, jamais nous n‟exprimerions en paroles cohérentes,
intelligibles, notre expérience de la folie absolue21
. » Ainsi, l‟indicible se résume comme
une incapacité à rendre fidèle une représentation de l‟événement par la littérature ou par
d‟autres médias. La question de l‟indicible est l‟un des paradoxes les plus troublants
auxquels le survivant s‟est vu confronter. Comme l‟a exprimé Wiesel : « How can one say,
how is one to communicate that which by its very nature defies language22
. » Ce paradoxe
s‟articule à partir d‟un désir de transmettre l‟expérience des camps, transmission souvent
décrite comme impossible. Alvin Rosenfeld et Irving Greenburg résument ce paradoxe
ainsi : « How can we speak of it… how can we not speak of it ?23
. » Nonobstant les
tensions, cette impossibilité de dire est rejetée par les témoins-écrivains qui cherchent, par
la voie de l‟écriture, une manière de dire l‟horreur des camps.
Pour la représentation littéraire de la Shoah : un sujet dicible
Comme on l‟a vu dans la section précédente, nombreux sont ceux qui soutiennent
que la Shoah est indicible et que la représentation littéraire n'est pas adéquate lorsqu‟il
s‟agit d‟un événement-limite tel que celui de la Shoah. Cependant, l‟autre côté du débat
favorise l‟art comme outil de transmission de l‟expérience génocidaire. Le collectif
L’esthétique du témoignage dirigé par Carole Dornier s‟intéresse à la médiation de l‟art en
19
Alain Parrau, Écrire les camps, Paris, Belin, 1995, p. 187. 20
Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p. 9. 21
Elie Wiesel, « Pourquoi j‟écris », dans Paroles d’étranger, Paris, Seuil, 1982, p. 8. 22
Elie Wiesel, A Jew Today, New York, Vintage, 1979, p. 235.
Traduction française : « Comment dire, comment communiquer ce qui par sa nature même défie le langage. » 23
Alvin Rosendfeld et Irving Greenburg, Confronting the Holocaust, Bloomington, Indiana University Press,
1978, p. xxi.
Traduction française : « Comment dire ou transmettre une expérience limite, mais en même temps, comment
ne pas le dire. »
14
tant qu‟outil de transmission d‟une expérience réelle. Cet ouvrage souligne que l‟art est une
forme d‟expression permettant la transmission de l‟événement, et est parfois un gage de
fidélité au réel. D‟ailleurs, Michael Pollack et Nathalie Heinich, dans la même perspective,
affirment que « l‟art devient une ressource qui permet de relever le défi, en tentant de
donner une forme d‟expression à l‟horreur24
. » C‟est la littérature qui, pour eux, rend
l‟expérience dicible.
L‟acte littéraire rend publique l‟expérience concentrationnaire dans sa diversité, dans
son ambivalence, dans tous les aspects de l‟atrocité. Et cette publicité (au sens de
rendre public, et donc dicible, une partie au moins de l‟indicible) permet, dans
l‟impossibilité de restaurer la justice, d‟ouvrir au moins la possibilité d‟une
compréhension plus générale, susceptible d‟établir un lien social qui pourrait alléger le
poids que représente le souvenir pour chaque rescapé pris individuellement25
.
Dans une perspective complémentaire, Lawrence Langer illustre comment les témoins ont
trouvé un langage à travers la littérature pour répondre aux expériences de l‟atrocité. The
Holocaust and the Literary Imagination26
est une étude approfondie sur la problématique
de la transmission de l‟expérience génocidaire à travers l‟art. Dans cette étude comparative,
il examine comment la Shoah a créé une « littérature de l‟atrocité », et comment cette
littérature a répondu à la nature limite de cette expérience. L‟étude de Linda Pipet, La
notion de l’indicible dans la littérature des camps de la mort27
, explore comment la
littérature peut mieux rendre compte de l‟expérience indicible des camps qu‟une étude
historique. À travers l‟étude de témoignages écrits, Pipet tente de cerner comment la
littérature permet de dépasser l‟indicible alors que le problème de l‟indicible se pose, selon
Pipet, au niveau des mots et de leur représentation. Elle soutient que le témoignage
littéraire permet de mieux rejoindre le lecteur que le témoignage simple de faits bruts.
Ainsi, cette étude se place au cœur des débats sur le rôle de l‟écriture, voire de la littérature,
dans la transmission de l‟expérience des camps de la mort. Enfin, le travail de Luba
Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle dicible ?, tente de dégager une
trajectoire commune de l‟élaboration d‟écriture dans les récits de témoignage. Elle identifie
24
Michael Pollack et Nathalie Heinich, « Le témoignage », Actes de recherche en sciences sociales, n° 62-63
(juin 1986), p. 21. 25
Ibid., p. 20. 26
Lawrence Langer, The Holocaust and the Literary Imagination, New Haven/Londres, Yale University
Press, 1975. 27
Linda Pipet, La notion d’indicible dans la littérature des camps de la mort, Paris, L‟Harmattan, 2000.
15
une manière systématique de dévoiler la réalité de l‟expérience des camps à travers les
étapes de construction de l‟œuvre. Luba rend compte des motivations et des limites d‟une
écriture qui vacille entre le témoignage et la littérature. Elle retrace la généalogie de cette
difficulté de dire des survivants et elle analyse la langue qui témoigne de cette difficulté.
Ce côté du débat favorisant l‟art, ou plus précisément la fiction en tant qu‟outil de
transmission de la réalité génocidaire, constitue l‟objet d‟interrogation le plus débattu
aujourd‟hui. Les discussions récentes sur le caractère indicible de la Shoah favorisent de
plus en plus une approche qui s‟intéresse à ce que cette littérature dit ou transmet. Cette
approche s‟oppose à la critique classique des années d‟après-guerre caractérisant la Shoah
comme indicible et sa littérature comme impossible. C‟est grâce à la littérature qu'on réussit
à restituer une vision plus complète et achevée de l‟événement génocidaire et à faire
survivre la mémoire de la Shoah.
PRÉSENTATION DES ENJEUX ÉTHIQUES ET PHILOSOPHIQUES Identité et fidélité du témoin
La notion de doute invite à une réflexion philosophique de la part du témoin-
écrivain. Le texte devient pour lui le lieu d‟un retour critique sur soi et sur sa capacité de
transmettre la gravité d‟une période historique comme celle de la Shoah. Comme
l‟expliquent Michael Pollack et Nathalie Heinich dans leur article sur le témoignage :
tout témoignage sur cette expérience met en jeu non seulement la mémoire, mais aussi
une réflexion sur soi. C‟est pourquoi les témoignages doivent être considérés comme
de véritables instruments de reconstruction de l‟identité, et pas seulement comme des
récits factuels, limités à une fonction informative28
.
En écrivant un témoignage, le témoin est capable de reconstruire son identité,
reconstruction qui entraîne des questionnements sur sa fidélité en tant que témoin. Le
doute ressenti par le témoin et mis en récit par la littérature met le sujet en cause dans sa
fidélité face à lui-même. Par l‟entremise de l‟écriture le témoin interroge sa propre
expérience, sa propre réalité perçue, et conséquemment son identité en tant que témoin des
camps. Comment un témoin de la Shoah peut-il éprouver un doute quant à son expérience
des camps de la mort ? Peut-on douter de ce qu‟on vient de vivre ? Le doute dénonce le
témoin dans sa fidélité face à lui-même puisque les traces de ce doute dans le récit
28
Michael Pollack et Nathalie Heinich, « Le témoignage », art. cit., p. 4.
16
contredisent le principe du genre testimonial. Ainsi, la crédibilité du témoin et de son
témoignage est mise en cause. Le témoin ne questionne pas son statut de témoin mais plutôt
sa capacité à représenter et à dire la vérité pure. Le doute se pose déjà comme obstacle à
cette représentation fidèle et transparente de la Shoah. Pour certains témoins, les survivants
n‟arriveront jamais à représenter cette expérience des camps parce qu‟ils ne sont pas « les
vrais témoins. » Cette crise de fidélité du témoin est patente si l‟on prend en considération
les propos célèbres de Primo Levi au sujet du « vrai témoin. » Il exprime que lui, n‟est pas
le vrai témoin, mais que ce sont ceux qui ont touché le fond, qui sont allés jusqu‟au bout,
c‟est-à-dire les musulmans29
, voire les décédés qui sont les « vrais témoins ». Comme
l‟illustre la déclaration de Levi, il ne questionne pas son identité de témoin mais sa capacité
à être entièrement fidèle à l‟histoire. S‟il n‟est pas le vrai témoin, alors qu‟est-ce qui reste
de son témoignage ? Son témoignage est-il encore crédible ? Son témoignage est-il encore
valable ? Si l‟expérience des camps est en effet « un événement sans témoin30
», ou si les
témoignages ne sont pas écrits par les « vrais » témoins31
, alors que valent toutes ces
tentatives de la part des survivants de transmettre cette expérience qui, à un moment donné,
leur appartenait ? S‟il n‟y a pas de vrai témoin qui écrit, alors il n‟y a pas de vrai
témoignage. Et, si la Shoah est vraiment « un événement sans témoin », le témoignage
serait effectivement impossible. Dans cette thèse, il sera question de souligner dans le
témoignage les ruptures avec la fidélité pure et entière afin de valoriser précisément ces
ruptures en tant que marques suprêmes de fidélité dans un témoignage portant sur la Shoah
Témoignage et histoire
La notion de doute dans les récits de témoignage interroge les fondements de
l‟histoire. Ces témoignages font-ils partie de l‟histoire ? Le doute remet-il en question le
genre testimonial qui se base sur un événement historique ? La subjectivité des
témoignages influe-t-elle sur l‟authenticité du récit ? Ces questions s‟inscrivent dans une
discussion plus large impliquant l‟historiographie.
29
Musulman est le nom donné à un détenu des camps concentrationnaires qui a atteint l‟épuisement physique
et psychique et qui est au bout de sa vie. Le cinquième chapitre développera ce sujet. 30
Expression utilisée par Shoshana Felman et Dori Laub dans Testimony : Crises of Witnessing in Literature,
psychoanalysis, and history, New York, Routlege, 1991. 31
D‟après la conception de Primo Levi sur le « vrai témoin ».
17
Les études sur l‟historiographie ont pour objet l‟écriture de l‟histoire et portent
particulièrement sur les difficultés associées à la représentation d‟un événement historique.
L‟historiographie s‟interroge sur la manière d‟écrire le passé historique et examine les
méthodes historiques pour enregistrer et transmettre l‟histoire. La relation entre histoire et
littérature implique toutes les études sur l‟historiographie ; de fait, ce travail ouvrira
certaines portes aux travaux extérieurs au champ de la Shoah. Les limites de la
représentation littéraire du génocide juif sont ainsi explorées par plusieurs historiens qui
offrent des approches différentes quant à la représentation de cet événement-limite. La
Shoah a donc engendré des études propres à cet événement historique ainsi que sa propre
historiographie.
Le témoignage étant une écriture qui prend l‟histoire comme objet, il suscite des
interrogations de la part des littéraires de même que des historiens. Le témoignage nous
oblige à repenser les rapports entre littérature et histoire en unifiant ces deux domaines
d‟études au lieu de les opposer. Ces idées s‟inscrivent dans la nouvelle historiographie de
Hayden White et de Dominick La Capra. Cette perspective de l‟historiographie suggère une
manière originale de penser et d‟écrire l‟histoire. Hayden White s‟intéresse
particulièrement à la question de la connaissance historique et de la vérité historique. White
s‟inscrit dans une approche postmoderne de l‟histoire rejettent la manière traditionnelle de
penser l‟histoire. D‟après White, il faut repenser la discipline de l‟histoire comme étant un
ensemble de faits historiques qui passent à travers l‟écriture et divers modes de
représentation. Il rejette le rapport traditionnel entre histoire et objectivité et voit dans le
travail de l‟historien (comme pour l‟écrivain) un travail de sélection qui comprend le
langage, les modes de représentation et, enfin, un point de vue. La nouvelle historiographie
de White fait la rencontre de la science avec les arts : « An explanation needs not be
assigned unilaterally to the category of the literally truthful on the one hand (as science)
and the purely imaginary on the other (as art)32. » White s‟intéresse aux structures littéraires
du discours et de la narration historique, proposant ainsi une poétique de l‟histoire. Dans la
même perspective, Shoshana Felman souligne l‟importance de l‟art dans la transmission du
discours historique. La vérité historique « does not kill the possibility of art Ŕ on the
32
Hayden White, « The Burden of History », History and Theory, 5, 1966, p. 130.
Traduction française : « une explication ne doit pas être assignée unilatéralement à la catégorie du
littéralement vrai d‟un côté (comme science) et de l‟imaginaire pur (comme art) de l‟autre côté. »
18
contrary, it requires it for its transmission, for its realization in our consciousness as
witness33. »
Si l‟on restreint cette nouvelle historiographie au champ de la Shoah, on remarque
que les idées sont semblables à celles d‟Hayden White, qui elles rendent compte de
l‟histoire en général. Dominick La Capra appuie la nécessité de concevoir de nouvelles
manières d‟analyse historique après la Shoah. La Capra soutient : « I do not think that
conventional techniques, which in certain respects are necessary, are ever sufficient, and to
some extent the study of the Holocaust may help us to reconsider the requirements of
historiography in general34. » Cette union entre fiction et histoire est d‟ailleurs proposée par
le témoin Elie Wiesel : « The real and the imagined, one like the other, are part of history ;
one is its shell, the other its core. Not to recognize this is to deny art Ŕ any form of art the
right to exist35. » C‟est dans et à travers la littérature qu‟Elie Wiesel pense pouvoir trouver
la manière de transmettre l‟Histoire et son histoire propre. C‟est la littérature qui va donner
forme à ses souvenirs et à ces faits historiques qui dépassent le langage commun. Saul
Friedländer, historien de la Shoah, rejette lui aussi l‟histoire purement documentaire. Son
approche de la Shoah restitue la valeur de vérité à l‟historien et au témoin et valorise les
faits ainsi que l‟interprétation. Selon Friedländer, la voix du témoin et la subjectivité de son
récit sont des aspects fondamentaux de la restitution de faits historiques.
La rencontre de la subjectivité de l‟expérience et de l‟objectivité historique a suscité
beaucoup de discussions à propos de la médiation artistique de la Shoah. Les historiens ont
longtemps rejeté les récits des témoins à cause de leur nature subjective. La littérature de la
Shoah, et en particulier les témoignages, inscrivent la subjectivité dans l‟histoire. Ainsi, la
conception traditionnelle de l‟histoire fondée sur l‟objectivité et la vérité de l‟historien se
voit modifiée avec la nouvelle vague postmoderne. L‟histoire n‟est plus le discours de faits
33
Shoshana Felman, « In an Era of Testimony: Claude Lanzmann's Shoah », Yale French Studies, n° 79, Literature and the Ethical Question (1991), p. 41.
Traduction française : La vérité historique « ne tue pas la possibilité de l‟art, au contraire, elle a besoin de l‟art
pour sa transmission, pour sa réalisation dans la conscience du témoin. » 34
Dominick La Capra, « Representing the Holocaust », dans Saul Friedländer [dir.], Probing the Limits of
Representation, Harvard University Press, 1992, p. 110.
Traduction française : « Je ne crois pas que les techniques conventionnelles, qui, à certains égards, sont
nécessaires, suffisent ; dans une certaine mesure, l‟étude de la Shoah pourrait nous aider à reconsidérer les
exigences de l‟historiographie en général. » 35
Ted Estes, Elie Wiesel, New York, 1980, p. 118.
Traduction française : « Le réel et l‟imaginaire, l‟un comme l‟autre, font partie de l‟histoire ; l‟un est sa
coquille, l‟autre est son noyau. Ne pas reconnaître ceci serait refuser à toute forme d‟art le droit d‟exister. »
19
objectifs séparés du monde littéraire : le discours historique devient, au contraire, une partie
principale de la littérature génocidaire. La littérature des camps est essentiellement
l‟écriture de l‟histoire, c‟est-à-dire la représentation médiatisée du réel historique. Le
témoignage des camps est saturé de subjectivité, ce qui ne pose pas d‟obstacles à la
restitution des faits, mais la rend plus riche. Renaud Dulong soutient : « À l‟opposé du
témoin en justice, instrument idéalement neutre d‟un travail d‟objectivation, celui qui parle
d‟Auschwitz comme partie de son propre passé n‟est plus tenu à l‟impartialité. Son récit dit
le spectacle de l‟humiliation et cette vérité rend caduque la question de l‟exactitude de ses
descriptions36
. » Le témoignage opère un rapprochement entre l‟histoire et la littérature par
le biais d‟une expérience plus complète et totalisante. D‟ailleurs, le rapport direct du témoin
avec l‟expérience, et non pas la relation indirecte de l‟historien, rend la narration plus riche
et convaincante. La littérature permet de transmettre l‟histoire par un autre point de vue,
plus personnel. La narration d‟un fait historique donne un ordre, une structure, une
signification à une réalité donnée. Zoë Vania Waxman explique la fonction de la narration
dans le témoignage littéraire : « The writing of testimony is often a way to organize
experiences of life in order to make sense of them37. » Cet ordre et cet agencement narratif
d‟un événement historique permettent au témoin d‟établir un sens ou une logique à sa
propre expérience. Le point de vue de Lawrence Langer relie le sens ou la signification qui
résulte de l‟écriture du témoignage à une perception subjective de l‟événement : « The
survivor account […] in the very process of forming a narrative with words, adopts a
procedure that make it impossible to avoid some kind of teleology, a view of experience
invested with meaning and purpose38. » La représentation littéraire de la Shoah par des
témoins est de nature subjective et adopte une perspective personnelle face à cet événement
collectif. Pour répondre à la question posée au début de cette partie, il est justifiable
d‟avancer que les témoignages sur la Shoah font indubitablement partie de l‟histoire ;
36
Renaud Dulong, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l'attestation personnelle, Paris, Éditions de
l'École des hautes études en sciences sociales, 1998, p. 16. 37
Zoë Vania Waxman, Writing the Holocaust, op. cit., p. 120.
Traduction française : « L‟écriture du témoignage est souvent une manière d‟organiser les expériences de la
vie afin de leur donner du sens. » 38
Lawrence Langer, « Interpreting Survivor Testimony », dans Berel Lang, Writing and the Holocaust, New
York, Holmes and Meier, 1988, p. 26.
Traduction française : « Le récit du témoin […] dans le processus même d'élaborer un récit avec des paroles,
adopte une procédure qui rend impossible d‟éviter une sorte de téléologie, une perspective de l‟expérience
investie avec un sens et un but. »
20
« Testimonies assume a historical importance far beyond whatever faces they could
possibly deliver39. » Les témoignages font partie d‟une nouvelle conception de l‟histoire en
littérature, une conception qui se dissocie du simple rapport de faits objectifs et qui fait
interagir l‟histoire avec l‟art, l‟objectivité avec la subjectivité.
La question de l‟autorité par rapport au témoignage et à l‟histoire a également
suscité beaucoup de discussions. En s‟appuyant sur la notion d‟autorité développée par
Catherine Coquio, il est important de faire la distinction entre témoignage et histoire par
rapport à leur instance d‟autorité. Dans son article, elle saisit la fragilité des deux autorités :
le témoignage et le savoir historique. Selon Coquio, le témoignage s‟érige en « autorité
sans pouvoir ». Le témoignage tend à fonder une autorité par l‟expérience subjective et par
l‟expérience vécue. Cependant, le témoignage échappe à la demande de preuves
scientifiques objectives, ce qui constitue la fragilité de cette autorité. Coquio affirme
qu‟« en matière de génocide, la preuve usurpe une autorité que les faits envisagés ne
permettent pas de valider, puisqu‟ils échappent dès leur naissance à la structure
traditionnelle de validation40. » Ce qui fonde l‟autorité du savoir historique correspond au
processus de validation, processus qui permet à ce savoir historique de se constituer en
preuve. Le témoignage ne peut jamais se constituer en instance de validation des faits41
.
Pourtant, le savoir historique possède une autorité, également fragile et paradoxale. Cette
autorité se caractérise uniquement par l‟identification des faits historiques, par le biais d‟un
processus de mise à l‟épreuve du doute et de la preuve. Le savoir historique représente
l‟autorité de la connaissance des faits historiques. Enfin, le savoir historique ne représente
pas la réalité vécue, une autorité propre au témoignage.
La mémoire
La mémoire n‟a pas fait l‟objet de discussions étendues dans l‟historiographie de la
Shoah, en grande partie à cause de l‟opposition entre histoire et mémoire faite par les
39
James Young, « Between History and Memory », The Incanny Voices of the Historian and Survivor.
Traduction française : « Les témoignages assument une importance historique au-delà de toutes les facettes
qu‟ils peuvent donner. » 40
Catherine Coquio, « Génocide, une "vérité" sans autorité. La négation, la preuve et le témoignage », site de
l'Association internationale de recherche sur les crimes contre l'humanité et les génocides, 2000, p. 12, [en
ligne]. http://aircrigeweb.free.fr/ressources/negationnisme/diversCoquioVerite.html, [Site consulté le
10 avril 2012]. 41
Id.
http://aircrigeweb.free.fr/parutions/generaux/Gen_Coquioverite00.html
21
historiens. Pourtant, comme l‟explique James Young, « the survivors experiences include
both experiences of history and memory42 », et donc cette opposition n‟est pas aussi nette
que le croient les historiens. À partir de la perspective de James Young, il est important de
considérer la mémoire ainsi que l‟aspect historique pour l‟étude du témoignage.
Dans la discussion théorique, nous avons vu que l‟opposition forte entre vérité
historique et représentation fictionnelle de la Shoah s‟explique justement par ce processus
de médiation, un processus incontournable lorsqu‟on veut représenter une réalité par la
littérature. Les objets du monde réel sont nécessairement médiatisés par le langage, mais
également par la mémoire lors de la représentation du réel par l‟écriture. Le rôle de la
mémoire dans la littérature de la Shoah, et plus particulièrement dans les témoignages, est
un problème souvent posé. Alain Goldschlager évoque ce problème de la mémoire qui est
essentiellement lié aux actes d‟oubli : « […] qui dit mémoire dit par là-même oubli. Nulle
mémoire individuelle n‟échappe à l‟épreuve du temps et le témoignage s‟affirme
fragmentaire et plein de lacunes43. » Il devient donc difficile pour le témoignage de rester
fidèle à la réalité génocidaire lorsqu‟il doit s‟appuyer sur la mémoire d'un individu. Ce sont
les troubles de la mémoire qui ont souvent nourri le débat sur l‟authenticité et la fidélité du
témoignage, spécialement dans les domaines historique et juridique. Selon cette
perspective, le témoignage serait moins authentique que la preuve historique parce que le
témoignage s‟appuie justement sur une conscience limitée par la mémoire et sur une
expérience personnelle et subjective. D‟après les historiens, « le souvenir, la distance dans
le temps modifient toujours les données disponibles et falsifient en quelque sorte la réalité
du passé44. » Les réflexions ultérieures à l‟événement, notamment lorsqu‟elles sont faites
plusieurs années après, ne seraient pas fidèles à la réalité parce que le décalage entre le
passé et le présent entraîne des déformations involontaires de cette réalité. Qui plus est,
cette difficulté d‟adhérer à la réalité à cause des problèmes de mémoire est souvent évoquée
au sein du témoignage. Goldschlager constate à cet effet la présence d‟un dialogue de
l‟auteur avec la mémoire : « Il s‟instaure donc une sorte de dialogue entre l‟auteur et sa
42
James Young, « Between History and Memory », op. cit., p. 53.
Traduction française : « les expériences des témoins incluent tant les expériences de l‟histoire que de la
mémoire. » 43
Alain Goldschlager, « La littérature de témoignage de la Shoah. Dire l‟indicible Ŕ Lire
l‟incompréhensible », La narrativité hors fiction, vol. XIX-XX, Toronto, University of Toronto Press, 1996,
p. 260. 44
Sem Dresden, Extermination et littérature, op. cit., p. 36.
22
propre conscience sur les limites à sa capacité de se souvenir des événements, et un doute
s‟introduit quant à la précision de certains détails, à l‟ampleur de la perspective exposée,
quant à la possibilité que certains faits soient déformés par l‟émotion, le temps45. » Ainsi, la
mémoire défaillante pourrait être l‟une des causes possibles de ce doute éprouvé dans le
texte. La médiation de la Shoah par la mémoire explique la nature de ce doute qui se trouve
en amont de l‟écriture. Cette médiation propose également un code de lecture de ce qui
nous est présenté à travers l‟œuvre, et donc en aval de l‟écriture. Conformément à la
perspective des historiens, Daniel Schwarz soutient lui aussi que la médiation par le
langage et par la mémoire entraîne nécessairement des distorsions quant à la réalité de la
Shoah :
For the memoirist, as opposed to the novelist, the author‟s narrative quest is to
rediscover the factual underpinnings of experience. Yet as readers we know that the
quest is a epistemological Zeno‟s paradox because the essential facts are not only
evanescent and depend on a particular experiential temporal-spatial perspective when
the originating events occurred, but distorted and refracted through memory46
.
Cette idée est aussi évoquée par Lawrence Langer dans Versions of Survival. Par ce titre, il
n‟entend pas remettre en question l‟authenticité des témoignages de la Shoah, mais il veut
souligner les différentes versions de l‟expérience concentrationnaire qui sont produites par
la rencontre entre mémoire et vérité. Puisque tous les témoignages, sauf ceux qui ont été
écrits et ensevelis dans les camps, « are filtered through memory and imagination47 », le
processus de reconstruction n‟est pas identique pour tous les témoins. Ainsi, de multiples
« versions » d‟une même expérience voient le jour.
Ces distorsions et ces lacunes de la mémoire tant méprisées par les historiens,
falsifient-elles vraiment le témoignage de la réalité génocidaire ? Le témoignage devient-il
moins authentique à cause de ces distorsions mémorielles ? Cette thèse propose que les
distorsions ou les perceptions déformées reliées à la mémoire ne doivent pas être vues
45
Alain Goldschlager, « La littérature de témoignage de la Shoah. Dire l‟indicible Ŕ Lire
l‟incompréhensible », op. cit., p. 272. 46
Daniel R. Schwarz, Imagining the Holocaust, New York, St. Martin‟s Press, 1999, p. 79.
Traduction française : « Pour le mémorialiste, contrairement au romancier, la recherche narrative de l‟auteur
est de découvrir les fondements factuels de l‟expérience. Pourtant, comme lecteurs, nous savons que la
recherche est une épistémologie paradoxe de Zénon parce que les faits essentiels ne sont pas seulement
évanescents et dépendent d‟une perspective expérimentale spatio-temporelle particulière quand les
événements originels se sont produits, mais ils sont déformés et réfractés à travers la mémoire. » 47
Lawrence Langer, Versions of Survival, New York, State University of New York, 1982, p. 191.
Traduction française : les témoignages « sont filtrés à travers la mémoire et l‟imagination ».
23
comme une menace à la fidélité ou à l‟authenticité de l‟événement. Selon James Young, ce
sont ces actes d‟oubli et ces distorsions dans la perception qui sont déterminants dans la
compréhension de cet acte de témoignage : « Once we take into account the eye witnesses
voices, their literary construal or misconstrual of events and their reflexive interpretations
of the experience, we understand more deeply why and how the victims responded to the
unfolding of events48. » Le témoignage, au-delà des faits historiques qu‟il transmet, devrait
être perçu comme une manière de transmettre ces faits, voire une sorte de « trace de
l‟expérience49 » : « Accounts are not just words that signify experiences, but […] become
[…] traces of (those) experiences themselves50. » Ces lacunes et ces distorsions dans le
témoignage constituent la particularité de l‟acte de témoignage et du processus testimonial.
Les lacunes, les incertitudes et les déformations ne menacent pas la fidélité du récit, mais
soulignent l‟authenticité de l‟activité testimoniale. La valeur du témoignage, au moins dans
le contexte littéraire, ne serait pas diminuée par ces incertitudes au sein du texte. La valeur
du témoignage est davantage mise en évidence par l‟acte de sincérité avouant la possibilité
d‟inexactitude liée à l‟oubli.
En somme, la mémoire joue un rôle crucial dans l‟élaboration et l‟écriture du
témoignage. La mémoire est ce qui structure et donne forme au récit puisqu‟elle est la
source de la matière qui va composer l‟œuvre testimoniale. Ainsi, la démarche testimoniale
est fondée sur l‟activité mémorielle. Le témoignage s‟inscrit dans la perspective d‟un
travail de mémoire Ŕ la mémoire et les faits interagissant pour construire le témoignage.
Bien que la valeur véridique de la mémoire ait souvent été remise en question, affaiblissant
de fait l‟authenticité du témoignage, c‟est grâce à la mémoire que l‟acte de témoignage
s‟accomplit. La valeur de vérité qui est accordée au témoignage dérive du travail de
mémoire qui est spécifique dans la reconstitution des données historiques. L‟écrivain-
48
James Young, « Between History and Memory », op. cit., p. 55.
Traduction française : « Au moment où nous tenons compte de la voix du témoin oculaire, son interprétation
ou sa fausse interprétation des événements et son interprétation réflexive de l‟expérience, nous comprenons
plus profondément pourquoi et comment les victimes ont réagi au déroulement des événements. » 49
Expression utilisée par James Young, dans Writing and Rewriting the Holocaust, Indiana, Indiana
University Press, 1998, p. 26. 50
James Young. Writing and Rewriting the Holocaust, op. cit., p. 26.
Traduction française : « Les récits ne sont pas uniquement des paroles qui représentent des expériences, mais
[…] deviennent […] de