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MANIOC.orgBibliothèque Schoelcher
Conseil général de la Martinique
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C O N S I D É R A T I O N S SUR L ' É T A T PRÉSENT
DE LA COLONIE FRANÇAISE
D E S A I N T - D O M I N G U E .
CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT PRÉSENT
DE L A C O L O N I E FRANÇAISE »
D E S A I N T - D O M I N G U E .
OUVRAGE POLITIQUE ET LÉGISLATIF;
Préfenté au Ministre de la Marine,
Par Mr H.
A P A R I S ,
Chez G R A N G É , Imprimeur - Libraire , rue de la Parcheminerie ; & au Cabinet-Littéraire ,
Pont Notre - Dame.
M. D С С. L X VI Avec Approbation & Privilége
« Des abus profondément enracinés : les Protecteurs » intéressés de ces abus énormes, croiseront ces vues » d'utilité publique dans les Colonies; mais ils feront » bientôt dissipés, fi on a le courage de les attaquer » d'abord dans la Métropole ». Hist. Phil. & Pol. du commerce des Européens dans les deux Indes, T. I I I , liv. v i i i , Chap. 38,
A U X C O L O N S DE S. D O M I N G U E .
J' AI partagé vos peines & vos
craintes : un Ministre protecteur me permet de contribuer à vous rassurer. Il desire le bien des Colonies ; joignez-vous à moi pour lui rendre graces, & ne vous souvenez, en lisant mon Ouvrage , des désordres qui vous ont affligé, que pour mieux connaître le
prix d'une administration bienfai-a iij
vj
sante, que pour vous attacher à la
mériter de plus en plus, par l'accrois-
sement de vos travaux.
En soutenant votre cause, je n'ai
attendu aucune reconnaissance de
votre part, je l'ai fait pour moi-même;
en vous sacrifiant une partie de mon
tems, je n'ai fait qu'accomplir un de
mes premiers sermens.
Je ne vous tairai point qu'il m'a
fallu beaucoup de démarches & de
soins, pour réussir à faire entendre
vos plaintes , à découvrir publique
ment votre véritable position. Le
mensonge, qui n'ose plus se risquer
au grand jour, se cache encore fous
des lambris, dans les antichambres
de Versailles; mais il est toujours
vij
aisé de le faire taire dans des lieux que le Souverain remplit de son amour pour la vérité.
Ce Livre , offert au Ministre de la Marine au mois d'Octobre 1775 , ( à Fontainebleau ) a été examiné par ses ordres : M. de la Coste, Chef du Bureau des Colonies, chargé d'abord de cet examen , en a jugé
favorablement, & en a porté un témoignage qui m'est précieux. M. de la Riviere , ancien Intendant des Isles du Vent, vient d'en rendre un compte également avantageux : le suffrage de ces deux Censeurs, dont le choix m'honorait, est, fans doute, pour mon Ouvrage, un heu-reux préjugé.
Vf,
Viij
Puisse le tribut de mes veilles, vous devenir utile ! Je trouverai une grande récompense dans le fruit que vous en retirerez, & je ferai consister mon bonheur a vous prouver toujours, combien je desire le vôtre.
H. D.L
ix
EXTRAIT du compte rendu par M. de la Riviere , ancien Intendant des Isles du Vent}
au Ministre de la Marine.
M O N S I E U R ,
« P O U R satisfaire à votre » lettre du i . e r de ce mois, ]'ai » l'honneur de vous envoyer un » extrait du manufcrit de Mr. » H. D. L. & dans cet extrait ,» » mon avis fur la permiffion qu'il
demande pour faire imprimer ce manufcrit. » Le grand objet de fon Ouvrage
» eft la réforme de tous les divers
X
» abus, qui, fuivant lui , fubliftent
depuis long-tems à S. Domingue,
» dans le Gouvernement propre-
» ment dit , dans la Légiflation
» dans l'adminiftration de la Juftice,
dans celle des Finances, & c . en
» un mot, dans toutes les différentes
» branches de l'ordre public.
» Cet Écrivain ne fe borne pas
» à faire connaître les abus , il
» propofe encore les moyens qu'il
croit propres à les réformer
» Sans entrer dans la difcuffion
» des faits, difcuffion dont je ne
» fuis pas chargé je crois ,
» Monfieur , pouvoir confidérer
» cet Ouvrage comme une dénon-
» ciation très-importante qui vous;
xj
» eft faite ; & , d'après cela , je
» dirai quelle me paraît mériter ;
» de votre part, la plus grande
» attention ; demander que vous
» preniez les mefures les plus fùres
» pour en vérifier le contenu, &
» dans tous fes détails, en fuppo-
» fant, toutefois , qu'ils ne vous
» foient pas déjà parfaitement
connus , ou que vous n'ayez
» pas des preuves évidentes du
» contraire.
» Sous ce point de vue & dans
cette fuppofition , je regarde le
» manufcrit de M . H. D . comme un
» Ouvrage précieux, pour une ame
» telle que la vôtre : en même-tems
» qu'il vous découvre une multitude
xij
!» de défordres que vous ne pouvez
!» manquer de condamner ; il répand
!» un grand-jour fur les moyens de
les déraciner.
» En partant toujours du même
» point de vue & de la même
» fuppofition , je penferais donc
» que vous pouvez , fans inconvé-
» niens, permettre l'impreffion du
» manufcrit. Il en réfultera même
» pour v o u s , Monfieur , deux
» avantages; le premier, d'annon-
» cer, par cette conduite , à toute
» la nation, que loin de vouloir
» maintenir de tels abus, vous êtes
» dans le deffein d'en arrêter le
» cours ; le fecond, de vous pro-
» curer de grandes lumieres fur les
xiij
PS moyens de rétablir le bon ordre
» à S. Domingue , en foumettant.
» ceux qui vous font propofés, à
» la critique du public , aux ré-
» flexions de tous les hommes
» éclairés ou intéreffés à ce réta-
» bliffement. A ces deux avantages
» je pourrais en ajouter un troi-
» fieme, celui de pénétrer tous les
” efprits de la néceffité de cette
» reforme; de la rendre ainfi plus
» facile & plus fùre, en les difpofant
» à la recevoir.
» Tel eft, Monfieur, le réfultat
» de l'examen qu'il vous a plu de
» me confier. . . . Au furplus, fi je
» vous propofe d'en permettre l'im-
» preffion, c'eft qu'en fuppofant
ixv
» que le Gouvernement de Sainte » Domingue foit devenu arbitraire , » je dois croire que cela s'eft fait » contre l'intention du R o i , & à » l'infçu de fon Miniftre ».
Je fuis, & c . Signé DE LA RIVIERE.
xv
T A B L E DES DISCOURS D E LA Ire PARTIE .
Formation 5c Exiftence de la Colonie.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. . . page I
L I V R E P R E M I E R . Tableau de la Colonie.
D i s c . I.ER Des engagemens des Colons envers l'Etat. 21
D i s c . I I . De la protection que la Métropole doit aux Cultivateurs. 32,
DISC. III. Qui des Commerçans ou des Cultivateurs a le mieux répondu aux vues de l'Etat. 39
D i s c . IV. Des forces de la Colonie en tant qu'induftrieufe. 51
L I V R E S E C O N D . De la propriété des Biens à S. Domingue,
D i s c . I . e r Du droit de hache & des concef-fwns. 88
D i s c . II. De quelques loix fur la propriété. iii
DISC. I I I . De l'efclavage des Negres. 130
xvj
D i s c . IV . Des prétentions que l'on peut avoir à la fortune. 147
L I V R E T R O I S I E M E .
De l'Agriculture. D i s c . I e r De l'exploitation des terres. 169 D i s c . II. Des moyens de fertili fer. 190 D i s c . I I I . Des inftrumens nécessaires à la
préparation des denrées. 2.06 D i s c . I V. De la valeur des denrées. 229
L I V R E Q U A T R I E M E .
Du Commerce. D i s c . I . e r Des Monnoies. 251 D i s c . I I . Des loix du Commerce 267 D i s c . I I I . Du Commerce étranger. 2 7 6 D i s c . IV. Des moyens de procurer à la
Métropole tous les avantages qu'elle eft en droit d'attendre de l'établiffement de. la Colonie. 303
F I N de la Table
CONSIDÉRATIONS
CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT PRÉSENT
D E L A C O L O N I E F R A N Ç A I S E
DE S A I N T - D O M I N G U E .
P R E M I E R E P A R T I E Formation & Exiftence de la Colonie.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
ON agite depuis long-tems la queftion de favoir, s'il peut exifter une légiflation parfaite ; c'eft la queftion la plus intéreffante pour l'humanité.
Tome I.
2 D i s c o u r s Des hommes célébres font parvenus à
démontrer qu'il étoit poffible de faire de
bonnes loix pour tous les peuples : tous ont
fait voir que le moyen de découvrir l'efpece
de chacune de ces loix, étoit de confidérer
attentivement le climat, les moeurs, le com
merce, les liaifons, les idées des hommes
que l'on aurait à gouverner, & q u e de cet
examen & de la force de loi donné a fes
réfultats, dépendait la félicité publique ( i ) .
O r , quel but plus glorieux peut fe pro-
pofer un Ecrivain, que celui de rendre
meilleure la fituation des peuples qu'il a
connus?
Il eft de grand peuples dont la légiflation
ne peut pas être réformée ; Quel homme
affez hardi pourrait entreprendre d'y toucher?
Quel homme affez préfomptueux pour af-
furer qu'il connaît parfaitement tous les
( i ) Les hommes fe roidifient toujours contre les loix injuftes, & la rigueur ne peut pas fuppléer à la perfuafion.
3 P R É L I M I N A I R E . refforts de leur gouvernement? Quelle vie
affez longue pour prouver que cette pré-
fomption n'eft pas fauffe, pour mettre à
découvert ces refforts trop compliqués, &
joindre à leur développement les moyens
de les rendre plus actifs ou de les fimplifier?..
Mais chaque citoyen peut faire connaître
les obfervations qu'il a faites fur quelques
parties de ces grands gouvernemens. Ses
travaux feront eftimés à proportion de leur
utilité ; on peut même affurer que s'il ne
font pas auffi utiles qu'il l'efpérait, du moins
ils ne font pas dangereux ; au contraire, ils
pourront enflammer le zele de quelqu'Ecri-
vain plus éclairé, & faire découvrir par le
choc de la contradiction des vérités effen-
tielles.
En Angleterre, où tout ce qui intéreffe
la nation eft traité avec liberté dans les écrits
publics, l'étude & la méditation des parti
culiers ont quelquefois dirigé les meilleures
opérations du gouvernement.
Je fais bien qu'un Français doit propofer
A ii
4 D i s c o u r s fes réflexions avec plus de circonfpection ;
j'ai même entendu dire, que les principes
du gouvernement Monarchique, n'admet
taient pas l'extrême liberté de penfer & d'écrire (i); mais tout Français eft comp
table à fa Patrie, de l'emploi de fon tems
& de fes lumieres. Celui qui ne veut être
utile qu'à lui-même ou à fa famille, n'eft
pas un vrai citoyen.
L'amour de la patrie, c'eft-a-dire, du
pays que l'on habite, de la Société dont
o n eft membre, eft la premiere de toutes les
vertus civiles; & le defir de s'illuftrer par
des talens & des vertus patriotiques, ne
peut jamais être nuifible ni crimiriel.
( 1 ) Cette maxime eft fauffe : tout eft perdu dans un gouvernement quand on y défend de réfléchir; c'eft l'étude & la méditation qui peuvent feules oc-xaûonner le développement des grands talens en tous genres : o r , il n'eft que trois objets intéreffans pour tous les hommes, la nature, la religion & le gouvernement. Il ne doit pas être défendu de pen-fer & d'écrire fur ces objets.
5 P R É L I M I N A I R E ;
Tels font les motifs fur lefquels je me fuis déterminé à publier cet Ouvrage Puiffe-t-il parvenir jufqu'au pied du Trône, y réclamer les droits de la Colonie de Saint-Dominguc, & y être reçu comme un témoignage pur de mon zele pour le bonheur de la nation.
La différence qui exifte entre le climat de Saint-Domingue; les mœurs & les en-treprifes des Colons, & le climat de la France intérieure ; les mœurs & les entre-prifes de ceux qui y réfident, avait fait voir depuis long-tems que les loix de la Métropole ne fuffifaient pas à cette Colonie; elle avait occafionné une infinité d'ordonnances. & de réglemens, que l'aggrandiffement de la population & le défaut d'inftruction de ceux qui les avaient établis, ont rendus inapplicables ( i ) . La diffention qui régne
( i ) Сеs réglemens ne font point exécutés, & ne pourraient l'être qu'au préjudice de la Colonie.
A iij
6 D I S C O U R S prefque toujours entre les principaux Ad-miniftrateurs, les erreurs des Juges, l'inexpérience des Jurifconfultes, m'ont prouvé que par-tout où il n'y a point de régie fixe, la juftice & la paix ne peuvent habiter. Il ne faut rien laiffer à l'arbitraire, ni l'amour du bien général, ni la droiture du cœur ne peuvent remplacer la fageffe des loix. Les loix font en effet, le dépôt des lumieres publiques, & il n'eft point de génie capable d'y fuppléer.
Je n'ai point entrepris de rédiger un code ; mais fachant que les principes généraux de légiflation font les commen-cemens de la Juitice , j'ai voulu faire connaître ceux qui m'ont paru devoir la faire régner fur la côte Françaife de Saint-Domingue.
Les mœurs & les travaux des hommes étant les caufes des loix, j'ai confidéré d'abord la maniere dont cette colonie s'eft élevée & le lien politique qui exifte entr'elle & la Métropole. J'ai examiné enfuite fes forces»
PRÉLIMINAIRE 7
la nature des propriétés que l'on y peut ac
quérir, fon agriculture, le commerce au
quel elle a donné lieu, l'aggrandiffement
dont ce commerce ferait fufceptible. Dans
la feconde partie de mon Ouvrage, j'ai ap
profondi mes réflexions fur le climat, fur
les mœurs des Colons, & celles des hommes
qui travaillent ou commercent avec eux. J'ai
diftingué les moeurs des Créoles, de celles
des Français tranfplantés dans la Colonie ;
j'ai confidéré les influences de l'efclavage
fur les mœurs, la population, la diftribu-
tion du peuple en trois claffes, les ingénus,
les affranchis, les efclaves, les moyens d'em
pêcher la confufion des rangs & le mêlange
des claffes, l'état du gouvernement militaire
ou civil, & enfin les réfultats de ce grand
examen m'ont fourni quelques principes
de loix.
Si quelques erreurs fe font gliffécs dans
mes remarques, le plan que je me fuis fait
les rendra faciles à relever, & mon travail
A iy
Comment on peut juger de cet Ouvrage , & en retirer toute l'utilité poffi-ble,foit par rapport au Commerce, à la Culture , ou à la Législation,
8 D I S C O U R S
fera toujours utile par la méthode même
que j'ai employée. La diverfité des opinions
parmi les hommes, provient ordinairement
ou de ce qu'ils ne s'entendent pas, ou de
ce qu'ils n'ont pas les mêmes objets préfens
à leur fouvenir, ou qu'indifférens aux cho-
fes qui ne touchent en rien à leur intérêt
particulier, ils mettent peu d'importance
aux jugemens qu'ils en portent. C'eft pour
quoi j'ai voulu, pour fixer leur attention par
un intérêt puiffant & commun, préfenter à
leur mémoire tous les objets qui peuvent
fe rapporter à la Colonie de Saint-Domin
gue, & les leur faire généralement connaî
tre , afin qu'eux & moi puiffions nous
entendre parfaitement. S'ils apperçoivent
entre ces objets les mêmes rapports que
moi , ils en porteront le même jugement
que j'en ai porté, s'ils ne les apperçoivent
pas, c'eft qu'ils n'auront pas mis affez d'at
tention à les examiner, ou que je me ferai
trompé. Dans ce dernier cas, il leur fera
facile de rectifier mon erreur; & fi, au
PRÉLIMINAIRE. 9
contraire, mon jugement fe trouve jufte,
ils en pourront profiter.
Tel eft le but de ce Livre, que non-
feulement il puiffe être utile par les vérités
qu'il contient & les maximes qui en réful-
tent; mais encore par celles qu'il pourra
faire découvrir. Il engagera néceffairement,
ceux qui s'intéreffent a la Colonie de Saint-
Domingue, dans des réflexions dont il ré
sultera toujours un grand bien pour le com
merce & l'agriculture, il excitera des hom
mes plus ingénieux que m o i , à faire part
de leurs lumieres au Miniftere & à la Co lo
nie , & fixera l'attention générale fur ce
grand établiffement, duquel dépend actuel
lement le falut du commerce de France.
La richeffe d'une nation étant, d'avoir
beaucoup de productions d'une nature pro
pre à lui procurer par échange une partie
de ce que les autres nations poffédent ; il
eft effentiel à la France d'étendre fes Colo
nies à fucre, ou d'en augmenter les forces:
pour découvrir les moyens d'accroître la
10 D I S C O U R S profpérité de celle de Saint-Domingue, il eft néceffaire d'en considérer la formation & l'exiftence, comme je le fais dans la premiere partie de cet Ouvrage.
Il eft une nouvelle terre, le royaume y envoye une petite portion de fon peuple,
9
l'Etat contracte avec les fujets émigrans, & leur promet de les protéger & de les fou-tenir; ils s'obligent à travailler de concert avec les habitans de la Métropole, à condition de participer aux avantages qui doivent réfulter de cette union. Les Commer-çans nationaux donnent des foins à l'ag-grandilTementde cette nouvelle Colonie, & les cultivateurs induftrieux en tirent des tré-fors ; s'il s'éléve quelques conteftations fur le partage, chacun veut s'attribuer la plus groffe part ; l'État réclame l'éxécution des promeffes que les Coloniftes lui ont faite de fe rendre utiles, en conféquence de la protection qu'il leur a donnée, & chaque habitant lui paye avec plaifir le tribut de fa reconnoiffance; mais les commerçans.
P R É L I M I N A I R E . 1 1
non contens des avantages qu'ils reçoivent
journellement, foutiennent qu'ayant fourni
toutes les chofes néceffaires, tous les bénéfi
ces leur appartiennent. Les Colonies ,
difent ils, font faites pour nous. Ce principe
vrai ou faux les autoriferait-ils à détruire
ou à s'approprier les établiffemens auxquels
leur intérêt primitif les a fait contribuer?
Les Colons demandent la faveur qui eft
due a la grandeur de leurs travaux ; ils font
efpérer à l'État qu'ils lui rendront à l'avenir
de plus grands fervices, & aux Commer-
çans qu'ils leur donneront de jour en jour
de plus grands bénéfices à partager. L'uti
lité réciproque maintient leur fociété chan
celante , mais l'ingratitude & la cupidité
annoncent une féparation prochaine ou de
plus grandes conteftations à terminer. Le
premier Livre confidere fucceffivement ces
objets; j'y établis, d'une maniere auffi f i m
pie que vraie, les engagemens des Colons
envers l'État; je fixe enfuite le dégré de pro
tection que l'État doit à la Colonie, ou si
12 D i s C O U R S
l'on veut les engagemens de l'Etat envers
elle ; je confidere qui des Colons ou des
Négocians, a montré le plus d'empreffement
pour fatisfaire aux vues de l'État, & enfin
les forces actuelles de la Colonie relative-
ment aux revenus qu'elle produit, & que
l 'État , le commerce & les Coloniftes
doivent partager enfemble-
La propriété des terres, & des efclaves
qui fervent à les exploiter, font l'objet de
du fecond Livre ; on n'a pu donner à cette
matiere importante toute l'étendue dont
elle aurait été fufceptible ; il fallait éviter
les détails. On s'eft borné a établir les prin
cipes d'une maniere diftincte. Chacun en
pourra faire l'application felon fes connaif-
fances. Le but que je me fuis propofé dans
ce Livre, n'eft pas feulement d'amufer, n i
même d'inftruire par des préceptes, mais
d'exciter l'émulation, de faire raifonner & de
facililer moyens d'acquérir de l'expérience
fur les objets qui y font traités.
L'Etat préfent de l'Agriculture à Saint-
P R É L I M I N A I R E . 13
Domingue pourrait fournir la matiere d'un
grand Ouvrage; il n'eft point ici confidéré
dans tous fes rapports avec le commerce &
l'induftrie des cultivateurs ; il fuffit que le
lecteur puiffe fe faire une jufte idée de l'ex
ploitation des terres, des moyens que l'on
peut employer le plus fouvent pour les fer-
tilifer, des inftrumens néceffaires dans les
principaux genres de culture, & des valeurs
des denrées en elle-mêmes, & en raifon du fond qui fert a les produire.
Il faut au furplus obferver qu'en général
les maximes les plus faines de l'économie
rurale de toute l 'Europe, font abfolument
différentes de celles qui conviennent à S. Do-
minguc. Par exemple, il faut que la culture
du bled, de la vigne & des grains foit diftri-
buée entre un grand nombre de cultivateurs,
que les métairies foient les plus petites poffi-
bles. Un petit champ de bled ou un quartier
de vigne peuvent être auffi bien cultivés par
line pauvre famille, qu'un grand territoire par
lin Agriculteur puiffant. Entre les mains de
14 D I S C O U R S
ce dernier, tout un canton n'eft défriché
que par des mercenaires, au lieu qu'un ter-
rein divifé en petites métairies forme une
population refpectable de citoyens & de
peres de famille. Mais il en eft autrement
de la culture du fucre, de l'indigo ou du
coton ; ces cultures engagent dans de gran
des entreprifes , & exigent l'avance d'un
gros capital, il faut y employer des bâti-
mens & des machines confidérables. Il faut
donc que les Habitations foient grandes.
Leur fubdivifion multiplierait les frais d'ex
ploitation fans multiplier les produits.
Je n'ai pu m'empêcher de faire voir dans
le quatrieme Livre, quels font les effets
d'un commerce mal dirigé: le commerce
n'eft utile que quand il eft appliqué aux inté
rêts de la nation, que quand fes opérations
maintiennent l'aifance & la circulation dans
la Métropole, en contribuant a l'aggrandiffe-
ment des Colonies. Je me fuis éloigné de
beaucoup d'opinions depuis long-tems adop
tées en France, il faut qu'un Ecrivain fc
15 PRÉLIMINAIRE
tienne en garde contre les préjugés fi anciens qu'ils puiffent être ; le tems ne change point la vérité, il n'y a point de prefcription contre l'utilité publique, & de vieux fyftêmes, ne font fouvent que de vieux abus qu'il eft dangereux de refpecter.
J'aurais eu peut-être plus de partifans, fi j'avais facrifié les intérêts de la Nation, & de la Colonie à la tyrannie & au monopole. Mon ouvrage aurait été d'autant mieux accueilli par les hommes naturellement ennemis du bien public, que j'aurais cherché à détruire les maximes précieufes que la Phi-Iofophie a données de tous tems fur la ma-niere de gouverner les hommes; mais je n'ai employé que le langage de l'humanité, de la juftice & de la vérité.
Je me fuis long-tems confulté avant de publier ce Livre; il aurait paru moins promp-tement & fans doute moins imparfait, fi les vues éclairées qui, dans ces dernieres années fe font répandues dans quelques ouvrages
16 D I S C O U R S
fur l'administration publique ( i ) , n'avaient
semblé m'accufer de lenteur (2 ) .
Je n'ai rejette aucune des vérités ni des
penfées que j'ai crues utiles; je me fuis ap-
i proprié fans fcrupule toutes celles qui pou
vaient fervir à mon plan. Quelquefois même
j'en ai çonfervé les expreffions, parce que
quand,il s'agit du bonheur des hommes, il
ne faut pas craindre de répéter ce que d'au
tres on déjà d i t , il n'y a pas deux vérités
ni deux manieres de penfer jufte fur le même
fujet. Je n'ai pas cru devoir citer à chaque
inftant les noms des Auteurs an tiens & mo-
^dernes qui m'ont éclairé dans le fujet que
j,'ai a traiter. Ce détail aurait été trop long,
trop faftidieux , & m'aurait, entraîné dans
des commentaires inutiles.
(1) Particuliérement dans l'Ouvrage intitulé: Hist. Phil. & Pol. du commerce des Européens dans les 2 deux Indes:
(2) La premiere partie étoit achevée en 1767, & il n'y a été fait d'autres changemens que ceux qu'exigeait l'aggrandiffement de la Colonie.
Venu
P R É L I M I N A I R E . 17
Venu jeune à Saint-Domingue & deftiné
par mon choix au foin de la Juftice ; j'ai
travaillé d'abord pour ma propre inftruc-
t ion , le tems, les réflexions & l'amour de
mon état ont achevé l'Ouvrage.
Si j'ai hazardé quelques idées nouvelles,
c'eft que leur vérité m'a paru ne pouvoir
pas être conteftée de bonne foi. Au refte,
je ne m'en fuis fié que très-peu à mes foi-
bles lumieres; j'ai voulu me convaincre
moi-même des avantages réels de ce que je
propofais, avant de chercher à perfuader les
autres, & fachant que les principes des loix
ne font pas moins fufceptibles d'une dé-
monftration rigoureufe que ceux de la Géo
métrie ; j'ai voulu autant qu'il m'a été pof.
fible ne donner aucun précepte, & ne tracer
aucun changement, aucun projet de régle
ment ou de loi , fans rendre raifon des m o
tifs qui pouvaient faire envifager ces inno
vations comme néceffaires au bonheur
national. Sous quel prétexte un Ecrivain
politique pourrait-il rejetter cette méthode?
Tome 7. B
18 D I S C O U R S
L'erreur toujours fe contredit, fans ceffe
elle nous égare, mais la vérité jamais.
Rebuté par les difficultés & par le défaut
des encouragemens qu'il m'aurait fallu pour
les vaincre, j'ai été tenté plufieurs fois d'a
bandonner mon entreprife. Ces hommes
qui donnent le beau nom de prudence à leur
timidité, & dont la difcrétion est toujours
favorable à l'injuftice, voulaient étouffer en
moi le germe de l'émulation. Ils me fai-
faient envifager d'un côté les richeffes &
la tranquillité pour prix de mon filence, &
de l'autre une mer d'infortunes ; mais ils
n 'ont pu détruire mon efpoir, le defir d'être
utile, l'amour de la patrie, un intérêt en
core plus puiffant ont ranimé mes efforts.
Les Difciples du Machiavelifme, & ceux
qui n'auront pas apperçu ce qui manque à
la perfection du Livre immortel de Montcf-
quieu , diront peut-être, que je me fuis
trop attaché à confidérer ce qui peut faire
le bonheur particulier de chacun de ceux
qui habitent la Colonie , ou qui y ont
P R É L I M I N A I R E . 19
des relations & que je ne facrifie pas affez
à l'intérêt de ceux qui gouvernent. Je ne
céderai point à leur opinion, l'art de gou
verner un pays, eft de faire en forte qu'il y
ait peu de malheureux; ce qui n'arrive que
quand la puiffance n'ufurpe rien , & que la
loi régie tout. La félicité publique net an
autre chofe que l'affemblage & le réfultat
de la félicité particuliere de chacun des ci
toyens, proportionnée à l'ordre dans lequel
il vit , & à l'utilité dont il eft à tous les
autres. La loi n'eft en conféquence que la
mefure de toutes ces félicités, & la con-
fervation des proportions qui doivent exif-
ter entr'elles. Le fentiment du bonheur eft
le mobile de toutes les actions publiques,
c'eft pour lui que l'on recherche la gloire,
c'eft pour en jouir que l'on s'adonne à des
actions utiles; fans lui les hommes feraient
indifférens pour le bien comme pour le
mal. Or, fi les actions nuifibles ou inutiles
peuvent procurer les richeffes & la confi-
dération, qui font les marques extérieures
de la félicité, les hommes feront détour-
B ij
20 D I S C O U R S
nés de l'amour de la vertu. La perfection
de la loi ou du gouvernement, confifte
donc en ce que perfonne ne puiffe trouver
fon intérêt dans l'infortune des autres, en
ce que chaque citoyen foit a portée de fe
rendre le plus heureux qu'il foit poffible dans
fa condition, fans employer aucun autre
moyen que la pratique des vertus fociales.
C'eft ainfi que je penfe fur le gouverne
ment en général, & tout autre fyftême me
paraît ennemi du genre humain. Enfin, on
ne peut trop le répéter, il l'amour de l'hu
manité eft dans l 'homme la feule vertu vrai
ment fublime, feul il doit être le fondement
des loix.
CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT PRÉSENT
D E L A C O L O N I E F R A N Ç A I S E
D E S A I N T - D O M I N G U E .
LIVRE PREMIER.
TABLEAU DE LA COLONIE.
D I S C O U R S P R E M I E R .
Des engagemens des Colons envers l'État,
T o u t e s les Nations ont été d'abord plus guerrieres qu'induftrieufes : la multiplicité des befoins fit naître chez les Flibuftiers ce courage ardent que les grandes paffions infpirent. Le tems
B iij
22 C O N S I D É R A T I O N S
de leur établiffement à Saint-Domingue, eft l'âge hiftorique de cette Colonie ; je ne pourrais porter des regards directs fur ce premier âge fans m'écarter de mon fujet, & j'ai raifon de fuppofer que chacun de ceux pour qui j'écris, a fait une étude particuliere de l'Hiftoire des différens pays qui fervent à fon exiftence, ou bien a fes plaifirs.
Je confidérerai donc la Colonie Françaife de Saint-Domingue , comme une émigration de français, qui, étant nés après la répartition totale des terres, fituées dans l'enceinte du royaume , n'ont pas été colloqués à cette diftribution. Fruf-trés de la portion que la nature femblait leur défigner en les faifant naître , ils ne pouvaient payer le droit d'exifter au fein de leurs familles ils ont été contraints de s'expatrier.
Ces citoyens malheureux ayant porté les bras de l'Etat aux extrêmités de la terre, la Métropole fit avec eux beaucoup de conventions que je réduirai toutes à celle-ci.
« Voyez-vous ces montagnes efcarpées dont le » fommet affronte les orages ; ces marais couverts » de nître , ces plaines d'où s'exhalent fans ceffe » des vapeurs fulphureufes ; ces déferts arides où les
Les engagemens des Golons envers l'Etat, font departager avec lui le produit de la culture , & d'accroître autant qu'il eft pof-fible, les revenus à partager,
( i ) C'eft-à-dire , foutenir les charges de l'Etat,
sur l a C o l o n i e d e S. D o m i n g u e . 2 3
(1 ) Autant les plaines de Saint-Domingue font
B iv
» bitumes reftent defféchés fur le fable brûlant; je » vous les donne, c'eft à vous de les fertilifer : je » vous fournirai des outils & des provifions, nous » partagerons enfemble le produit, & vous me » rembourferez ma mife. »
Cette fociété, toute à l'avantage de la Métropole, devient chaque jour plus fructueufe ; l'ambition des Colons augmente leurs travaux, pique leur induftrie & fait la richeffe de l'Etat.
Dans les plaines de la partie Françaife de Saint-Domingue , on voit par-tout la nature pliée fous la main du Cultivateur. Les fleuves & les rivieres coulent tranquillement, où naguères, on ne voyait que des forêts ; l'inégalité des terres eft applanie par les loix du Nivellement, & ne s'oppofe plus à leur paffage. Sortant des canaux où l'art a foin de les refferrer, ils fe divifent en ruiffeaux, couvrent la furface de la terre, & font filtrer dans les plantes un or liquide, qui, bientôt en eft exprimé par les efforts de la méchanique.
Que l'oeil audacieux franchiffe la diftance qui nous fépare des plus hautes montagnes, il verra d'autres travaux! L'un, fait fauter des rochers pour fe frayer un chemin à des pays inhabités, & qu'on croirait inhabitables (1); l'autre, pour fe faire une
24 C O N S I D É R A T I O N S
belles, autant les montagnes font efcarpées, inégales & pleines de rochers; on y trouve des coquilles, des roches de mer & des pétrifications marines, fort avant dans les terres.
( 1 ) Morne, Montagne, terme Créole.
demeure au milieu de cent mille Cafiers, plantés à pic fur la coupe d'un morne (i) , rapporte des terres & l'aplanit.
Aujourd'hui que le Roi a concédé prefque tous
les terreins, & qu'ils font établis en grande partie, le commerce fe rembourfe de fa mife, fe dédommage du retard & partage le produit. Tout prend une forme & une valeur nouvelle dans les mains induftrieufes du cultivateur.
les bienfaits du commerce fe reftreignent a préfent à la fourniture des marchandifes, dont la confommation immenfe occupe annuellement 450 Navires d'Europe qui s'en retournent chargés de fucre, d'indigo, de café, de coton; voilà l'effet actuel des engagemens réciproques du commerce & des Colons.
Les bienfaits du Monarque confiftent dans un encouragement perpétuel ; ainfi ceux à qui il confie la difpenfation de fes graces & le maintient de fon pouvoir, ne doivent jamais perdre de vue l'intérêt des habitans qu'ils ont à gouverner.
On peut affurer que les Colons, en réclamant
SUR LA C O L O N I E DE S . D O M I N G U E . 25
la bonté du Souverain, fe font affujettis à une réconnoiffance auffi durable que fa protection. Comment témoigneront-ils cette réconnoiffance ? C'eft en contribuant autant qu'il eft en eux à la gloire de la Métropole, & à la puiffance des peuples qui fait le bonheur des Rois. Si on réfufait aux Cultivateurs l'encouragement auquel ils on droit de prétendre, on leur ôterait les moyens de porter leur culture au plus haut degré. La fabrication & l'exportation des denrées diminueraient fenfiblement. Les Artifans du commerce, les Fourniffeurs, les Matelots languiraient dans les villes Maritimes , fans favoir à qui redemander l'occupation qu'ils ne retrouveraient plus. Un abus d'autorité, l'inégale diftribution d'une riviere, une contrainte rigoureufe à un paiement confidé-rable , peuvent arracher le pain des mains de cent familles.
Les Colons doivent beaucoup , fans doute , aux bienfaits du Monarque, & beaucoup à leurs travaux ; fi la main qui les protège ne foutient plus leur induftrie , fi la protection ceffe , ils font découragés. Dans cet état je ne chercherai point a pénétrer leurs intentions ; quel ferait l'effet de la fenfibilité impuiffante qu'ils pourraient conferver intérieurement ? C'eft par leur utilité qu'ils témoignent leur réconnoiffance ; s'ils ne font plus utiles, ils ne font plus reconnoiffaus.
26 C O N S I D É R A T I O N S
Il s'enfuit que l'État, qui ne met aujourd'hui dans la fociété qui exifte entre lui & la Colonie, qu'une maffe inépuifable de juftice, de protection, d'encouragemens , de graces, de faveurs, tandis que les Cultivateurs y mettent une fuite de travaux, de foins & d'induftrie, doit ufer très-libéralement de fon tréfor, mais toujours de maniere que tous les Sujets, également utiles, puiffent y participer également, & qu'il n'y ait de faveur confidérable, que pour celui qui doit faire efpérer le plus de reconnoiffance, en la maniere que je viens de déligner.
Après avoir établi la fituation contractuelle des Colons envers l'Etat, confidérons fi des conventions faites fous un autre point de vue, & dans un tems où l'on ne pouvait pas efpérer des établiffemens fi avantageux, produiraient aujourd'hui un diffé-rent effet.
Les Flibuftiers, qui conquirent fur les Ef-pagnols la partie Françaife de Saint-Domingue, n'eurent point de chef reconnu ; (i) c'était un mélange de Matelots, de Soldats, d'Aventuriers de toutes les nations. Lorfque les hommes ne font
( i ) Des Aventuriers Français & Etrangers, avaient conquis fur les Efpagnols la partie Françaife de Saint-Domingue, qu'ils habitaient fans chef ni forme de gouvernement Un particulier (le fieur Duparquet) entreprit de mettre l'établiffement de Saint-Domingue,
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 2.7
point infpirés par des paffions fortes, il faut né-ceffairement que le devoir & le pouvoir dé l'exemple excitent leur courage ; mais parmi des hommes que de grandes pallions infpirent , le Chef n'eft que le plus fanatique des foldats.
Comparons les Flibuftiers au petit nombre des brigands qui fonderent le fameux Empire de Rome ; les premiers étaient guidés par les fureurs de la rapacité , les autres par le defir de fe créer une patrie ; l'avarice eft plus fort que le patrio-tifmc : les premiers Romains eurent un Chef, les Flibuftiers n'en eurent pas.
On peut pouffer plus loin le parallele : la caufe des Romains étaient une ; chacun des Flibuftiers ne voyait dans l'univers que fon intérêt particulier. Je ne doute pas qu'étant mieux éclairés & perfuadés, une fois, que l'on ne peut trouver fon avantage perfonnel que dans l'intérêt général de la fociété à laquelle on s'attache , ils n'euffent fait de très-grands progrès dans l'Amérique.
Ne pouvant garder leur conquête, ni même la colorer aux yeux de l'univers, qui juge différemment les crimes de quelques hommes, &
fous l'autorité du Roi & de la Compagnie, qui le nomma Gouverneur; il en obtint les provifions fur la fin de 1664, & fut reçu au commencement de 1665 , avec beaucoup de fatisfaction de la part des Habitans, qui reconnurent volontairement la domination du Roi.
28 C O N S I D É R A T I O N S
l'injuftice d'une nation, les Flibuftiers fe donnerent au Roi de France, dont plufieurs d'entr'eux étaient nés fujets.
Cette donnation fuppofe néceffairement une condition politique, ne nous fera-t-il pas permis d'examiner la nature de ce pacte ?
Il fuffira pour établir les conventions refpectives que l'on doit fuppofer, de confulter l'intérêt de l'État & celui des Flibuftiers.
Les vues du Monarque tendaient à l'aggrandif-fement de fon domaine ; l'intérêt des Flibuftiers était de fe maintenir contre les Efpagnols leurs irréconfiliables ennemis ; il leur fallait un protecteur ; le Roi de France voulut bien l'être, & mit à leur conquête le fceau de fon autorité.
On peut déterminer ainfi les conventions refpectives.
« Nous vous jurons fidélité, & vous partagerez » nos biens. — Je vous admets au nombre de mes » fujets, je vous protégerai, & vos ennemis feront » les miens ».
Le Roi devint donc propriétaire de ce que nous appelions la partie françaife de Saint-Domingue ; mais cette propriété qui réfidait effentiellement fur fa tête , n'était en quelque forte que paffive ; il ne retenait que pour conferver, que pour maintenir à chacun ce qui lui devait être attribué
S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 29
( 1 ) Les Hiftoriens font en poffeffion de mettre des harangues dans la bouche de leurs Héros; à plus forte raifon doit-il m'être permis d'inférer une harangue hypothétique dans un Ouvrage de raifonnement.
en raifon de la donation politique dont nous venons de parler.
Les Flibuftiers font convaincus qu'ils ne peu-vent fe foutenir, fi leurs intérêts continuent à être divifés ; ils veulent former une fociété, ils s'affemblent pour choifir un chef : c'eft à-peu-près ainfi qu'un de leurs Orateurs s'exprima, fans doute. ( 1 )
« Freres invincibles, » La fortune a fécondé nos entreprifes, & la
» Renommée publiera la grandeur de notre courage, » tant que la brife de l'Eft rafraîchira la côte ».
» Cependant, j'envifage à regret, que plufieurs » d'entre nous font peu de cas de l'avenir, que » d'autres aveuglés par un intérêt particulier à » chacun d'eux, ne fongent qu'à s'éloigner & à » remplir leurs barques des richeffes immenfes, » que la puiffance de leur bras leur a fait trouver » au milieu des dangers ».
» Combien ne ferait-il pas plus glorieux de » nous maintenir dans ces poffeffions arrofées du « fang d'un fi grand nombre de nos freres ? Ne » mangeons pas le fruit fans planter le noyeau ;
30 C O N S I D É R A T I O N S
» l'âge a blanchi nos têtes , les bleffures ont affai-» bli nos corps, nos ennemis pourraient profiter » de nos divifions & de notre affaibliffement, & » fe venger fur chacun de nous, de ce que la » fermeté de nos cœurs intrepides leur a fait « endurer ».
« Voici l'avis de nos Freres les plus expéri-» mentés, qui m'ont accorde l'honneur de vous » porter leurs paroles ».
» Nous fommes nés prefque tous fous la domi-« nation Françaife. La bonté de Louis XIV eft » auffi grande que fa gloire, notre bravoure nous » la rendra propice , ayons recours à lui. Nous « n'aurons plus rien à craindre de nos ennemis, la » teneur de fon nom glacera leurs courages , nous » aurons l'avantage de refter fur nos terres, & » de donner à la France une grande étendue » de pays ».
Le murmure s'éleve, les avis font partagés ; enfin les plus confidérables donnent l'exemple aux plus faibles : le Gouverneur de la Tortue prend poffeffion au nom du Roi, & devient le diftribu-teur des terres qu'il vient d'annexer à fon domaine : mais pouvait-il, fans injuftice, en difpofer au préjudice des premiers poffeffeurs, des anciens Conquérans ?
Il réfulte de tout ce qui vient d'étre dit, i ° .
que fous quelqu'afpect que l'on puiffe confidérer
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 31
( 1 ) Si la protection ceffe la convention finit, puif-que fa bafe eft l'utilité réciproque, & que le Cultivateur ne peut être utile qu'autant qu'il eft encouragé: il ne faut qu'un jour, dit Montefquieu, pour détruire l'in-duftrie, il faut cent ans pour la faire renaître.
( 2 ) Nous n'avons pas toujours eu des Chefs également prudens; d'un autre côté, les Gouverneurs & les Intendans font relevés trop vîte, à peine ont-ils eu le tems de connaître le pays qu'ils avaient à gouverner, que d'autres leur fuccédent. A l'égard des loix, elles font infufifantes pour la Colonie ; & il n'y a point affez de réglemens particuliers pour y fuppléer.
l'établiffement de la Côte Françaife de Saint-Domingue , on doit regarder les engagemens des Colons envers l'Etat, comme auffi durables que la protection (1) du Souverain : 2°. que cette protection n'eft due qu'à l'utilité de leurs travaux, & doit être mefurée fur elle.
Les Cultivateurs promettent à la Métropole des avantages confidérables, elle leur affure qu'ils continueront de partager avec elle les bienfaits & la juftice du Roi ; la fageffe des loix, la prudence des Chefs font les garants de la convention. (2)
32. C O N S I D É R A T I O N S
D I S C O U R S II.
De la protection que la Métropole doit
aux Cultivateurs.
Les faveurs & l'encouragement que les Cultivateurs font en droit d'attendre de la Métropole fe reduifent à une bonne adminiftration.
Des Chefs attentifs à l'intérêt général de la Colonie, & à l'intérêt de l'Etat, qui font intimement liés, ne laifferaient rien à defirer aux Cultivateurs ; ils retiendraient, dans la plus exacte difcipline, les troupes néceffaires au bon ordre & à la police ; ils protégeraient les hommes éclairés, deftinés par état a les aider de leurs confeils, & les artifans qui s'employent aux inf-trumens néceffaires à la culture & à la préparation des denrées.
Jamais ils n'accorderaient de graces particulieres ; incapables de toute confidération privative, tous les citoyens également utiles feraient égaux à leurs yeux dans l'ordre politique. Les priviléges font odieux en eux-mêmes, ils font toujours nuifibles ; il eft de la prudence du gouvernement de les reftraindre toujours fans jamais les étendre.
La
sus. LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 33
La protection du Monarque confifte donc principalement dans le choix des Adminiftrateurs. Le choix des Magiftrats dépofitaires des loix, & des Officiers prépofés pour les réclamer, ou pour les exécuter , n'eft pas moins important. Les autres graces fe rapportent immédiatement à la Métropole, puifqu'elles concourent à l'accroiffement de la peuplade & du commerce.
Cette Colonie, bien différente de tant d'autres qui ont coûté inutilement des fommes immenfes à l'Etat, occuppe une trentieme partie des habi-tans du Royaume , & cette portion du peuple eft digne de l'attention du gouvernement, puifque c'eft la partie induftrieufe de la nation. Les denrées qu'on en retire peuvent ouvrir un grand commerce, avec les peuples du Nord; commerce qui ferait également avantageux fur l'exportation , & fur les retours ou marchandifes d'échange.
Ce commerce accroîtrait les forces de la Marine , & formerait un grand nombre de Matelots ; il faut donc confidérer deux branches de commerce : la premiere, entre la France & les Colons, dont les profits peuvent être grands pour chaque Négociant en particulier : la feconde, entre la France & les Etrangers, dont les profits qui feraient peut-être plus faibles pour les particuliers, feraient grands pour le commerce en général, &
Tome I.
Quelle forte de protection eft due aux Cultivateurs.
3 4 C O N S I D É R A T I O N S
réaliferaient ceux que l'on aurait faits dans la premiere négociation.
Il réfulte par conféquent des travaux de la Colonie, une circulation immenfe, tant à caufe du fuperflu de la Métropole, dont elle réalife les valeurs, que des profits à faire fur les denrées d'échange ; cette circulation eft principalement l'ouvrage de trois mille Cultivateurs, qui font aidés par la maffe des Coloniftes : chacun d'eux eft fans doute un fujet intéreffant pour l'Etat.
On accordait chez les Romains, une grande récompenfe à celui qui avait eu allez de bonheur ou de vertu pour fauver la vie à un citoyen ( i ); celui qui foutient celle de cent familles, a de plus juftes droits à la confidération publique , fur-tout après avoir rifqué de périr cent fois à 2000 lieues de fa patrie, & y avoir confumé fes plus beaux jours, car les richeffes à Saint-Domingue ne font point le don d'une fortune aveugle ; c'eft ordinairement le fruit de trente années de travaux. Il eft beau de fe facrifier foi-même au defir d'être utile en devenant plus heureux.
Si tous les hommes mefurent le dégré d'eftime qu'ils accordent à chacun de leurs concitoyens , fur l'utilité plus ou moins grande qu'ils en retirent;
( I ) La Couronne Civique.
Quels font en particulier les en-couragemens & les
récompenfes qui peuvent redoubler
l'émulation des Cultivateurs.
s u r l a C o l o n i e de S. D o m i n g u e . 35
on doit fans doute eftimer celui dont les travaux font utiles à la nation entiere; il mérite l'admiration générale. Non cet étonnement flupide que les hommes faibles ont pour des entreprifes dont ils fe fentent incapables ; mais cet applaudiffement éclairé qui engage les autres a les imiter.
L'intérêt public doit toujours préfider à la diftribution que font les Adminiftrateurs, des graces dont ils font dépofitaires.
Les Hollandais , en érigeant une flatue à celui qui leur apprit la maniere de faler les harengs, ont accordé cet honneur à l'utilité que la nation retire de ce fecret, dont la découverte n'exigeait pas un mérite bien diftingué. Ce fut un autre Hollandais, habitant à Surinam, qui le premier détourna le cours d'une riviere , pour fer-tilifer fes plantations par une irrigation proportion-nonnée à leur aridité, & l'exécution de cette méthode fuppofait quelques connoiffances de
l'Agriculture & de l'Hidraulique ; cependant il n'obtint pas de fes compatriotes, la même récom-penfe qu'ils avaient donnée à Buckelft ; la raifon en eft bien fimple, c'eft que les fucreries de Surinam occupaient moins de navires que la pêche des harengs ; mais les Français qui ne font pas la même pêche, & qui font imcomparablement plus de fucre, doivent penfer autrement.
Dans tous les pays, chez toutes les nations С ij
36 C O N S I D É R A T I O N S
( 1 ) Les loix de la Chine accordent des récompenfes à quiconque défrichera des terres incultes, dupuis quinze arpens jufqu'à quatre-vingt. Celui qui en défriche qua-tre-vingt, eft fait Mandarin du huitieme ordre.
policées, on a accordé de grands avantages à ceux qui defrichent de nouvelles terres, ou qui portent au plus haut dégré de production celles qui font déjà cultivées. (1)
On trouve aujourd'hui dans différens cantons de la France , des champs de bled au milieu des landes fi long-tems négligées. En recherchant la caufe de cette activité, on trouve un Edit du Roi , donné en 1764, qui exempte de toutes
redevances pendant 2.0 ans, ceux qui defrichent des terres, ou deffechent des marais. Si d'un bout de l'Univers à l'autre, on femble être convenu de récompenfer les Cultivateurs, qu'elle protection les Colons de Saint-Domingue ne font-ils pas en droit d'attendre!
Vous à qui le Roi a confié une partie de fes pouvoirs, vous qu'il a chargé dans fa bonté paternelle de conduire des Sujets éloignés de lui ; oubliez l'éclat du rang que fa faveur vous donne, pour ne fonger qu'à l'importance du dépôt.
La véritable gloire de ceux qui commandent ; gît dans la félicité publique.
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 37
Arrêtez le bras de l'oppreffeur, veillez : il en eft parmi nous qui ne peuvent être utiles, & pourtant veulent agir; leurs motifs ne valent rien, car ils font contraires à l'aifance publique & à l'harmonie qui doit régner entre les citoyens.
On ne peut être citoyen que par les Loix , & coupable fans les violer ; on ne doit rien faire fans elles.
L'injuftice entraîne la ftérilité par-tout où elle s'étend ; les plantes féchent fur pied. La Cayenne n'eft pas infertile ; l'iniquité s'y eft propagée , & la Colonie n'a point réuffi.
L'effet des richeffes d'un pays, c'eft de mettre de l'ambition dans tous les cœurs ; l'effet de l'oppreffion eft de faire naître la mifere & le défefpoir.
La pauvreté n'eft point la mere de l'induftrie, fi on l'a cru, c'eft une erreur ; l'émulation prend naiffance au fein de la médiocrité, & l'ambition croît avec les richeffes ; mais la pauvreté produit le découragement, elle eft la fœur de la pareffe.
La richeffe ou la pauvreté de chaque contrée , dépend encore moins de la fertilité du fol, que de la nature du gouvernement : la fomme du travail eft la mefure du bonheur & de la puiffance, comme celle de la population. La principale fcience du gouvernement eft donc d'exciter les hommes au travail.
C iij
38 C O N S I D É R A T I O N S
Toutes les Colonies Anglaifes font riches ; toutes les Colonies Efpagnoles font pauvres ; les hommes, le bled & l'induftrie croiffent abondamment dans les premieres ; l'ignorance , les Moines, l'or & les Soldats ne fervent qu'à augmenter la mifere des autres.
Les Anglais ont fondé des Villes, formé des Provinces, établi des Manufactures, des Cours de Juftice , des Écoles publiques , des Courfes de chevaux , ces Concerts. & des Jeux.
Après avoir créé des Tribunaux de Confcience & placé des garnifons , les Efpagnols ont fondé des Couvents , des Églifes , des Hôpitaux ; ils ont bâti des Forts : les uns ont couvert la terre d'hommes & de moiffons ; les autres , pour déterrer un métal dont l'abondance détruit la valeur , femblent creu-fer les tombeaux de l'univers.
L'Anglais heureux & fage , a voulu fe contenter de fruits & de grains, qui, en favorifant la population , augmentent fon commerce ; l'Efpagnol malheureux , a cru trouver au milieu de l'or l'antidote du mal qui le confume , & c'eft un poifon qui le tue.
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 39
D I S C O U R S I I I .
Qui, des Commerçans ou des Colons, a le mieux répondu aux vues de l'Etat.
LE but que la Métropole a dû fe procurer dans l'établiffement de la Colonie , eft l'aggrandif-fement du commerce & de la navigation ; elle en a voulu retirer , i ° . « l'emploi des marchandifes » & denrées qui excédaient la confommation » néceffaire dans l'intérieur du Royaume , & » devenaient fuperflues ; 2° . de nouvelles mar-» chandifes rares en Europe , & qui puffent » ouvrir à la nation Françaife , l'entrée des ports » étrangers ».
Les Habitans de Saint-Domingue, ont acheté, pour répondre à ces vues, beaucoup de marchandifes Françaifes, & ont fabriqué immenfement de fucre , d'indigo , de café , de coton, qu'ils ont donné en échange.
Four répondre aux vues de l'État, le commerce de France devait, de fon côté, fournir aux Colons tous les inftrumens utiles à la culture ; les poffef-feurs des terres devaient les mettre en œuvre, & par leurs travaux & leur induftrie , porter cette culture à fon plus haut dégré de production.
C iv
40 C O N S I D É R A T I O N S "
Les Commerçans ont fouvent manqué à leurs fournitures ; jamais les Cultivateurs n'ont laiffé repofer les inftrumens dont ils étaient pourvus.
Lorfque la Compagnie de Saint-Louis, (i) concédait les terres de la bande du Sud , dont le Gouvernement l'avait rendue propriétaire , elle fourniffait aux conceffionnaires une certaine quan-tité de provifions, & les forcait à fe reconnaître débiteurs des fommes auxquelles il plaifait à fes Facteurs d'arrêter leur eflimation. La mau-vaife qualité des inftrumens & des fournitures, ne permettant pas au Cultivateur d'en retirer l'ufage qu'il s'était propofé , il fallait de nouveau recourir à la Compagnie, qui augmentait alors les difficultés & rehauffait le prix de mille objets, dont le befoin inftant faifait la feule valeur. Après la récolte , l'Habitant portait fes denrées à la Compagnie , qui en fixait encore le prix ; elle était à la fois maîtreffe du taux , de l'achat & de celui du paiement ; enfin, déduction faite de ce que fes travaux avaient produit, le Colon infortuné fe trouvait toujours débiteur de la Compagnie.
La bande du Sud eft la partie la plus étendue & peut être la plus fertile des poffeffions Fran-çaifes à Saint - Domingue , c'eft la moins cultivée, & c'eft cependant celle qui a le moins fouffert
( I ) Etablie en 1668, détruite en 1720.
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 41
pendant les guerres. Les Propriétaires y font chargés de contrats ufuraires dans le fort principal, ufuraires dans les intérêts exigés ( 1 ). Voila les fuites du monopole, fes effets fe font encore reffentir long-tems après qu'il a été détruit ; la Nature venge l'humanité que l'on opprime, & les fources des ri-cheffes tariffent enfin fous les efforts de la cupidité.
Le commerce des Particuliers, qui s'était étendu dans les autres parties de la Colonie, n'a pas été auffi deftructeur ; cependant il a toujours voulu gagner fur les Colons, & a cherché à profiter des inftans du befoin , pour mettre fes fournitures à des prix exceffifs ; les Loix qu'il a voulu impofer aux Cultivateurs , fur-tout dans les mo-mens où l'adverfité rendait leurs befoins plus pref-fans , font d'une dureté qui paraît éloignée du caractère général de la nation Françaife.
Un Ecrivain célébre (2) a raifon de dire , que les États Monarchiques foutiennent difficilement les grandes entreprifes de commerce. Dans ces États , les Négocians ne forment point de corps ; ils commencent par fe détacher du gros de la Nation , & ne refpectent point fes intérêts ; ils
( 1 ) Depuis 1766, plufieurs dentr'eux fe font pourvus en reftitution contre des contrats, qu'ils avoient été forcés de paffer avec les Agens de la Compagnie.
(2) Montefquieu, dans fon Efp. d. L.
42 Considération font enfuite divifés entr'eux par un principe de jaloufie, bien différent de l'efprit d'émulation qui devrait les animer dans leurs entreprifes ; enfin , ils font détachés de leur profeffion elle-même ; ils ne l'exercent que paffagerement, & font toujours prêts à la quitter pour s'adonner à celles qui payent un plus grand tribut à leur vanité. De tels hommes font peu jaloux d'acquérir la fcience du commerce, & moins jaloux encore de fa durée & de fa profpérité.
Ils ont réduit le commerce à l'art de profiter des befoins refpectifs des Nationaux & des Coloniftes ; le nom de commerçant , qui emporte avec lui la confidération que l'on doit au Citoyen utile , femble n'être pour eux qu'un titre de contribution. Ils achetent à crédit des marchan-difes dont fouvent ils abforbent la valeur par anticipation ; les navires arrivent à Saint-Domingue , & les dépenfes énormes que les Armateurs font pour foutenir un train faftueux, ne font foutenues , elles-mêmes, que par l'efpoir des retours ; de-là les faillites & les malheurs fans nombre qui allarment la fureté publique.
Cependant tout fe vend au plus haut prix à Saint-Domingue ; les denrées d'échange montent à des fommes infiniment fupérieures à la valeur des marchandifes apportées dans la Colonie; le Commerçant a donc pu gagner ; mais fi les denrées
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 4 3
de retour font vendues en France aux Nationaux , c'eft fur ces derniers que fe réalifera le gain fictif que l'on a fait à Saint-Domingue.
Quel avantage la Métropole retirerait-elle d'un femblable commerce , fi ce n'eft l'armement de quelques navires & la formation de quelques navigateurs (i) ?
Cette réflexion a fait dire à Voltaire , que le commerce des Français dans les Antilles, n'enrichit point le Royaume , qu'au contraire il fait périr des hommes & caufe des naufrages. « Ce n'eft pas fans doute, a-t-il dit, un vrai » bien ; mais les hommes s'étant fait des nécef-» fités nouvelles , il empêche que la France » n'achete cherement de l'étranger un fuperflù » devenu néceffaire ».
Cet Écrivain ne fongeait pas que les étrangers n'ayant point de Colonie égale à celle de Saint-Domingue , la France peut leur vendre à eux-même ce fuperflu (2) devenu néceffaire.
( 1 ) Ce ferait toujours un grand bien; la circulation intérieure & les forces du Royaume en feraient accrues, & l'on ferait redevables à la Colonie de cet avantage important.
( 2 ) Si l'on peut appeller fuperflu le fucre, l'une des plus belles productions de la Nature que l'art ait encore perfectionnée, qui eft falutaire, balfamique, dont enfir l'ufage modéré peut prolonger l'exiftence de l'homme.
Erreur de Voltaire au fujet des
Colonies Françaif,
4 4 C O N S I D É R A T I O N S Mais le défaut de courage & d'induftrie a rendu
communes en France des denrées qui font partout ailleurs à un plus haut prix. Les magafins en étant remplis, tout le monde s'eft cru affez riche pour en faire nfage. Il fallait vuider ces magafins en couvrant la furface des mers d'hommes & de vaiffeaux ; il fallait aller chercher des confomma-teurs dans tous les marchés de l'univers, & ne pas attendre que des marchands étrangers vinffent acheter parmi nous, dans le tems de l'abondance, ce que notre indolence nous forçait de donner à vil prix.
« Le commerce eft pauvre ; il eft ruiné » par les fommes qui lui font dues dans les Colo-« nies ; les armemens font coûteux , & le béné-» fice d'exportation du fucre & des autres den-»rées dans les pays du Nord , eft fi petit, qu'on » ne doit pas l'envier aux étrangers.—
Tel eft à peu-près le langage des Négocians de Nantes ou de Bordeaux , comme fi le commerce pouvait être trop pauvre pour ne pas fe rendre onéreux. A l'égard des dettes de la Colonie de Saint-Domingue envers les commerçans, elles ne font pas plus grandes qu'une demi-année de fon revenu ; & quant au bénéfice d'exportation, il eft fi grand par lui-même , ou par l'accroiffe-jnent qu'il donne à la circulation publique, que
En Angleterre ce font les Colons qui ont le moins répondu aux vues de leur
Métropole, en France ce font les Commerçans.
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 45
les étrangers font deux traverfées pour en profiter , tandis qu'une feule fuffirait aux armateurs de France.
D'ailleurs le prix du fucre à la Jamaïque , à la Grenade , dans toutes les Colonies Anglaifes, efl toujours à quinze ou vingt pour cent au-deffus du cours de Saint-Domingue , parce que le fol des Ifles Anglaifes efl plus ingrat, que les Anglais exigent moins de travail de leurs Negres & les nourriffent à plus de frais, ( ils font dans l'ufage de leur donner des vivres & des poiffons falés, ) qu'enfin ils font moins induftrieux dans ce genre de culture, & que d'un autre côté , la grande valeur qu'ils donnent en Europe aux denrées de leurs Colonies , par leur habileté dans le commerce , doit naturellement les faire monter à un plus haut prix dans les lieux de la fabrication. Les Négocians de France pourraient donc offrir dans tout l'univers les denrées de Saint - Domingue (1) , & particuliérement le fucre, à quinze pour cent au moins au-deffous du prix Anglais , (2.) ils obtiendraient donc la préférence.
( 1 ) Les Caboteurs de Saint-Domingue, qui portent À la Jamaïque du coton & de l'indigo, gagnent ordinairement à ce commerce dix pour cent fur le prix, & douze pour cent fur le poids, parce que le poids Anglais eft plus léger de douze pour cent que la mefure Françaife.
( 2 ) Il y a cependant quelques obftacles, mais qui ne
46 C O N S I D É R A T I O N S
font pas difficiles à lever; le premier, eft le grand prix du Fret, la cherté des Navires en France, & la grande dépenfe qu'il faut pour les armer : ( il faut tirer d'Irlande le bœuf pour nourrir les Matelots, il faut procurer au Capitaine & aux Officiers de Navire une nourriture abondante & recherchée, & par conféquent remplir le Navire de provifions très-coûteufes ; il faut un plus grand nombre de Matelots, parce qu'un Navire qui ferait conduit par douze Mariniers Anglais, le ferait à peine par trente Français, à caufe de la différence du gréement, des cordages, & des hommes inutiles que les Armateurs Français font obligés de prendre fous les noms de Chirurgien, de Maître d'Hôtel, de Cuifiniers, de
Pilotins, & c ) . Le fecond obftacle provient de la loi impofée aux Navires Français de défarmer au lieu de leur départ, des frais d'entrepôt en France, & des droits & impôts qu'il faut y payer avant de porter les denrées à l'étranger. Nous en parlerons encore.
Voulez-vous favoir d'où vient cet embarras qui empêche l'aggrandiffement du commerce métropolitain ? C'eft que l'état de Négociant ne paffe point à trois générations ; il n'eft entrepris que par des hommes nouveaux , qui s'élevent fans fonds , fur des projets, mal conçus, & ne cherchent qu'à faire fupporter indifféremment les frais de leur témérité, foit aux Français , foit à d'autres.
Es ne commercent que pour s'enrichir promp-tement ; ils ne connaiffent point d'autre but ; ils
S U R LA COLONIE DE S . D O M I N G U E , 47
féparent les priviléges du Négociant des devoirs du Citoyen ; & quand ils fe croyent affez riches, ils enlevent leurs fonds à la circulation générale , (i) & abandonnent le commerce , fans s'inquiéter de ceux qui les remplaceront.
Des hommes qui ne confidérent que le mo-ment, c'eft-à-dire, que l'intérêt particulier d'une fortune inftantanée, ruinent le commerce & les Colonies. A quoi fervent les richeffes qu'ils ufurpent ? les rendent-elles plus heureux ? Non : leur orgueil, ou celui de leurs defcendans , les précipite dans des embarras infolubles, & leurs biens paffent en d'autres mains.
On fabrique dans la Colonie de Saint-Domingue , le plus beau fucre du monde ; on y recueille une infinité d'autres denrées, dont l'u-fage paraît utile à toutes les Nations ; c'eft au commerce à vendre ces denrées & â leur ouvrir un grand débouché, s'il ne le fait pas, il ne remplit pas les vues de l'État, il ne fatisfait pas à l'intérêt de la Métropole.
( i ) L'argent qui fait le prix des dignités, des fei-gneuries, des charges, des alliances qui illuftrent la retraite de nos Commerçans, peut bien n'être pas en-tiérement perdu pour la circulation, mais on conviendra qu'il eft plus oifif qu'il ne pourrait l'être entre les mains du Négociant, dont la profeffion confifte à le faire circuler 8c produire.
48 C O N S I D É R A T I O N S
Cependant il paraît indifférent à un Armateur-Français , que le fucre vaille vingt ou foixante francs , pourvu qu'il remette au pair, & qu'il y ait eu du bénéfice fur la vente de la premiere cargaifon. Si les marchandifes de France fe vendent bien dans la Colonie , fi les retours ne perdent point, fi le fret ne fouffre point de diminution , ont dit à la Bourfe que les affaires font bonnes , quoique le fucre ne fe vende que vingt francs ; on devrait dire au contraire qu'elles font très-mauvaifes, car fi le fucre était au plus haut prix, il en faudrait une moindre quantité pour remplir le montant des cargaifons vendues a. l'Amérique ; les cargaifons pourraient donc être augmentées en nombre & en valeur & il y aurait plus d'hommes employés. Le moyen de rehauffer le prix des denrées de la Colonie, c'eft de faire les bénéfices que les étrangers feront fur nous, tant qu'elles feront accumulées dans les ports.
Si le fucre des Anglais eft inférieur ; fi cependant il eft toujours à un plus haut prix à la Jamaïque qu'à Saint-Domingue , il en réfulte qu'en Angleterre , c'eft le Cultivateur qui a le moins répondu aux vues de fa Métropole, & qu'en France , c'eft le Commerçant (1) : cette vérité eft
(1 ) Les impôts établis dans la France fur les denrées
fi
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 4 9
de la Colonie, étant un obfracle à l'exportation à
l'Etranger, & par conféquent au progrès du commerce,
le blâme ne doit pas tomber entiérement fur les Com-
merçans, les Financiers doivent le partager.
Tome I. D
fi inconteftable , que fi l'exportation des denrées de Saint-Domingue était permife aux Anglais, elles renchériraient, dans cette Colonie , de plus de vingt pour cent. Il faut donc s'attacher à les faire valoir & à détruire, par les moyens les plus prompts, une concurrence auffi dangereufe.
Il n'eft de Négociant véritablement eftimable, que celui qui, ne perdant jamais de vue l'utilité générale de fa Patrie dans les entreprifes particulieres qu'il fait , l'enrichit par fon induftrie ; qui, dans toutes les occafions, remonte aux principes invariables du commerce , qui n'ont point d'autre but que la profpérité nationale.
Si la direction du commerce faifait en France la premiere partie du Gouvernement public ; fi les Adminiftrateurs portaient un regard plus affuré fur-cette branche effentielle, les vues que la Métropole a dû fe propofer feraient fans doute remplies. D'un côté , on chercherait moins a gagner fur les Colons ; gagner fur eux , c'eft affaiblir les moyens de cultiver ; d'un autre côté, on craindrait de fomenter dans l'intérieur du Royaume , la confommation exceffive de leurs denrées : il eft
50 C O N S I D É R A T I O N S
dangereux d'impofer fur les Nationaux , le tribut de l'induftrie, & de faire dégénérer en luxe , ce qui doit être reftraint à la réalité des befoins ; enfin , on encouragerait l'exportation des denrées de la Colonie, dans les pays étrangers ; & loin de la gêner par des impôts, on attacherait à fes progrès des faveurs & des récompenfes. Le commerce de France deviendrait en cette partie , four-nhTeur & porte-faix des autres Nations, & obtiendrait , à prix égal, la préférence fur la Nation rivale , à caufe de la qualité fupérieure du fucre fabriqué dans les Colonies Françaifes.
Ainfi la queftion qui fait le titre de ce difcours, & fur laquelle il paraît d'abord allez difficile de fe déterminer , fe réfout d'elle-même, après quelques momens d'examen.
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 51
D I S C O U R S I V .
DES FORCES DE LA COLONIE EN TANT QU'INDUFTRIEUFE.
Q U O I Q U E le commerce national n'ait pas entiérement fuivi les vues de l'État, il n'en eft pas moins vrai que, dans la fituation préfente de ce commerce, les Colons ont ouvert à la France une circulation profitable ; non-feulement la dé-penfe des armemens eft compenfée , mais on en retire des avantages réels. Les fourniffeurs, les ouvriers y gagnent ; l'activité redouble ; l'aifance qu'elle procure , fait croître le nombre des fujets laborieux ; ils fe multiplient, pour ainfi dire, eux-mêmes , & réparent, par l'augmentation de la force & de l'induftrie , les malheurs de la dépopulation.
Les fonds employés dans la Colonie , pour propager ce commerce, ne font rien en compa-raifon des revenus qu'ils produifent ; c'eft trop les eftimer , que de les porter à huit fois plus que le revenu annuel (1) ; il eft actuellement allez
( 1 ) Avant la révolution du Café en 1 7 7 1 , les revenus étaient au capital, ce que le fixieme eft au tout ; car les revenus de la Colonie montaient à foixante-quinze
D ij
52 C o n s i d É R A T I O N S
millions, & les capitaux à quatre cent quarante; mais les plantations, le nombre des Négres & les bâtimens, fe font accrus dans les montagnes fans beaucoup de fruit.
( 1 ) J'ai préféré cette méthode à foute autre, parce qu'elle conduit en quelque forte à l'Hiftoire de l'Agriculture, & du commerce de la Colonie, depuis la paix jufqu'à préfent, & met par conféquent le Lecteur plus en état de juger de la véritable fituation de la Colonie Sz de
fes produits.
difficile d'en faire une eflimation bien jufte. Cependant comme l'évaluation comparative des revenus & du fonds dont ils font tirés , eft très-nécefïàire pour connoître l'état préfent de la Colonie , je vais mettre le Lecteur a portée de s'en faire une idée affez précife.
Et pour cela je choifis trois Époques (i) . La premiere , en 1764 ; c'eft l'année qui a
fuivi la publication de la Paix ; c'eft celle où le Cultivateur a commencé a recueillir le fruit des travaux , que l'efpoir lui a fait entreprendre pendant la guerre, & à cette Epoque , je trouve une eftimation générale faite par les deux Confeils Supérieurs, affemblés au Cap , pour l'impofition des quatre millions demandés par le Roi, pour l'entretien des troupes réglées dans la Colonie ; mais je m'apperçois que MM. des Confeils ont négligé de faire la preuve de leur eflimation ; &
s u r l a C o l o n i e d e S . D o m i n g u e . 53
Haut du Cap 1 Quartier Morin & Ifle Saint-Louis . . 2 3 . 2. Limonade 22. . . 14. Grande Riviere & Dondon » • . i . Plaine du Nord' 12. . . 8. Petite Anfe 22. . . 7. L'Acul . • • 17 .". „ »• Limbe 11 • «
108 . . 38
D iij
je m'arrête , pour la rectifier , à une feconde Époque, qui eft en 1767; enfin, comme il n'y a point eu de révolution depuis ce teins , fi ce n'eft dans la culture du café & dans la diminution du prix de cette denrée, je pourfuis mon efti-mation , fans répétition de calcul, jufqu'en 1775 , qui eft le tems où je me fuis déterminé à publier ce Livre.
É T A T c o m p a r a t i f d e l a C o l o n i e ,
e n 1764 & 1767.
Sucreries de la partie du Nord.
C e t t e partie de la Colonie commençait à être établie , fous le gouvernement de Bertrand d'Ogeron , en 1670 ; la culture n'y a été en vigueur qu'en 1737.
Sucreries en blanc , en brut.
54 C O N S I D É R A T I O N S
T O T A L . . . . 183. . . 80.
Il y avait en 1767 , dans le reffort du Confeil Supérieur du Cap , cent quatre-vingt-trois Sucreries en blanc, & quatre-vingt en brut ; deux cents foixante-trois Sucreries , tant en blanc qu'en brut.
Depuis 1763 , jufqu'au commencement de 1767 , il a été introduit dans la Colonie, cinquante mille deux cents trente-fept Negres, tous occupés à la culture ; ce qui, en raifon des Negres qu'il y avoit en 1763 , ferait croire que la culture fc ferait accrue, dans quatre ans , de dix-fept pour cent ; mais en obfervant que le tiers des Negres de Guinée meurt ordinairement dans les trois premieres années de la tranfplantation , & que la vie laborieufe d'un Negre fait au pays, ne peut pas être évaluée à plus de quinze ans, il faudrait
De l'autre part... 108 . 38
Port Margot I • • I• Quartier Dauphin & partie de Mari-
baroux . 21 . • 14-Autre partie de Maribaroux &
Ouanaminte 13 . • 8. Terriers Rouges & Jacquezy , . . . 16 . . 8. Le Trou & dépendances 22. . . 11 . Port de Paix . .. 2. . . ».
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. diminuer, i° . le tiers des Negres nouveaux introduits depuis 1763 ; 2 ° . trois cinquiemes de la maffe totale des Negres de la Colonie , & il s'en fuivrait que la culture ne fe ferait pas accrue de dix-fept pour cent. Mais la mortalité des Negres nouveaux, dont l'introduction eft publique, eft compenfée en grande partie par ceux qui proviennent de la contrebande , & les renaiffances fuppléent en partie à l'extinction des Negres faits an pays ; cependant comme il n'eft venu, en 1767 , que trois cents quatre-vingt-quatre navires, qui ont emporté toutes les denrées de cette année-là , 6c que trois cents quatre-vingt-quatre navires de port ou tonnage ordinaire n'auraient point fuffi à l'exportation , fi la culture avait augmenté de dix-fept pour cent, l'augmentation doit être fup-pofée à quinze pour cent.
Par les déclarations faites en 1764, le fucre blanc exporté du Cap, pcfait... 55, 1 1 1 , 332.1. augmentation à 15 p.100.. 5, 265, 699.
40 , 378, 031 l
Et la même année le fucre brut exporté , pefait. . . II, 239, 700 1.
augmentationà 15 p 100.. 1, 685, 955.
Sucre blanc & brut exporté en 1767, de
la dépendance du Cap 53,303, 6861 I.
DIV.
56 C O N S I D É R A T I O N S
Les 263 fucreries établies dans cette dépendance-, ne donnent pas d'égales productions , quelqu'unes font de grands revenus , d'autres font très-faibles, mais prefque toutes étaient à leur plus haut dégré de culture en 1767 , & il ne reftait pref que point d'accroiffement à. efpérer.
La quantité de 53, 303, 686 1. de fucre blanc & brut répartie en 2,60 fucreries donne pour chacune 205,014 liv. ce qui n'eft pas exceffif ; mais il faut obferver que dans cette quantité, il y a trois fois plus de fucre blanc que de brut.
Sucreries de la partie de l'Oueft, dont un grand nombre eft fufceptible d'augmentation.
La partie de rifle que les Français ont cultivée; la premiere, c'eft la partie de l'Oueft, étant éloignée des établiffemens de la Colonie Efpagnole , dont alors on avait à craindre les forces, & à-peu-près au milieu de toutes les terres envahies par les Français : elle devoit être néceffairement le fiége du gouvernement.
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . .57
Nomb. des Sucreries. Leurs. Produits.
blanc. brut. 1 Sucrerie aux Gcnaives,
affez mal montée, . 150m. 19 A l'Artibonite, bien éta
blies, dont 9 en blanc à 250 milliers, . . . 2, 250 m. 10 en brut à 300 mil 3,000.
18 Aux Vazes, Arcahaycs & Boucaffin , dont 3 en blanc, deux à 300 m. & une à 400 milliers, 1 , 000. 15 en brut, à 300 m. . . . . . . . 4 , 500
80 Au Cul - de - fac , Les Varreux , & dépendances du Port - au-Prince, dont 39 en blanc & 41 en brut, évaluées par le détail au produit total de . . . 9 , 3 8 4 . . . 1 7 , 730.
1 Au Grand-Goâve, . . . . . , . . . 200. 49 A Léogane, dont 1 en
blanc & les autres en brut 234 . . . 13 , 939.
13 Au Petit-Goâve & Mira-gouane, dont 3 en bl. . . 666 . . . 2, 784.
7 Au Fond des Negres & au Fond des Blancs , . dont 3 en blanc . . . . 700 . . . 650.
7 A Nipes, Petit-Trou & les Baracaires. . . . . . . . . 1, 500.
2 A la Grande Anfe, mal établies & infertiles . . 150.
197 Sucreries , dans la partie de l'Oueft , ont fait en 1767 1 4 , 234 m. . 4 4 , 504 m.
58 C O N S I D E R A T I O N S
(1) On eft redevable aux Anglais de la Jamaïque & aux Hollandais de Curaçao , de prefque tous les établiffe-mens de la partie d u d ; la Compagnie de Saint-Louis y avait porté la défolation; le commerce de France, qui n'y trouvait que des avances à faire & rien à recueillir, l'avait abandonné depuis 1720 jufqu'en 1740; dans cet intervalle les Etrangers y porterent les chofes néceffaires ; mais fitôt que le commerce de France vit qu'il y avait des revenus à tirer, fes députés firent des repréfentations véhémentes; on les crut. La P. était alors Intendant, on lui fit paffer des ordres , en vertu defquels on arrêta D. T . , C.& P . fauteurs du commerce étranger , & on les punit auffi durement que s'ils n'avaient pas été les bienfaiteurs de la Colonie & même du commerce national, qui, fans eux, n'aurait point trouvé de revenus à exporter ; ils furent condamnés aux Galeres, mais enfuite on fe contenta de prendre leur fortune, & on leur fit grace.
Sucreries de la partie du Sud, toutes fufceptibles d'une grande augmentation.
Cette partie s'étend depuis le Cap-Tiburon, jufqu'à la pointe de la Béate, ce qui fait 50 lieues de côtes plus ou moins refferrées par les montagnes, c'eft le plus beau canton de l'Ifte, & fi la culture n'y a pas encore été portée à fon plus haut dégré, c'eft que la Compagnie de-Saint-Louis en a retardé les progrès. ( 1 )
S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 59
I Sucrerie aux Anfes, Canton des Anglais , fur laquelle il y a trois cents Negres , qui produit 400 m.
70 Dans la plaine du fond de l'Ifle à Vache, dont 10 en rafinerie, roulant tantôt en blanc, tantôt en brut, felon les circonftances, 65 Sucreries en brut, à 300 milliers 19, 500 5 en blanc, à 300 m.. 1,500 m.
10 A Cavaillon , dont 2. à la baie des Flamands 3, 000
a A Saint-Louis 600 1 A Acquin 300
34 Sucreries dans la partie du Sud, ont produit, en 1767 I, 500 m. . . 23, 800 m.
R É C A P I T U L A T I O N
Des Sucreries & de leur produit en 1767. Sucre blanc. Sucre brut.
263 Dans la partie du Nord , font. . . 40 , 378 m. . . 12, 925m.
1997 Dans la partie de l'Oueft, font. . . 14 , 134 . 4 4 , 503
84 Dans la partie du Sud, f o n t . . . . I, 500 . 23 , 300
544 Sucreries ont produit 56, 112 m. . . 80, 728 m. qui répondent à 109 , 931 milliers de Sucre terré, ou 175 , 896 milliers de Sucre brut, blanc & brut 1 3 6 , 840 milliers.
60 C O N S I D É R A T I O N S
OBSERVATION.
En Mars 1764, l'affemblée des deux Confeils ayant fait le relevé des droits de fortie payés en 1753 , trouva que l'exportation du fucre brut, ayant monté cette année a 67657 banques créoles, pefant beaucoup plus d'un millier ; & dans le plan de répartition dreffé pour l'im-pofition des quatre millions , elle eftima l'exportation future à 80,000 milliers, ou banques d'un millier chacune ; mais les membres de cette affemblée ne firent pas attention que depuis 1753 ,
j beaucoup de fucreries qui roulaient en brut, avaient été établies en blanc, ce qui diminuait la quantité du fucre brut, & rendait l'eftimation trop forte ; comme il eft évident , puifque malgré l'établissement d'environ quarante fucreries depuis la publication de la paix, jufqu'en 1767 , notre eftimation ne va qu'a 80,72.8 milliers de fucre brut. Ils fe tromperent de même fur la quantité du fucre blanc, qu'il ne porterent point affez haut ; ils ne l'évaluerent qu'a 35 mille barriques: d'un millier; mais à la fin de 1764, on avait exporté du Cap feulement 35,111,332 liv. de fucre terré , & nous avons eftimé jufte en difant qu'en 1767 , il en eft forti 56,112 milliers.
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 61
I N D I G O .
La même affemblée reconnut que la quantité de 1,690,545 liv. d'indigo déclarée en 1753, était au-deffous de la quantité recueillie en 1763; elle évalua la récolte annuelle a 1,880 milliers, fans y comprendre l'indigo qui n'eft pas déclaré & qui eft enlevé par les Anglais ; mais cette culture a diminué à mefure que les terres fe font ufées; les manufactures ont été converties en fucreries, cafeyeres & cotonneries ; il s'en eft établi fort peu de nouvelles, & les anciennes qui ont été confervées, n'ont pas augmenté leurs forces. Nous eftimons qu'il s'eft fabriqué en 1767 , 2,OOO
milliers d'indigo, dont environ 500 milliers ont paffé dans les Colonies étrangeres.
C O T O N .
Cette aifemblée penfait, on ne fait trop pourquoi , que la culture du coton ne ferait jamais confidérable dans la Colonie ; l'événement a montré fon erreur avant la guerre ( en 1753 ) , on n'en avait déclaré que 1,393,646 livres, on partit de -là pour en évaluer l'exportation future à 1500 milliers; mais en 1764, on commença à planter beaucoup de cotonniers à l'Artibointe, & cette culture s'efl toujours accrue depuis.
On a recueilli en 1767, dans la dépendance
62 C O N S I D É R A T I O N S
Il n'y avait point de cotoneries dans la partie du Nord en 1767; mais c'eft au Cap que l'on a toujours vendu la plus grande partie des récoltes faites à l'Artibointe & aux Gonaïves. (1)
C A C A O .
Quoique des expériences malheureufes aient démontré que le climat de Saint-Domingue fe refufe à la culture des Cacoyers , les habitans de la grande Anfe, encouragés par les profits
( 1 ) En 1764, il en étoit forti 545 milliers par le Port du Cap; &: en 1 7 6 7 , il en eft forti 627, 288 liv.
de Saint-Marc, en Coton I, 500 m.
Au Cul-de-fac; 50
Au Mirbalais 2.0
Au Petit & Grand Goâve 60
A Léogane 20
Au Petit Trou & à Nipes 100
A la Grande Anfe , les Abricots &
la Seringue 100
Jaqmel & dépendances. 300
Cap Tiburon, les Anfes & Labacon . . 200
Montagne de l'Ifle à Vache & S. Louis. 100
Côtes de Fer & Acquin 100
2, 550 m.
S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 63
immenfes qu'on en peut retirer quand la culture réuffit pleinement, ont planté des cacoyers au milieu des bois. On eftime qu'ils recueillent tous les ans 150 milliers de cacao , qui font vendus au Port-au-Prince. Le refte du cacao que l'on peut exporter , vient d'un petit commerce que les Marchands de la Colonie font avec quelques Efpagnols de Carthagêne & de Sainte-Marthe; commerce qu'il ferait poffible d'aggrandir. (I)
C A F É . L'affemblée de 1764 obfervant qu'en 1755
il n'était forti de la Colonie que 6,941,2.58 liv. de café , eftima que l'exportation de cette denrée n'excéderait pas 7 millions ; mais dès la fin de la même année, il était forti du Cap feulement 9,480 milliers de café ; en 1767 on en a recueilli 15600 milliers.
Eftimation de la quantité de Negres, qui était dans la Colonie au premier Janvier
En 1759, tems de guerre, le total des Negres du reffort du Confeil du Port-au-Prince, était, par le recenfement général, de 104,839 Negres; il en a été introduit un petit nombre
( 1 ) Tous les Cacoyers de la Colonie périrent en 1 7 1 5 , leur culture avait été introduite en 1665 par d'Ogeron. En général le pays eft à préfent trop découvert pour cette forte de plantation, qui exige beaucoup de fraîcheur & un grand abri.
64 C O N S I D É R A T I O N S
pendant la guerre , par les Armateurs & Corfai-res Français, & un nombre beaucoup plus grand par le commerce interlope : non - feulement ce commerce a réparé les pertes furvenues par la mortalité pendant la durée de la guerre, mais encore il a produit une augmentation , puifque le recenfement du même reffort, en 1763, était de 108,539 noirs
La population ne s'eft pas fi bien foutenue dans la dépendance du Cap, où le poifon a fait des ravages ; le recenfement de cette dépendance, en 1763 , ne montait qu'à 98,000
Total des Negres portés fur les recenfemens de la Colonie en
1763 206,539 noirs
Ce calcul eft d'accord avec celui fait par l'affemblée de 1764; elle eftima à 200 mille, le total des Negres de la Colonie.
En 1764, 36 navires venant des côtes d'Afrique, ont apporté 10,945 Negres
En 1764, 34 autres . . . . 10,153 En 1766, 47 autres . . . . 13,860 En 1767 , 50 autres . . . . 15,2.79
2.56,776 Negres La
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 65
Sucre brut 80,718 à 24 19, 504,620. Indigo 1,500 à 6 la liv . . 9,000,000 Coton . . . . 2,550 à 170 le quint. 4,335,000
Café 15,600 à ,, 16 f. la 1. 12,480,000
Cacao . . . . . . . . . 150 à ,, 16 120,000 Cuirs en poil 14 bann. à 181.chaq. 252,000 Cuirs tannés 32 c ô t e s , à 1 0 l i v . . 320,000
Caret. . . . 4 à 10 livres . . . . 40,000 Syrop ou Melaffe . . . 50 banques, à 30 liv. 1,500,000 Tafia. 10 banques, à 70 liv. 700,000 Bois d'Acajou, Campêche & Gayac, pour 14,620
75,000,0001.
( 1 ) La maffe des productions enregiftrées en 1767, fuivant les déclarations des chargeurs, eft un peu moindre que dans cette récapitulation ; cette différence vient de l'excédent des poids déclarés, & des chargemens faits fous voile.
Tome I. E
La paix avait donc procuré à la Colonie en 1767 , un accroiffement de 52.237 Negres, fans y comprendre ceux que la contrebande, qui était beaucoup tolerée dans ces premiers tems, avait introduits, & qui avec les renaiffances, doivent avoir à-peu-près balancé la mortalité, dans le court efpace de trois années.
R É C A P I T U L A T I O N
Des revenus de la Colonie en 1767 ( I ) .
Sucre blanc ou terré. . 56,112 m. à 48 liv. le quint. 26,933,760l.
6 6 C O N S I D É R A T I O N S Preuve par
l'exportation. VOLUME des denrées exportées de
S. Domingue, en 1767.
544 Sucreries ont fait 56,112 m. fucre terré, Tonnage, décharge ou
& . . . . . 80,728 fucre brut, encombrement.
Total, blanc & brut 136,840 milliers ou . , 68,480 ton,
1,500 m. d'indigo, le millier eftimé pour un tonneau 1,500
15,600 milliers de café , le millier au tonneau 15,600
2,550 milliers de coton, 700 livres au tonneau. 3,643
14 m. bannettes de cuirs en poil, à 501;
chaque, & 1000 au tonneau . . 750 32 m. côtés de cuirs tannés, á 10 1.&
1000 au tonneau. . . « . . . 320 Bois d'Acajou, Gayac, Campêche
& Caret . 407
90,700 ton.
On peut tranfporter ce volume avec 400 navires de 2,2-7 tonneaux chacun; mais comme tous les navires ne font pas de cette jauge, on peut fup. pofer 100 navires de 150 tonneaux chacun , 100 de 200, 100 de 258, 100 de 300 : 400 por-teront 90,700 tonneaux.
Medium, 227 tonneaux.
SUR LA COLONIE DES. DOMINGUE. 67
É T A T des Navires chargés dans la Colonie-en
DES MERS
d'Europe, d'Amérique;
Au Fort Dauphin. . . . . . . . . 2. Au Cap . . . 195 . . . 26. Au Port de Paix 2. A Saint-Marc . . . . . . . . . 20. Au Port au Prince & Léogane . 116 . . . 19 . Aux Caves S. Louis & Jacmel . . . 49 . . . 23.
D'Europe 384. d'Ara. 68.
Dans le nombre de 384 Navires d'Europe, il y a voit 50 Négriers.
PROGRESSION de la Colonie, jufqu'en 1 7 7 4 .
Il eft venu de Guinée, depuis 1767 jufqu'en 1774, 2.74 navires négriers,qui ont apporté 79 mille Negres, ce qui fait par chaque année 13 mille Negres ou environ 79,000 Negres,
La mortalité fur les Negres tranfplantés a été au tiers, parce que les étrangers ayant eu conf-tamment lapréférence de latraite, on a introduit beau coup de Negres de rebut ; la fraîcheur des mon-
79,000 Negres, E ij
68 C O N S I D É R A T I O N S De l'autre part. . . 70,000 Negres»
tagnes a d'ailleurs contribué à leur deftruction, & il eft à remarquer que trois cinquiemes des Negres nouveaux, depuis 1 7 6 7 , ont été employés à la culture du café , qui ne réuffit que dans les mornes & dans les terreins les plus humides ; il faut donc déduire. 26,333 Negres.
Refte. 52,667 Negres. qu'il faut ajouter à la quantité de 256 mille, qui était dans la Colonie en 1767 , ci. 256,000 Negres.
308,667 Negres. La population des efclaves dans
la Colonie , a été jufqu'à préfent très-faible , & les rénaiflfnces ont été prefque doublées par les mortalités : les Negres nouveaux, font d'ailleurs fort peu d'enfans dans les premieres années de leur arrivée dans le pays ; il ne faut donc calculer que fur la rénaiffance annuelle d'un Negre fur 30,
308.667 Negres.
SUR LA C O L O N I E D E S DOMINGUE. 69
Ci-contre. . . . . 308,667 Negres;
ce qui fait ; 10288. Rénaiffance pendant 6 ans 61,728
370,395 Negres,
La vie laborieufe des Negres n'étant que de 15 ans, il périt tous les ans à-peu-près un quinzieme de la quantité générale; il faut donc ôter de la maffe fix fois le quinzieme de 256 mille Negres qui exiftaient en 1767.. 102,396
267,999 Negres.
L'introduction des Negres de contrebande, quoique toujours obftaclée de la part du gouvernement, peut être juftement évaluée par chacune des fix années qui fe font écoulées depuis 1767 , à 4000 têtes de Negres ; pour fix ans. . 24,000 Negres.
Total des Negres qui étaient dans la Colonie à la fin de l'année
1773- 291,999 Negres.
Il y a donc eu une augmentation réelle de près de 40 mille Negres en fix ans; les trois
E iij
70 C O N S I D É R A T I O N S cinquiemes de cette quantité ont éré employés a la culture du café , & l'on a établi depuis 1767 , une infinité de cafeyeres; elles ont coûté la vie à beaucoup de Negres nouvellement pris en Guinée, qui ont été livrés trop-tôt a de rudes travaux dans des montagnes couvertes de brouillards , où ils ne pouvaient trouver qu'un climat ennemi, & fouvent point de vivres convenables.
ce qui a rendu l'accroiffement du nombre des Negres biens moins fenfible, qu'il ne l'avait été depuis la paix jufqu'en 1767. On peut donc affurer que malgré les grandes récoltes de café faites depuis 1767 jufqu'en 1772., les progrès de cette culture n'ont point été avantageux à la Colonie.
Etat des revenus de la
Colonie, en 1774-
A préfent les nouveaux établiffemens en café font nuls, quant à la progreffion des revenus de la Colonie ; car, outre que tous manquent de forces & commencent a être fort mal entretenus, il faudrait qu'ils produififfent le double, pour égaler le prix que la Colonie a retiré du café en 1767 : on eftime la récolte de 1774 à 29,700 milliers, mais à peine pourrait on évaluer cette denrée à 8 fols la livre dans une eftimation générale.
On a converti nn grand nombre de Cafeyeres en indigoteries & en cotonneries ; mais dans le
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 71 principe de ce changement, on ne peut pas encore apprécier les produits.
On eftime qu'il s'eft recueilli en 1774, deux millions trois cents cinquante milliers d'indigo , dont il faut déduire cinq cents milliers qui ont été enlevés par les étrangers.
La récolte du coton eft portée à 3,500,000. Il a été fait depuis 1767 jufqu'en 1774 ,46 établif-femens en fucrerie, dont 25 dans la bande du Sud, 14 dans la partie de l'Oueft, & 7 dans la dépendance du Cap , dont deux au Port-de-paix. Cette augmentation dans la fabrication du fucre, s'eft faite en grande partie par le changement de culture , & l'on y a employé affez peu de Negres nouveaux. Plufieurs des fucreries qui étaient, en 1767 , entre les mains d'un feul Propriétaire, ont éprouvé depuis des partages fictifs ou réels entre fes héritiers , & quoiqu'il n'en foit réfulté aucun changement dans les produits , nous comp terons dans la Colonie 650 fucreries , qu'on eftime avoir produit 59 millions cent milliers de fucre blanc, & 88 millions 408 milliers de fucre brut.
E iv.
72 C O N S I D É R A T I O N S R É C A P I T U L A T I O N
Des revenus en 1 7 7 4 .
Etat des revenus.
Sucre blanc-ou terré . . 59,100 m. à 48 liv.le quint. 28,368,000 Sucre brut. ....... . . 88,408 à 24. le quint. 21,217,320 Indigo 1,850 à 6 la liv. . . 11,100,000 Coton 3,500 à 170 le quint. 5,950,000 Café 29,700 à „ 8 f. la 1. 11,880,000 Cacao 150 à „ 16 la 1. 120,000 Cuirs en poil 14 bann. à 18 f. chaq. 252,000 Cuirs tannés 32. côte's, à 10 livres. 320,000 Caret 5 à 10 livres 50,000 Syrop ou Melaffe. . . . 58 banques, à 33 liv. 1,914,00a Tafia 10 bariques, à 72 liv. 720,000 Bois de Gayac, Acajou & Campêche, pour. 19,680
TOTAL 82,000,000 !..
R É C A P I T U L A T I O N
Des forces employées pour faire ce revenu.
T E R R E S , B A T I M E N S E T P L A N T A T I O N S .
650 Sucreries, tant en fucre blanc qu'en fucre brut eftimées, terres, plantations & bâtimens, 180 mille livres chacune 117,000. m
1500 Cafeyeres, eftimées,, terres & bâtimens,
20000 livres chaque 30,000
600 Indigoteries, eftimées 30000 liv. chaq. 18,000
400 Cotonneries, eftimées 30000 chaque. 12,000
Etabliffemens en cacao, Guildiveries, Rafineries & Entrepôts 1,000
3150 Habitations en grande culture, eftimées 178,000 m.
Tome I. page 73.
ÉTAT D E S R E V E N U S E T D E S I M P O T S D E L A C O L O N I E D E S A I N T D O M I N G U E ,
en 1776.
P O I D S . E N C O M B R E M E N T . P R I X . I M P O T .
S U C R E B L A N C . . . . .
S U C R E B R U T
I N D I G O
C O T O N
C A F É
C A C A O
S Y R O P , 18,000 boucauts, pt.. T A F I A , 10,000 barriques, pt. . CUIRS EN POIL , 14m.bann. p t . . CUIRS TANNÉS ,32 m.côtés,p t.. C A R E T
GAYAC , Acajou & Campêche •
60,000 milliers, allant pour . . 90,000 m pour . .
1,800 m pour . . 5,500m pour. ,
. 31,000 m pour . . 150 m pour. .
56,000 m pour . . 5,000 m pour . .
750 m pour. . 320 m pour. .
5 m pour. . 1,5oo m pour . .
liv. liv. 30,000 tonneaux, à 501. le quintal. . . 30,000,000 paye 36 1. par millier . . . . 2 , 1 6 0 , 0 0 0 .
45,000 à 15 1. le quintal . . 22,500,000 . . . 18l. 1. par millier. . . . 1,620,000.
1,800 à 7 1 . 10 f. la livre.13,500,000 10 f. par livre . . . 900,000.
5,000 à 2001. le quintal . . 7,000,000 2 f. 6 d. par livre. . 4 1 2 , 5 0 0 .
32,000 à . . 8 f. la livre . 12,800,000 . . . 181 . par millier . . . . 576,000-
150 à • 16 f.la livre. . 120,000 . . n'eft point taxé . 28,000 à 661 . le boucaut. . 1,848,000 . . . . . 7 f . Iod. parbouvt.. 210,000 .
4,000 à 72 1.1a barrique . . 720,000 . . . 6 1. par barrique . . . 60,000.
750 à 181. labannette . . 252,000 . . . 2 l. par bannette . . . 28,000.
310 à 101. le côté.. . . 310,000 . . . Il. par côté 32 ,000.
5 à 10 l. la livre . . . 50,000 . . ne payent rien . 1,500 eftimés 40,000 . . ne payent rien .
P O I D S , 246,525 milliers. ENCOMBREMENT 147,525 tonneaux PRIX 89,150,000 . I M P ô T . 5,998,500 1.
5,998,5oo
Valeur commune de toutes les denrées, à l'infant de leur fortie . 95,148 ,500l .
LES Commiffaires des deux Confeils affemblés au Port-au-Prince , en Avril 1776 , pour la répartition de l'Impôt, n'ont eftimé le produit de cet Impôt, qu'à 5,310 mille livres , y compris le cadaftre , au lieu que nous l'évaluons a 5,998,500 livres , fans comprendre le cadaftre ; ce qui fait une différence de près du neuvieme , entre leur calcul & le nôtre.
La raifon de cette différence eft que Meffieurs les Commiffaires, au lieu de calculer l'état actuel de la Colonie & de fes productions, fe font dirigés
fur un relevé des déclarations d'Octrois faites depuis 1 7 7 0 , que l'Intendant leur a fourni ; & ils ont dit, l'Impôt a produit en cinq ans une telle fomme, qui
donne par chaque année tant, donc en faifant tels changemens dans la répartition , telles augmentations, l'Impôt produira cette année & les fuivantes,
5,310 mille livres; il eft très-évident que cette maniere de calculer n'eft point bonne.
I°. Les déclarations faites aux Receveurs des Octrois, font des guides infidéles ; 2 0 . les rpvenus de la Colonie, font plus confidérables qu'ils ne l'étaient
en 1770 ; & comme il y a lieu d'efpérer qu'ils s'accroîtront encore , il y a une furcharge très-forte dans la répartition.
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 73. Ci - contre 178,000 m.
N E G R E S E T A N I M A U X .
Il faut déduire fur la quantité de 292 mille Negres, trente mille Negrés ouvriers & do-meftiques, employés dans les Villes, Bourgs & Embarcadaires, Cabrouetiers , Cano-teurs. &c. Il refte 262 mille Negres, anciens & nouveaux, grands & petits, à 1500 l. 375 ,000 m. 6000 Mules & Mulets , à. 5oo 1. l'un d. l'autre. 3 ,000
4000 Chevaux, a 300 livres I 200 9ooo Bêtes â cornes , employées à l'exploita
tion , à 120 livres . 1,080
Total des forces employées à la culture. 558,280 m. Dont le huitieme eft 69,785 m.
Ainfi les revenus de la Colonie excedent de plus de 10 millions, le huitieme des fonds employés à les produire ; & la médiocrité des prix que nous avons portés, affure que dans toutes les circonftances (hors celle de la guerre), la Colonie ne fera pas un moindre revenu.
Voilà ce qui fournit à l'exportation annuelle de plus de 450 navires des villes Maritimes de France, & à un cabotage très-étendu ; on a vu jufqu'a 100 bâtimens réunis dans la rade du Môle pour le commerce du bois & du fyrop ; une quantité de bâtimens Français & étrangers traitent fecretement le long des côtes ; enfin il y a environ 100 bateaux qui font chargés plufieurs fois par an dans la Colonie, pour la Jamaïque, la Nouvelle Angleterre, la Côte d'Efpagne, & Curaçao; & la Métropole a fouvent reffenti de bons effets de ce commerce Amériquain,
7 4 C O N S I D É R A T I O N S D E S C R I P T I O N
Des Villes & Bourgs de la Colonie & de leur Jituation commerçante.
P A R T I E D U N O R D ,
Qui comprend le reffort du Confeil Supérieur du Cap.
La ville du Cap eft fituée au pied d'un morne : c'eft le lieu le plus a portée du mouillage , mais on auroit pu bâtir la ville plus convenablement à une demi-lieue plus loin, à l'Embarcadaire de la petite Anfe, dans un terrein plus fpacieux & plus commode ; la hauteur des montagnes-empêche que l'on ne puiffe reffentir au Cap , le vent qui s'éleve dans la plaine ; la chaleur du foleil y eft augmentée par la réverbération de ces montagnes, & l'air n'eft jamais rafraîchi que par le vent qui vient du côté de la mer. La richeffe & la fertilité des quartiers voifins, a porté cette ville à un degré de fplendeur qui ne s'étoit point encore vu dans les Colonies Françaifes ; elle eft divifée en 240 îlets de 120 pieds chacun, formés pour la plûpart de maifons commodes & riantes ; on en comptait en 1767 , 840 & en 1774, 893, fans comprendre les cafes ou baraques en bois : on continue à bâtir ; le feul édifice public qui foit bâti réguliérement, c'eft la maifon du gou-
SUR LA C O I O N I E D E S . D O M I N G U E . 75
vernement, autrefois des Jéfuites. Les Cafernes font grandes, mais faites fur de mauvais plans; l'Eglife Paroiffiale ne répond pas aux dépenfes qu'on a faites pour l'élever : il y a deux places publiques, celles de Notre-Dame, où fe trouve l'Eglife, & celle de Clugny , où fe tient le marché ; il y a une fontaine au milieu de chacune de ces deux places ; on y trouve ordinairement de l'eau, mais elles font d'une architecture bizarre & ridicule. La place de la Comédie eft une troifieme place nouvellement faite; on y remarque une fontaine plus ridicule encore que les deux autres. La prifon eft un bâtiment neuf & confidérable. Les maifons de Providence, trop vantées dans un ouvrage moderne ( 1 ) , ne font que des monumens d'infidélité & de mauvaife adminiftration : elles devaient être bien utiles, mais leur inftitution était trop belle pour être fuivie ; la main de l'homme a tout renverfé. Il ne refte que deux hôpitaux : dans l'un on reçoit gratuitement quelques men-dians, & des Matelots en payant; dans l'autre, un très-petit nombre d'orphelines & des filles folles, dont on retire des penfions. Les revenus attachés à ces deux maifons, devraient procurer deux hofpices plus honorables & plus fructueux. Le Cap contient feul, autant d'habitans que toutes
(I)L'Hiftoire Politique & Philofophique du Commerce
des Européens, dans les deux Indes.
7 6 C O N S I D É R A T I O N S
les autres villes de la Colonie : on peut en porter le nombre à 10 mille perfonnes libres, fans com prendre les navigateurs, les foldats, les gens fans aveu & trente mille efclaves.
Le Fort Dauphin, où il y a une Jurifdiction Royale, eft une petite ville qui n'a gueres plus de cent maifons , il y a pourtant aux environs des plaines confidérables, mais tout le commerce fe porte naturellement au Cap , qui eft le centre des affaires.
Le quartier du Port-de-paix eft parvenu de— puis bien des années au dégré de culture & de population, dont il était fufceptible ; on y avait efpéré dans ces derniers tems, un accroiffement de valeur, par les plantations en café, mais, l'événement a détruit cet efpoir. La ville contient environ 12O maifons.
La ville du Môle Saint-Nicolas, qui releve de la jurifdiction du Port-de-Paix , eft riche & peuplée ; le port eft très -fréquenté ; les étrangers s'y raffemblent pour le commerce du bois & du fyrop ; on compte dans la ville 210 maifons ou cafes, & on ne ceffe point de bâtir. La plupart de ces maifons font de bois de pifpain, & palif-fadées de même ; elles ont été apportées toutes faites de la Nouvelle Angleterre. Les Allemands établis à Bombardopolis , cultivent des vivres, du coton, du café , & même un peu d'indigo ,
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 7 7
qu'ils vendent au Môle ; ce nouvel établiffement
qui dans les commencemens n'avait point eu de
fuccès, s'eft promptement accru.
Les autres Bourgs & Embarcadaires de la
partie du Nord, font de petite confidération ; ils
peuvent comprendre trois cents cinquante feux.
P A R T I E D E L ' O U E S T .
Le Port-au-Prince, ville capitale, établie en
1 7 5 0 , n'a dû fon établiffement qu'à l'idée trop
avantageufe qu'on avait conçu de fa fituation
Maritime ; deux ports formés à l'entrée de la plaine
du Cul-de-fac, par une chaîne de petites îles, ont
déterminé bientôt des hommes jaloux d'entrepren
dre , & peu capables de réflexion. Le grand P o r t ,
deftiné principalement pour les vaiffeaux du R o i ,
eft mal fain. Les marais faumâtres qui fe forment
fur les îlots dont il efl: entouré, rendent l'air
contagieux, & cette contagion fe répand dans
la ville ; les vaiffeaux y font plus fujets qu'ailleurs
à la piquure des vers. C'eft cependant ce cloaque
infect qui a fixé fur fes bords le chef-lieu d'une des
plus belles Colonies du monde, & le fiége de
fon gouvernement ; le Port Marchand fe comble
tous les jours. Les gros vaifleaux n'y entreraient
plus fans danger, dans les baffes-marées. La ville eft
bâtie fur le tuf ; les eaux qui defcendent des
montagnes y entretiennent beaucoup d'humidité,
7 8 C O N S I D É R A T I O N S
& quand les torrens, formés par les avalaffes,
laiffent un paffage libre dans tous les quartiers,
la réflexion du foleil fur le t u f , rend la chaleur
infupportable ; mais le plus grand de tous les
défagrémens, c'eft qu'on y trouve fort peu d'eau
pour boire, & qu'il faut l'aller chercher très-
loin. On y comptait, en 1 7 6 7 , 550 maifons en
tourées de galeries, difperfées dans vingt-neuf rues
très-larges & bordées d'arbres, qui attiraient dans
les maifons toutes fortes d'infectes. Le tremble
ment de terre de 1 7 7 0 , a renverfé une partie des
arbres plantés fi mal à propos ; les rues ont été
continuées dans leur étonnante largeur, & les
maifons écroulées ont été remplacées par 650 cafés
de bois, pour la plûpart affez commodément & très
folidement bâties.
Léogane eft une ville heureufement fituée : les
rues font bien diftribuées, & n'ont ni la largeur
exceffive de celles du Port-au-Prince, ni la di-
menfion trop refferrée de celles du Cap. On y
trouve 350 maifons; elles étaient prefque toutes
conftruites en pierre, mais ayant été renverfées
en 1 7 7 0 , elles ont été auffi-tôt rebâties en
bois. Cette ville eft à une demi-lieue de la
mer, dans une plaine fertile, portée à fon plus
haut degré d'établiffement, & arrofée par un
grand nombre de petites rivieres ; comme le dé-
frichement de cette plaine eft ancien, les par
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 7 9
tages de famille, en multipliant les habitations,
en ont réduit plifieurs à une trop petite étendue.
Il faudrait, pour faciliter le commerce de Léogane,
ouvrir un canal depuis la ville jufqu'à la mer.
C e qui deviendrait facile en y portant le lit de
la grande riviere de ce quartier, & les égouts
des habitations qui en detournent les eaux.
La ville de Sa int -Marc , qui eft a l'entrée de la
plaine de l'Artibonite, confifte en 250 maifons,
entre lefquelles on ne remarque aucun autre édi
fice public, que la falle de la Comédie. Les h a -
bitans de ce quartier font paffionnés pour ce
genre de fpectacle ; mais les débordemens des
rivieres qui furviennent tous les hivers, les e a
privent dans le tems où ils pourraient en jouir
le plus agréablement. La vi l le , quoique petite eft ,
riche & commerçante ; c'eft-là que font portées
en grande partie les récoltes de la plaine de l 'Ar
tibonite ; ces récoltes, déjà confidérables, feraient
immenfes, fi on parvenait à arrofer la plaine
avec les eaux de la riviere dont elle prend le
nom. Plufieurs Entrepreneurs fe font propofés &
ont démontré la poffibilité du fuccès, particulie
rement Monfieur Courregeoles, dont les plans
approuvés par l'Académie des Sciences, méritent
l'applaudiffement & la reconnaiffance du G o u
vernement & de la Colonie : cependant il y a
encore des habitans qui fuppofent que l'exécution
80 C O N S I D É R A T I O N S
de ce projet peut-être dangereux. L'Artibonite
eft un fleuve impétueux, qui pourrait, difent-
i l s , malgré les digues les mieux établies, f u b -
merger les habitations, au lieu de les rendre plus
fécondes ; cette entreprife exigeant par elle-même
de grandes avances & des dépenfes prodigieufes ;
ils ne fe croyent point affez affurés du fuccès.
Le petit Goâve n'eft plus qu'un bourg mal
peuplé ; on n'y voit rien qui puiffe rappeller l'an
cienne fplendeur qu'il eut dans les premiers tems
de la Colonie : on n'y trouve qu'une centaine
de maifons affez mal entretenues.
Le bourg de la grande Anfe ou de Jérémie,
eft bâti fur un fol élevé, & l'air y eft très-fain,
les environs font bien cultivés ; on y recueillait
dans ces dernieres années beaucoup de café, du cacao,
un peu de coton & fort peu d'indigo ; mais la
révolution du café donne lieu de croire que les
autres cultures y prendront bientôt de l'accroif-
fement. On compte 120 maifons dans ce b o u r g ;
les autres bourgs & embarcadaires comprennent
environ 250 feux.
P A R T I E D U S U D .
Le bourg de Jacmel eft fitué entre des mon-
tagnes qui ne font pas bien fufceptibles de grandes
cultures; mais le Port eft b o n , & fa pofition
le rend très-propre à entretenir un commerce
avantageux
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 8r
avantageux avec les Hollandais de Curaçao : ce
commerce ferait principalement utile en cas de
guerre , parce qu'il fervirait à l'approvifionnement
de la partie de l'Ouest. La ville de Léogane, qui n'en
eft éloignée que d'environ douze lieues, fervirait
d'entrepôt ; il ferait facile d'ouvrir un chemin de
communication entre Jacmel & cette v i l le , pour
toutes foites de voitures ; on ne compte à Jacmel
que 80 maifons.
La ville de Saint-Louis, fituée au fond de la
baye de ce n o m , dans un terrein bas & envi
ronné de marais faumatres, couverts de mangliers,
eft un pofte très-important pour la guerre, &
propre à l'armement des corfaires, mais une ville
bien pauvre durant la paix ; la Jurifdiction qui y
eft établie y a fixé une centaine de blancs mar
chands & ouvriers, & beaucoup de Negres &
Mulâtres libres. On y vit a peu de frais ; la plû-
part des maifons font données pour rien à ceux
qui veulent bien les habiter & les entretenir, à la
charge de faire d'autres conditions avec les Pro
priétaires fi-tôt que la guerre furviendra. On y
trouve encore foixante maifons, dont plufieurs
tombent en ruine. Un territoire de 50 l ieues,
releve de la Jurifdiction de Saint-Louis ; on a
propofé d'y créer un Confeil Supérieur, où l'on
porterait les appels des Jurifdictions de Jacmel &
de Jérémie, & de transférer la Jurifdiclion aux
Tome I. F
8 2 C O N S I D É R A T I O N S
( 1 ) Animal amphibie qui reffemble au Crocodile; fa
grandeur eft ordinairement de huit à dix pieds, mais i l
y en a de prodigieux; il fe traîne fur la terre comme
le Lézard, il dévore les bœufs, les chevaux, les chiens
& fuit devant les hommes.
Cayes : cet établiffement joindrait aux autres avan
tages qu'il préfente, celui de conferver & d'ag-
grandir la ville de Saint-Louis.
Celle des Cayes eft fituée au bord de la mer,
à l'iffue de la plaine du fond de rifle à vache,
la plus belle plaine de toute la Colonie ; elle
comprend quatre cents maifons, qui forment
différens quartiers féparés par des foffés & des
lagons ; la partie de la ville appellée la Savanne,
en renferme plufieurs que leur profondeur rendra
difficiles à combler ; on y voit quelquefois des
cayemans. (1) Ces amas d'eaux ftagnantes & fau-
matres rendent la ville mal-faine. Le Port des
Cayes n'eft point fûr pendant que regnent les
grands vents ; ce n'eft, pour ainfi dire, qu'une rade
foraine, & les navires font obligés de fe retirer
à trois lieues d e - l à , dans la baye des Flamands,
pendant les hivernages. C'eft aux C a y e s , que fe
portent prefque toutes les récoltes de la partie du
Sud; on y compte foixante Commis ou Agents prin
cipaux du commerce de France ; plufieurs Facteurs
du commerce étranger y réfident ordinairement.
sur lA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 83
L a plaine du fond, dont le voifinage fait la
profpérité de cette v i l le , a fix lieues de long
fur cinq de large, le fol en eft très-uni & incliné
vers la mer ; elle elt d'une grande fertilité, & propre
par-tout à la culture du fucre. Pour l'arrofer on
a détourné le cours de la ravine du S u d , &
on en a tiré des canaux particuliers à l'ufage de
chaque habitation; cette entreprife a pleinement
réuffi par les foins du fieur Davezac, Il ne manque
à cette plaine, pour furpaffer en richeffes celles
du C a p , que d'être autant cultivée ; mais le
nombre des Efclaves n'y eft point allez grand :
on doit s'attacher à le multiplier, à proportion des
befoins de la culture ; cependant fi on y tolérait
ouvertement l'introduction des Negres de traite
étrangere, le commerce de France ne pouvant
foutenir la concurrence, continuerait de porter
fes cargaifons dans les autres parties de l'Ifle ;
d'un autre c ô t é , fi l'on y profcrivart entière
ment cette introduction furtive, ce ferait refufer
aux Colons des fecours précieux, & faire monter
le prix des Negres nouveaux à un taux exceffif.
Il faut donc continuer à défendre, autant qu'il efl
poffible, l'introduction des Negres étrangers, afin
d'engager les Armateurs de France, à y envoyer
préférablement leurs cargaifons, & pourtant ne
point faire de recherches fur les acquifitions fur-
tives que les habitans pourraient faire d'ailleurs,
F ij
84 C O N S I D É R A T I O N S
Les autres bourgs & embarcadaires peuvent
contenir 2,00 feux.
Autrefois, dit - o n , les fortunes fe faifaient
plus aifément à Saint-Domingue, le pays était
meilleur & plus riche : quelle erreur !
Sous le gouvernement du Marquis de Fayet ,
il n'y avait pas une feule fucrerie qui fut portée
à fon plus haut degré de production ; c'eft lui
qui, le premier, a vu pratiquer l'arrofage des terres,
qui était en ufage long-tems auparavant dans la
Colonie de Surinam ( 1 ) .
Il eft vrai qu'il y avait en ce tems un plus
grand commerce avec les Efpagnols, il y avait
plus d'or; mais la circulation alors établie dans
le p a y s , avantageufe a quelques particuliers,
n'était pas généralement u t i l e , comme à préfent ,
à tous les Coloniftes ; il n'y avait ni talens, ni
induftrie ; on entaffait l'or fur des tables pour
le rifquer à des jeux de hazard ; on a été même,
dans ces tems de ftupeur, jufqu'à ériger en ferme
royale le privilége des j e u x , & ennoblir en
( 1 ) En 1735, les habitans de Léogane foufcrivirent,
au nombre de vingt-quatre, pour détourner le cours de
la riviere la plus confidérable du quartier, & fe l ' a p
proprier par des canaux à l'ufage de leurs habitations;
on peut voir au Port au P r i n c e , au greffe de l ' Inten
dance, le projet redigé par Gondouin , Syndic de la
foufcription.
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 85
quelque forte une chofe pernicieufe & défendue
par toutes les loix.
A préfent il y a cent fois plus de revenus
tirés du fein de la terre, il y] a cent fois plus
d'induftrie; je dis que tout habitant de la Colonie,
dans quelque pofition qu'il fe t r o u v e , eft cent
fois plus riche, cent fois plus heureux qu'il ne
l'aurait été autrefois dans une pofition rélative.
Etre riche, c'eft jouir : o r , nous jouiffons de
richeffes cent fois plus grandes, en Negres, en
machines, en plantations, en navires, dont le
fort dépend de nos manufactures, en ouvriers,
en artiftes attachés à la Colonie, enluxe même ( 1 ) ,
& nous pourrions jouir d'avantage. L'or ne pro
duit rien en f o i , & les terres de Saint-Domin
gue produifent immenfement ( 2 ) ; mais au lieu
( 1 ) Je ne fais fi on peut appcller l u x e , l'aifance dont
jouiffent quelques habitans de la Colonies chez eux la
nature n'eft point déguifée, l'art ne fert qu'à la fecon
der; abondance ou commodité n'eft point luxe.
( z ) L'Auteur d'un livre imprimé au mois de Décem
bre 1 7 7 5 , intitulé : Effai fur l'Hiftoire Naturelle de Saint-
Domingue, croit que les productions de la Colonie fe
font élevées, en 1 7 7 5 , à quatre-vingt-douze millions de
livres de fucre b r u t , foixante-cinq millions de fucre
b lanc , deux millions d ' indigo, quarante-huit millions
de café, quatre millions de coton & dix-huit millions
de fyrop.
Cette eftimation hazardée eft trop forte: l 'Auteur n
F iij
86 C O N S I D E R A T I O N S
de diffiper nos richeffes, notre ambition nous
porte à les remployer fans ceffe fur la même
terre qui les a produites, jufqu'à ce qu'enfin il
s'eft pas reffouvenu que, dans les pages précédentes, il
avait annoncé que quatre cents Navires d'Europe enle
vaient à-peu-près toutes les denrées de la Colonie, &
que cinq cents Navires Marchands, de tonnage ordinaire,
ne pourraient pas exporter la moitié des productions
qu'il fuppofe ; cette maffe s'éleverait, fans y comprendre
le fyrop, le tafia, les cuirs, les bois de teinture, le cacao
& le caret, à cent trente-quatre mille tonneaux de charge
ou encombrement, & pour l'exporter il faudrait au moins
cinq cents quarante Navires de deux cents cinquante
tonneaux chacun, & les fuppofer tous également chargés.
Or, il ne vient dans la Colonie que quatre cents cinquante.
Navires de France, dont la jauge moyenne n'eft que d e
deux cents vingt-cinq à deux cents trente tonneaux. Sa
plus grande erreur eft fur la quantité du café, dont il
fuppofe la récolte triplée; il fe trompe:
2°. Parce que la récolte du café, dans la Colonie
ne s'eft pas accrue à proportion des plantations &
établiffemens qu'on a faits pour l'obtenir; on a c o m
mencé par défricher les meilleurs terreins, & les fols
plus ingrats que l'on a cultivé depuis n'ont produit
que très-peu.
2 ° . Quand même on fuppoferait que la récolte du
café ferait triplée depuis 1 7 6 7 , il ne s'enfuivrait pas
qu'on eût recueilli en 1775 quarante-huit millions de
café ; puifque, felon lui-même, il ne s'en eft recueilli en
1767 qu'environ douze millions ds livres, dont le tri-
ple eft trente-fix millions.
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 8 7
F iv
n'y ait plus rien à ajouter à nos poffeffions, ce
fera le tems du repos & de la fécurité.
Il s'eft trompé de même fur la quantité du fyrop;
a-t-il pu croire que dix-huit mille milliers de f y r o p ,
ou dix-huit mille barriques d'un millier chacune, puf-
fent fuffire au commerce de la nouvelle Angleterre ,
& à foixante guildives qui font dans la C o l o n i e ; que
cette quantité fut la proportion de quatre-vingt-douze
mille milliers ou barriques de fucre brut , & de foi-
xante-cinq mille barriques de fucre terré?
Comment a-t-il pu commettre cette erreur, tandis
que dans l'Hiftoire Philofophique & Politique du com
merce des Européens, que lui-même cite vingt f o i s ,
il trouve l'exportation du fyrop eftimée dès 1 7 6 7 , à
vingt-un mille cent quatre barriques d'un millier, en
quoi n'eft point compris ce qui eft confommé fur les
lieux, ou employé en tafia?
88 C O N S I D É R A T I O N S
L I V R E S E C O N D . DE LA PROPRIÉTÉ DES BIENS
A S. DoMINGUE.
D I S C O U R S P R E M I E R .
Du droit de Hache, & des Conceffions.
D ANS le premier âge de la Colonie, rien
n'était plus incertain & plus négligé que la p r o
priété des terres ; elles appartenaient à quiconque
s'en emparait.
Un homme s'enfonçait dans les forêts pour
chercher un terrein à fa convenance ; quand il avait
fixé fon choix, il abattait quelques arbres auprès
d'une fource ou d'une ravine, & marquait l'étendue
par d'autres arbres abattus à l'entour ; c'était une
appropriation qu'on appellait droit de hache.
Quand il n'y avait encore qu'un petit nombre
de cultivateurs, la préfixion des limites n'était pas
effentielle à la fûreté de leurs poffeffions ; il reffait
de grandes terres vacantes entre les habitations, &
l'on ne cultivait que celles où il y avait des fources.
Le droit de hache n'était point alors abufif ; mais
quand la Peuplade s'eft accrue, il eft devenu nuifi-
b l e , on l'a aboli ; cependant il doit encore être
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 8g
refpecté quand il n'y a point de confufion dans les
établiffemens. En effet, c'eft la culture qui doit
mériter la propriété ; mais on a raifon d'exiger
que celui qui veut acquérir cette propriété, foit
muni d'un titre dont la date foit certaine, & qui,
par la jufteffe des abornemens & la fpécification
d'étendue, affure la collocation de chaque terre.
C'eft le but que, par les conceffions, on fe propofe,
fans l'atteindre toujours ; il faudrait que ce titre
fervit encore à conftater les travaux & les dili
gences du poffeffeur, au cas où la propriété vien
drait à lui être conteftée.
L'Ifle de Saint-Domingue a cent foixante lieues
de long fur trente dans fa largeur commune ; elle
en a trois cents cinquante de circuit. La Colonie
Françaife occupe une côte de cent quatre-vingt
lieues, fur dix dans la moyenne largeur. Dans cette
efpace, il ne relie prefque plus de terres a concé
der ; on prétend même que les conceffions déjà
faites anticipent fur les terres Efpagnoles ; mais cela
n'eft pas avéré. Les limites de la Colonie Françaife
font incertaines, & on ne fait pas bien où elles
doivent s'arrêter. Suivant la tradition, elles s'éten
daient, au commencement du fiecle, de la riviere
d'Yaquc jufqu'au Cap de la Béate. On a prétendu
depuis les reftraindre entre la riviere du Maffacre
& les ances Apitre. Il y eût des conventions en
1 7 3 0 entre les deux Colonies; mais les conven-
90 C O N S I D É R A T I O N S
tions demeurerent fans exécution, 6k des Efpagnols
établis fur les frontieres, ont dans ces dernieres
années dévailé des plantations Françaifes, &. les
propriétaires de ces plantations les ont repouffés
à force ouverte. Il n'eft donc pas facile de connaître
les limites de la Colonie, & par conféquent l'étendue
des terres que l'on y peut défricher (1). Cependant
dans cinq années de paix on a donné deux mille con—
ceffions; mais il n'y en a eu qu'un quart de remplies,
les autres font reftés fans effet, parce qu'elles avaient
été données pour des terreins qui n'exiftaient pas.
Toutes les nations qui fe font attachées a la
culture des terres, ont fait des loix fur la propriété.
D e tant de réglemens il réfulte un loi générale,
par laquelle la qualité de propriétaire n'eft accor
dée qu'a celui qui réunit les titres à la poffeffion. O n
ne peut s'écarter de cette premiere loi fans confon
dre toutes les idées; & pourtant on l'a négligée dans
la Colonie, tant il eft vrai que les principes les
plus fimples ne font pas toujours les mieux fuivis.
Pour partir d'un point fixe dans les remarques
que nous ferons fur la maniere dont les C o l o -
niftes deviennent propriétaires de terres nouvelles,
(1) A u mois de Mai 1 7 7 6 , on a reçu dans les Bureaux de Verfai l les, le détail d'une opération faite entre le Préfident Efpagnol & le Gouverneur de la Colonie Françaife, par laquelle on a prétendu fixer les limites; on ne peut pas encore juger des avantages de ce Traité, & des fûretés que l'on a prifes pour en affurer l'exécution.
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 9 1
il faut admettre qu'une conceffion fignée du Général
& de l'Intendant, eft le titre effentiel de la pro
priété; & qu'il doit fe réunir au droit de Hache,
qui conftate la poffeffion de fait.
Beaucoup de particuliers obtiennent des con
ceffions, quelques-uns établissent. Ces derniers
ayant réuni le titre à la poffeffion, devraient, fui-
vant les principes, être propriétaires ; cependant ils
fe trouvent fouvent déchus de la propriété.
La poffeffion eft fouvent contraire à elle-même,
& fouvent le titre fans effet.
Si la poffeffion n'eft pas conforme au t itre, on
n'a point rempli les conditions qui doivent obtenir-
la propriété ; mais comme le titre n'eft pas cer
tain, & que la poffeffion eft toujours certaine,
il femble qu'en toute conteftation, le poffeffeur
de bonne-foi devrait l'emporter fur le titulaire ;
on décide toujours autrement.
Tout le monde connaît la nature des con
ceffions, & le nom même l'exprime ; ce que nous
avons dit en confidérant les engagemens des C o
lons envers l 'État, annonce également ce qu'elles
doivent être ; ici nous nous bornerons à confidérer
ce qu'elles font.
Dans les anciennes conceffions, l'étendue des.
terres n'étaient point défignée, il n'y avait point
d'abonnement préfix ( 1 ) : à préfent on fixe des
(1) Un feul homme était poffeffeur d'une conceffion
92 C O N S I D É R A T I O N S
qui aurait compris douze habitations du quartier du
Boucaffin ; fes héritiers ont voulu faire valoir ce titre
contre les Cultivateurs qui s'étaient élevés depuis, mais
pouvait-on les écouter? On avait donné à un autre toutes
les terres fituées entre la Grande-Riviere & l'étang du
Cul-de-fac. Cette immenfe conceffion a été réduite à deux
terreins de 1500 pas en quarrés, l'un dans les favannes
du Blond, & l'autre fur les bords de l'étang.
Enfin, on avait concédé au célebre André M i n g u e t ,
les quartiers du Dondon & de la Marmelade, en
confidération des fervices qu'il avait rendus à la
Colonie ; il ne refte aucune trace de ces conceffions
immenfes, auxquelles on pourrait ne pas ajouter f o i ,
s'il n'en était pas fait mention dans les archives de la
Colonie.
bornes, on fpécifie l'étendue des conceffions ;
mais on n'a pas prévu tous les inconvéniens.
Par les conceffions, ceux qui repréfentent le
R o i , déclarent abandonner à tel cultivateur, telle
quantité de terrein, fituée à tel endroit, bornée
de telle maniere, & dans tels rhumbs de Vent .
Cela fuppofe un terrein connu dans fon giffement,
& dans fes bornes ; cependant le terrein ainfi
défigné, n'eft ordinairement connu de perfonne.
Comment n'a-t-on pas pris des précautions
pour s'affurer de l'étendue & du local des terres
à concéder? Comment, d'après ces précautions, a-
t-on pu fe tromper dans la diftribution?.. . . On a
pris des précautions, on les a multipliées ; mais a-
t-on pris celles qu'il aurait fallu ?
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 93
D e s chaffeurs pénétrent jufqu'à des terres incon
nues ; les arbres y font grands, touffus, chargés
de feuilles & de fruits, tout reverdit, le fol paraît
fertile. Ils donnent des noms à ce nouveau terri
toire : le Tond-rouge, le trou d'Enfer, ou le
Boucan à Jofeph ; la riviere ou les fources qu'ils
rencontrent, reçoivent auffi des noms. Leur décou
verte eft annoncée, & comme ils n'ont pénétré
dans le bois que par des circuits infinis, ils ne
manquent pas d'affurer que le pays eft immenfe,
chacun veut participer aux nouvelles conceffions à
faire.
LOIX ACTUELLES, SUR LES
C O N C E S S I O N S .
1°. Celui qui veut obtenir la conceffion d'un
terrein, doit prendre un certificat de l'Arpenteur
du quartier dans la dépendance duquel eft fitué le
terrein à délivrer ; ce certificat doit faire mention
de l'étendue du terrein, & lui fixer des bornes.
Chaque Arpenteur doit enregiftrer les certificats à
mefure qu'il les donne.
2 ° . Le certificat doit être publié trois fois par
un Huiffier de l'Intendance, à l'iffue de la grande
Meffe paroiffiale.
3 ° . Le Commandant du Quartier, & à défaut,
l'Officier de Milices venant après lui , le vifent ; le
•certificat qui n'aurait point été vifé ferait nul.
9 4 C O N S I D É R A T I O N S
4°. La premiere publication du certificat doit
être faite dans un mois du jour de fa date, à peine
de nullité, a moins qu'il n'ait été rafraîchi.
Le porteur d'un certificat pour terrein à
concéder, doit fe pourvoir par requête devant le
Général & l'Intendant qui concédent les terres en
commun, & font Juges de tous les différens qui
s'élevent au fujet des concelfions : (les conceffions
font expédiées fur ces requêtes & lignées fans véri
fication).
6°. Les conceffions pour culture ne peuvent
excéder la valeur de mille pas en quarré, & celles
pour hatte & corail quinze cents pas. ( O n peut
obtenir la converfion du titre de hatte en celui de
culture).
7. Elles doivent être enregiftrées au Greffe de
l'Intendance, dans les quatre mois de leur date.
8°. Il faut que ceux qui les ont obtenues les
préfentent dans fix mois à l'arpenteur qui a délivré
le certificat, pour qu'il faffe mention fur fon re-
giftre, tant des conceffions, que de leur en-
regiftrement.
9° . Le conceffionnaire doit commencer à établir
& faire arpenter le terrein compris en fa con-
ceffion, dans l'an & j o u r , à peine de réunion.
10. Il ne peut vendre ni aliéner ce terrein,
qu'il ne foit défriché au moins pour les deux
S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 95
t i e r s , s'il n'en a obtenu la permiffion du Général
& de l'Intendant.
Il ne peut abattre les bois propres à la
conftruction des Vaiffeaux, qui fe trouvent fur
fon terrein.
1 2 ° . Une conceffion ne peut préjudicier à ceux
qui en auraient précédemment obtenu une même
ou femblable ; c'eft ce qu'on appelle réferver le
droit d'autrui.
1 3 o . Les conceffions font précaires & r é v o
cables ( 1 ) ; il eft exprimé dans t o u t e s , qu'elles
font à perpétuité ; mais le Général & l'Intendant
n'ont que la diftribution provifoire des terres; &
i ls ne peuvent, fuivant leurs commiffions, les con
c é d e r , qu'à la charge par ceux qui les obtiennent
d ' e u x , de fe pourvoir par-devant le R o i , pour
en obtenir la confirmation.
Voila ce qui réfulte de beaucoup d'Ordonnances
& de Réglemens (2).
(1) Cela n'empêche pas que les terres qui en font
l 'objet , n'entrent dans le commerce de toutes chofes,
& il ferait bien difficile de les faire rentrer au
Domaine; mais la claufe de confirmation eft toujours
inquiétante, & il ferait de la fageffe du Gouvernement
de la révoquer.
(2) Particuliérement de ceux des 6 Mars , 22 Juillet
& 31 Août 1 7 3 3 , 22 Juillet 1 7 5 0 , 8 Avril & 10
9 6 C O N S I D É R A T I O N S
Novembre 1 7 5 1 , & 1er Avril 1773. Ce dernier
Réglement établit des Arpenteurs dans chaque paroiffe,
& il faut que ce foit l'Arpenteur de la paroiffe q u i
délivre les certificats dans fon territoire, & qu'après
avoir enregiftré les certificats, mention foit faite dans
la marge du regiftre, de leur date & de l'enregiftrement
des Conceffions. Un Arpenteur ne peut arpenter aucun
terrein, fans que la préfentation faire à l 'Arpenteur
qui a délivré le certificat, ne foit répétéefur la Conceffion;
enfin, c'eft une complication infinie.
concédées.
Les progrès des connaiffances humaines font,
en toute matiere, bien plus lents qu'on ne penfe :
croira-t-on qu'il a fallu cent ans pour rédiger
ainfi les Loix des conceffions ? Voyons quel eft
l'effet de la prévoyance qu'on y a apportée.
C'eft fur des exemples que nous devons appuyer
nos Obfervations.
On voulut, en 1 7 6 9 , établir une montagne d e
la dépendance du Port-au-Prince, qu'on avait
négligée à caufe de l'éloignement ; le fuccès de
la culture du café excitaient à la mettre en valeur.
On envoya des chaffeurs pour découvrir fi le fol
était fuffifamment arrofé ; on trouva une ravine
allez forte & plufieurs fources. Un homme dili
gent demanda un certificat à un arpenteur du
quartier de Mirbalais ; il voulut être borné au
nord, d'une crête principale, chaffant au fud, le long de la ravine, eft & oueft, terres non
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 97
concédées. Le certificat fut v i fé , publié, la con-
ceffion délivrée : un autre fe préfenta au même
arpenteur qui lui donna un certificat borné du
premier ; enfin il en donna cent trente tous bornés
l'un de l'autre. Il n'était pas le feul à délivrer des
certificats pour le même terrein, on vit paraître
deux cents conceffions. Cependant il n'y avait
d'efpace que pour placer quarante conceffions de
mille pas en quarré. Après plufieurs années de
procédures, après cent procès-verbaux d'arpen
t a g e , dont la plupart ne contenaient que des com-
mencemens d'opérations, & qui tous auraient
croifés les uns fur les autres, il a fallu réduire
les conceffions à trente-fept, le furplus annullé.
Ceux qui avaient commencé à établir, qui
avaient pratiqué des chemins ; enfin, qui avaient
fait les premiers efforts, ont prefque tous été
dépoffédés par de plus anciens titulaires, ou par
les ceffionnaires de leurs droits ; car s'il n'eft pas
permis de vendre les conceffions, il eft permis
de les céder (1) .
Un des arpenteurs dont les certificats avaient
(1) Chacun colore des noms de Ceffion ou Donation
les ventes qu'il fait de terreins non établis. S'il fallait
défendre les ventes des Conceffions non établies, i l
faudrait fans doute en défendre la ceffion : tout cela
ferait injufte & dangereux.
Tome I. G
9 8 C O N S I D É R A T I O N S
(1) Manchette, efpece de fabre avec lequel on coupe
les jeunes arbres & les gaulis.
(2) Si cette opération préalable fe faifait aux frais du
caufé tant de défordres, a été interdit pour plu-
fieurs années, & on a rejetté fur lui toute la
faute ; mais il fallait s'en prendre au vice des ré-
glemens, & non pas à celui qui s'en était prévalu;
car le terrein à diftribuer devait être arpenté
d'avance, ou il devait être inconnu des arpen
teurs. Quand les chaffeurs découvrent une nou
velle terre , ils ne peuvent la parcourir dans tous
les fens, étant obligés de fe frayer des chemins
dans le b o i s , la manchette ( 1 ) à la main, ils
n'ont qu'une connoiffance très-incertaine de fon
étendue, Les falaifes & les précipices qui fe ren
contrent à la jonction des montagnes, les rivieres
& les rochers les obligent de tourner prefque
toujours ; il leur arrive fouvent de faire une lieue
pour franchir une efpace de cent pas.
Pour que les arpenteurs puffent certifier avec
connoiffance de caufe qu'il y a tel terrein vacant,
11 faudrait qu'avec la bouffole ils ouvriffent des
chemins, qu'ils fiffent des balifages, afin de
calculer l'étendue du terrein ; mais d'abord fur
quoi prendrait-on les frais de cette opération
pénible & difpendieufe ? ( 2 ) D'un autre c ô t é ,
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 99
Gouvernement , comme il femble que cela devrait
ê t r e , les conceffions ne pourraient plus être gratuites,
o u plutôt il n'y aurait plus de conceffions, ce ferait
des ventes.
Gij
tout le terrein n'eft pas cultivable, il y a de
grands intervalles inacceffibles, & que l'on ne
peut pas arpenter : comment donc un arpenteur
peut-il difpofer d'un terrein qu'il n'a point vu
& dont la diftribution eft difficile ?
U n arpenteur, obligé de fe conformer à des
conceffions aveugles, comme les certificats fur
lefquels on les a délivrées, tire des lifieres &
pofe des bornes de tous les côtés mefurâbles : 6c
comme les précipices ou l'efcarpement des rochers
lui paraiffent des barrieres fuffifantes, il s'arrête
là, & figure fon plan, de même que fi tout était
arpenté, fe contentant de dire dans fon procès-
v e r b a l , après avoir rendu compte de la pofition
des premieres bornes : « Ce font toutes les opé-
» rations néceffaires à l'arpentage du terrein
» concédé à S * * , attendu qu'il eft fuffifamment
» borné par les rochers efcarpés qui l'avoifinent du
« côté du nord, où il nous ferait impoffible
» d'affeoir nos opérations ».
Le terrein étant obftaclé du côté du nord dans
l'arpentage fait à la requête de S * * , il s'agit
d'arpenter le terrein de B * * , à qui il donne
100 C O N S I D É R A T I O N S
borne au fud. S** communique fes t i t r e s , &
comme on ne peut en prendre bornes, on recule
de l'autre côté des rochers ou du précipice. O n
délivre donc a B * * , la valeur de fa conceflion
en dehors des rochers, & tous les conceffion-
naires poflérieurs font reculés d'autant. Mais un
conceffionnaire antérieur ou égal en date , fe pré
fente & dit à B** : vous n'êtes point dans le local
qui vous a été concédé ; il le renvoye dans les
rochers. Alors B * * , qui a vu les titres de S * * ,
ne manque pas de prétendre qu'il n 'eft pas placé
non plus comme il le devrait ê t r e , 6k que fon
arpentage a été mal fa i t , ou qu'il y a des nullités
dans fa conceffion. S'il ne trouve rien à d i r e ,
il préfente requête au Général & à l'Intendant, &
il expofe qu'il eft ancien conceffionnaire, & que
depuis long-tems il n'a pu trouver le local de fa
conceflion, parce que d'autres s'en font emparés
malgré fes diligences ; qu'il efl: important que les
arpentages des nouveaux conceffionaires lui foient
communiqués, devant être placé avant eux. Sur
cette communication, il fe trouve toujours quel-
quarpentage v ic ieux, & on obtient une révifion
générale. Les arpenteurs chargés de cette révifion,
donnent a Simon la cafe de Pierre , à C l a u d e ,
les établiffemens de Simon ; perfonne n'eft content,
les procès recommencent & ne finiffent plus. I l
y a eu trois révifions générales d'arpentage à la
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 101
montagne du P o r t - d e - P a i x , & le Tribunal terrier
a rendu en 1 7 6 7 , un jugement contradictoire &
définitif entre les Habitans de cette Partie ; mais
les procès durent encore, parce que ce n'eft pas
feulement des décifions que les hommes atten-
dent.
L e nombre de ceux qui commencent des éta-
bliffemens eft petit. Il eft naturel de ne point
s'empreffer à faire des bâtimens & des plantations
qui coûtent beaucoup, quand on craint de ne pas
retirer le fruit de fes travaux, quand on eft in
certain du lieu que l'on doit cultiver ; & cette
incertitude rend injufte la peine de réunion portée
contre ceux qui n'établiffent pas dans l'année de la
conceffion.
Un arpenteur ne pouvait, avant le réglement
de l'année 1 7 7 3 , délivrer des certificats au-delà
du reffort de la Jurifdiction dans laquelle il a été
reçu. A préfent il ne peut s'étendre au-delà du
territoire de la Paroiffe dans laquelle il réfide.
Le Mirbalais dépendait autrefois de Saint-Marc ;
il a été compris depuis dans la Jurifdiction du
Port-au-Prince. Les commandans de la petite
r i v i e r e , de l'Artibonite & de Mirbalais, fixerent
en 1 7 5 0 , en préfence des principaux Habitans,
les limites des deux quartiers, & par conféquent
des deux Jurifdictions, à la tête de la Riviere
blanche, au lieu nommé la Roche. Comme il fal-
G iij
102 C O N S I D É R A T I O N S
lait traverfer de hautes montagnes pour fe rendre
en ce canton, qui eft à plus de douze lieues de
Saint-Marc & à trente-cinq lieues du Port-au-
Prince ; que d'ailleurs il y avait encore des terres
à concéder dans les plaines, on ne s'intéreffa gueres
aux limites de l'Artibonite & de Mirbalais.
Un arpenteur de Saint-Marc délivra en 1 7 5 2 ,
trois certificats à trois différens particuliers,
pour des terres fituées au-delà de la Riviere
blanche, dans un lieu qu'il appellait le fond des
C a h o s , au bord de la riviere des Capucins ; ils.
prirent des conceffions, dont ils ne firent aucun
ufage pendant dix-huit ans.
En 1 7 6 6 , un économe du quartier de M i r -
balais, chaffant dans ces terres nouvelles, réfolut
de les cultiver ; il fit des plantations en vivres &
en café , & bâtit une cafe fur le bord de la riviere
des Capucins.
Ce canton était connu au Mirbalais, fous le
nom de Bananerie des Negres marons, à caufe
des bananiers qui croiffaient naturellement le
long de la riviere. L'économe, que nous appellerons
Gaultier, fe fit donner un certificat, dans lequel
il fut fait mention des établiffemens qu'il avait
commencés ; mais ce certificat & la conceflion
difparurent au Greffe de l'Intendance. Croyant
que fa plantation i folée, dans un pays environné
des plus hautes montagnes & fort éloignée des
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 0 3
V i l l e s , ferait inacceffible aux ufurpateurs, il ne
fe preffa point de prendre une autre conceffion,
& ne fongea qu'à aggrandir fa culture ; mais on le
chaffa de la maifon qu'il avait bâtie, d'autres cueil
lirent les fruits des arbres qu'il avait plantés.
Les habitans de Saint-Marc, qui avaient obtenu
des conceffions en 1752, parurent en 1 7 6 9 ; ils fe
firent arpenter fuivant leurs titres, & l'habitation
de Gaultier fut comprife dans l'arpentage fait à la
requête de l'un d'eux.
Gaultier alarmé, vient au Port-au-Prince ; fes
plaintes font écoutées ; il obtient une conceflion
avec effet rétroactif jufqu'en 1 7 6 8 ; fes aborne-
mens étaient incontestables, c'était le bras de
gauche de la riviere des Capucins, chaffant pour
longueur deux mille pas fur huit cents, jufqu'au
troifieme faut de la même riviere.
Les follicitations qu'il lui avait fallu faire,
avaient emporté du tems, & il trouva à fon retour
un des habitans de Saint-Marc en poffeffion réelle.
Comme ce dernier était riche, & qu'il avait trouvé
beaucoup de plantations en vivres, il avait mis cent
Negres dans le bois. Une entreprife fi rapide fit
connaître le fond des c a h o s , o u , fi l'on v e u t , la
bananerie des Negres marons. Ce canton ne fe
trouvant qu'à fix lieues du bourg de la petite ri
v i e r e , les habitans de Saint-Marc profiterent du
voifinage ; & , fans s'inquiéter des prétentions de
G iv
104 C O N S I D É R A T I O N S
Gaultier, ils obtinrent des conceffions, les firent
reconnaître par des arpenteurs de leur quartier, &
planterent beaucoup de Cafiers ; enfin, il y eût en
peu de tems quarante habitations aux environs de
la riviere des Capucins.
Cependant Gaultier obtient une Ordonnance
qui l'autorife à fe faire arpenter fuivant fon titre.
Il choifit un arpenteur du P o r t - a u - P r i n c e , &
fait conflater par un procès-verbal, auquel affif-
tent des habitans anciens, que la riviere des Capu
cins eft dans la Jurifdiction du Port-au-Prince, &
que la Jurifdidion de Saint-Marc eft bornée plus
loin par le lieu nommé la Roche. L'arpenteur fait
des balifages, & commence à mefurer ; mais les
nouveaux cultivateurs font arracher les piquets
& s'affemblent pour rédiger entr'eux le procès-
verbal de leurs oppofitions. Il y a trois cents N e -
gres travaillans, & quatre cents mille Cafiers fur
l'efpace concédé à Gaultier. Dépoffédera-t-on ceux
qui ont formé des défrichemens auffi considérables ?
D'un autre c ô t é , Gaultier, Cultivateur moins
puiffant, mais plus diligent, & non moins labo
rieux, aura-t-il travaillé fans fruit, & fatisfait inu
tilement à toutes les conditions qui pouvaient lui
faire obtenir la propriété du terrein qu il réclame? Si
le terrein concédé à Gaultier rentre dans la Jurif-
diction de Sainr-Marc, il aura à combattre des concef
f i o n s anciennes ; cependant, que peut la priorité du
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 105
t i tre , quand il n'eft foutenu d'aucune poffeffion ( 1 ) ?
Mais en même-tems le titre de Gaultier deviendra
nul ; que peut la poflefïion fans titre ? Enfin, dé-
poffédera-t-on quarante habitans pour le placer ;
& , fi on ne les dépoffede point, ne lui fera-t-on
pas une injuftice.
En ne déplaçant que les détenteurs du terrein
de Gaultier, on ne ferait pas jufte envers eux, puis
qu'ils poffedent auffi légitimement, fans doute, que
ceux à qui ils ont donné bornes. Il faudrait donc
les reculer tous ; mais ce mouvement eft—il poffible
après qu'ils ont plantés des haies v ives , conftruit
des maifons, & fait des plantations immenfes.
Il y a, comme on v o i t , un grand embarras dans
les nouveaux établiffemens (2) ; & il eft bien im-
(1) Il eft abfurde d'alléguer en principe que la réunion
n'eft pas de droit , & qu'il faut la faire prononcer,
dès qu'on admet qu'une conceffion, dont les claufcs
n'ont point été accomplies, doit être réunie au Domaine;
une telle conceflion demeure nulle de foi : l'événement
de la réunion eft comme celui de la prefeription. Si
l 'on ne peut oppofer au Poffeffeur un acte prefcrit ,
par quelle bizarrerie pourrait - on lui oppofer une
conceffion prefcrite à défaut d'établiffement ?
( 2 ) Qu'on s'imagine ce qui y eft ajouté par des
Arpenteurs incapables, des Procureurs fans expérience,
des Avocats fans talent ; par la haine, l'avarice ou
l 'entêtement des Conceffionnaires !
106 C O N S I D É R A T I O N S
(1) Le Marquis de Sorel avait concédé, en 1720, au
fieur Lemaire, un terrein fitué à la grande riviere de
Jaqmel, chaffant dans les mornes, fans autre préfixion ;
cette conceffion a été ratifiée, en 1 7 3 4 , par le Marquis
portant de le faire ceffer ; car , fi la propriété des
terres eft incertaine, l'ardeur de les faire valoir eft
ralentie; & le peuple qui voit ces défordres, fans
en pénétrer les caufes, fe perfuade que tout fe
donne à la faveur, & qu'il n'y a ni titres, ni pof-
feffion qui vaillent contre le caprice de ceux qui
gouvernent.
Les habitans des plaines poffedent prefque tous
aujourd'hui fur des contrats réguliers ; mais, puif-
qu'il n'y a plus de terres à concéder dans les plai
n e s , celles des montagnes font à rechercher. Il ne
faut pas que ceux qui entreprennent de les défri
cher fe confument dans les longueurs & les dé-
penfes des procédures ; & qu'enfuite ils puiffent
être ruinés par le mal jugé des queftions les plus
fimples.
Il y a des moyens de fuppléer a la pénétration
des Juges, & de raffurer les Colons.
La marche de l'efprit humain, a dit un grand
Auteur , eft de paffer d'abord du fimple au c o m -
pofé , & enfuite de revenir au fimple ; mais elles
avaient le défaut de ne pas défigner l'étendue des
terreins donnés (1). A préfent il n'y a plus de
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 0 7
de Fayet & l'Intendant Duelos, & cédée à Marin Morin
de S. Pol . Il fe trouve que ce S. P o l , ou fes héritiers,
ont vendu toutes les terres fituées à la grande riviere
de Jaqmel, & poffedent encore deux habitations,
doute fur l'étendue, mais le local eft incertain.
Il y a plus de conceffions que de terres, ce qui
reffemble à un raifonnement fans objet, I l y a
des défenfes, des ordres & des conditions à fuivre,
des formalités à remplir ; on a réglé la maniere de
pofféder, avant de conférer la poffeffion. Reve-
nons donc à nos premiers t i tres, & tâchons d'en
rectifier la fimplicité.
On veut acquérir la propriété d'un terrein vacant,
par une conceffion du Prince, par des établiffemens,
par un arpentage, ne vaudrait-il pas mieux com-
mencer par un arpentage, établir enfuite & de-
mander une concefîion.
L'arpentage conftaterait l'exiftence du terrein,
fa qualité, fon étendue, l'établiffement mérite-
rait la propriété ; la conceffion en accordant cette
propriété, ferait la récompenfé des premiers tra
vaux.
L'arpentage donnerait la poffeffion précaire &
conditionnelle ; l'établiffement en ferait l'effet ; la
concefîion donnerait la perpétuelle propriété.
L'arpentage mettrait les autres Colons en
retard ; l'établiffement préferverait de leurs in-
108 C O N S I D É R A T I O N S
quiétations ; la conceflion confirmerait la jouif-
fance & la rendrait paifible à jamais.
Il n'y aurait plus de réunions ( 1 ) , plus d'in
certitude fur le local ; il n'y aurait plus de c o n
ditions à remplir, puifque la conceflion ferait la
preuve de leur accompliffement.
Il n'y aurait plus de procès fur les arpentages,
puifqu'au lieu de les faire d'accord avec les con-
ceffions, il fuffirait qu'ils puffent s'accorder avec
eux-mêmes. Le tribunal terrier ne ferait plus fur-
chargé de procédures, ce ne ferait qu'un tribunal
d'infpection fort inutile.
Il fuffirait d'enjoindre aux arpenteurs de ne
délivrer aux particuliers que l'étendue des con-
ceffions ordinaires, c'eft-a-dire, mille ou quinze
cents pas, à peine de deftitution.
On conferverait les trois arpenteurs généraux
actuellement pourvus.
Les fonctions des arpenteurs généraux feraient
de faire tous les ans la révifion des lifieres dé
chacune des places commencées à établir dans le
(1) Les réunions font abufives; elles ne font prefque
jamais prononcées que contre des mineurs ou des
abfens ; & dans l'état actuel des chofes, quiconque eft
puiffant ou protégé, peut garder impunément des terres
incultes; ou, ce qui eft encore pire, obtient facilement
celles à réunir, contre des malheureux qui n'ont point
de crédit.
SUR. LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 109
( 1 ) Comme il ne s'agirait ni de Droit écr i t , ni de
Droit coutumier, mais feulement de Planimétrie, on
n'aurait pas befoin de leur miniftere, déjà trop fouvent
employé.
( 2 ) L'âcre de terre neuve, n'eft guere porté à plus
de trente fchelins.
cours de l'année, & les bornes de chaque terrein,
ainfi révi fées , feraient inamovibles.
Ils connaîtraient des conteftations qui pourraient
s'élever au fujet des arpentages non encore révifés,
& d'après l'inftruction que chaque partie leur aurait
donnée par un mémoire figné d'elle, & non d'aucun
Avocat ou procureur ( 1 ) , ils fe tranfporteraient
fur les l ieux, ils vérifieraient les arpentages &
les corrigeraient quand ils ne feraient pas réguliers ;
c'eft-a-dire, quand les lifieres ne feraient pas dans
leur direction naturelle, où qu'il y aurait abus
dans les dimenfions.
I l eft encore un moyen falutaire ; le Gouverne
ment Anglais vend à l'encan les nouvelles terres
de fes Colonies, par lots égaux, à un prix modéré;
cette maniere de diftribuer les terres n'eft point
onéreufe aux particuliers, (2) & ne permet ni
les procès, ni l'injuftice. Elle efl d'ailleurs favo
rable à la culture, parce que ceux qui mettent les
terres à un prix quelconque, ont néceffairement
le defir de les exploiter le plus avantageufement
110 C O N S I D É R A T I O N S
poffible ; il n'en eft pas ainfi de ceux à qui elles
font données gratuitement.
Pourquoi donc le Gouvernement Français
n'adopterait-il pas cette méthode d'un peuple in
génieux ? L'état, en mettant les terres a l'enchere
publique, au lieu de les concéder, entretiendrait
fur le produit des adjudications, des arpenteurs
en nombre fuffifant ; de forte qu'au moment de
l'acquifition, l'adjudicataire ferait mis en poffeffion
réelle de fon lot. Et comme tous les lots feraient
égaux, de dimenfion carrée & défignés par des
numéros, les bornes pofées , le feraient pour
toujours. Il n'y aurait plus d'embarras fur le local
des conceffions, fur la priorité ou prévention,
fur les formes ou formalités, fur la poffeffion ou
fur les arpentages. Plus d'erreurs ou de variations
dans les lifieres, plus d'oppofitions, plus de pré
tentions doubles, & dès l o r s , plus de ces contef-
tations qui arrêtent les progres de la culture &
dévorent les moyens d'établir.
Les abus font évidens & multipliés ; les moyens
d'y remédier font faciles. Je ne m'arrêterai point
à démontrer de plus en plus l'efficacité de ceux que
je propofe. J'en ai dit affez pour ceux qui penfent;
je n'ai point écrit pour les autres, ils font fourds
à la voix de la raifon.
s u x LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 111
D I S C O U R S II.
De quelques Loix touchant la Propriété
des biens de la Colonie ( 1 ) .
T L A propriété des terres une fois acquife par
titres & poffeffion, n'eft pas fujette à beaucoup
de conditions; nous n'en connoiffons que d e u x ;
elles font abufives.
Les Habitans ont été aftreins par les conceffions
qui leur ont été faites, à tel ou tel genre d'éta-
bliffement, fans leur lauffer la liberté du choix ;
mais cette loi qui fait violence au droit de pro-
pr iété , n'a jamais été exécutée ; néanmoins elle
fubfifte & pourrait, entre les mains de quel-
qu'Adminiftrateur inexpérimenté, être nuifible à
ceux qui auraient fait des établiffemens en culture,
fur des terreins donnés pour hatte ou corail.
La coupe & vente des bo is , ne doit pas non
plus être interdite aux propriétaires ; la culture
ne permet pas de conferver des arbres au milieu
( 1 ) Ge Difcours n'a rien qui puiffe plaire à des
Lecteurs frivoles ; fatigués par ce que j'ai dit fur les
Conceffions, s'ils redoutent l'ennui, ils peuvent paffer
au Difcours fuivant.
112 C O N S I D É R A T I O N S
II
des défrichemens (1) . Les mêmes bois qui feraient
propres à la conftruction des vaiffeaux & aux
ouvrages publics, peuvent être employés uti le
ment fur les lieux ; leur déplacement ferait nui-
fible & difpendieux, mais encore plus fouvent
impoffible. On pourrait avec plus d'avantage,
planter & entretenir des forêts royales à la portée
des grandes vi l les , & dans d'autres lieux conve
nables ; cela ferait conforme aux intérêts de la
colonie, à fes befoins.
C'eft tout ce que nous avons a remarquer fur
les conditions impofées aux C o l o n s , devenus
propriétaires ; mais il nous refte à confidérer toutes
les actions civiles ou juridiques, qui fe rappor
tent directement à la propriété ; le partage,
l'hypothéque, le déguerpiffement, la faifie-réelle.
( 1 ) Dans les pays chauds rien ne croît au pied des
arbres; ils abforbent tous les fucs de la terre, i ls
attirent à eux toute la végétation ; leur ombre eft
d'ailleurs nuifible par-tout où elle s'étend ; ce font les
rayons du foleil qui donnent de la force à la feve , i ls
les interceptent tous : ils font à l'égard des p lantes ,
ce que font pour le peuple des hommes trop puiffans ;
c'eft donc par un défaut d'expérience, qu'on a fait
imprimer depuis quelques années, que pour faire
ceffer la difette de bois dans la Colonie , on devrait
planter des arbres autour des champs de cannes, dans
les haies & fur le bord des foffés : aucun de n o s
Cultivateurs prudens ne fuivra cette méthode,
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 1 3
I l faut s'arrêter à tous ces objets, pour con-
noître parfaitement l'état de propriétaire dans la
Colonie.
Ayant traité dans le difcours précédent des
émanations du Domaine, de l'origine des pro
priétés ; examinons d'abord les fucceffions de pro
priété dans la Colonie. Réglées comme par-tout
ailleurs par l'ordre naturel & généalogique, les
partages qu'elles entraînent nuifent aux grands
établiffemens.
Qu'une habitation en fucrerie comprenne une
étendue de trois cents carreaux de terre, ou cent
Carreaux feulement ; il faut toujours les mêmes
bâtimens ; un moulin à eau fuffit pour l'une &
pour l'autre ; il faut également des Negres aux
barrieres, des gardiens d'animaux, des tailleurs
de hayes.
Un habitant qui a deux cents carreaux de terre
en bon fol & trois cents Negres , peut faire un
million de fucre brut, avec cent cinquante Negres
fur cent carreaux de terre également productive,
il n'en fera que trois Cents milliers.
Cette derniere habitation bien établie, coûtera
fix cents mille livres ; l'autre qui rend trois fois
p l u s , ne coûte que douze cents mille francs. I l
eft donc très-important de ne point divifer le
grand établiffement, & c'eft mal-à-propos qu'on
Tome I. H
114 C O N S I D É R A T I O N S
( 1 ) L'Apologue des fléches brifées, s'applique
naturellement ici.
prétend le diftribuer en l o t s , comme on ferait
des prairies fituées dans la Prévôté de Paris.
Si les héritiers pouvaient être toujours d'ac
cord, il leur ferait avantageux de gérer en fociété ;
il fuffirait qu'un d'eux reftât dans le pays pour
préfider à la culture, & les uns après les autres
pourraient même en être chargés, fi on pouvait
leur fuppofer une intelligence égale.
Mais les diffentions dérangent toujours de
pareilles fociétés ; on finit par confier les biens
à un étranger, qui le plus fouvent s'enrichit &
Iruine l'habitation ; les procès qui s'élevent entre
les propriétaires, vont au-delà de leurs vies ;
les héritiers multipliés ne s'accordent pas plus que
leurs prédéceffeurs ; c'eft à qui achetera les pré
tentions des autres ; défunis entr'eux, les créan
ciers les écrafent féparément par les contraintes
& par les frais. Enf in , après bien des années de
trouble & de langueur, un poffeffeur s'éleve &
réduit chacun d'eux à lui vendre fa portion ( 1 ) .
Si on fait vendre les biens par licitation, celui
qui ne peut pas acquérir eft toujours léfé , parce
que le fond des habitations ne peut pas être
apprécié à fa jufte valeur, & que d'ailleurs il
n'eft point comparable aux revenus.
S u r LA C o L O N I É DE S. D o M I N G U E . 115
Il eft rare de pouvoir vendre une fucrerie en
argent comptant, parce qu'il n'y a point allez de
capitaliftes, ni de numéraire. Celui des heritiers
qui a la plus grande portion, ou qui eft le plus
riche, eft donc à peu-près le maître du fort de
la vente.
Mais le pis eft d'en venir aux partages : on ne
peut pas donner la fucrerie à l'un & le moulin à
l'autre, il faut que l'un des deux ait les établif-
femens, la partie non établie tombe dans l'autre
l o t , on y joint une foulte.
L e prix des bâtimens ne peut pas être une
diminution de la quantité du terrein du premier
l o t , parce que la terre étant trop refferrée, les
bâtimens deviendraient moins utiles & perdraient
leur prix.
Cela eft fi v r a i , que quand les bâtimens font
trop confidérables, ou mal placés par rapport au
terrein fur lequel ils doivent fe trouver après la
divifion, on ne les eftime pas même au prix des
matériaux, ce qui occafionne une perte confidé-
rable fur la maffe à partager, & eft ruineux à
la fois pour les Particuliers & pour la Colonie.
Les Negres fe partagent en lots égaux ; mais
un attelier de deux cents N e g r e s , qui pouvait
exploiter avantageufement une terre de deux cents
carreaux , diftribué en deux l o t s , devient infuf-
H ij
116 C O N S I D É R A T I O N S
fifant pour exploiter le même terrein divifé en
deux fucreries (1 ) .
(t) Dix carreaux de terre en favannes ou pâturages,
fuffifent à cent bœufs, chevaux ou mulets, cinq carreaux
ne fuffifent pas à cinquante bêtes ; deux Negres peuvent
en garder cent, il n'en faut pas moins pour en garder
cinquante ; il n'y a pas moins de poftes & de barrieres
fur une petite que fur une grande habitation, & c .
Un terrein de deux cents carreaux exige un entourage
de fix mille pas; fi on le coupe en deux quarrés égaux, le
chemin commun ne fe trouvera convenablement que dans
la ligne de féparation ; il faudra par conféquent que cha
cun faffe de fon côté un nouvel entourage de mille pas ;
il y aura donc huit mille pas de haie vive à entretenir,
où il n'y en avait que fix mille auparavant. Si on eft
obligé de couper le terrein diagonalement, l'entourage
s'étend encore plus.
Celui qui a de grandes forces, & celui dont l'attelier
eft faible, ne roulent l'un comme l'autre qu'une piece
de cannes à la fo is ; celui dont l'habitation eft grande,
roule plus fouvent, & fait à proportion plus de travaux
qu'un autre n'en fait fur une petite habitation avec
un attelier égal en raifon de fa petiteffe ; n'importe la grandeur du terrein, le travail de la roulaifon eft le même. Celui qui a beaucoup de N e g r e s , c o u p e ,
charoie, roule & plante en même tems ; celui dont
l'attelier eft faible, ne peut faire tant de chofes à la fois ; il coupe fes cannes le j o u r , la nuit elles paffent
au moulin : il eft obligé d'arrêter la roulaifon pour
profiter du plant, il emploie donc à proportion plus
de forces pour produire un moindre effet.
S U R LA C o L O N I E DE S. D O M I N G U E . 117
Celui qui n'a pas les bâtimens, eft obligé de
faire fur le champ une dépenfe de cent mille
f r a n c s , pour conftruire les plus néceffaires ; mais
où prendra-t-il cette fomme ?
C e n'eft pas fur la foulte, parce que fon c o -
partageant ne peut pas être contraint fur la chofe
partagée, mais feulement fur les revenus qu'elle
produit.
La feule reffource eft de provoquer un bail à
ferme, à la charge de faire les établiffemens ;
or le prix du bail fera très-borné, & il faudra
qu'il dure longues années, autrement le Fermier
ne fe chargerait point d'une pareille condition.
A l'égard du rembourfement de la foulte, il
fera bien tardif. Celui qui eft débiteur, cherche
tous les moyens de perpétuer dans fes mains un
capital qui rend de gros revenus, & remploye
ces revenus pour accroître les forces ; en forte
qu'il ne paye qu'après longues années, quand il
eft en pleine récolte.
I l n'eft pas poffible de l'y contraindre plutôt ;
en vain on tenterait les faifies - exécution, la
féqueftration ou faifie de fruits pendans par racines.
Sur quoi donc porteront les condamnations que
le créancier obtiendra?
Le fonds ne peut être faifi. Les N e g r e s , les
animaux, font les bras du cultivateur, ils font
inhérens au f o l , & infaififfables ; les autres objets
H iij
1 1 8 C O N S I D É R A T I O N S
que l'on pourrait faifir, rembourferaient à peine
les fommes que le créancier aurait avancé pour
les frais.
En faifant fequeftrer les fruits, il faut d'abord
fuppofer que le gardien fera fidele. D'un autre
c ô t é , l'habitant rehauffera les frais d'exploitation,
fera des améliorations confidérables ; il lui eft
plus avantageux d'aggrandir fes plantations, dç
confolider fa manufacture, que de s'acquitter e n
vers fon créancier ; n'y-a-t-il pas d'ailleurs mille
moyens de difpofer des revenus, à l'infçu du
gardien, de les faire évanouir à fes yeux.
Que le créancier, à force d'inquiétations, ré-
duife le débiteur à vendre fon habitation, il fera
victime de fa propre rigueur, & fon payement
fera reculé de dix ans.
L'acquéreur dans l'ordre commun, eft plus obéré
que fon vendeur ; l'achat eft pour lui l'accumu
lation des dettes.
Le créancier fe prévaudrait inutilement de l 'hy
pothéque fpéciale qui réfulterait du partage ; cette
hypothéque fe réduit à S. Domingue, à un pr i
vilége fimple ; on n'admet point les fuites par
décret, ce ferait rentrer dans l'ordre des faifies-
réelles. Enf in, fi le créancier veut fe prévaloir
de la déclaration du R o i , donnée pour la Colonie
en 1 7 3 4 , qui autorife le créancier bailleur de
fonds à déguerpir fon débiteur, il faut qu'il
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 119
rembourfe l'excédent du prix principal & des amé-
l iorations, qui montent toujours à des fommes
prodigieufes.
Dans cet état , tout homme fage confeillera
à celui des partageans à qui la terre non établie
fera tombée en l o t , de mettre ce lot a bail à
ferme ; s'il s'avifait de vendre, il ferait ruiné.
A u lieu de payer aux termes du contrat, l'ac
quéreur aurait une occafion de perpétuer fa
jouiffance, en faifant pour cent mille écus de
bâtimens.
N e pouvant rembourfer un fi gros capital fans
faire une feconde vente a celui qui en ferait le
prêteur , il faudrait bien qu'il prit le parti de
laiffer jouir l'acquéreur, qui, ayant augmenté le
bien affecté au payement de la dette , payerait in
failliblement un jour ; mais quand ce jour vien-
drai-t-il ?
Si par une autre convention qui n'eft pas d'ufage,
on rembourfait la foulte en Negres de l'habi
tation partagée, c'eft-à-dire, fi on faifait les lots
é g a u x , en donnant plus de Négres à celui qui
n'aurait pas de bâtimens, il arriverait que tous les
co - partageans feraient également ruinés ; l ' u n ,
pour n'avoir pas des batimens ; l 'autre, pour
n'avoir pas de Negres. Tous les deux ils feraient
obligés de recourir au crédit publ ic , dont les
opérations font très-lentes & finguliérement obf-
H iv
1 2 0 C O N S I D É R A T I O N S
(1) Les Marchands Français vendent des N e g r e s à
fix & douze m o i s , & ne font fouvent payés que dans fix ans. Les Negres de Guinée ne font acclimatés
& accoutumés au travail, qu'au bout de deux ans; fi
on les vendait au terme de trois ans, fans exiger à un taux exceffif l'intérêt du retard, l'Habitant qui aurait fait au moins deux récoltes avec fes N e g r e s
nouveaux, ferait plus exact à remplir un engagement
qui deviendrait refpectable à fes y e u x , en ce qu'on aurait paru le faciliter.
taclées, par l'impatience des créanciers, & par
les pourfuites qui en font l'effet.
Des Negres nouveaux, qui ne pourraient être
utiles qu'au bout de deux a n s , reviendraient à
plus de mille écus chaque, pour celui qui aurait
les bâtimens ; à caufe des intérêts & des frais qui auraient été ajoutés à leur prix principal, du tems
de leur inaction, & de la mortalité qui emporte
toujours un tiers des Negres tranfplantés (1) .
Le prix des bâtimens renchérirait pour celui
qui les ferait à crédit ; il n'y a ni Banquiers ni
Prêteurs publics à S. Domingue, & il y a plus
qu'ailleurs des moyens ruineux de fe procurer de
l'argent.
Il vaut mieux encore tirer au fort à qui fera
le plus r iche, que de s'obérer tous à la fois.
D'ailleurs en affermant la portion non établie, a
la charge d'y faire les bâtimens & plantations
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 2 1
convenables, celui à qui elle eft tombée en lot
fe trouve riche après un bail de fept ou neuf ans ;
mais ce bail eft bien long pour ceux qui veulent
jouir & gagner en tems ce qu'ils peuvent perdre
en richeffes, fur - tout dans un pays où le tems
lui - même eft ce qu'il y a de plus précieux.
L e partage des Habitations eft nuifible; il eft:
politiquement & privativement dangereux ; pour
l ' év i ter , on a imaginé qu'il fuffirait d'introduire le
droit d'aîneffe, & de ne donner aux cadets que des
encouragemens, des rentes, des fommes mobi-
liaires. Rien ne ferait plus fatal à la Colonie ,
que cette inégalité ; il en réfulterait un défordre
bien plus grand que celui qu'on voudrait arrêter.
C'eft une très-bonne loi que celle qui donne à tous
les enfans une portion égale dans l'héritage de
leurs peres, puifqu'il en réfulte que, quelque for
tune que le pere ait faite, les enfans toujours moins
riches, font portés a fe rendre utiles & à travailler
comme lui. Après avoir adopté l'inégalité des par-
rages , verrait-on encore les aînés des familles
créoles mourir en cultivant comme leurs peres?
Le propriétaire ne ferait plus le cultivateur &
tout ferait bouleverfé.
I l faut donc trouver un moyen de répartir les
héritages par égale portion à tous ceux qui y
ont droit, fans démembrement ni divifion réelle, &
donner à ce moyen l'ufage & force de Loi. On
122 C O N S I D É R A T I O N S
( 1 ) On trouvera dans le dernier Difcours de cet
Ouvrage, où je donne une idée de la loi qui c o n
viendrait le plus à la Colonie , les modifications qui
rendraient la voie de licitation infiniment préférable
au partage effectif ufité jufqu'à préfent.
(a) La faifie-réelle eft pratiquable en France parce
que tout eft en f o l , en immeubles ; ici tout eft en entre-
prifes cafuelles, & le fol ne vaut que par le mobilier.
verra dans la fuite celui que je crois être l e
meilleur. Avec le defir d'être ut i le , on faifit
aifément l'objet d'une Loi nouvelle ; mais pour
en tracer toutes les difpofitions, il faut non-feu-
lement des lumieres, il faudrait encore de l 'au
torité (1) .
Confidérons maintenant quel ferait l'effet de l 'hypothéque, du décret & de la faifie-réelle,
par rapport aux propriétés de la Colonie.
L'Édit de 1685, permet de faifir réellement
les habitations. Cette loi n'a jamais été exécutée
& perfonne ne s'en eft prévalu, quoiqu'il y ait
toujours eu des débiteurs lents à payer , & des
créanciers ardens, inexorables. Ce n'eft pas, dit—
o n , un préjugé favorable pour cette voie de
ligueur ; mais ferait-elle fondée en juftice, ferait-
elle pratiquable ? On prétend qu'elle n'eft ni jufte,
ni poffible : c'eft ce dont il faut s'affurer ( 2 ) .
Le premier effet de la faifie-réelle ferait de
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 123
fixer la culture ; il n'y aurait plus de progrès à
efpérer. Les fonds de terre prendraient une valeur
r é e l l e , proportionnée aux revenus qu'ils produi
r a i e n t , ce qui ferait à peu près le même effet que
fi les revenus étaient réduits au tiers. Les frais
d'exploitation feraient toujours cafuels & confidé-
rables ; mais la main d'oeuvre diminuerait, parce
que la célérité du payement engagerait les ouvriers
à fe propofer à l'envi les uns des autres. Or les
marchandifes diminueraient a proportion de la main
œuvre , ou bien elles refteraient invendues ; plus
de certitude dans la valeur des terres ; plus de
hardieffe dans les entreprifes ; plus de moyen
de réparer les mauvais fuccès ; plus de révo
lutions dans les échanges ; plus de fortunes
à faire.
Six caufes principales s'oppofent à l'établiffe-
ment des faifies-réelles. La richeffe des produc
t ions, l'intérêt du commerce, les cas fortuits ,la
mortalité des N e g r e s , la difficulté d'établir
& enfin, la nature des objets à faifir réel
lement.
Les dettes actuellement contractées font , a ce
qu'on prétend, la dixieme partie des capitaux em
ployés à la culture ; mais les revenus font fur le
pied du huitieme, & par conféquent plus que
fuffifans pour acquitter toutes les dettes dans une.
124 C O N S I D É R A T I O N S
( 1 ) On peut objecter que les Habitans qui ont les plus grands revenus, ne font pas ceux qui doivent
le plus.
feule année ; on ne doit pas attaquer le fonds ;
quand les revenus fuffifent (1) .
L'habitant n'oferait plus étendre fes entreprifes,
parce qu'un cas fortuit l'empêchant de payer au
terme, il ferait expofé à fe voir ruiner par une
faifie-réelle, ou à vendre fon attelier pour paye?
fes créanciers, ce qui ferait fatal à la Colonie.
Dans l'hipothefe de la faifie-réelle, le tremble
ment de terre du 3 Juin 1 7 7 0 aurait caufé une
mutation générale dans les propriétés de la partie
de l'oueft. Quel bouleverfement ! quelles entraves
à la culture ! que d'habitations enlevées à l'homme
utile & induftrieux, par des hommes indolens &
inexpérimentés !
Chaque habitant reftreindrait fa dépenfe ;
celui qui aurait fait une heureufe r é c o l t e ,
n'achetterait que ce qui lui ferait néceffaire ; celui
dont les plantations n'auraient pas été productives,
refterait dans la privation ; il craindrait de s'en
gager fur l'efpoir d'une récolte prochaine, qui
pourrait encore s'évanouir. La confommation ainfi
diminuée, les liens du commerce national feraient
brifés ; que donnerait-on en échange des denrées
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 125
de la Colonie ? Serait-il auffi avantageux de donner
pour une barrique de fucre, un diamant ou de
l ' o r , qu'un tonneau de vin ou une balle de toile?
Les revenus feraient exportés pour le compte du
cultivateur. Déja de riches propriétaires fe font
retirés en Europe ; la confommation en a fouffert,
I l eft venu dans la Colonie , des navires porte-
f a i x , qni, n'ayant point de cargaifons à vendre,
ne rempliffent que la moitié des vues que la
métropole fe propofe. Les habitans qui n'ont pas
befoin des avances du commerce de France, n ont
avec lui que très-peu de relations ; il faut au con
traire que les befoins réciproques établiffent entre
les commerçans & les cultivateurs, une chaîne de
dépendance ; la faifie-réelle romprait cette chaîne,
en liquidant la Colonie , & les fuites feraient
pernicieufes à la Métropole.
Les faifies-réelles n'attaqueraient que les habi
tations mal établies ; c'eft au contraire celles qu'il
faut aider ; elles diminueraient la facilité d'établir,
i l faut l'augmenter : la Colonie ferait l iquidée,
après quelques années de défordre ; mais elle fe
détruirait néceffairement dans la fuite, parce que
celui qui n'aurait pas de forces pour entreprendre,
n'oferait s'en procurer, ni faire d'engagemens ; 6c
celui qui aurait des richeffes, ne les employerait
pas à une culture dont le commerce prétendrait
partager les bénéfices fans participer aux rifques,
126 C O N S I D É R A T I O N S
qui s'étendent continuellement a des capitaux
capables d'abforber les plus hautes fortunes aux-
quelles des particuliers puiffent afpirer.
Si vingt Negres périffent en peu de tems fut
une habitation endettée de quarante mille livres,
eft-il plus avantageux de payer cette fomme,
que de remplacer le déficit de l'attelier ? Il eft pré-
férable, fans doute, de remplacer les Negres &
de maintenir l'exploitation ; & cette préférence
eft d'autant plus jufte, que le créancier fouffrant
le retard de fes fonds, eft dédommagé par l'intérêt
qu'on lui paye ; faut-il que par cette conduite fage,
le cultivateur expofe fes plantations à la faifie-
réelle ? faut-il, par exemple, que les ravages de
la petite vérole qui fe met dans fon attelier, puiffent
le ruiner fans reffource ?
En faififfant réellement une habitation, c o m
ment fatisferait - on à l'article premier de l 'Édit
de 1 5 5 1 , qui exige la defcription exacte des objets
faifis réellement, a peine de nullité ? Ceux qui
connaiffent les fucreries, conviennent que cette
exacte defeription ferait une chofe difficile. L ' in
ventaire d'une fucrerie, qui ne doit pas être def-
criptif comme un procès-verbal de faifie, eft un
ouvrage de longue haleine. Les conditions du bail
à ferme de l'habitation faille, feraient de la plus
grande importance ; quelles précautions prendrait-
on pour maintenir l'état de valeur de la manu-
S u n LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 127
facture ? Comment conferver l'intérêt du proprié
taire & des créanciers, empêcher les Negres de
s 'enfuir , obvier à la perte de revenus confidé-
r a b l e s , dans l'intervalle & jufqu'à la prife de pof-
feffion du bail à pourfuivre par le commiffaire
à la faifie-réelle ? Que d'oppofitions pour créances
de différentes nature ! quelles difcuffions fur les
priviléges ! que de longueurs à effuyer ! mais qui
pourrait réunir affez d'argent monnoyé, pour fe
rendre adjudicataire & dépofer au Greffe le prix
d'une fucrerie ? A plus forte raifon quand on en
faifirait cent à la fois.
A l'égard des maifons fanées dans les villes
& bourgs, rien n'empêche de les faifir réelle
ment. Mais qu'on raffure les Cultivateurs, qu'on fe
hâte de profcrire la loi qui foumet leurs habi
tations à la faifie-réelle, elle ne peut erre fup-
pofée comforme aux intentions du Légiflateur.
Xes inondations, les ouragans, les tremblemens
de terre, enfin la briéveté de l'exiftence humaine (1),
doivent-ils donc porter dans la Colonie un dé-
fordre continuel & irréparables? N ' e f t - i l pas
n o p avantageux aux créanciers de ne fouffrir
qu'un retardement déjà compenfé par les intérêts
(1) Les chaînes de l'cfclavagc n'augmentent pas la
durée de l'exiftence humaine, elles l'abrégent fi elles
font trop pefantes.
128 C O N S I D É R A T I O N S
qu'on leur paye ? Les commerçans de la M é t r o
pole femblent toujours être les plus impatiens,
mais leur titre n'eft point favorable, puifque les
intérêts qu'ils exigent portent également fur les
bénéfices de la vente , & fur le prix originaire
des marchandifes ; & fi le produit des revenus
de la Colonie doit fe partager continuellement
entre les Cultivateurs & les Commerçans, pour
quoi ceux - ci cefferaient - ils de contribuer aux
frais de la culture & aux avances que la terre
exige ?
En général, on ne doit point s'étonner que
les dettes relatives aux grandes entreprifes, foient
lentement payées, les malheurs privés qui peu
vent en réfulter, font rachetés par l'utilité générale,
& c'eft véritablement le cas où l'on peut dire
que le bien public doit être préféré à l'aifance
de quelques particuliers : cependant, comme il
convient que toutes les dettes foient acquittées,
ou remifes après un certain tems, & que rien
ne doit demeurer arbitraire, il refte a propofer
un moyen de recouvrement plus efficace que la
faifie-réelte ; ce ferait de faifir & bailler a ferme.
I l ne peut en réfulter aucun préjudice pour la
Colonie , les terres feraient également cult ivées,
le commerce n'en fouffrirait point, les revenus
feraient les mêmes, ils pourraient s'acroître
encore par l'émulation du Fermier, qui ne peut
s'enrichir
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 2 9
Tome I. I
s'enrichir dans l'entreprife d'un bail, que par les
forces qu'il ajoute à celles qu'il reçoit du
bailleur.
O n verra dans la fuite la maniere dont c e
moyen de recouvrement pourrait être employé;
il cauferait peu de frais, il pourrait devenir
profitable en même tems pour le Fermier, les créan
ciers & le débiteur lui-même : bien différent de
la faifie-réelle, il ne donnerait aucune atteinte
au droit de propriété ; puifque le bail à ferme,
fous quelqu'afpect qu'on veuille l'envifager, n'eft
jamais qu'un acte confervatoire.
1 3 0 C O N S I D É R A T I O N S
D I S C O U R S I I I .
De l'Efclavage des Negres.
L ' I D É E que l'homme fauvage puiffe concevoir
le plus difficilement, eft celle de la fervitude;
au contraire, le fentiment le plus près de la
nature, eft la pitié : c'eft de ce fentiment que
toutes les vertus humaines tirent leur origine ; il
en réfulte que l'homme naturel eft le plus dif-
pofé à la vertu, & que l'homme le plus vertueux
du monde policé, eft celui qui eft le plus libre ;
la bienfaifance eft l'appanage de la liberté.
Il ne faut donc pas s'étonner que les Negres ,
en devenant nos efclaves, contractent une infi
nité de vices qu'ils n'avaient pas dans l'état naturel ;
ils perdent envers nous le fentiment de la pitié ;
il eft également certain que nous n'avons point
ce fentimeut pour e u x , parce que nous fommes
éloignés de la nature, & que nous ne fommes
pas libres ; nous fommes réduits à foutenir une
politique inhumaine, par une fuite d'actions cruelles;
nous fommes attachés a une fociété dont les
charges font immenfes, appellés à des emplois
dans lefquels notre ambition nous porte h nous
élever de plus en plus, & entraînés par une
foule de paffions que nous voulons affouvir : ne
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 131
pouvant brifer tant de chaînes, nous voulons les
polir & les rendre brillantes, & nous employons
à cet ouvrage des milliers de bras, que la
nature avait faits pour la liberté.
Les Philofophes en murmurent, & cependant
ils participent à cette iniquité, puifqu'ils ne fe
font point encore retirés dans les déferts ; ont-
ils le droit de nous reprocher un mal que nous
avons trouvé dans fa force ? Si leurs écrits en con
damnent la naiffance & lès progrès, leur indo
lence les approuve. La fociété humaine a montré
de tous tems, & montrera toujours la violence
des hommes puiffans & la foumiffion des faibles.
T e l l e eft fon origine, telle eft fa conftitution;
l'homme robufte, qui le premier fe fit chaffeur,
opprima bientôt les bergers, & devenu guerrier,
il les força à creufer les entrailles de la terre.
Nous nous retrouvons, pour ainfi dire, dans cet
état violent de la premiere fociété, mais avec
cette différence que nous fommes foumis a des
influences politiques, & que la race des tyrans
elle-même eft efclave.
Nos terres ne font cultivées que par le fecours
des N e g r e s , quand ils font employés à la cul
t u r e , ils ne peuvent plus en être détachés fans
le confentement du maître, ils fuivent le fort de
la terre , l'intérêt qui ne veut pas que le labou
reur foit privé de fa charrue & de fes bœufs, ne I ij
132 C O N S I D É R A T I O N S
fouffre point que nous foyons fruftrés du travail
des efclaves, qui deviennent entre nos mains les
inftrumens de la récolte. Je confidérerai donc les
Negres , comme attachés au f o l , & la propriété
que nous exerçons fur e u x , comme une fuite
de la propriété des terres. Je ne m'arrêterai point
à examiner fi cette propriété eft légitime, elle
eft du moins avantageufe ; & fi on les traitait
avec humanité, leur efclavage ne ferait point mal-_
heureux. C'eft du fein de l'ignorance & de la
pareffe, qu'ils font tirés pour être appliqués à
des travaux uti les, & la fertilité du pays où
ils font tranfplantés leur promet un fort affez
doux.
Ceci pofé : fans m'arrêter à des diftinctions
inutiles, je vais confidérer à la fois les Negres
de cette Colonie dans l'état politique, naturel &
légiflatif. Je parlerai de nos intérêts, de leurs
mœurs , & de leurs inclinations, enfin de la
maniere dont ils font gouvernés, c'eft-à-dire, de
nos injuftices.
Les Negres font bons & faciles a conduire ;
ils font laborieux quand ils ne font pas décou
ragés : aucune efpece d'hommes n'a plus d'intel
ligence ; elle fe développe même chez eux avant
qu'ils foient c ivi l i fés , parce qu'ils ont beaucoup
de cette bonne volonté, qui donne en même-
tems la force de travailler & les difpofitions
S U R L A C o L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 3 3
néceffaires pour le travail. Si nous voulons en
exiger de grands ouvrages, il faut les traiter
humainement & les accoutumer gradativement à
une difcipline exacte & invariable.
Il ne faut rien leur retrancher fur le tems du
r e p o s , ni fur celui qui leur eft néceffaire pour
cultiver des vivres ( 1 ) ; il faut en avoir un grand
foin dans leurs maladies, il faut les rendre heu
reux : cela n'eft point difficile, car ils fe con
tentent de peu.
Les Negres font en général fobres & patiens ;
mais fi l'on ne leur donne pas le tems de c u l
t iver pour e u x , fi l'on ordonne des travaux forcés
la nuit , fous le nom de veillées, fi l'on diftribue
leurs jardins dans un mauvais terrein, ils volent
(1) Les Negres ont pour eux la journée du Diman
che ; dans le refte de la femaine ils n'ont que le foir
après le coucher du folei l , & depuis midi jufqu'à deux
heures ; en leur donne des terres à cultiver pour fe
nourrir. Dans les fucreries où l'arrofage eft pratiqué,
ils font ordinairement dans l 'abondance, on leur don
ne l'eau la nuit du famedi & toute la journée du D i
manche ; leurs plantations fuffifamment arrofées ne
manquent prefque jamais. Les Negres font moins h e u
reux dans la plaine du Cap ; on a été réduit plufieurs
fois à leur permettre d'aller travailler chez ceux qui vou-
draient les nourrir. Dans les montagnes où les pluies
font fréquentes & le climat plus f ra is , le m a n i o c , les
légumes & les racines croiffent facilement.
I iij
1 3 4 C O N S I D É R A T I O N S
les vivres réfervés pour la maifon du maître ,
tuent les animaux dans les favannes ( 1 ) , & font
des incurfions chez les voifins. Soyons juftes
envers e u x , fi nous voulons qu'ils foient dociles
envers nous. On doit veiller fur tout à ce qu'ils
aient toujours abondamment de vivres en état
d'être recueillis, & ne leur laiffer vendre que ce
qu'ils ne peuvent pas confommer. Si leurs plan
tations viennent à manquer fortuitement, ils ne
doivent pas en fouffrir ; le maître doit alors les
nourrir à fes dépens, quelques fommes qu'il en
coûte. Quand la faifon eft bonne, ils n'exiftent
pour eux qu'un feul jour par femaine ; nous
devons les nourrir quand la faifon eft contraire,
car alors ils ne vivent que pour nous.
Plus les Negres font heureux & riches, plus
ils font laborieux. Donnons - leur de grands
terreins, afin qu'ils aient l'ambition de les cultiver
& d'en retirer du profit : qu'en coûtera-t-il a
leur donner les meilleures terres ? Les nôtres fe
fertiliferont fous leurs mains. Les Negres qui
n'ont point de lits, de femmes & d'animaux, font
pareffeux, fujets au maronage ; rien ne les attache
a l'habitation, ils craignent les Blancs, comme
des hommes furieux ; quand leur fort eft meilleur,
(1) Savanne, pâturage , prairie.
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 135
ils chériffent leurs maîtres comme des dieux
bienfaifans. ( 1 )
Sous un bon maître, le Negre laborieux eft
plus heureux que ne l'eft en France, le payfan
qui travaille à la journée ; fes enfans font élevés
dans la maifon principale, avec un foin particulier;
fa femme, compagne de fes travaux, ell
ménagée dans fa groffeffe, & fecourue dans
tous fes befoins ; il ell h l'abri de toute inquié
tude. Le jour d'hier eft pour lui comme celui
du lendemain : il dort fans crainte des Sergens,
& boit fans payer les maltotiers ; perfonne ne
partage avec l u i , la poule qu'il a nourrie, le
produit du grain qu'il a femé, ni le prix du
poulin qu'il éleve. Sa voix fait retentir les
champs fertilifés, & donne à fes compagnons
l'exemple de la joie : fa tâche eft modérée, & dès
qu'elle ell finie, il n'eft occupé que de fes
plaifirs; les intervalles repos rendent fon zele
plus actif. N'allez point chercher en France un
bonheur qui vous fu i t , Créoles voluptueux !
adouciffez le fort de vos efclaves, vous le trou
verez dans vos demeures ( 2 ) ; vous n'y verrez
(1) La reconnoiffance des hommes s'exprime tou
jours ainfi :
Deus nobis hœc otia focit.
(2) Les abus d'autorité ayant porté un coup fatal
I iv
1 3 6 C O N S I D É R A T I O N S
à la tranquillité publ ique , pour fixer les babitans fur
leurs terres ; il faudrait d'abord les raffurer & leur prouver qu'un p o u v o i r , que jufqu'à préfent ils ont cru
fans b o r n e s , ne pourra s'étendre à l 'avenir jufqu'à faire le mal.
que des vifages rians : le travail n'aura plus un
afpect révoltant, il deviendra facile & même
agréable.
Mais fous un maître cruel, l'efclave tremblant
& famélique, gémit accablé fous le poids des
travaux : pour punir fa faibleffe, au lieu de la
réparer, on fait ruiffeler fon fang fous les coups
redoublés d'un fouet qui le déchire. Il craint de
s'allier à fa compagne, & de donner l'être à des
enfans malheureux comme l u i , tantôt fugi t i f ,
tantôt affiégé par les maladies ; fon défefpoir
augmente à chaque inftant : il s'immole de les
propres mains au chagrin qui le d é v o r e , ou
tombe dans un dépériffement également fatal à
celui qui le perfécute : les tyrans font toujours
victimes de leur propre fureur.
Le pays où regne l'efclavage, eft l'écueil de
l'homme qui n'a que les apparences de la vertu.
L'habitude de fe faire obéir rend le maître f ier ,
prompt , d u r , co lere , injurie, c r u e l , & lui
fait infenfiblement manquer à toutes les vertus
morales. Cependant s'il les oubl ie , la crainte de
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 3 7
(2) Le poifon, qui depuis vingt ans a été fatal à tant
d'hommes dans la dépendance du C a p , n'eft point
compofé de végétaux; ce n'eft pas un fecret, un for-
ti lege (Ouanga) comme le peuple de la Colonie le
croit imbécillement. Un Droguifte qui avait chez lui
u n e quantité d'arfenic & de fublimé corrofif, mourut
pendant la guerre, & fon mobilier fut mis à l'encan;
on vendit l'arfenic & le fublimé corrofif parmi d'au
tres drogues ; un Negre libre en acheta & en fit
acheter ; il était en liaifon avec un Ncgre chef de
Negres marons ( M a c a n d a ) qui avait des intelligen
ces dans beaucoup d'habitations, il fut le distributeur
du poifon. Il n'y a pas d'apparence qu'il voulût em-
poifonner tous les Blancs, qu'il eût une l i g u e , une
confpiration pour fe rendre maître de la Colonie ; car
au lieu d'empoifonner des Blancs, il ne fit empoifon-
ner que des Negres & très-peu de Blancs : ainfi on
peut affurer que le poifon ne fut entre fes mains que
l'inftrument d'une vengeance particuliere.
O n peut voir au Greffe du Confeil du C a p , les pro
cédures criminelles contre Macanda, P o m p é e , A n
g é l i q u e , Brigite, Laurent, & autres brûlés depuis ;
tous ne fe font fervis que d'arfenic & de fublimé cor-
fes propres efclaves le tourmente fans ceffe , il
eft feul au milieu de fes ennemis.
L e s Negres n'ont pas le caractere atroce
que l'ignorance & la crainte leur ont attribué ; ils
n'ont prefque jamais poiré fur leurs maîtres une
main homicide, & c'eft de nous qu'ils ont
appris l'ufage du poifon ( 1 ) . Cependant la plupart
138 C O N S I D É R A T I O N S
des Blancs ne vit que dans la crainte ; ils fentent
prefque tous combien leurs efclaves font en droit
rofif. Le malheur des empoifonnemens ne vient donc
uniquement que d'un défaut de police. Dans le reffort
du Port-au-Prince , à la Jamaïque & dans les autres
If les, les empoifonnemens font très-rares ; fi les N e
gres faifaient en Guinée l'étude du poi fon, ils feraient:
par-tout ufage de la funefte fcience qu'ils auraient a p -
portée de leurs pays. Ils auraient beaucoup de fac i
lité dans le bas de la côte , où les habitations font moins
rapprochées.
Les Negres du Cap continueront l o n g - t e m s fans
doute la diftribution du poi fon, ils ont eu le tems &
les moyens d'en faire des amas ; c'eft apparemment
parce qu'on n'efpere plus arrêter ce fléau, qu'on la i f fe
fubfifter cent boutiques de Droguiftes, qu'on fouffre q u e
tous les Chirurgiens & leurs Negres exercent la phar
macie. Cependant on brûle fans miféricorde, fans preu
v e s , quelquefois même fans indices, tout Negre accu-
cufé de poifon ; je ne conçois pas bien cette politique
injufte.
• E n 1774, un jeune Negre fut arrêté par hafard ;
on trouva dans fa poche un paquet d'arfenic, il déclara
le tenir d'un N e g r e , efclave d'un Chirurgien du C a p .
Sur cette déclaration on emprifonna le Negre Pharma
cien ; il mourut avant le jugement. L'accufé fut brûlé
fans autre indice du «rime que le poifon trouvé. Si
le N e g r e Apothicaire n'était pas mort, il aurait fourni
occafion de donner un exemple néceffaire aux c o n
freres de fon maître. L'imprudence du maître doit en
pareil cas être punie plus féverement que le crime de
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 139
de les h a ï r , & fe rendent juftice ; le maître bien-
faifant n'éprouve point de femblables terreurs, &
fes efclaves font fes amis.
Si les Negres étaient naturellement méchans, un
feul homme n'en gouvernerait pas cent au milieu
des bois , dans une montagne reculée, comme
cela fe voit depuis cent ans. Le Maître vit en
fécurité au milieu de fon attelier & de fes do-
meftiques, & peut leur donner des armes fans
craindre qu'elles foient tournées contre lui.
Combien les Negres ne font-ils pas empreffés
auprès de leurs Maîtres dans leurs maladies !
Souvent une feule Négreffe travaille pour nourrir
fon Maître, & ne le laiffe manquer de rien, il
n'endure aucun des befoins phyfiques.
Il eft paffé en ufage, ( 1 ) qu'un Negre à talens
peut difpofer de fon tems, en donnant tous les
mois une certaine fomme à fon Maître : il y en a
l'efclave. Il n'y a dans rifle qu'une feule efpece de poifon,
c'eft le jus de la canne de Madere, mais cette plante
eft auffi rare que l'arfenic efl: commun. On cite encore
le Mancanilier, le Laurier R o f e , la graine de Lilas ;
mais aucuns de ces végétaux n'a ce prompt effet qu'on
leur attribue ; la fleur de Quebec n'empoifonne que les !
chevaux & les bœufs.
( 1 ) Cet ufage eft funefte autant qu'il eft injufte, nous
le ferons voir en traitant de la police générale.
140 C O N S I D É R A T I O N S
(1) I l s'eft formé au-deffus de la montagne des grands
b o i s , dans des pays inacceffibles, une horde de Negres
marons , qui offrent afyle à tous les efclaves qui p e u
vent les aller joindre. On dit que pendant les t r o u
bles furvenus en 1 7 1 8 , entre les nations Francaife &
E f p a g n o l e , des Negres de la Colonie Françaife fe
réfugierent fur les terres d'Efpagne; qu'à la fin des
troubles, la Cour d'Efpagne voulut que les Efclaves f u
gitifs fuffent rendus aux Français ; qu'on en avoit a r
rêté un grand nombre, mais que la populace Efpagnole
fe fouleva & les remit en liberté 5 qu'enfin ils fe re t i
rerent dans les montagnes les plus hautes de l'Ifle, &
y font demeurés. Mais il ne faut pas adopter cette
fable. Quoi qu'il en f o i t , on a inutilement entrepris
de les détruire, ils fubfiftent toujours ; ils ne font point
affez forts pour faire craindre une invafion dans la C o
l o n i e ; on eftime que leur nombre ne va pas au-delà de 7
ou 800 de tout âge & de tout fexe.
au C a p , qui payent un tribut de quarante piaf-
tres par mois : ils n'ofent rien détourner pour leur
ufage perfonnel, ils fe privent de tout pour
completter la fomme exigée.
On peut voyager nuit & j o u r , fans armes, dans
toute la C o l o n i e , on n'y rencontre pas de voleurs ;
les Negres marons ne font de mal a perfonne ( 1 ) .
Les Negres font fouvens les confident de nos
faibleffes, les dépositaires de notre argent, tout
eft fous leurs mains dans nos maifons; ils re f-
pectent notre confiance, ils font bienfaifans les
sur LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 141
uns envers les autres ; un Negre n'endure pas
la faim quand fon camarade à des vivres.
On fouffre mal-à-propos qu'ils faffent le com
m e r c e de Toiles pour leurs Maîtres , ou fur le
crédit public ; mais ils font exacts à rendre
c o m p t e , & regardent comme un dépôt le prix
des marchandifes qu'ils ont achetées à crédit.
Ils font Tendres & lafcifs, ils aiment la danfe.
& les plaifirs, & ont beaucoup de dirpofitions
à la mufique ; i l n'y a rien de mélodieux dans
leurs chants, mais ils ont une jufteffe & une
précifion admirables : on les entend chanter en
parties, & fur différens refreins, en cultivant la
t e r r e , fans que jamais la difcordance d'un fon
faux ou trop hâté trouble leur harmonie.
Les plus grands dangers, & la mort même,
n'effrayent point les Negres : ils font plus coura
geux qu'il n'appartient à des hommes fournis à
l'efclavage ; ils paraiffent infenfibles au milieu des
t o u r m e n s , & font enclins au fuicide.
Ils apprennent affez facilement toutes fortes
d e métiers : plufieurs n'ayant pas beaucoup de
t h é o r i e , ne font pas en état d'entreprendre de
grands ouvrages, mais ce font de bons ouvriers
fous les principaux Entrepreneurs. Ils réuffiffent
parfaitement aux ouvrages de Menuiferie ; il y
en a d'habiles dans l'Horlogerie & dans l 'Orfé
v r e r i e , mais ils font plus rares.
142. C O N S I D É R A T I O N S
( 1 ) En voici un exemple récent & généralement
connu dans la dépendance du Cap.
U n habitant de la plaine du Cap emmena fon N e g r e
Cuifinier en France ; la fréquentation des Blancs le ren
dit infolent, & fon maître n'en pouvait plus jouir.
Je vais te renvoyer au C a p , lui dit-il un j o u r , tu
es devenu mauvais; je pourrais te vendre, mais je ne
ferais pas plus riche en te rendant plus malheureux : je
te donne la l iber té , va travailler & fois honnête
homme.
Louis fut touché de la bonté de fon maître, &
promit d'être fage & laborieux ; il tint d'abord un
cabaret, il leva enfuite une penfion ; il étaic bon cuifi
n i e r , il fut accrédité ; enfin il entreprit la principale
auberge du Cap & fit une grande fortune.
Il apprit pendant la derniere guerre que fon maître
était dans la mifere à Bordeaux, & qu'il avoit un pro
cès à foutenir dans la Colonie pour recouvrer le refte
de fa fortune. Il n'avait point oublié ce bon maître; i l
lui devoit t o u t , il fut reconnoiffant.
Ils ne font pas, comme on v o i t , dépouvus
d'intelligence, & les Ecrivains qui leur ont fup-
pofé des facultés bornées, les ont jugés trop
légérement. Ils font au contraire adroits & fpirituels ;
ils méritent l'attention du fage, car s'ils n'ont
pas toutes les ver tus , ils font exempts de bien
des vices. On peut juger , par la bonne conduite
qu'ils tiennent dans l'état de liberté, de ce dont
ils feraient capables étant bien dirigés. (1)
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 4 3
O n a dit que les Efclaves ne pouvaient être
contenus par les loix civiles, parce qu'ils ne
font point dans la fociété , & qu'ils ne peuvent
être fournis qu'à une loi de famille, c 'eft-à-dire,
a la loi du maître. Je crois au contraire qu'il
eft néceffaire que les Efclaves de cette Colonie
foient fournis à une loi c i v i l e , qui ne peut
changer, & non pas à la loi du maître, qui
n'eft autre chofe que fa volonté ; car fi l'Ef-
clave était foumis uniquement à la lo i du maître,
i l en réfulterait que le maître aurait fur lui
l e droit de vie & de m o r t , ce qui répugne à
t o u s les principes ; il ferait à la fois l'offenfé,
l'accufateur & le juge ! . . . Ce ferait confondre
toute idée de Juftice.
Les Negres des Colonies-Françaifes font foumis
au Code pénal, & jugés fuivant l'Ordonnance cri-
A y a n t fait paffer à Bordeaux une fomme considérable
pour fubvenir aux premiers befoins de fon bienfaiteur
il le pria d'en recevoir autant tous les ans. Il pourfui-
vit lu i -même le Procès ; fon argent & fes diligences ne
furent pas inutiles ; & fon ancien maître verfa des lar
mes de joie, en revoyant un fi bon efclave.
Quel homme a montré plus de courage & de vertus
civi les que le Capitaine Vincent, N e g r e , à préfent âgé de
p l u s de cent ans? Il commandait encore un Corfaire dans
la guerre de 1744. Il était plein d'humanité, de ref-
pect pour les B l a n c s , & l'un des meilleurs peres de
famil le que f o n puiffe trouver.
144 C O N S I D É R A T I O N S
( 1 ) Ces atrocités commencent à devenir plus r a r e s ,
& l'intérêt a prefcrit aux habitans de la Colonie une
modération que l'humanité feule aurait dû leur inf-
pirer.
des
minelle ; l'Edit de 1685, regle les punitions que
leurs maîtres peuvent leur infliger, & établit une
forte de proportion entre les fautes & le châ
timent ; mais cela n'empêche pas que des Negres
ne périffent journellement dans les chaînes, ou
fous le fouet ; qu'ils ne foient affommés, étouffés,
brûlés fans aucune formalité (1) : tant de cruautés
relie toujours inpunie, & ceux qui l'exercent
font ordinairement des fcélérats réfugiés, ou des
gens nés dans la fange des villes de l'Europe ; les
hommes les plus vi ls , font auffi les plus barbares.
La bienfaifance qui gagne les c œ u r s , la févérité
qui eft une fuite de la juftice, font les moyens
de contenir les Negres. Ils peuvent s'accoutumer
à la fervitude, mais il ne faut pas que le maître
foit plus dur & plus cruel envers eux que la
fervitude elle - même. Les Efclaves n'ont point
troublé la République d'Athênes, où l'humanité
était refpectée, jufque dans leurs perfonnes. Les
Ilotes ont troublé l'état à Lacédémone, ils l'ont
même ébranlé.
Non-feulement nous fommes injuftes envers nos
Efclaves, nous le fommes encore envers ceux
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 145
( 1 ) Les Negres efclaves, & même les affranchis
la C o l o n i e , font menacés de mort s'ils ofent fe dépen
dre contre un Blanc, même après en avoir été frappés.
Tome I. K
d e s autres. Un Efclave doit être admis à fe
plaindre lorfqu'il a été maltraité par un autre
q u e ion maître ; c'eft affez de lui ôter la défende
naturelle ( 2 ) , fans lui interdire la défenfe civile.
A Saint - D o m i n g u e , quiconque eft Blanc
maltraite impunément les Noirs. Leur fituation
eft t e l l e , qu'ils font efclaves de leurs maîtres &
d u public. Dans le tort que l'on fait à un efclave,
les Juges font dans l'ufage de ne confidérer que la
diminution de fon prix. On devrait au contraire
punir févérement celui qui a maltraité l'efclave
d 'un autre : il eft horrible d'ajouter la perte de
l a fureté à celle de la liberté.
Cependant il ferait peut être dangereux de porter
une loi trop favorable aux efclaves ; chez les
Romains , ils étaient l ivrés, fans adouciffement, à
des fupplices dont les ingénus étaient exempts. La
loi a été plus févere pour eux dans prefque toutes
les Nations, leur fang eft politiquement regardé
comme moins précieux : mais nous particuliers,
laiffons agir cette loi rigoureufe, & n'ajoutons
point à leurs malheurs par notre dureté ; écoutons
la voix de l'humanité ; celui qui y eft fourd, ne
mérite pas d'être compté au rang des hommes.
146 C O N S I D É R A T I O N S
( 1 ) Lunguum eft iter per prœcepta... T A C .
Milius jubetur exemplo. P L I N .
Venez avec moi fur les habitations de quelques
C o l o n s , qui favent joindre la vigilance à la
douceur ; c'eft dans leurs familles que vous devez
vous choifir des modeles ; rien n'eft fi fort que
l 'exemple, le précepte n'en approche pas (1).
sur LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 4 7
D I S C O U R S I V .
Des prétentions que Von peut avoir
à la fortune.
L E s fentiers qui conduifent au temple de la
f o r t u n e , font auffi nombreux que les détours du
labyrinthe. La Déeffe paraît au bout de chaque
allée ; on s'avance vers elle fur les aîles du tems ;
mais fouvent elle échappe à celui qui la pourfuit.
Quelques Français ont fu la fixer à Saint-
Domingue ; mais il faut avoir beaucoup de har-
dieffe & de conftance 1 ou être doué d'un rare
bonheur , pour y réuffir comme eux.
Si l'on prétend à la fortune dans cette Colonie ,
c'eft la culture des terres en propriété qui doit
la donner ; mais cette propriété eft devenue bien
difficile à acquérir. Pour entreprendre les grandes
cultures, il faut avoir des capitaux & du crédit ;
ceux qui arrivent dans la C o l o n i e , étant ordinai
rement éloignés de ce point-là ; il n'y a pour eux
d'autres moyens que de fe rendre utiles à l 'ha-
bitant, foit en l'aidant dans fa culture, foit en
vendant fes denrées, foit en réglant fes intérêts.
L a Colonie ayant produit dans ces dernieres
années un revenu de plus de quatre-vingt mill ions,
& y fuppofant quarante mille domiciliés ingénus
K ij
148 C O N S I D É R A T I O N S
ou affranchis, non compris les gens errans & fans
a v e u , qui prennent ce qu'ils peuvent fur la p o r
tion des autres, chacun d'eux participant égale
ment à ce revenu, aurait une fomme annuelle de
deux mille livres, égales à treize cents trente-trois
livres fix fols huit deniers tournois. Il n'y a point
de pays dans l'univers qui offre des richeffes en une
telle proportion.
Mais comme dans l'état actuel il y a environ
quatre mille foldats à entretenir, des Officiers de
Guerre & de Juftice aux appointemens de la C o l o
n i e , des ouvrages & dépenfes publiques, il paraî
trait à déduire, 1°. le produit de la capitation des
Negres (1) ; 2° . la portion de l'octroi que l'habitant
fur porte (2) ; 3°. il faudrait déduire également le
produit du cadaitre, qui eft bien moins un impôt
fur les maifons, qu'une reprife en feconde main
fur le revenu des terres. Mais l'emploi de ces
impôts n'eft pas en pure perte pour la C o l o n i e ,
ils refluent fans ceffe dans les mains de ceux qui
les ont payés, & fi ce ne font pas les cultivateurs
qui fentent le plus cette refluence, les marchands,
les ouvriers profitant de la dépenfe des deniers
(1) En 1 7 7 6 , la capitation des Negres a été fupprimée, & le montant en a été impofé fur la fortie des denrées.
(a) Les ventes des denrées fe font fouvent à demi-
droit, c 'eft-à-dire, q u e , prix convenu, l'acheteur paye
la moitié de l 'octroi, & le cultivateur l'autre moitié.
I
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 149
p u b l i c s , font d'autant moins payer les fervices
qu ' i ls rendent aux cultivateurs, & l'équilibre eft
rétabli .
I l faut néceffairement que dans un pays labo
r i e u x , ceux qui font les plus grandes entreprifes,
o u qui font les plus utiles aux entrepreneurs,
ayent la plus groffe part dans les revenus : il y a
donc des gens qui ont à leur part cent mille écus,
d'autres mil le , d'autres cent francs ; mais aucun
ne peut dévorer tout ce qu'il r e ç o i t , il paye à la
M é t r o p o l e , qui fournit en partie à fa fubfiftance
un prix plus ou moins grand, le refte eft employé
à des reproductions. Il y a donc dans la Colonie
u n germe de fortune, qui s'accroîtra tant que les
terres feront fertiles ; mais de combien eft-il ?
C'eft ce que nous allons approfondir.
O n parle toujours de faire fortune à Saint-Do
m i n g u e , fans favoir fur quoi fonder les prétentions
que l'on a pour réuffir dans ce projet ; de - là
combien d'efpérances chimériques & de fauffes
démarches, combien de Français regrettent leurs
P r o v i n c e s , combien de malheureux voyent tout-
à-coup leur deftin changé d'une maniere qui leur
femble miraculeufe.
O n peut fuppofer annuellement la vente de
trois cents trente cargaifons, de la valeur de cin
quante mille l ivres, argent de France. Le béné
fice commun ajouté au change de l 'argent, n'a
K iij
150 C O N S I D É R A T I O N S
( 1 ) Une partie de ces Negres fe paye en coton &
en indigo exporté furt ivement, & que nous n'avons
point compris dans la récapitulation générale du r e v e -
nu de la Colonie,
guere été , depuis 1 7 6 4 , à plus de 80 pour cent ;
nous avons donc à calculer fur quatre-vingt-dix
mille livres pour chaque cargaifon ; ainfi la M é
tropole reçoit de nous, pour le tribut de la c o n -
fommation, vingt-fept millions quatre cents c i n
quante mille livres ; nous payons aux Colonies
Anglaifes pour de la farine, du r i s , du beurre ,
des viandes & poiffons falés, des planches & des
ferremens, quatre mill ions, dont près de deux
millions en fyrop. Il refte environ cinquante m i l
lions ; vingt-deux millions cinq cents mille livres
font payés aux Commerçans de la M é t r o p o l e ,
pour prix de quinze mille Negres qu'ils introdui-
fent tous les ans, & fix millions aux Anglais de
la Jamaïque & Navigateurs interlopes, pour prix
de cinq mille Negres ; (1) il relie enfin, vingt-
deux millions pour faire valoir l'induftrie des
artiftes, des ouvriers de la Colonie , & des fac
teurs ou marchands de la feconde main. Mais
comme cette malle de richeffes ne peut pér i r , &
s'accumule au contraire d'une année à l'autre
dans la circulation ; nous eftimons qu'elle a t o u
jours été depuis 1 7 6 7 , au prorata de trois années,
sur LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 151
( 1 ) Mais les propriétaires qui demeurent en F r a n c e ,
8c y confomment les deniers de la reproduction, enlevent
beaucoup aux revenus & à la circulation de la C o l o
nie Je n'ai rien à répondre à cette objections mais
je penfe qu'un gouvernement fage & protecteur, pour
rait ce que la rigueur n'a pu jufqu'à préfent. Il fixerait
les propriétaires fur leurs habitations, & il en réful-
terait un grand bien pour la Métropole & pour la
Colonie.
(a) On entend par Coloniftes, tous ceux qui demeu
rent dans les C o l o n i e s , & par Colons, les cultivateurs
feulement,
K iv
& q u e les reproductions fe font augmentées à
mefure que la maffe s'eft trouvée excédente. Il faut
d o n c ajouter quarante-quatre millions aux revenus
d e la C o l o n i e , on trouvera que la circulation
t o t a l e , tant au dedans qu'au dehors de la Colonie,
étant de cent vingt-cinq millions par a n , chaque
h o m m e l ibre, utile & bien intentionné ; établi
dans la C o l o n i e , pourrait prétendre à l'emploi
annuel de trois mille cent vingt-cinq livres ; qu'on
ajoute à cette fommece que la négligence des
uns prête à l'émulation des autres, & l'on con
naîtra les prétentions que tous les Coloniftes en
général peuvent avoir à la fortune ( 1 ) . Voila les
prétentions générales, nous confidérerons ci-après
des prétentions de chacune des principales claffes
ces Coloniftes ( 2 ) qui ne font point propriétaires
de terreins.
152. C O N S I D É R A T I O N S
A l'égard des Ouvriers & des Commerçans de
la Métropole , ils ont, outre le bénéfice de la main
d'œuvre, un profit certain de quatre millions cinq
cents foixante-quinze mille livres tournois, fur les
marchandifes dont ils trouvent le débouché dans
la C o l o n i e , & un profit prefque égal fur la traite
des Noirs. Voi la plus de neuf millions à partager
tous les ans entre les fourniffeurs & les armateurs
des villes maritimes de France.
L'exportation des denrées de la C o l o n i e , pro
duit encore cinq millions. Relie la commiffion de
vente fur les chargemens faits par les proprié
taires, le magafinage & le bénéfice de la con-
fommation étrangere.
Quel encouragement pour ceux qui , avec des
capitaux & de la probité, veulent s'adonner au
commerce maritime ! ils peuvent dans l'ordre
c o m m u n , prétendre à proportion de leur m i f e ,
à un bénéfice annuel de plus de vingt millions
tournois, qui, précipités dans la circulation, peuvent
s'accumuler, fe reproduire, à l 'infini, & ouvrir une
fource intariffable de tréfors. Le commerce de toute
l 'Angleterre produifait moins de richeffes au fei-
zieme fiecle que n'en procure à préfent à la France
une feule Colonie ; cependant cette v e i n e , faible
dans le commencement, s'eft tellement a c c r u e ,
qu'elle permet maintenant aux Anglais de préten
dre aux richeffes de l 'Univers; c'eft ce qui fera tau-
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 153
(1) Les Charpentiers & Maçons qui ne travaillent
que dans les V i l l e s , rentrent dans la claffe des artifanc,
à qui j'indiquerai comme aux autres le fond fur lequel
leurs prétentions à la fortune peuvent fe réalifer.
j o u r s croire que la puiffance des Nations dépend de
l'impulfion qu'elles reçoivent de leur Gouverne-
ment .
Venant à confidérer les prétentions que peuvent
avoir à la fortune les Coloniftes qui ne font pas
propriétaires de terres : nous mettons dans la pre
miere claffe, c'eft-à-dire, par ordre d'utilité, ceux
qui font occupés à la culture & aux inftrumens du
Cultivateur, les Economes & Régiffeurs, les I n
génieurs hidrauliques, les Architectes, Entrepre-
neurs, Charpentiers, Maçons (1) . Viennent en-
fuite les Commiffionnaires & Marchands de la fe
conde main, les Artifans de toute efpece.
Enfin les prépofés à la diftribution de la Juftice,
Juges & Magiftrats, Avocats & Procureurs ; les
Greffiers & les Huiffiers, qui doivent fervir à ré
gler les intérêts de tous les autres.
D e s vingt-deux millions qui reftent à la Colonie
fur les revenus annuels que la culture produit, pré
levement fait des objets qu'elle tire de la M é t r o
pole ou des étrangers pour fa confommation, & des
fommes qu'elle emploie en acquifitions de Negres,
il y en a fix qui font diftribués aux Artiftes & à
1 5 4 C O N S I D É R A T I O N S
6 0 5 0
ceux qui s'emploient à la culture. Savoir, à d i x -
huit Entrepreneurs de moulins à fucre, prifes d'eau
& aqueducs, connus dans les différentes parties
de la Colonie , & trente leurs piqueurs & o u
vriers 5 0 0 M.
à 250 Charpentiers entrepreneurs de bâ-
timens, & 300 leurs ouvriers libres . . 1 5 0 0
à 150 Maçons entrepreneurs, & 200
leurs ouvriers libres 900
à 60 Forgerons & Charrons, & 100 leurs
ouvriers libres 300
à 200 Régiffeurs établis fur les Sucreries
en l'abfence des propriétaires, la plûpart
tirés de la claffe des Economes & Rafi-
neurs 900
à 650 Economes gagés fur 650 Sucre
ries. (La plupart font auffi Rafineurs.) . 1000
à 50 Rafineurs occupés uniquement de
la fabrication du fucre fur les grandes ha
bitations . 1 3 0
à 300 Ecrivains Sous-Economes ou Ca-
brouetiers blancs employés fur les plus
fortes habitations 320
à 200 Régiffeurs des caféyeres, indigot-
teries & cotonneries fous les proprié
taires . . . . . . . . . . . 500
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 155
8400 m.
Ci-contre . . . 6050 m
à 5 0 0 Economes de caféyeres, indigo-
teries & cotonneries, fous les propriétai
res ou régiffeurs. ( L e s propriétaires des
moindres habitations n'ont point d'Eco-
n o m e s . ) . . . . . 3 5 0
6400 m i
D e u x millions font encore à répartir à
d'autres hommes utiles aux Cultivateurs.
Savoir , à cent Chirurgiens établis dans
les quartiers en nombre proportionné à
leur étendue & aux befoins de ceux qui
les cultivent, & cinquante leurs aides . . 500
A 1 5 0 Magafiniers, Entrepofeurs &
Entrepreneurs du charroi des provifions
& des denrées 1500
Les Commiffionnaires établis dans les
principales Villes & dans les B o u r g s , pré-
levent ordinairement un droit de deux &
demi pour cent fur tout ce qu'ils fournif-
fent aux habitans, & fur tout ce qu'ils ven-
dent pour leur compte : cependant de
puis quelques années il s'en eft tant éta
bl is , fur-tout au C a p , qu'on peut à pré-
fenr faire faire ces fortes de commiffions
156 C O N S I D É R A T I O N S
* On voit par ce calcul , que ceux qui évaluent au
tiers des revenus les frais d'exploitation des habitans de
la Colonie , le remplacement des Negres compris, p o r -
• De l'autre part 8400 m
à un & demi pour c e n t , & même à un
moindre pr ix , en s'abonnant par année.
Quoiqu'il en foit, nous eftimons la com-
miffion de vente à un pour cent feule
ment fur toutes les denrées de la C o l o -
n i e , parce que les habitans en vendent
ou chargent eux-mêmes une grande par-
tie 850
O n peut eftimer les fournitnres qui
fe font par e u x , tant en outils, ferre-
mens & matériaux, qu'en provifions &
marchandifes, à dix millions ; fur quoi
il leur revient une commiffion que nous
porterons à trois pour cent , attendu
que plufieurs joignent à la qualité de
Commiffionnaires, celle de Marchands
de la feconde main, ce qui fuppofe un
bénéfice fur les marchandifes tirées de
leur propre magafin, & eft pour eux un
moyen de fortune qui fe prend directe
ment fur les deniers de la culture . . 300
* 9550 m.
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 5 7
tent leur eftimation trop haut. En effet, fur neuf mil
lions cinq cents cinquante mille livres donnés aux éco
n o m e s , ouvriers, voituriers & marchands, la dépenfe
des nouveaux établiffemens eft comprife; & quinze mille
N e g r e s de traite Françaife, que l'on peut évaluer à vingt-
deux millions & d e m i , excedent la néceffité des rem-
placemens & conduifent à une augmentation considé
rable.
C ' e f t donc un million cent cinquante mille livres
à répartir entre quatre cents Commiffionnaires
que l 'on compte dans la C o l o n i e , fans parler
d'une foule d'Agioteurs qui ne peuvent ici faire
n o m b r e , & fix cents cinquante leurs Facteurs
ou Commis.
Ils ont encore une commiffion fur la vente & les
recouvremens de la cargaifon des Negres ; nous
eftimons cette commiffion à trois pour c e n t , o b -
fervant néanmoins qu'il s'en fait à des taux diffé-
rens à caufe de la concurrence. Il fe vend tous les
ans dans la Colonie pour vingt-deux millions cinq
c e n t s mille livres de Negres de traite françaife, ce
qui leur donne une rétribution de 787800 livres à
répartir comme ci-deffus . . . . 7 8 7 8 0 0 1.
I l faut ajouter à cela les commiffions à prendre
fur ce qui peut être recouvré des anciens fonds dûs
avant la guerre, & l'on aura la totalité des moyens
de fortune des Commis & Agens établis dans la
158 C O N S I D É R A T I O N S
Colonie fous le titre de Négocians. Comme il n'eft
point de métier plus facile, il n'en eft pas non plus
que les jeunes gens embraffent plus volontiers ;
c'eft ce qui fait que les profits en font très-modérés.
C e genre de profeffion n'offre pas, comme on v o i t ,
des avantages proportionnés aux defirs de tous ceux
qui s'en mêlent. I l ne faut pas beaucoup compter
fur des hommes qui, l'exerçant prefque tous fans ca
pitaux, veulent tenir un état à l'égal des plus riches:
le luxe déplacé eft un vice en celui qui abforbe fes
propres deniers ; c'eft un vice en ceux qui vivent
fur le crédit & la confiance publique.
I l y a quelques Commiffionnaires qui font des
entreprifes de commerce ; mais elles font extrême
ment bornées.
Les Agens du commerce étranger auraient de
plus grandes reffources ; mais ils font en trop grand
nombre & trop éloignés pour la plupart des principes
de ce commerce. Leur mal-adreffe, leur avarice &
plus fouvent encore leur infidélité, indifpofent
également les étrangers & les Coloniftes.
A l'égard des Marchands de la feconde main, qui
achetent & revendent pour leur compte, fans trai
ter directement avec les Cultivateurs, leurs efpé-
rances & leurs profits fe prennent fur la maffe totale
de la circulation, tant au dedans qu'au dehors de la
C o l o n i e , en des proportions égales à leurs entre
prifes ; il en eft de même des Artiftes & Artifans de
S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 159
(1) U n nouveau réglement du Général & de l'In-
t o u t e efpece qui traitent de leurs falaires avec les
C u l t i v a t e u r s & les Citadins, les Forains & les d o
mici l iés . Leurs plus grandes prétentions font au
C a p , qui eft le pays le plus remuant que l'on puiffe
i m a g i n e r ; c'eft là que les Spéculateurs, les A g i o
teurs & Revendeurs ont de grands coups à faire ;
c 'eft- là qu'il y a des révolutions précipitées fur
toutes fortes d'objets de commerce ; c'eft là qui l fe
fait auffi toutes fortes de négociations, de fraudes
& d'ufures, qui n'ont pas affez de liaifons à notre
fujet pour que nous en puiffions faire le détail.
Le foin de la Juftice occupe près de mille hom-
m e s ; c'eft affurément beaucoup fi l'on s'arrête an
nombre des Jufticiables ; c'eft peut-être auffi plus
qu' i l n'en faut pour l'expédition des affaires. I l eft
vrai qu'il y a une infinité de procès ; mais il y en
aurait fans doute moins, s'il y avait moins de gens de
Juf t ice , & s'ils étaient en général moins avides &
plus expérimentés.
Les procès Scieurs Jugemens coûtenttous les ans
un peu plus de cinq millions à la Colonie, en quoi il ne
faut pas comprendre le préjudice du mal- jugé, qui
eft un malheur tacite & inappréciable. Voici affez
juftement la répartition actuelle de cette f o m m e
confidérable. Savoir (1) :
160 C O N S I D É R A T I O N S
J U S T I C E S O U V E R A I N E .
A u x deux Confeils Supérieurs, compofés l'un
& l'autre d'un Préfident, de douze Confeillers &
d'un Procureur-général, aux appointemens de la
Colonie 400 m.
A vingt Avocats, & trente-cinq leurs
Clercs . . . . . 500
A u x deux Greffiers, & cinq Clercs ou
Greffiers-Commis . . . . . . 80
A u x deux Audienciers 25
A u x Huiffiers, qui le font auffi des Ju-
rifdictions 40
1045 m.
tendant, du mois de Décembre 1 7 7 5 , portant tarif des
frais de Juftice, tend à changer entierement cette r é
part i t ion ; les Greffiers, les Huiffiers, les G e o l i e r s ,
feraient exceffivement payés ; les Juges & leurs Lieute-
nans , les Procureurs du Roi & leurs Subftituts, pour
raient à peine vivre du produit de leurs offices ; les
Procureurs & les Avocats percevraient à-peu-près les
mêmes droits qu'ils ont pris jufquà préfent. Mais ce
réglement, qui n'eft que provifoire, ne paraît pas de
voir être confirmé par le R o i , & ne peut pas être l o n g
temps exécuté. Le Miniftere a pu même agréé les r e -
préfentations qui lui ont été fa i tes , pour en arrêter
l 'exécution.
Ci-contre
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 161
Ci-contre 1045 m. S I É G E S R O Y A U X .
A neuf Juges 2 7 0
A neuf Lieutenans de Juges. . . . 1 2 0
A neuf Procureurs du Roi . . . . 140 A vingt-quatre Subftituts des Procu
reurs du Roi . . . . . . . . 100
A neuf Greffiers, & vingt leurs Clercs. 380
A neuf Audienciers 100
A foixante-dix Procureurs, & cent cin
quante leurs Clercs 1 2 5 0
A quatre-vingt Notaires, & cinquante
C lercs 600
A foixante Huiffiers, & cinquante Clercs
o u Records 600
A deux cents trente hommes en deux
compagnies de Maréchauffée, dont trente
fix Officiers 350
A trente-cinq hommes en deux com
pagnies de Police au Cap & au Port-au-
Pr ince , dont quatre Officiers. . . . 4 5
5000 m.
* Les prifons de la Colonie produifent aux Géoliers des
revenus immenfes, dont ils rendent ordinairement une
partie à leurs protecteurs ; la géole du Cap rapporte jufqu' à
60000 liv. On efpere que le Miniftere va faire ceffer cette
énorme perception.
Tome I. L
162 C O N S I D É R A T I O N S
Il y a encore des intriguans qui font le rolle de
gens d'affaires dans les villes & dans les plaines ;
ce font les moteurs de beaucoup de mauvais p r o
cès. Je ne parlerai point de leurs prétentions à la for-
t u n e , parce qu'il me femble qu'on ne devrait pas
fouffrir que pour y parvenir ils s'adonnaffent à un
femblable métier.
C'eft à tort que l'on dit qu'un dixieme des reve
nus de la Colonie eft abforbé en frais de Juftice. I l
n'en coûte pas même le v ingt ieme, parce que les
frais de Juftice fe prennent fur la maffe totale des
richeffes qui font dans la circulation, & non pas
fur le produit annuel de la culture feulement ; mais
i l paraîtra toujours étonnant que foixante-dix P r o
cureurs qui font dans la Jurifdiction, coûtent beau
coup plus que toute la Juftice Souveraine. Il eft
vrai qu'ils entretiennent cent cinquante Clercs à leurs appointemens mais la portion de ces jeunes
fujets eft fi rétrécie, qu'elle ne va pas au-delà du
dixieme d'un falaire annuel de douze cents cinquante
mille livres que ces Meffieurs fe font accorder.
Il nous refte quelques obfervations à faire.
Combien de fois n'a-t-on pas vu les places de la
Colonie remplies par les fujets qui devaient le
moins y prétendre, les emplois les plus confidéra-
bles être le prix du crédit, de la faveur ou de l 'ar
gent? Ces fortes de traités ont fouvent même acquis
une publicité fcandaleufe. Souvent les autres e m -
S U R l A C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 6 3
plois font donnés dans la Colonie par des Adminif-
trateurs qui n'ont pas le tems de connaître ceux
dont ils font choix ( 1 ) . Il y en a eu qui ont été mé
chans & fans expérience ; & fous un gouverne
ment tyrannique & corrompu, il eft toujours im-
poffible que le mérite conduife à la fortune. Il de
vient au contraire un motif d'exclufion.
O vous qui croyez être propres aux emplois les
les plus utiles, & qui tiennent le premier rang dans
la fociété ! cherchez un pays où vos talens puiffent
être accueillis ; ils feront négligés à S. Domingue :
ils y ont rarement ouvert le chemin des richeffes ;
i ls y ont lutté fans ceffe contre l'aveuglement & la
méchanceté : mais vous dont l'exiftence dépend
uniquement de l'effort de vos bras , vous ne ferez
pas réduits à demander la permiffion d'être uti les,
on ne vous laiffera pas dans l'inaction.
U n M a ç o n , un Charpentier, un Forgeron eft
h e u r e u x , perfonne ne lui contefte l'ufage de fa
hache, de la truelle ou de fon marteau ; il n'eft
obligé à aucune de ces dépenfes que l'on ne fait
que pour les autres , & qui ne peuvent fatisfaire
qu'une folle vanité : il eft habilié proprement &
commodément, avec une grande culotte & une
( 1 ) Ils nomment ordinairement fur des protections
particulieres, fur des recommandations plus ou moins
hazardées.
L ij
164 C O N S I D É R A T I O N S
chemife de ginga(1) ; il n'a pas befoin de protecteurs ;
& quand il a paffé la r e v u e , il peut fe moquer
avec raifon de tant d'hommes moins fages , que
leur ton prépondérant foumet à la dérifion publique.
Qu'un Charpentier fe préfente, les Cultivateurs
l'employeront en arrivant, ils lui avanceront des
Negres : il fera bientôt entouré d'une foule d'ou
vriers qui lui appartiendront, & feront autant de
moyens de fortune ; il ne tiendra qu'à lui d'être auffi
opulent qu'un homme de fon état puiffe afpirer à
l'être.
Combien en a-t-on vu qui , ne fachant pas l i r e ,
mais fachant travailler, ont poffédé des millions à
St. Domingue, & auraient été bien plus riches
s'ils n'avaient pas été forcés de payer à des fripons
le tribut de leur groffiere ignorance !
On ne doit point être étonné de voir dans la C o
lonie tant d'hommes déplacés ; fouvent le plus vil des
protégés vient y traiter durement l 'hommehonnête,
que la protection n'a pas careffé. Cette confufion
des hommes, cette variation continuelle dans les
prépofés, doit feule retenir les jeunes Français qui
ayant des reffources chez e u x , ont le defir de paf-
fer en cette Colonie.
On fouffre que cinq cents fujets qui doivent être
précieux à la France, viennent tous les a n s , fans
(2) Toile te inte , dont on fait beaucoup d'ufage dans
les Isles.
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 165
L IIJ
é t a t , fans emploi , fouvent fans aptitude, ou avant
l ' â g e qui développe le germe des talens, languir ou
pér i r dans la Colonie ; on ne s'occupe point à les
ret irer de la mifere où les plonge une démarche in-
confidérée. Toujours il en arrive, & tous fans defti
n a t i o n , fans objet. Il femble qu'avant de fouffrir
qu'un homme courre les rifques d'un fi grand
déplacement, il ferait important de favoir à quoi
il voudrait s'employer, & s'il y ferait propre.
U n homme laborieux qui vient à S. Domingue
fans profeffion convenable, doit fe mettre au fer-
r i c e d'un cultivateur ; en fe comportant bien, il
pourra acquérir fa confiance, & dans le cas où il
s'abfenterait, être chargé de la régie de fes biens :
il pourra devenir propriétaire lui-même, & s'il eft
au fait de la culture, s'il fait fe ménager du crédit,
il pourra entreprendre avec de faibles capitaux.
Mais l'Econome d'une Sucrerie doit être debout
jour & nuit , faire chaque matin le tour de l'habita
tion à pied ou à cheval , felon fon étendue, afin de
connaître les travaux & d'étudier la maniere de les
difpofer le plus avantageufement. Souvent on eft
obligé de veiller la nuit à la fabricarion du fucre &
à la conduite des Negres qui y travaillent. Pour me-
ner une vie fi laborieufe, il faut être d'un tempé
rament robufte & n'aimer point le repos : dans
les caféyeres & indigotteries, la conduite des tra
vaux n'eft pas fi fatiguante, on a toujours le tems-
166 C O N S I D É R A T I O N S
de dormir ; mais l'Econome gagne moins, & fes
efpérances ne font pas femblables.
En général le métier d'Econome eft eftimable; on
pourra s'appercevoir dans les Difcours où je traite
de l'agriculture, qu'il eft ami des arts. Il y a d'ail
leurs dans les campagnes de S. Domingue des agré-
mens & une falubrité d'air que l'on ne peut trouver
dans les villes,
La Colonie peut offrir des reffources aux jeunes
gens que l'âge des plaifirs a entraînés dans l'excès
du dérangement : s'ils ne quittaient pas la F r a n c e ,
la mifere flétriffante leur ôterait pour jamais l'ef-
poir de recouvrer l'eftime publique ; mais ils peuvent
redevenir utiles dans un pays où ils ne font point
connus, où l'expérience du vice peut d'ailleurs être
pour eux une leçon de fageffe. Il en eft auffi qui
fauvés du décri général, & placés dans la Colonie
par une injufte protection, croient avoir acquis le
droit d'y donner impunément l'exemple des vices
les plus dangereux, & d'ajouter aux fautes excufa-
bles de la jeuneffe, des actions qui deviennent crimi
nelles dans un âge plus avancé. Ils veulent être la
terreur des faibles & ne font que l'opprobre des
gens vertueux.
Si on continuait d'infecter la Colonie en pur
geant la Métropole, le défordre s'accroîtrait avec la
population.
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 6 7
O n voit encore arriver des hommes de cette
claffe appellée noble, pleins d'amour pour la pa-
r e f f e , & perfuadés qu'ils honorent le pays, auquel
i ls voudraient faire fupporter le fardeau de leur
exiftence : leurs titres ne raffafient que leur orguei l ,
& préfentent le déplorable fpectacle d'une vanité
égale à leur mifere.
I l faut les occuper, & il y a des places que p lu-
fieurs d'entr'eux pourraient remplir par préférence :
telles font celles d'Officiers dans la Maréchauffée.
C e s emplois ne font pas affez confidérés peut-être ;
les gardes qui veillent a la tranquilité publique font
les plus utiles foldats.
Les autres, & même ce parti vaudrait mieux,
peuvent s'occuper à l'agriculture & prendre la pro-
feffion d'Economes ; elle ne déroge point a la n o -
bleffe, & convient à tous les hommes: un Genti l -
homme peut la faire avec honneur. S'il paraît o u
blier fon rang pour ne s'occuper que du foin d'être
u t i l e , on appréciera ce qu'il lui aura fallu d'efforts
pour fe mettre au-deffus des préjugés de la naif-
fance & des vains preftiges d'une fauffe grandeur.
I l fera d'autant plus eftimé, qu'il ne fe prévaudra
point d'une diftinction qui ne peut être qu'une i n -
fulte générale fi elle n'eft pas le prix de la vertu ( 1 ) .
( 1 ) Autrefois l'oifiveté procurait à quelques gentils-
L iv
168 C O N S I D É R A T I O N S
Perfonne ne doit être dans l'inaction : à S. D o -
mingue l'homme bienfaifant rend fervice fans crain
dre de faire des ingrats ; mais qu'eft-ce que rendre
fervice à un Colonifte ? C'eft le mettre en état de
travailler. On ne fuppofe pas qu'il foit venu pour ne rien faire, dans un pays où tout le monde eft occu
pé : s'il a fait vœu d'être à charge aux autres, on l 'abandonne, on l'exclut de la fociété, comme la
chenille fous la main du jardinier vigilant, eft d é
tachée de la plante qu'elle s'attachait à ronger &
qu'elle eût détruite.
hommes venus dans la C o l o n i e , les mêmes avantages
que le travail & l'induftrie donnaient aux autres hom
mes ; mais beaucoup de roturiers étant venus faire à
Saint-Domingue le rôle de gentils-hommes, qui leur
paraiffait facile, les Tribunaux ont été obligés de faire
contre les faux nobles des réglemens qui ne font pas
affez bien exécutés.
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 6 9
L I V R E T R O I S I E M E .
DE L'AGRICULTURE.
D I S C O U R S P R E M I E R .
De l'Exploitation des Terres.
CEUX qui cultivent une terre fertile ont un
grand avantage fur ceux qui l'ont défrichée : il faut
donc faciliter les travaux de celui qui défriche.
Il y a encore de grands terreins a défricher dans
les parties de l'oueft & du fud de la C o l o n i e , &
ceux qui en font propriétaires attendent impatiem
ment les forces néceffaires pour en tirer des pro
ductions. Il y a auffi beaucoup de terres qui ne pro-
duifent pas a proportion de leur fertil ité, parce
qu'elles font mal cultivées, & que les propriétaires
n'ont pas les moyens qu'il faudrait pour les mettre
en valeur.
Les eaux font mal dirigées, faute de quelques ou
vrages de maçonnerie ; les travaux font multipliés,
parce que les machines font infuffifantes : les plan
tations font mal entretenues & les habitans fans
ceffe pourfuivis par des créanciers avides, qui s'en
richiraient en les facilitant, ne peuvent fe fervir de
leurs revenus pour augmenter leurs forces ; en-
1 7 0 C O N S I D É R A T I O N S
forte qu'il n'y a qu'une longue fuite de récoltes h e u -
reufes qui puiffe les tirer de l'oppreffion & pouffer
leurs établiffemens.
C'eft au milieu des entraves que tous les C u l t i
vateurs fe font é levés, & que les grandes plantations
fe font formées ; la patience des habitans, la ferti
lité de la terre ont vaincu tous les obftacles. L a
vigne quelquefois croît au milieu des ronces, mais
elle languit pendant long-tems & fes fruits font
tardifs.
Le commerce national, qui s'affure de toutes les
productions de la Colonie, voudrait encore étendre
fes prétentions fur les fonds de la culture ; c'eft un
affocié bien dur ( 1 ) .
Les habitans en général ne retardent leurs paie-
mens que pour aggrandir leurs plantations : les con-
( 1 ) Un Marchand avait un jardin qui ne produifait
rien ; il fit fociétc avec un Jardinier, & convint
de lui fournir des graines & des outils; mais il voulut
s'emparer des fruits encore verds ; il criait fans ceffe :
« rendez-moi ma graine, ou donnez-moi des fruits ».
L e Jardinier était au défefpoir; le Curé de la paroiffe,
homme de tête Se d'érudition, parvint à les mettre
d'accord : « Mes enfans, leur di t - i l , après boire, i l eft
» recommandé dans l'Ecriture, de ne point manger l e
» bled en herbe, & les fruits avant la faifon de l a
» maturité ». Nous fommes les Jardiniers, les Marchands
ne veulent point laiffer mûrir ; qui fera le Curé 2
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 7 1
merçans profiteraient comme eux de cet aggrandif-
f e m e n t , & par une contradiction étrange, ils s'op-
pofent à leurs travaux.
L e s plantations de S. Domingue font de quatre
efpeces : la canne à fucre, l'indigotier, le cafier &
le cotonnier : il n'y a prefque plus de cacaotiers, la
culture du roucou efl abandonnée, & la fortie du
tabac n'eft pas permife.
La culture de la canne à fucre efl la plus confi-
dérable & la plus avantageufe. Celle du café aurait
pu ouvrir un commerce utile entre la France & les
nations étrangeres ; mais les plantations des Hollan-
dais ont fi bien réuffi, celles des Colonies Fran-
çaifes ont été fi multipliées, plufieurs Gouverne-
mens ont pris tant de précautions contraires à la
trop grande confommation du café , que cette den
rée de luxe eft tombée dans un aviliffement dont il
n'eft pas vraifemblable qu'elle puiffe fe relever
promptement. L'indigo efl ordinairement recher
ché ; il offre au Cultivateur l'avantage précieux
pour les fujets d'une nation qui n'a point encore
l'empire de la mer, de faire paffer en tems de guerre
de grandes valeurs fur un petit nombre de vaiffeaux;
mais c'eft une culture fi fragile ! les vents , la pluie,
la féchereffe, les infectes lui font également con
traires, La prudence du Cultivateur, l'adreffe du
Fabriquant , ne peuvent jamais fe repofer ni fur la
qualité de la plante, ni fur leur propre expérience.
172 C O N S I D É R A T I O N S
( 1 ) Vingt milliers d'indigo à 8 l ivres, prix affez ordi
naire depuis la paix, font 160000 l i v r e s , & le capital de
cent Negres & d'une terre de 100 carreaux propres à
l ' indigo, n'eft que de 500 M.
La nature des eaux influe encore fur la couleur de
l'indigo, & toutes les terres ne font pas propres à
cette culture. Toutes les circonftances fe réuniffent
pourtant quelquefois, & procurent des récoltes
abondantes : on peut avec cent Negres recueillir
& fabriquer vingt milliers d'indigo ( 1 ) ; mais com
bien de fois a-t-on travaillé a cette ingrate culture
fans retirer les fiais ?
Le coton vient dans la plus mauvaife terre, & la
féchereffe ne lui fait aucun tort : ta pluie ne l 'em
pêche pas de mûrir ; mais quand il eft mûr elle le
rougit & le gâte. Les vents nuifent à la récolte : elle
fe fait le plus ordinairement dans les mois de Mars
& A v r i l , & il eft rare que les vents foient alors
dangereux.
La canne à fucre eft un rofeau renforcé par des
nœuds qui font très-rapprochés vers la racine &
plus éloignés au milieu de la canne. Ces nœuds ne
font que fur l'écorce & laiffent a la féve une entiere
circulation : la hauteur des cannes eft de dix pieds
dans les terreins humides : elles font plus petites
ailleurs. Leur groffeur dépend auffi de la féchereffe
ou de l'humidité du fol : elles renferment beaucoup
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 7 3
de filets entourés d'une matiere fpongieufe qui r e
tient une grande abondance de fucs. Les cannes
& leurs feuilles font couvertes d'un poil impercep
tible qui fe détache au frottement le plus léger ( 1 ) ;
elles font pleines d'un fuc léger 8c c lair , qui eft
limpide dans les vaùTeaux & devient plus confinant
à mefure qu'on le defféche ; c'eft une efpece de vin
agréable & doux, qui s'aigrit & fe gâte en très-peu
de t e m s , & dont la quantité pourrait enivrer. En
faire fortir l'eau 8c les parties hétérogenes, en con-
ferver les fels, c'eft à quoi fe réduit l'art de faire le
fucre.
La racine des cannes eft un tiffu de filamens &
de ramifications très-minces ; c'eft une efpece de
chevelure : elle eft attachée à la fuperficie de la
terre & ne pénetre gueres qu'à la profondeur de
fept à huit pouces.
Le cafier eft un arbufte dont le bois eft dur : il
croît 6c s'éleverait jufqu'à vingt pieds, fi on n'avait
pas foin de le réduire en buiffon : fa feuille eft
a l longée, pointue & d'un verd fombre : elle jaunit
dans les terres argilleufes, 8c toutes les parties de
l'arbufte dépériffent alors. Sa racine pénetre à plu-
fieurs pieds de profondeur dans la terre , & fe gliffe
dans les fentes des rochers ; mais dès qu'elle trouve
(1) Ce font autant de petites lames d'une matiere dure, mais friable, qui pénetrent aifément dans la peau Se caufent an chatouillement très-incommode.
174 C O N S I D É R A T I O N S
une réfiftance qui ne lui permet plus de s'étendre,
l'arbre meurt.
Il produit une fleur blanche dont le piftil fe
transforme bientôt en une cerife, qui eft mûre
quand elle a pris une couleur rouge très-foncée.
Cette cerife renferme deux graines également cou-
vertes d'une pellicule qui fe détache à la prépa
ration.
L'abondance des récoltes en café dépend princi
palement du terrein où le carier eft planté : il exige
une terre graffe, un fol profond, & réuffit mieux
dans les montagnes que dans le plat p a y s , parce
qu'il ne peut être entretenu que par la fraîcheur &
arrofé que par des pluies fréquentes.
Il y a des terreins où le cafier périt en peu d'an
nées ; dans d'autres il dure pendant quinze ou vingt
ans : on peut prolonger fon exiftence en coupant le
tronc au raz de la terre : il produit une nouvelle
tige qui dure encore huit ou dix ans : il meurt en-
fuite & laiffe une terre ftérile, qui ne peut plus
convenir à aucune des grandes cultures, fi ce n'eft
à celle du coton.
Les Commerçans préferent le café le plus nou
veau & le plus v e r d , celui qui a le grain le plus
rond & le plus petit : cependant le meilleur fol
produit le plus gros café ; plus l'arbufte a de f é v e ,
plus le fruit doit avoir de perfection : il fe deffeche
en vieilliffant & n'eft plus fujet à perdre de fon
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 1 7 5
poids : il fe dégage en féchant d'une partie des aci
d e s qui lui donnaient une âpreté défagréable, &
l 'expérience prouvera à tous ceux qui voudront la
c o n f u l t e r , que le café le plus gros, le plus f e c , efl
l e plus flatteur au g o û t , le plus fort & le plus clair
après l'infufion (1) .
L'indigo efl une plante fa ible , dont la tige ne
s'éleve pas à plus de deux pieds : elle eft droite &
fans moelle ; fon écorce eft grife auprès de la raci-
n e , verte au milieu & rouge dans le haut de la tige :
les feuilles font accouplées & en grand nombre ;
elles font liffes, tendres, & attachées par des queues
très-courtes : elles font plus ou moins allongées,
felon l'efpece de l'indigo, franc, bâtard ou maron.
I l y a fur les feuilles une farine légere qui centribue
à la beauté de la teinture que l'on tire de cette
plante. L'indigo bâtard ou maron leve plus facile
ment : il a les feuilles plus rondes, plus épaiffes &
d'un verd plus foncé que l'indigo franc : la qualité
de la teinture qu'il produit eft inférieure ; mais elle
a plus de péfanteur. On eft affez dans l'ufage de
mêler les deux efpeces en femant. Deux mois après
q u e l'indigo efl planté, il fe forme au haut de la tige
des épis chargés de petites fleurs, dont le piftil fe
change en des cofies qui renferment chacune huit
( 1 ) On préfere le café dont le grain eft petit, à caufe
de la reffemblance avec celui-qu'on tire de i'Afie,
176 C O N S I D É R A T I O N S
(1) Le coton de cette efpece viendrait très-bien à S. D o -
m i n g u e , fur-tout dans la partie de l'Oueft, & il eft d 'un
bon ufage. pieces
ou dix graines très-petites & femblables aux graines
de navet.
Le cotonnier eft un arbufte dont le bois eft creux
& fragile ; fa feuille eft grande & découpée ; fa
fleur eft couleur de foufre : elle a des étamines &
un piftil qui fe change en une bogue un peu moins
groffe qu'un œuf de pigeon & plus pointue. Quand
le coton eft f o r m é , i l s'enfle dans la bogue & la
fait crever : elle fe partage en trois. Le lendemain
on peut commencer la récolte, pour éviter la pluie,
qui tache & rougit le coton ; mais il faut obferver
que les coffes foient entierement ouvertes : il y a
du coton blanc, du coton rouge, qui eft plus r a r e ,
& dont l'exportation n'eft point permife (1) ; & en
fin une troifieme efpece appellée coton de f o i e ,
dont le fil eft fi dél ié , qu'il ne pourrait être em
ployé à aucun des ouvrages d'utilité commune.
D'après cette idée générale des quatre fortes de
plantations qui font la richeffe de la C o l o n i e , i l
faut approfondir la maniere de les cultiver.
Dans les quartiers où l'on arrofe, il faut, avant
de planter les cannes à fucre, niveler le terrein, afin
de connaître l'endroit le plus élevé, & d'y conduire
l'eau pour l'en faire découler dans toute l'étendue
du champ. La meilleure méthode eft de divifer chaque
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE 177
piece de cannes en planches de trente-cinq pieds de largeur fur la longueur de cent pas. Entre les planches on ouvre des canaux ou rigoles , & on laifle autour de la piece de cannes une allée de vingt ou vingt - quatre pieds. Chaque planche aboutit à un canal plus large & plus profond que ceux dont elle eft bordée dans fa longueur ; ainli on arrofe toutes les planches, en bouchant fucceffivement ce canal d'une rigole à l'autre.
Cette méthode exige des travaux & de l'intelligence dans celui qui les conduit. La formation des canaux & des rigoles, qui fe font avec la houe (I) , demande des Negres adroits.
Les divifions méthodiques dans les plantations en cannes à fucre, font avantageufes au Cultivateur, par les intervalles mêmes qui ne produifent rien. Dans les champs qui ne font point divifés en planches (2.), les cannes des bordures font celles qui viennent le mieux ; l'air ne pouvant agir que par fa pefanteur au milieu des champs, y laiffe les plan-cations dans un état de langueur.
(I) ll y a des Negres qui ont une adrefle furprenante à manier la houe, & il n'eft pas poffible de defirer plus de célérité dans ce genre de travaux que l'on en trouve parmi les Negres de la plaine du Cul-de-fac.
(a) Tels font la plûpart de ceux de la partie du nord où les canaux d'arrofage font rares.
Tome l, M
178 C O N S I D É R A T I O N S
On plante les cannes de boutures tirées du haut de celles qu'on vient de couper. On couche deux ou trois boutures dans des folles de la profondeur de fix pouces ou environ fur dix-huit de long 6k douze de large , & on laiffe d'une fofle à l'autre deux pieds & demi ou trois pieds de diftance. Les boutures étant légèrement couvertes de terre , il en fort autant de tiges qu'elles ont de nœuds : chaque fofle eft ordinairement garnie de dix ou douze jets. Toutes les foffes doivent être rangées fur des lignes parfaitement droites. Les habitans dont les champs font arrofés & diftribués par planches , mettent ordinairement dix rangs dans les planches, & quelquefois douze. Dans ces habitations, on entend ordinairement par piece de cannes un champ féparé par des allées du refte de l'habitation , contenant 500 pas de long fur 100 de large , c'efVa-dire, cinq carreaux ; enforte que chaque piece de cannes peut être djftribuée en cinquante planches. On defirerait trouver par-tout lamême régularité.
Dans les quartiers où l'on ne peut arrofer, on plante fans niveler , fans ôter même les pierres qui fe trouvent dans les champs ; on obferve feulement que les rayons foient droits pour la facilité de la farclaifon. La grandeur des champs & leur largeur n'ont pour regles que la fantaifie : i l n'y a point de fubdivifions, Ôc les cannes viennent comme elle
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE 177
peuvent ( i ). Heureux ceux qui n'ont pas befoin d'arrofer leurs terres ! plus heureux ceux qui ont befoin de canaux darrofage, & qui peuvent les pratiquer !
La canne, une fois plantée, n'exige d'autres foins que la farclaifon dans les fix premiers mois. Il faut dix-huit mois pour qu'elle parvienne à fa maturité : on la coupe, & la fouche donne de nouveaux jets bons a couper au bout de quinze mois. Dans les terreins neufs 6k humides, les rejettons donnent autant de fucre 6k deplus belle qualité que les grandes cannes. Dans les terreins arides 6k fablonneux , où i l eft principalement néceffaire d'arrofer, les cannes donnent de très-beau fucre ; mais les rejettons-rendent peu. Les premiers rejettons fourniffent à
(3) Dans la plaine du Cap la culture eft tout-à-fait désordonnée ; on ne s'attache qu'à la préparation du fucre , fans s'inquiéter de la perfection des cannes : on laiffe à peine des allées, parce qu'on s'imagine qu'en multipliant les plantations, on multiplie les productions à recueillir ; le fol haut & bas n'eft point applani dans les endroits où il pourrait l'être , ni faigné dans les endroits marécageux : aufli l'avis des Colons les plus anciens 6k les plus expérimentés eft qu'un tiers des Sucreries de la plaine du Cap donne douze pour cent de revenu, tous frais déduits , & toutes les autres huit pour cent. Le produit eft à proportion plus confidérable dans la par tie de l'oueft.
M ij
180 C O N S I D É R A T I O N S
peu près les deux tiers de ce que les grandes cannes ont donné. Les feconds rejettons produifent encore moins : i l faut alors faire arracher les fouches & replanter. Il y a des terres où une piece de cannes peut durer huit ans. Quelques habitans ont attendu avec fuccès les fixiemes rejettons.
Voilà à peu près tout ce qu'il eft néce flaire de favoir fur la culture des cannes. La récolte s'en fait toute l'année , & dans une grande habitation il doit toujours y avoir une piece de cannes bonnes à rouler. On ne s'apperçoit pas, du moins a S. Domin-gue , qu'il y ait une faifon particuliere pour leur maturité : cependant l'ufage des Colonies Anglaifes eft de planter les cannes de maniere que le tems de la plus grande récolte fe trouve dans les mois de Mars 6k d'Avril , & cet ufage eft naturel pour toutes les habitations où on n'arrofe point , a caufe des pluies , qui commençant a tomber fréquemment dans les mois de Septembre & Octobre , marquent le tems de la plantation , & conduifent né-ceiTairement celui de la récolte au mois de Mars & d'Avril.
L'entretien des canaux 6k des chemins, la récolte prefque continuelle de cannes, 6k les travaux de la préparation, demandent des atteliers nombreux : i l faut en tirer les Cabrouetiers , les Sucriers , les Gardeurs des befliaux & des barrieres, les Tai l leurs de haies, les Charrons, Forgerons , Char-
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE 181
pentiers, Maçons, Tonneliers, Doleurs, les Hof-pitalieres , les domeftiques néceffaires à la maifon du maître & les malades , qui font toujours un fur quinze ; enforte qu'un habitant Sucrier , dont le capital en Negres eft de quatre cents mille livres , ne peut pas mettre ordinairement plus de foixante-dix Negres au jardin (i)-, comprenant les femmes enceintes , les nourrices & les enfans au-deflus de douze ans. Mais l'habitant qui peut, dans le temps de la roulaifon , employer foixante-dix Negres à couper ou planter des cannes ,& fournir des Negres à tous les poftes &: dans les bâtimens , peut retirer d'un bon terrein jufqu'à cinq cents milliers de fucre terré.
J'ai dit qu'il fallait arracher les fouches avant de replanter; cependant l'ufage le plus, fuivi eft
(i) Trente Negres aux cabroüets & dans les bâtimens . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90 m;
Aux Poftes, dix Negres 15 A l'Hôpital ou Marons, quinze Negres . . . 30 Enfans & Domeftiques 40 Soixante-dix au Jardin 140
515 m.
Tel pourrait être-un.attelier choifi par un habile cultivateur & bien adminifrré ; mais prefque tous les atte-liers de la Colonie ont coûté plus cher , & font embar-raffé de Negres languiffans, d'enfans & de vieillards , qu'il ne faut point compter par leur nombre.
M iij
182, C O N S I D É R A T I O N S
de mettre le feu aux pieces de cannes que l'on veut replanter. Cette méthode eft vicieufe, elle brûle la fuperficie de la terre, & le feu des fouches elt fi violent, que les pierres qui fe rencontrent font fouvent changées en chaux; on en trouve de vitreifiées. Il vaut mieux arracher les fouches, quoiqu'il en coûte des travaux, parce que la terre fe trouve plus facile a préparer pour la plantation fuivante , & les- fouches mifes en tas, deviennent en féchant, le meilleur chauffage que l'on puiffe employer pour la fabrication du fucre ; mais les habitans qui n'ont pas de grandes forces, ne peuvent pas, fuivre cette méthode.
Les cannes, dans leur maturité, font allez fortes, pour qu'aucun homme ne puiffe les rompre fans effort ; on fe fert, pour les couper, de ferpes ; ce font des couperets forts dans leur enmanchure, & très-épais par le dos, de la largeur de quatre a cinq pouces en arrondiffant vers le bout, & de trois & demi feulement, auprès du manche, fur dix à onze pouces de lame. Les Negres, rangés en ligne, coupent les cannes & les dégagent de leurs feuilles, & des têtes qu'ils laiffent éparfes fur le champ ; elles font chargées par paquets fur les cabroüets, qui les portent au moulin. Nous parlerons dans la fuite de la maniere dont, le fucre en eft extrait.
S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 183
L'indigo, une fois réuffi, peut dans les années pluvieufes, être coupé cinq fois. Il demande une terre broyée & légere.
Les Negres , reculant fur une ligne , ouvrent avec la hoüe des trous à un pied l'un de l'autre, de la profondeur de deux pouces 6k demi. Les Negrillons qui les fuivent , mettent dans chaque trou quatre à cinq graines , & les Négreffes les couvrent avec la terre qui s'éleve fur le bord des trous, c'eft ce qu'on appelle planter ; cette plantation fe fait dans l'automne , ou au printems.
L'indigo leve, ou ne leve pas, fuivant le tems ; une pluie légere le fait lever en quatre ou cinq jours ; mais on plante quelquefois toute l'année , fans faire une feule coupe. S'il réuffit, on s'occupe à farder fans celle ; car l'indigo efl une plante fi faible, que la moindre herbe l'empêche de croître ; enfuite i l vient un vent de Sud, qui brûle tout le jardin, ou bien la chenille ne laiffe que des tiges dépouillées de leurs feuilles, ou les vers piquent la racine 6k l'herbe meurt. Si pendant deux mois on a fçu fe préferver de tous ces accidens, il faut bien épier le tems où la tige commence à fe fortifier , où les bourgeons d'où fortiront les fleurs, fe forment fous les feuilles ; car fi on laiffe paffer l'indigo de fix jours feulement, la récolte eft infructueufe.
Lorfque l'indigo eft prêt à fleurir, on le coupe M iv
•
184 C O N S I D É R A T I O N S
avec des couteaux courbés , ou plutôt des ferpet-tes ; & les coupes pourraient fe renouveller de fix en frx femaines , pendant deux ans, que les premieres racines peuvent fournir des tiges , fi le concours des accidens, n'arrêtait pas cette r é colte fuivie. Après deux ans la plante dégénere ; il faut la renouveller.
Le fol qui produit de l'indigo, s'épuife en fept ou huit ans , & il faut avoir des terreins neufs, que l'on puiffe cultiver, en attendant que la terre ufée ait repris des fels, par des plantations de patates, dont les cultivateurs font dans l 'u-fage de la couvrir; les patates pouffent des liennes chargées de feuilles rondes , larges & épaiffes, qui forment un tapis, & entretiennent la fraîcheur de la terre : brûlées d'abord par la chaleur du foleil, & pourries enfuite par l'humidité, ces feuilles engraiffent la terre , & la mettent bientôt en état de donner de nouvelles récoltes. On peut renouveller ainfi, les indigoteries jufqu'à trois fois, mais enfin elles deviennent ftériles,
Le cafier fe plante quarrément, ou en quiconce , en fortant des pépinieres. Il faut que les graines que Von emploie pour former ces pépinieres foient fraîches , & encore dans la cerife , autrement elles ne leveraient pas. Les plans fe mettent ordinairement; a douze ou quinze pouces de profon
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE.185
deur dans la terre , & à fept ou huit pieds de diftance. Le cafier réuffit bien fur les collines & les montagnes, où les pluies font fréquentes, & les eaux s'écoulent facilement : il ferait inutile de l'arrofer, parce que les feuilles & les branches ont plus befoin d'eau que la tige. L'expofition la plus favorable pour cette plantation, eft l'af-pect du foleil couchant ; il faut le farder avec -foin, tant qu'il efl faible : on doit l'arrêter a une certaine hauteur ; les uns difent à quatre
• pieds, d'autres à cinq, mais je crois qu'il faut uniquement confidérer la nature du fol : dans quelques terreins, le cafier n'excéderait jamais la / hauteur de dix pieds ; dans d'autres, il s'élèverait jufqu'à vingt pieds ; quoi qu'il en foit, i l faut toujours l'arrêter, de maniere qu'on en puiffe cueillir aifément le fruit ; i l ne faut pas non plus s'en tenir abfolument à ce que nous avons dit, fur la diftance que l'on doit laiffer
• entre les arbres. Dans les terres les plus fertiles l'arbre efl gros, fes rameaux font longs & multipliés , ils fourniffent de groffes cerifes, dont on tire plufieurs livres de graines ; dans d'autres, l'arbuffe rampe pour ainfi dire, fa tige eft faible , fes rameaux dépouillés de feuillage , les
, fruits rares & petits, Il faut une grande terre pour donner de la fubftance à un arbre touffu ;
. i l en faut moins pour arbriffeau,
186 C O N S I D É R A T I O N S
Le cafier commence à produire la troifieme année, mais la récolte n'eft abondante que la cinquieme : il eft quelquefois attaqué des vers qui le détruifent par la racine ; une longue léchereffe le brûle; il ne dure que vingt ans.
Celui qui fait des plantations en café , ne peut donc pas efpérer une longue fuite de récoltes ; malgré cela, cette culture deftruc-trice avait féduit une grande partie des habi-tans. Elle convenait fur-tout à ces Européens, qui ne feront jamais qu'étrangers dans la Colonie , a des hommes que le défir de retourner dans leur patrie, rend avides de jouir, & peu jaloux de conferver : il ont tous été éblouis par des récoltes prodigieufes, qui le vendaient à un prix exceffif. Ils y ont employé, depuis la paix, d'excellentes terres, & plus de quarante mille Negres, dont i l eft mort une grande partie ; ils ne prévoyaient pas que cette denrée de luxe, étant mieux connue & multipliée , tomberait en difcrédit. Les plantations de la Guyanne hollandaife, qui font auffi productives que celles de Saint - Domingue , & s'exploitent à. moindre frais, ont renverfé toutes leurs efpérances (i) .
(l) La Colonie & le commerce de France fouffrirent de les avoir adoptées. La traite des Noirs commence à de-.
SUR. LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 187
Le cotonnier fe plaît dans un fol ufé, fec , ou pierreux ; & s'il réuffït dans un terrein neuf & fertile, en pouffant plus de bois, i l donne moins de fruits. La culture du coton devient par cela même une reffource précieufe.
C'eft au printems qu'on plante ordinairement le cotonnier : on jette fept à huit graines dans des trous éloignés les uns des autres de fept pieds & demi, ou environ. Il fort peu de jours après, de chaque trou, une petite pépiniere qui forme un bouquet ; on ne laiffe croître que deux ou trois tiges des plus fortes ; les autres font arrachées. Au mois d'Août, le cotonnier eft grand , & alors on a foin de couper le haut de la tige. On lui donne une nouvelle taille au bout d'un mois, en forte qu'il fe trouve arrêté à la hauteur de 4 pieds ; le bois qui porte fruit, eft celui qui poulie après cette derniere taille. Il faut que cet arbufte foit farclé de maniere à n'être pas embarraffé par
venir difficile, fur-tout pour les Français. Dans de telles circonftances, le mauvais emploi de quarante mille Negres porte un grand préjudice. Les Negres fe font vendus à un prix trop cher pour la culture même du fucre, à des habitans qui n'avaient d'autres reffources que l'ef-poir des récoltes en café ; & cet efpoir étant détruit, l'avidité du Marchand eft trompée.
188 C O N S I D É R A T I O N
de mauvaifes herbes. La récolte fe fait dix mois après la plantation, & plutôt dans quelques terreins.
Telle eft la culture des plantations de la Colonie ; les préparations qui fuivent la récolte exigent plus de foins.
I l eft malheureufement des pays où l'on acquiert rarement de grandes richeffes, fans de grandes injuf-tices : i l en eft autrement à Saint-Domingue ; c'eft le travail, la probité, la juftice qui peuvent les donner. Demandez des fruits a la terre , demandez-les avec un foin perfévérant ; il' n'y a point d'exemple qu'elle en ait réfufe ; vous n'aurez pour en jouir aucune mauvaife action a vous reprocher.
La culture des terres a Saint-Domingue , eft fi fructueufe, qu'on doit s'étonner qu'il refte encore des terreins à défricher. La dureté des commerçans nationnaux & leur peu d'habileté dans la traite des noirs , ont beaucoup rétardé les établiffemens ; cependant i l ne faut pas que les agriculteurs en foient découragés : la frugalité, le travail & la modération, font les commence-mens de la fageffe ; fi les richeffes viennent enfuite , celui qui les reçoit n'en peut faire qu'un, bon ufage ; fes befoins ont des bornes & fa bienfaifance n'en a pas (*).
(i) Ces maximes font excellentes ; mais elles ne font gueres fuivies par les habitans de la Colonie, le deTor-
s u s . L A C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 189
Noublions jamais ce bon vieillard, qui fit croire à fes enfans, qu'il y avait un tréfor dans leur champ; il les rendit modérés & laborieux; ils remuerent tout leur héritage , & l'abfence des richeffes qu'ils cherchaient leur en fît trouver de plus grandes. Livrés a la même recherche , actifs & modérés comme eux , remuons toutes nos terres, ne laiffons pas le moindre efpace inutile, & nous découvrirons de nouveaux tréfors.
dre , la témérité des engagemens , l'inexpérience , le tumulte des paffions, la débauche & la cruauté fe mêlent trop fouvent aux principes de leurs établiffements.
190 C O N S I D É R A T I O N S
DISCOURS II. Des moyens de fertilifer
L A fécondité qui nous étonne eft prefque par-tout une fécondité créée : des bras induftrieux enrichif-fent la nature ; fi le fol préfente des inégalités , i l faut les applanir & ne laiffer de pente que celle qui eft néceffaire pour la facilité d'arrofer : c'eft dans tous les pays un des plus grands moyens de ferti-
Il ne faut pas que l'homme ambitieux, qui entreprend de cultiver les terres de S. Domingue , fe perfuade que ces terres heureufes répondront a fes vœux , fans exiger de lui les travaux, les remarques , les foins multipliés qui font ailleurs l'étude principale du Cultivateur : s'il eft dans cette erreur, il faut le détromper & lui faire connaître le champ fur lequel il peut fonder de légitimes efpérances.
Le fol de la côte de S. Domingue eft en général une couche plus ou moins profonde de tuf, d'argile ou de fable , fur un fond de roc vif ; une argile friable, & qui n'eft pas trop humide, fe mêlant avec les feuilles & les débris des plantes , a formé dans plufieurs quartiers une couche de terre épaiffe; dans d'autres endroits une argile très-graffe fe mêle
lité.
S U R L A C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 191
avec le fable de la mer : le tuf a lui-même de la fécondité , il reçoit beaucoup de modifications de-l'humidité qui le brile & le divife en petites parties , ou du fable 6k des végétaux ; mais par-tout o ù le tuf & l'argile ne comportent point de modifications , les plantes croiffent difficilement.
Le fol de S. Domingue eft extrêmement varié au Port-au-Prince : il produit des légumes, qu'il refufe aux jardiniers des environs du Cap ; du rocou à Léogane, il n'en vient point au Cul-de-Sac ; du coton aux Gouaives, 6k prefque point ailleurs ; du fucre brut dans la partie de Toueft, & peu dans les parties du nord 6k du fud (1).
J'ai dit précédemment que la canne n'a pour racine qu'une efpece de chevelure , qui ne pénetre pas ordinairement a plus de fix ou fept pouces dans
( 1 ) Le fol eft moins varié dans les montagnes : elles font couvertes de bois durs eutrelaffés de liennes : quand on commence à les défricher, la décompofition des feuilles & des branches que le tems a pourri, procure une végétation prodigieufe. Les plaines produifent plus ordinairement des bois mous ; il y en a qui ne préfen-tent que des herbes rares & de grands végétaux moelleux & fucculents, tels que les torches & les raquettes. Comme les terreins des plaines de St. Domingue offrent des productions plus riches , plus utiles que celles des montagnes , nous nous Tommes attaché principalement à confidérer les moyens de les fertilifer.
192 C O N S I D É R A T I O N S
la terre : c'eft donc des fels répandus fur la fuperfi-cie de la terre que dépend la réuffite de cette premiere des plantations : l'art de fertilifer en ce genre eft d'entretenir fuperficiellement une fraîcheur & une humidité convenables pour foutenir la végétation.
Il y a à S. Domingue des plaines où l'on ne voit que du fable : des herbes faibles & defféchées , courbées fans ceffe par un vent fort & brûlant, des torches & des raquettes font les feules plantes qui ôfent s'élever a quelque diftance du fol. Ces terres qui paraiffent ftériles , feraient au contraire très-propres à former des établiffemens en fucrerie , fi l'on y conduifait des eaux.
Les terres falineufes , quoique couvertes d'herbes fucculentes , ne font pas auffi précieufes : la canne , au lieu de végéter dans les tems pluvieux , y eft fujette à moueller & jaunir, parce que l'eau féjourne au-deffous de fa racine : dans la féchereffe elle languit & ne mûrit pas ; la canne fe refferre à la fuperficie , & étrangle , pour ainfi dire, la canne en fe refferrant. En général toutes les terres qui fe durciffent & fe fendent dans le tems fec , ne conviennent point à la culture du fucre.
Les terres graffes & neuves , quoique d'ailleurs fertiles, font d'une exploitation défagréable pendant les premieres années, les cannes font d'une hauteur & d'une groffeur prodigieufe ; elles ne
rendent
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rendent que peu de fucre : il eft noir, gras , fans faveur ; il n'a point de qualité : il eft difficile a fabriquer & même fujet à brûler dans les chaudieres. Dans de femblables terreins, i l eft plus avantageux de rouler les premieres cannes en fyrop, que de s'obf-tiner à vouloir en tirer de bon fucre. Des fourmis d'une efpece particuliere s'attachent prefque toujours à dévorer les premieres plantations qu'on y fait ; mais on parvient à les détruire en mettant le feu dans les champs ; ce qui, en raifon de l'efpece d u fol, ne peut que le rendre meilleur.
Les terres grifes , mêlées d'un fable fin , font les plus recherchées : les cannes y viennent très-bien fans qu'on les arrofe , & les arrofemens y produi-fent encore de bons effets ; le fucre y eft beau & facile à fabriquer ; les grains font autant de cryf-taux. Les plantations en vivres n'y réuffiffent que quand elles font fréquemment arrofées par les pluies ou par les mains des Cultivateurs.
On peut fertilifer les terres compactes & argil-leufes ; mais elles enrichiraient difficilement celui qui les cultiverait. Les terres rouges valent mieux ; cependant elles ne font jamais bien productives. Le tuf ne produit rien.
On pourrait fans témérité entreprendre la culture de cette favanne immenfe qui fépare le quartier des Gouâves de celui de S. Marc (1) , fi quelque
(I) La favanne défolée. Tome I.
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riviere pouvait l'arrofer ; la ftérilité apparente d'un terrein fablonneux ne doit pas décourager , on peut y planter des cannes , pourvu que fans ceffe elles foient noyées : l'eau ne s'amaffera point fous les racines , l'eau fe perdra dans un fable profond.
L'eau ne fertilife les terres que parce qu'elle eft remplie de parties ignées. Il y a également un feu caché dans le fable : i l eft poreux , & l'eau le pénètre dans tous les fens : les fels & l'efprit de végétation qu'il renferme fortent alors avec abondance & remplirent toutes les parties de la plante dont il environne les racines.
Ce que nous venons de dire de la végétation dans les terreins fablonneux , eft démontré par l'expérience comme par le raifonnement. L'herbe vient principalement dans les terreins froids : i l n'en eft pas ainfi de la canne à fucre. Il n'y a point de verdures dans les plaines de Gallet & de fable ; mais i l y a des plantes qui tirent mille fois plus de fucs. Les torches , les raquettes , font pleines d'un jus abondant 6k vifqueux : elles produifent des fruits doux 6k pleins de laveur ; & c'eft une vérité connue de tous les Colons expérimentés , que par-tout où vient la raquette, la canne a fucre vient auffi. Il faut cependant obferver que la raquette n'exige pas beaucoup d'eau : elle vient très-vîte & croît à la moindre pluie. Les cannes prendraient bien dans la même terre, fi on les plantait dans le tems de la
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pluie ; mais elles périraient bientôt, f i , pour les conferver , on n'avait pas le loin de les arrofer , parce que leur croiffance eft moins prompte.
lI y a des Sucreries au milieu des favanes du Blond , au quartier du Cul-de-fac ; auprès des haies verdoyantes & fleuries dont elles font entourées , on ne voit que du fable ; tout annonce l'aridité : cependant à quelques pas le fol efl chargé des plus riches productions ; on replante les cannes à toutes les roulaifons ; on les arrofe fans celle & on recueille tous les ans des millions de fucre.
Dans de femblables terreins on fait de beau fucre dès la premiere année ; i l n'eft point chargé d'eau ni de pairies étrangeres, & pour conduire les cannes à leur maturité , il fuffit de laiffer paner quelque tems fans les arrofer.
I l faut bien fe garder de mettre le feu dans les champs après que les cannes ont été coupées ; car il ne relierait que de la cendre , du charbon & de la chaux, & l'eau n'en ferait qu'une pâte ftérile : mais i l faut arracher les fouches & laiffer les feuilles éparfes dans les champs , y épancher enfuite les eaux qui, en les pourriffant j fourniront le meilleur engrais.
Dans les premieres années d'un établiffement en fucrerie formé au milieu des fables, i l faut replanter de nouvelles cannes à chaque récolte , parce
Nij
196 C O N S I D É R A T I O N S
que les rejettoris uferaient inutilement la terre : mais après quelques années, quand la pourriture des végétaux a donné confiltance de terre a la profondeur de fix pouces fur toute la fuperficie, on peut demander aux mêmes plantations jufqu'à trois récoltes.
Les Sucreries perdent rarement de leur fertilité entre les mains d'un habile Cultivateur. Ce font les plantes qui exigent beaucoup de farclaifons, & qui laiffent le fol à découvert, qui ufent la terre. La
- plante qui exige le moins d'être farclée & qui entretient les fels végétaux , en les couvrant de fes feuilles, perpétue la fécondité. Il faut fur-tout re-t nir que la décompofition de ces mêmes feuilles, après la récolte , eff néceffaire à la réproduction des cannes à fucre (l) ; & ne les brûler que quand elles
fe trouvent fur ces terreins humides, dont il faut divifer & brifer les parties , ou qui font attaqués d'infectes,
( l) Quelques Colonies ont entrepris de renouvelle des; erres ufées, plutôt par de faux travaux , que par les récoltes qu'elles avaient produit, en employant le va-rech; cette méthode ne vaut rien. Le varech corrompe le fol, & ne lui donne qu'une chaleur momentanée d'ailleurs, il communique au fucre une âcreté, qui Ôte toute fa valeur. On ne s'eft jamais fervi de varech à Saint-Domingue : les patates, les cannes & l'eau en pourrit les feuilles, voilà les meilleurs engrais.
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Ces terres remplies d'une eau épaiffie , & qui ne circule que très-peu , fe refroidiffent tôt ou tard ; mais un terreau léger qui recouvre du fable 8c des roches brifées à la profondeur de dix toifes, ne fe refroidit jamais ; l'eau s'y introduit de toutes parts , & y produit toujours une fermentation égale , fans jamais s'y repofer. Celui qui a pu en tirer deux récoltes avec la facilité des arrofemens, y trouvera toujours des richeffes nouvelles s'il peut conferver la même quantité d'eau.
Mais on a dépouillé les montagnes des arbres fourcilleux qui en faifaient l'ornement : on a tari les rivieres à. leurs fources ; l'ifle la plus arrofée de l'Archipel Amériquain , ne le fera bientôt plus allez fur les côtes Françaifes, & les tréfors de la Colonie diminueront fenfiblement.
O Cafier , funefte préfent de l'Arabie \ comment dédommagerez-vous les Colons de ce que vous leur avez fait perdre ? les beftiaux que l'on entretenait dans les bois , les animaux fauvages & peu féroces dont ils étaient remplis , les matériaux qu'ils devaient fournir pendant une infinité de fie-cles ,les rofées qu'ils recueillaient dans l'étendue de leurs feuillages , les ruiffeaux qui s'enflaient fous leur abri, les hommes qui devaient être employés aux travaux les plus utiles, vous avez tout dévoré , tout détruit (l).
(l) Le cafier eft le feul arbre, le feul des végétaux à
N i i j
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Dans les terres falées & compactes , l'herbe reverdit dans .les pâturages auffï-tôt que la pluie a tombé : cependant les cannes à fucre dépériffent à vue d'œil : on les arrofe, & leur dépériffement n'en eft pas moins prompt ; c'eft que le fol n'eft point propre à cette culture, & on ne peut l'améliorer. Si on fait des faignées , pour noyer enfuite la terre & tâcher de la corriger en l'égouttant , on ne fait que délayer de la boue ; fltôt que cette terre a touché l'eau, elle ne s'en fépare plus : on fera donc réduit à planter dans un lac? & rien n'y viendra. Si l'on y met le feu , cette terre fe durcit & fe cuit , pour ainfi dire: on ne peut ni la brûler ni la divi-fer. Si le terrein était marécageux fans être fau-mâtre , on parviendrait plutôt à l'améliorer ; il fuf-firait de l'entourer par des foffés profonds : mais pour faire croître des cannes a fucre dans un terrein argilleux & falé, on ne peut employer d'autre ref-fource que celle d'y rapporter des fables & d'y faire paffer la charrue : il ne faudrait jamais y mettre ni
S.Domingue, dont la racine pénetre à quelque profondeur. Le bois de fer, l'acoma qui fe pétrifie dans la terre, n'ont pas des racines profondes ; ils les étendent fur un grand diametre,qui leur fert, pour ainfi dire, de piédeftal ; mais le cafier enfonce profondément les fiennes, pour 2bforbcr tous les fucs de la végétation; la moindre partie de la feve qu'il retient, fuffirait aux plus grands arbres : la fureur de cette plantation a caufé de grands ravages.
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le feu ui l'eau ; les récoltes n'y feraient jamais égales ; les rejettons y viendraient mal : cependant avec le tems & de grands travaux on pourrait y former d'utiles établiffemens.
En cherchant un terrein plus heureux , nous rencontrons un fol gras & noyé. Après avoir abbatu des mangliers que plufieurs hommes ne pourraient embraffer , nous y pratiquerons des égouts ; des terres relevées ôteront la communication aux marécages voifins. Le feu embrafera toutes les branches des arbres abbatus, & la terre prendra la couleur de la fuie. Les cannes y croîtront : mais en les voyant groffir avant le tems , on connaîtra facilement que le fol eft trop humide : en faifant des fof-fés à la profondeur de fix pieds dans le milieu des champs de cannes , on y trouvera peut-être l'eau. I l faut en creufer dans toutes les allées qui entourent le champ à huit pieds de profondeur, les premiers s'égoutteront dans ceux-ci, & enfin les rigoles tirées le long des planches y porteront leurs eaux. Alors ouvrant toutes les éclufes, on defféchera la terre a force de la noyer, & on lui donnera même une légéreté qu'elle n'avait pas. C'eft ainfi que le Cultivateur induftrieux fait couler les rivieres où étaient les lacs & les marais.
En commençant l'exploitation d'un terrein marécageux & couvert de grands arbres , il y a de grandes précautions a prendre pour la confervation des
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Negres qu'on y emploie : il ne faut pas fouffrir qu'ils demeurent fur le fol que l'on dégrade ; il faut au contraire leur faire conftruire des ajoupas dans un endroit éloigné & fur un tetrein depuis long-tems découvert ; ils ne doivent commencer à travailler qu'après le lever du foleil : il fort toujours des vapeurs épaiffes d'un fol humide, qui eft expofé pour la premiere fois à la chaleur des rayons ; mais ces vapeurs font diffipées pendant le jour, & ne retombent que dans la nuit où la bife eft moins forte , c'eft-à-dire, où le vent qui regne du fud-eft au nord-cil fe fait moins reffentir.
On peut employer la charrue dans les terres humides & fortes ; mais il ne faut pas que le foc pénetre a plus de fix pouces. Les premieres cannes que l'on y recueille ne peuvent être roulées qu'en fyrop, & ce n'eft qu'à la quatrieme ou la cinquieme récolte que l'on en peut tirer du fucre marchand. Il n'eft pas néceffaire de replanter fouvent, & on peut ordinairement attendre les quatriemes rejettons. I l eft bon d'y faire paffer le feu toutes les fois qu'on eft obligé de replanter, parce que cela en divife les parties : quand elles font defléchées & couvertes de cannes , i l ne faut y employer l'eau qu'avec beaucoup de ménagemens. On ne peut les égoutter, les purger des eaux croupiffantes qu'en y verfant des torrens : en les arrofant comme on fait d'autres terres , elles retiennent prefque toujours une trop
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grande quantité d'eau. Enfin , quoi que l'on faffe , ces terres ne feront jamais bien convenables à la culture des cannes à fucre.
Une terre grife, légere, friable, voilà la fource des tréfors. Heureux celui, qui dans la plaine du Cul-de-fac , au Boucaffin , dans la plaine à Jacob , peut retirer foixante milliers de fucre d'une piece de cannes de cinq carreaux ! fa terre ne s'épuifera qu'avec l'eau qui la fertilife : qu'il ne porte point envie aux habitans de laplaine du Cap, le féjour des eaux dans l'inégalité de leurs champs , pendant les mois de Décembre & Janvier, refroidira toujours leurs terres : la féchererTe des mois de Juin & Juillet les découragera toujours ; leurs Negres ne feront jamais certains de trouver des alimens dans toutes les faifons. Celui qui arrofe ne craint point la féchereffe, & i l égoutte fon terrein quand il lui plaît. Ses Negres font toujours dans l'abondance : i l eft obligé de niveler , de tracer & d'ouvrir des canaux, d'applanir des terres ; mais ces grands travaux produifent beaucoup de fruits.
I l y a deux efpeces de terres rouges : les unes font argilleufes & faumâtres ; d'autres font mêlées de fable. Celles-ci font productives ; les autres feront toujours des terres à pot. Ces fortes de terres ne font pas propres à recevoir beaucoup d'eau : la charrue les divife & les rend affez fertiles ; mais
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elles conviennent bien mieux à la culture des patates & du manioc , qu'à celle du fucre.
Les canaux d'arrofage font les principaux inftru-mens de la culture en fucrerie , puifqu'il s'agit d'accroître fans ceffe une plante naturellement humide , un véritable rofeau dont la racine ne tient à la terre que fuperficiellement ; mais il faut que cette terre ait beaucoup de chaleur, qu'elle s'é-goutte facilement, & que l'eau ne faffe qu'en augmenter la fermentation.
Les terres de la Côte Françaife de S. Domingue réuniffent en général toutes les qualités néceffaires pour la culture ; mais le fol eft varié plus qu'on ne faurait dire , il y a une infinité de modifications dont il n'eft pas facile de juger au premier coup d'œil. On doit feulement retenir qu'un terrein n'eft propre à la culture du fucre,que quand il renferme une chaleur continuelle , une forte d'embrafement intérieur ; que quand l'eau en accroît la fermentation , & quand elle s'égoute en peu d'heures. Les obfervations qu'on peut faire fur ces principes , indiqueront facilement les moyens de fertilifer & de donner aux terres les qualités dont elles pourraient manquer (i).
( i ) Nous ne dirons rien de particulier fur la maniere de fertilifer dans les autres genres de culture : nous avons déja indiqué la maniere de réparer les terres
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 2.03
I l eft bien important que l'eau , qui devient a S. Domingue le plus grand reffort de la culture , foit egalement diftribués à tous ceux qui peuvent en faire un ufage également avantageux en proportion des terres arrofables dont ils font poffeffeurs. Le droit de détourner une riviere pour affurer des plantations appartient plutôt à la terre qu'au Cultivateur lui-même : il faut donc que la diftribution en foit générale & proportionnelle ; c'eft ce qui n'a pas toujours été. La cupidité des uns , la négligence des autres , l'autorité , la protection , la force , la faibleffe , ont jufqu a préfent dirigé les partages (l).
Un habitant placé dans un terrein aride,projette de détourner le cours d'une riviere & de la con-
ufées par la culture de l'indigo : celles que l'on emploie à la culture du coton n'exige pas de préparations ; le cafier ne vient bien que dans des terres profondes, & l'art du cultivateur n'y peut rien.
( I ) a Quel étrange abus! difaient les habitans du » quartier de Léogane, que l'on voulait priver de l'eau de » la riviere commune à leur quartier ; une fociété de » particuliers aurait fait des conventions, & ces con-» ventions deviendraient des loix contre nous ! ils » nous jugeraient avec ces titres , qu'ils ont eux-mê-» mes fabriqués ; ils tromperaient l'efpoir du naviga-» teur, du marchand , du confommateur qui atten-
» dent nos récoltes ! L'efprit de faveur & d'exclufion » combattra-t-il toujours l'utilité générale ? »
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duire vers fes plantations ; les travaux font difficiles & difpendieux : feul il ne pourrait réuffir dans fon entrcerife , & fa fortune entiere ne fuffirait pas : i l s'adreffe à fes voifins ; plufieurs approuvent fon projet: ils offrent d'en partager les frais & l'utilité ; d'autres, rébutés par les difficultés , refufent de foufcrire. Cependant le nombre des foufcripteurs étant affez grands pour fatisfaire aux dépenfes , on rédige le projet : les Adminiftrateurs l'approuvent & en permettent l'exécution. On affigne un délai pour foufcrire &² faire les fonds de l'entreprife , après lequel délai ceux qui fe trouvent refufans font déclarés déchus du bénéfice de la répartition a faire. Ce comminatoire tend à éclairer fur leurs intérêts des habitans trop timides, 6k a diminuer pour chaque particulier les frais de l'entreprife, en augmentant le nombre des fouferipteurs. Bientôt le lit de la riviere fe trouve refferré ; on en détourne le cours ; on établit un baffin général de diftribution ; on fixe des éclufes ; la prife d'eau eft faite ; les canaux particuliers font tracés ; l'ouvrage eft achevé. L'un établit une Sucrerie : l'autre fait conftruire un moulin à eau , & augmente fes forces en diminuant le nombre des animaux qu'il entretenait a grands frais. La hardieffe d'un Cultivateur fait ainfî trouver, au milieu des fables brûlans, d'innombrables richeffes , & augmente les revenus de l'Etat , en faifant le bonheur d'une multitude de citoyens.
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Ceux à qui le fuccès de cette entreprife avait paru douteux, voudraient alors le partager : l'exemple de leurs voifins excite leur émulation , il faut les encourager.
S'ils s'adreifent aux Chefs de la Colonie, & pro-pofent de rembourfer aux premiers foufcripteurs les fommes pour lefquelles ils auraient été colloques lors de la répartition des frais, leur demande doit être favorablement écoutée ; & cette faveur, fi c'en cil une , eft jufte en elle-même, parce que la privation d'une eau fi néceffaire, pendant quelques années , doit être regardée comme une punition proportionnée à leur timidité ; fi on ne voulait pas les faire participer à un bien qu'ils auraient eux-mêmes refufé , on enleverait au commerce la quantité de denrées que ces habitans fabriqueraient. La Métropole & la Colonie en fouffriraient également ; ce ferait la Nation qui fouffrirait la peine de privation fi elle était prolongée ; mais en étendant les bienfaits du Souverain à tous ceux qui peuvent en faire ufage , on enrichit tout à la fois l'Etat & les Cultivateurs.
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D I S C O U R S I I I .
Des Instrumens nécessaires à la préparation des Denrées.
D E belles entreprifes, deftinées a un faite inutile, ne font pas clignes d'admiration : les machines qui mettent en mouvement les eaux qui vont baigner de fuperbes jardins , plaifent moins aux yeux du fage, que la roue qu'un petit ruiffeau fait tourner pour foulager les travaux de l'homme induftrieux. Il n y a dans l'Univers aucune manufacture qui exige des inftrumens plus difpendieux que celle du fucre ; les bâtimens & les machines qu'on y emploie ont l'avantage de joindre la beauté a l'utilité.
Les moulins font les principaux inftrumens des Sucreries : i l y en a de deux fortes, les moulins à bêtes & les moulins à eau.
Un moulin à bêtes produit ordinairement la force nécerffaire pour exprimer entierement le fuc des cannes : mais fon effet eft lent, à peine fournit-il a un équipage de chaudieres bien montées. Le moulin a eau ferre mieux & plus également, il peut fournir à deux équipages ; ainfi il faut deux moulins à bêtes pour produire l'effet d'un moulin à eau.
Le moulin à vent ferait moins difpendieux ; mais
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cette efpece de moulin ne vaut rien , parce que la puiffance eft rarement fuffifante , & que cette puif-fance ne peut agir dans tous les tems. Il y a un troi-fieme défaut, & il eft irrémédiable , c'eft que le mouvement n'eft jamais égal.
Le moulin à bêtes eft compofé d'un grand fût ou pivot, appelle grand rolle, on le revêt d'un tambour de fer poli, au-deffus duquel font pofées , à diftances égales, trente-deux dents d'un bois franc & dur, qui s'enchaînent de chaque côté du grand rolle aux dents des deux autres fûts plus courts, également revêtus, qu'on appelle petits rolles : les rolles tournent perpendiculairement fur des chevilles de fer appellées culs-d'œufs , qui portent fur des platines d'acier pofées fur l'entablement de la machine.
Le grand rolle eft faifi par le haut & adapté quatre chevrons qui forment le toit du moulin ; deux de ces chevrons débordent a la longueur de douze ou quinze pieds, plus ou moins, au-delà du toi t , & prennent le nom de queues : on attelle trois chevaux ou mulets fur chacune de ces queues, ils font tourner le grand rolle , qui répete la puif-fance qu'il en a reçue fur les deux petits rolles. Ces rolles font arrêtés par des jumelles & des clefs qui tiennent au cadre du moulin ; les jumelles inférieures fe joignent de maniere qu'en les creufant horifontalement à la profondeur d'un pouce ou envi-
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ron, on y forme la table du moulin où s'épanche le jus des cannes , en coulant le long des tambours qui l'ont exprimé.
Ce moulin eft affis fur une élévation ou butte de la largeur plane de cinquante pieds, plus ou moins , & proportionnellement accrue vers fa bafe. Quand les animaux ne tirent que par facade, le moulin s'embarraffe & fe brife quelquefois ; ainfi i l eft inté-reffant d'avoir de bons mouliniers.
Un moulin a fucre bien compofé eft de toutes les machines celle qui produit la plus grande force, relativement a la puiffance qui la met en mouvement; Chaque canne eft paffée deux fois au moulin : dès qu'elle a paffé de gauche à droite , un Negre la reprend de l'autre côté , & la fait repaffer de droite a gauche ; les deux petits rolles, qui reçoivent leur mouvement du grand rolle qui eft au milieu , tournent en fens contraire. La bagaffe, c'eft-à-dire , la canne qui a déja paffé une fois aa moulin , force plus fur les rolles que ne le ferait une barre de fer d'Efpagne de la même groffeur ; les nœuds qui font a la diftance de cinq a fept pouces retiennent le tambour : i l faut donc que les forces foient exactement combinées pour que la machine produife l'effet néceffaire.
L'ufage des moulins à bêtes eft très-difpendieux, i l exige une grande étendue de pâturages, pour que les animaux foient bien entretenus : i l ne faut
pas
su r . L A C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 209
pas toujours les tenir dans la même favanne, i l faut en avoir plufieurs, afin de donner le tems à l'herbe de fe reproduire. Il eft également indifpenfable de femer dans d'autres terres du millet ou mahis , de l'herbe de guinée pour leur fervir de fourrages : quoique les chevaux de S. Domingue foient toujours au verd , ils font généralement meilleurs & plus vigoureux que ceux d'Europe. Les mulets créoles font petits ; mais ils font très-forts : ceux que l'on tire de la côte d'Efpagne leur font infé -rieurs. Le prix de ces animaux , qu'il faut fouvent renouveller , abforbe un gros capital ; mais un moulin à bêtes ne coûte que douze ou quinze mille livres : cette fomme fuffirait à peine pour conftruire la cave d'un moulin à eau (I).
On tenterait inutilement d'apprécier les moulins à eau. L'aqueduc feul a quelquefois quinze cents pas : i l efl un peu plus coûteux de le faire en terre qu'en maçonnerie ; mais en terre i l eft plus durable
( I ) On a imaginé de faire des moulins à bêtes tout de fer , on les vendait douze mille francs argent de la Colonie, & on les garantiffait. Ils ont prefque tous manqué par les rôles qui étaient coulés fur une croix de fer & vuides en dedans : l'air comprimé par le mouvement du tambour cherchait à faire éruption , & les tambours n'étant point foutenus crevaient fans beaucoup d'effort, d'ailleurs le fer coulé eft toujours aigre & n'eft jamais fans difaut.
Tome I.
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& moins fujet à réparation : enfin un moulin à eau entraîne au moins une dépenfe de foixante mille francs (T) ; quelquefois elle eft double : encore arrive-t-il fouvent que cette machine ne répond point à l'attente du Cultivateur , a caufe de l'incapacité de l'Artisle.
Les moulins à fucre tournent toujours horifon-talement ; mais dans les moulins à eau la roue hori-fontale reçoit fon mouvement d'une roue perpendiculaire , dont la circonférence eft préfentée au courant de l'eau, & qui tourne de droite à gauche , ft l'eau frappe le fommet de la roue, & de gauche à droite fi elle eft tangente à la partie inférieure.
Pour parvenir à la conftruction d'un moulin à eau, i l faut avoir la libre difpofition d'une quantité d'eau confidérable ( 2 ) , que j'eftime à quarante pouces courans , adminiftrée fur le fommet de la roue , & à foixante quand on ne peut la mettre que par-deffous.
Au furplus la difpofition de l'aqueduc & les pro-
( 1) Y compris les journées des Negres manoeuvres que l'habitant fournit.
(2) Je dis confidérable, non que trois pieds & demi ou cinq pieds d'eau plans ou courans faffent un grand volume, mais confidérable en égard au nombre des habitans qui ont befoin d'en avoir à-peu-près la même quantité, & aux rivieres d'où ces eaux peuvent être tirées.
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portions du levier peuvent exiger une moindre ou plus grande portion d'eau.
Plus le moulin a eau eft chargé , c'eft-à-dire , plus on y met de cannes à la fois, plus il fait de force, parce que l'eau tombant toujours également, la puiffance s'accroît par la réfiftance , & la roue employant plus de tems à faire fa révolution , reçoit une plus grande quantité d'eau; mais les moulins a bêtes s'arrêtent quand ils font trop chargés, parce que les animaux ne reçoivent pas des forces à proportion de la réfiftance : i l ne peuvent la vaincre quand elle vient à s'accroître. I l eft toujours dangereux de trop charger un moulin, & le moindre inconvénient eft que tout le jus des cannes ne foit point extrait.
Autrefois on croyait ne pouvoir jamais employer une trop grande quantité d'eau ; des expériences plus juftes & des proportions mieux combinées , ont démontré qu'il ne faut pas trop charger le levier, dont le mouvement répété opérerait trop violemment fur le balancier, & ferait tourner les tambours avec trop de rapidité ; ce qui, loin d'augmenter la preffion, diminuerait la force & n'exprimerait qu'imparfaitement le jus d'une quantité prodigieufe de cannes, plutôt brifées qu'étroite-ment ferrées par une action trop vive & trop peu durable.
La chute de l'eau , fa rapidité, fa pefanteur, & O i j
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la pulfion qui en réfulte , étant effentielles à la perfection de cette machine, i l faut chercher le fol le plus élevé de l'habitation où l'eau puiffe monter : on s'affure enfuite, par l'exactitude du nivellement , de la fituation la plus convenable pour en faire dériver un aqueduc, jufqu'à l'endroit que l'on def-tine a l'établiffement du moulin, où le fol doit être de douze ou quinze pieds plus bas que le fond de l'aqueduc à fa brifure, fi l'eau eft a mettre par-deffus la roue. L'aqueduc ne doit avoir qu'une in-clinaifon de neuf ou dix lignes par toife dans tout fon prolongement , il doit être le plus droit poffi-ble, parce qu'en ferpentant, le cours de l'eau ferait néceffairement gêné dans quelques endroits , & précipité dans d'autres , ce qui contreviendrait aux premieres loix de l'hydroftatique ; car i l faut que le cours de l'eau foit toujours égal, pour qu'elle fe reproduife fans ceffe en égale quantité à la brifure de l'aqueduc où l'on adapte le courfier. Si l'aqueduc était trop incliné , le cours de l'eau ferai: pide à la brifure : il faut au contraire qu'elle foit, pour ainfi dire , dormante, & qu'elle n'agiffe que par fa pefanteur : elle en prendra plus de rapidité & de pulfion dans le courfier, qui eft une dalle de dix pieds de longueur fort inclinée, & plus étroite à l'iffue d'où l'eau tombe fur la roue qu'à fon commencement , qui doit embraffer la largeur de l'a-queduc.
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L'inclinaifon du courfies doit être à fon extrêmité de trente pouces au-deffous du fond de l'aqueduc & le bout du courfier doit fe trouver à trente pouces au-deffus du fommet de la roue.
L'eau tombera en quart de cercle à quatre pieds & demi de chûte immédiate jufqu'à la premiere aube choquée , qui doit fe trouver à deux pieds au-deffous du fommet de la roue.
I l faut obferver que l'eau, en fortant de la tare-vanne , puiffe fe retrouver fur terre après foixante ou cent pas de canal, afin d'arrofer les pieces de cannes qui font au-deffous du moulin, on a moins de mefures à prendre dans les quartiers où l'on n'ar-rofe pas , & il fuffit de pratiquer un égout.
On appelle tarevanne l'efpace où la grande roue fait fa révolution : deux murs de deux pieds & demi d'épaiffeur font placés à cinq pieds & demi ou fix pieds de diftance, & fe joignent à la brifure de l'aqueduc ; une des extrémités de l'axe ou arbre de la roue eft pofée fur le mur extérieur ; l'autre paffe dans la cave du moulin : il faut que la tarevanne foit conftruite en telle forte, que rien ne puiffe obftacler l'échappement des eaux qui tombent de la roue ; à plus forte raifon doit-on prendre garde qu'elle ne puiffe être gênée dans fa révolution. L'if-fue de la tarevanne eft le commencement du canal où s'épanchent les égouts du moulin.
Quand on ne peut pas difpofer fes eaux de O iij
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maniere à leur donner une chute fubite de vingt-cinq pieds, c'eft-à-dire a élever l'aqueduc de vingt-cinq pieds au moins au-deffus de la tarevanne ; i l ne faut pas fonger a mettre l'eau par-deffus la roue, i l vaut mieux l'adminiftrer par-deffous. Il y a eu néanmoins des habitans qui fefont autrefois contentés d'une roue de quinze ou feize pieds de diametre ; mais un levier auffi court ne peut jamais donner affez de force, 6c exige une trop grande quantité d'eau; il faut avoir une roue de dix-huit à vingt pieds : i l y en a plufieurs de 24 pieds.
En mettant l'eau par-deffous la roue , il fuffit que le fond de l'aqueduc foit élevé de vingt à vingt-deux pieds feulement, au-deffous de la tarevanne , de maniere que toujours la roue foit placée fix pouces au-deffus du fond de la tarevanne, ainfi pour une roue de vingts pieds, i l faut que l'aqueduc foit élevé de vingt pieds & demi au-defius du fond de la tarevanne , c'eft à-dire, qu'en fuppofant la roue de vingt pieds, & la pofant fix pouces plus haut que la fouçure de la tarevanne; on aura le fommet de la roue dans l'arrafement du fond de l'aqueduc. Dans cette difpofition, on doit pratiquer une brifure à l'aqueduc , pour que l'eau puiffe être conduite fous la roue, par un plan incliné, tangente à une circonférence qui paffe par le centre des
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aubes ou palettes; c'eft-à-dire, direct à la palette, qui fe trouve trois pieds au - déffous de l'axe de la roue , par ce moyen, l'eau tombera de treize pieds de hauteur, verticale fur la premiere aube choquée.
Dans ce cas, on place les bras de la roue en dedans des jantes ; on établit une auge circulaire , exactement concentrique à la roue (1) qui y fait fa révolution. Cette auge doit prendre depuis le point d'aplomb , au-deffous de l'arbre de la roue, jufqu'à dix-huit pouces plus haut que la premiere aube choquée.
Cette maniere d'adminiftrer l'eau, n'eft pas la plus avantageufe, quoiqu'on l'ait autrefois prétendu. On ne doit s'en fervir que quand i l eft impoffible de donner l'eau au fommet de la roue, où elle eft capable d'une plus grande action, ce qui ferait facile à démontrer, fi les bornes que nous nous preferivons permettaient de le faire.
Après avoir donné une idée de la ;puiffance qui fait agir les principaux moulins à fucre, & de la maniere dont elle doit être adminiftrée , nous avons lieu de croire qu'on fera bien aife de trouver ici le détail des machines , dont chaque
(1) C'eft-à-dire, que tous les points de la circonférence de la roue, doivent toujours être à la même dif-tance du fond de l'auge
o iv
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moulin à eau doit être compofé, dans les meilleures dimenfions que l'on ait jufqu'à préfent employées, & même que Fon puisse imaginer..
DIMENSIONS parfaites du Moulin, à eau , la grande- Roue fuppofée de vingt pieds.
Elle doit avoir trente huit aubes on palettes de dix pouces de haut, fur dix-huit pouces de large, c'eft-à-dire, qu'il y aura dix-huit pouces d'intervalle entre les faces internes des jantes de la roue. Les palettes feront adaptées, de façon que l'eau tombant fur chacune, la frappe dans fon milieu perpendiculairement.
La Lanterne ou Fuzeliere.
La lanterne eft attaché à la partie de l'arbre de la roue qui paffe dans, la cave du moulin. Prefque tous les artiftes ont exécuté cette piece d'une maniere différente. La plupart ont affujeti les fufeaux qui la compofent fur deux tourteaux de même diametre, mais ce n'eft pas la meilleure méthode, parce qu'il en réfulte un frottement rude, qui ne peut être que nuifible ; on en peut juger d'autant mieux que l'on eft plus fouvent obligé de renouveller les fufeaux; au contraire, en lui donnant une forme conique, l'échappement des dents du balancier fur lequel la lanterne
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répete la force du levier, devient plus facile, & le mouvement devient plus égal & plus doux.
Notre lanterne fera donc portion de cône tronqué , c'eft-a-dire, compofée de deux tourteaux inégaux dans leur diametre, & elle aura vingt-trois fufeaux.
La diftance du centre d'un fufeau au centre de l'autre fera de cinq pouces , cinq lignes, onze points & demi fur le grand tourteau.
Dans cette proportion, elle fera de quatre pouces six lignes deux points fur le petit.
Conféquemment la circonférence qui paffera par les centres des fufeaux, donnera fur le grand tourteau un diamettre de trois pieds quatre pouces quatre lignes quatre points 1/2 ; celle qui paf-fera par les centres des fufeaux fur le petit tourteau , donnera un diametre de deux pieds neuf pouces O lignes onze points 1/2.
Les circonférences feront exactement tracées fur les faces internes des tourteaux, auxquels on donnera tel diametre extérieur que l'on jugera à propos pour la folidité ; mais i l faudra prendre les mefures fur ces circonférences feulement.
L'intervalle entre les deux tourteaux, ou plutôt la longueur interne des fufeaux fera de douze pouces, les vingt-trois fufeaux feront tournés fur une longueur de douze pouces fix lignes cinq points , à caufe de l'inclinaifon.
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Ils auront par le gros bout à l'afleurcment du grand tourteau trois pouces O lignes fix points de diametre , & par l'autre bout a l'afleurement du petit tourteau, deux pouces cinq lignes once points & demi.
En fe conformant à ces dimenfions i l y aura trois lignes un quart de jeu entre les dents du Rouet & les fufeaux ; ce qui fera fufhfant pour peu qu'il y ait de jufteffe dans l'exécution.
Le Balancier ou Rouet.
Le diametre extérieur du balancier fera de dix pieds neuf pouces, fon diametre intérieur fera de neuf pieds cinq pouces , ainfi les jantes du balancier auront huit pouces de large , i l fuffira de leur donner cinq pouces & demi d'épaiffeur.
Dans le milieu de la couronne ou du plan des jantes, on tracera un cercle de dix pieds un pouce de diametre. On divifera ce cercle en foixante-feize parties, ou arcs égaux; la corde de chacun de ces arcs fera de cinq pouces juftes, les points de ces divilions feront les centres des dents ; ainfi il y en aura foixante-feize, & du centre de l'une au centre de l'autre, i l y auFa cinq pouces de diftance. Les dents auront quatre pouces de face, & les faces feront toutes dirigées au centre du balancier ; a cet effet elles auront vingt - quatre
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lignes trois points d'épaiffeur au-dehors, & vingt-deux lignes huit points en dedans.
Elles feront coupées obliquement pour augmenter la facilité de l'engrenage & de l'échappement fur la fufeliere & leur largeur du plan inférieur du balancier, fera de quatre pouces huit lignes fept points en dehors, & de cinq pouces une ligne huit points en dedans.
Les entrepreneurs qui voudraient exécuter un moulin fur ces dimenfions, feront obligés de les vérifier exactement fur leur épur. Nous n'entrerons dans aucun détail fur le relie de la machine, on eft généralement d'accord fur l'ajuftement des rôles.
Il arrive malheureufement quelquefois que les Negres en mettant les cannes au moulin, fe laif-fent prendre les doigts ; cela eft rare dans les moulins , dont la table eft élevée à trois pieds & demi au-defius du plancher ; cependant il eft à propos de former une éclufe à l'extrémité du courrier, afin que l'on puiffe arrêter l'eau en cas d'accident, alors il faudra peu d'efforts pour contenir la roue & fufpendre le mouvement qui lui reftera (1).
( 1 ) Voltaire ( Effai fur l'Hiftoire Générale, tome TV , page 153. ) dir;.. » on fait travailler les Negres » comme des bêtes de fomme, on les nourrit plus mal ;
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Le moulin communique à la fucrerie par un canal où s'épanche le vin des cannes auffi-tôt qu'il eft exprimé. La fucrerie eft une cafe de quatre-vingt à cent pieds, fur une largeur proportionnée ; on y établit un ou deux équipages felon l'étendue de la manufacture. Chaque équipage eft compofé de quatre chaudieres inégales, enfouies dans des caves de maçonnerie qui s'épanchent gradativement l'une dans l'autre. Il regne fous les chaudieres, des fourneaux que l'on chauffe avec le bois des cannes, dont le fuc a été exprimé : ce bois s'appelle bagaffe.
Le vin des cannes eft reçu dans la premiere chaudiere , où la chaleur en fait évaporer les parties aqueufes , il s'épanche dans une feconde chaudiere où il fe change en fyrop , & jette la premiere écume (1). Un feu plus violent le fait écumer d'avantage, dans la troifieme chaudiere, o ù i l commence à prendre confiftance de fucre ; on acheve de le cuire dans la quatrieme , où i l re-
» s'ils veulent s'enfuir on leur coupe une jambe, Se » on leur fait tourner à bras, l'arbre des moulins à » fucre ». On a bien abufé de la crédulité de cet Ecrivain ! Comment Voltaire, ayant fans doute vu des cannes à fucre, a-t-il pu croire que le jus en était exprimé avec des moulins à bras ?
( 1 ) On prétend dans les Colonies Anglaifes , des îles du Vent, que pour bien faire le. fucre , le feu doit être fous la grande comme fous la batterie,
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 221
çoit quelques préparations , felon qu'il eft nécef-faire de le décharger de certaines huiles plus ou moins difficiles à fe détacher : ces préparations confiftent ordinairement à y verfer des leffives, dans lefquelles il entre, felon les remarques du Sucrier & l'efpece des cannes que l'on roule, de la cendre, de la foude, de la chaux ,du fuif, & autres matieres propres à dégraiffer le fucre & à en formelle grain. Le fucre étant fait on le met dans des pots de terre en forme de cône percé par le bout, i l s'y dégage des huiles étrangeres , & enfin de tout ce que l'on n'a pu transformer en fucre , c'eft à ces matieres que l'on donne le nom de fyrop.
Le fucre brut étant fait, on peut lui donner de nouvelles préparations & le dépouiller des parties étrangeres qui n'ont pu s'en détacher au feu , ni dans la purgerie. La premiere opération à faire pour cela eft de la mettre une feconde fois dans les formes , & de couvrir l'ouverture de la forme de terre calcaire ou de marne ; l'eau dont on arrofe cette terre, filtre avec les portions calcaires dont elle fe charge dans tous les grains de fucre, & entraîne toutes les matieres graffes dont ils étaient chargés. Cette eau qui s'égoutte par les trous des formes, eft alors épaiffie & changée en un fyrop inférieur & plein d'âcreté. La feconde opération eft de vuider les formes , & de mettre le fucre dans une étuve, où une chaleur
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douce & foutenue fait évaporer l'humidité qu'il avait reçue dans le terrage , on le pile enfuite, on le met dans des futailles, dont i l eft tiré par les Rafineurs de l'Europe qui lui donnent le dernier degré de perfection (1). Les fucreries entraînent de grandes dépenfes en bâtimens & en uf-tenfiles ; outre les moulins, la fucrerie, la pur-gerie, il faut un nombre de cafes pour loger commodément une multitude de Negres, un Hôpital pour les traiter dans leurs maladies, une charronnerie pour réparer les cabrouets 6c voitures & les renouveller , une tonnellerie , une forge , une cafe a bagaffes pour conferver le chauffage , un apentis pour tenir les chariots à l'abri ; ceux qui roulent en blanc ont befoin d'avoir une rafinerie , une étuve & des magafins confidéra-bles & difpendieux.
(l)On a fouvent agité la queftion de favoir s'il était plus avantageux de terrer le fucre que de le vendre brut. Mais tout le monde eft demeuré d'accord qu'il valait mieux terrer le fucre en temps de guerre , à caufe de la diminution du volume. & le laiffer brut pendant la paix. Cette règle générale eft cependant fubordonnéc à des caufes fecondes comme le défaut de pâturages & par conféquent de beftiaux pour les charrois , la qualité des terreins & des cannes qu'ils produifent. Mais quand on n'eft plus occupé de mille détails qu'entraîne le terrage du fucre, on s'occupe plus particulièrement de l'Agriculture.
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Tous les inftruments connus , comme chevres, grues , palans, virvaux , cabeftans, &c. y trouvent leur emploi, ceux qui n'ont encore pu fe procurer ces inftrumens, y fuppléent par les bras de leurs Negres ; & comme jamais ils n'en ont allez , leurs travaux fouffrent un retardement ruineux.
La culture du café exige moins de bâtimens & d'uftenfiles ; il ne faut que des magafins ou greniers fpacieux à proportion de la quantité du café à recueillir, des glacis pour faire fécher la graine , un moulin pour dépouiller le café de la ce-rife , un moulin pour enlever le parchemin quand il eft fec & un moulin à vanner. Le premier de ces moulins eft le plus confidérable, i l varie dans fa forme felon le caprice des habitans, & il y a prefqu'autant d'efpeces de moulins à café que de cafeyeres, tous produifent a-peu-près le même effet. Celui dont l'ufage eft le plus général eft compofé de deux rouleaux de bois garnis de lames de fer, longs de vingt pouces fur douze de diametre ; ils s'approchent dans leur mouvement d'une piece immobile appellée mâchoire , & le café tombant entre les rouleaux & la mâchoire , eft dépouillé de la cerife ; on le paffe au crible, pour le féparer des premieres peaux , & enfuite on le met à tremper dans des vaiffeaux pleins d'eau, pendant douze ou quinze heures ; on l'en
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retire après l'avoir lavé , on le met enfin à fécher, quand il eft bien fec on le fait paffer au moulin à piler, ce moulin n'eft compofé que d'une meule de bois, qui, en paffant fur les grains en détache entierement la pellicule ou le parchemin.
Le moulin-à-van n'eft autre chofe qu'un effieu de bois, fur lequel on pofe quatre feuilles de fer blanc, qui, par le vent qu'elles font quand elles font tournées avec rapidité, emportent toutes les pellicules qui fe trouvent mêlées à la graine. Le triage eft la feule opération qui refte à faire pour mettre le café en état d'être vendu.
L'indigo demande plus de foin : il faut avoir une indigoterie , c'eft-à-dire, plufieurs cuves dans lefquelles l'herbe, après avoir été coupée , reçoit les préparations néceffaires à la perfection de la teinture que l'on recherche.
Dans la premiere cuve , la plante eft noyée dans une grande quantité d'eau qui la fait fermenter & en détache la fécule ou teinture bleue, en vingt ou vingt-quatre heures au plus ; on ouvre alors le robinet, & l'eau chargée de la teinture s'épanche dans une feconde cuve où elle eft battue , jufqu'à ce que les fels de la plante, qui font furnager les grains de teinture , en foient exactement féparés, & que ces grains fe précipitent au fond de l'eau ; on vuide encore cette cuve, en fài-fant écouler l'eau par des robinets placés les uns fur
les
i
SUR LA COLONIE DE S. D O M I N G U E . 225
les autres, & que l'on ouvre fucceffivement, l'indigo ayant alors acquis la confiftance d'une boue de couleur bleue très-foncée, eft mis dans un réfervoir, où après s'être repofé quelque tems i l laine encore furnager beaucoup d'eau qu'on a foin de faire écouler ; on le met enfuite dans des facs où i l s'égoutte entiérement. Sa pâte plus réfiftante eft enfin mife dans des caiffes de bois d'acajou (1),de deux pieds & demi en quarré fur deux pouces & demi feulement de profondeur ; on expofe ces caiffes à l'ombre, & l'indigo y devient affez fec pour être mis en carreaux ; on le fépare donc par quarrés de deux pouces , & on le laiffe reffuer, c'eft-à-dire, fe renfler à l'humidité & fe purger en féchant tout-à-fait de l'eau qu'il aurait pu con-ferver intérieurement. Ces préparations durent trois mois , & l'indigo ne peut pas être vendu plutôt.
Le poids & le volume de l'indigo diminue pendant un an, fi on le tient toujours dans des endroits fecs ; i l fe renfle & s'appefantit fi-tôt qu'il eft mis dans quelqu'endroit humide ; ainfi tout juf qu'à la pefanteur & la quantité de la denrée , eft
(1 ) Acajou , cedre Américain. Il y en a de plufieurs efpèces que l'on diftingue ordinairement par les nom de mâle, femelle, ondé, moucheté, marbré, uni, Scc. On en fait les plus beaux ouvrages de menuiferie.
Tome I.
226 C O N S I D É R A T I O N S
incertain pour les cultivateurs, & le prix eft fujet à de grandes révolutions.
I l y a des rifques dans la fabrication de l'indigo , quelquefois la plante fermente beaucoup en peu de teins, quelquefois la fermentation eft difficile ; fi on la laiffe trop fermenter, la cuve ne produit rien, parce qu'il fe détache une trop grande quantité de fels pour qu'on puiffe les féparer de la fécule qui furnage alors, malgré les efforts du manufacturier (i). Si la cuve eft trop battue • i l y a moins de reffource encore , parce que les grains de teinture, après avoir été divifés des fels étrangers, ne peuvent plus fe réunir fi on les brife, & reftent difperfés dans l'eau. Quand le battage n'a pas été interrompu à propos, le grain qui eft à moitié détruit, paraît n'avoir point encore été formé , & les remarques du maître ne fervent fouvent en ce cas, qu'à l'affermir dans l'erreur : on n'a fur le degré de fermentation , que de vaines conjectures ; les pluyes qui ont changé l'efpece des eaux ; la difpofition des feuilles plus ou moins tendres ; la différence des jours plus ou moins chauds, plus ou moins orageux ; celle de la plante nouvelle, ou des rejettons, tout fe réunit pour rendre, par rapport au même terrein, les obfervations frivoles & l'expérience inutile ; la vigilance peut encore moins
( i ) On fe fat d'huile pour l'épreuve des cuv
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fc repofer, quand il s'agit de procéder fucceffive-ment fur différens terreins. Cependant tous les économes qui changent de place, fe difent habiles à préparer l'indigo ; peut-on les croire ?
On a fait des roues pour faciliter le battage de l'indigo ; la méthode de le battre avec des buc-quets eft plus fuivie & paraît auffi bonne. Ces fortes de moulins ne pourraient être bien utiles qu'a ceux qui voudraient faire agir deux indigoteries , & battre en même-temps plufieurs cuves.
Le coton entoure une graine noire de la forme d'un pois long, à laquelle il eft fortement attache. Pour l'en féparer, on emploie une machine compofée de deux baguettes de bois dur, tournées fur une circonférence de quinze à dix-huit lignes & cannelées à la profondeur d'une ligne & demie; on les affujettit par les deux bouts à une diftance affez refferrée pour que la graine puiffe s'y arrêter : ces deux baguettes tournent en fens contraire, &: on les met en mouvement, foit avec des roues comme celles dont fe fervent les Couteliers, foit avec des manivelles , ou par le mouvement du pied , comme les meules des émouleurs.
Chaque moulin peut paffer vingt livres de coton par jour, entre les mains de Negres laborieux. Mais fouvent il n'en paffe que dix livres : ainfi i l faut avoir beaucoup de moulins & de Negres pou r
ettoyer quarante milliers de coton.
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- Nous confidererons dans le difcours fuivant, les avantages que procurent ces quatre cultures principales , tant à la Colonie & aux Commerçans en particulier , qu'à toute la Nation. Les entrepri-fes de quelques hommes & leur activité influent plus qu'on ne croit fur la richeffe du monde entier.
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D I S C O U R S I V .
De la valeur des Denrées.
L E commerce de l'univers tient à préfent au commerce des Antilles; celui de la France, parla fabrique des huiles, des vins, des étoffes d'or 6: d'argent, des toiles & des draps; de la Flandre, par les toiles blanches & peintes en coton &: en fil ; de l'Allemagne, de la Suède & du Danemarck, par le fer & les pêcheries; de l'Angleterre, parles chairs falées, les pêcheries &: la clincaillerie; de la Hollande, par le chanvre, les mâtures, les pêcheries & les navires portefaix; de l'Europe, entiere par la confommation du fucre, de l'indigo , du café & du coton ; de l'Amérique feptentrionale, par les bois à bâtir, les troupeaux, le bled, le ris, les navires, & la confommation du fyrop , du rhum & du tafia ; celui de l'Amérique méridionale , par les introductions interlopes des marchandifes Européennes , par l'extraction des chevaux & des mulets, par l'or & l'argent , qui n'ont de valeur qu'en raifon des objets dont ils font la balance , & qui perdraient de leur prix, s'ils fervaient a repréfenter moins de chofes ; celui du Levant, par les drogues médicinales , les fruits
P iij
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fecs, & la confommation du café ; de l'indouftan, de la Chine & du Japon, par les toiles unies ou brodées , blanches ou peintes , les cauris & autres marchandifes propres au commerce de Guinée ; de l'Afrique, par la traite des noirs, par la piraterie même. Ainfi les Colonies Européennes , établies dans les Antilles, en donnant le mouvement le plus rapide à la circulation, font la prof-périté du monde.
Mais elles dévorent, dit-on, des multitudes , des peuples ! ceux qui périffent dans le commerce d'Afrique, une partie de ceux qui vont mourir aux extrémités de l'Afie , ceux qui font emportés dans les tempêtes, & précipités dans l'abîme des mers , ceux dont le climat brûlant de la Zône torride aigrit & boit le fang !
Ces malheurs font rachetés par l'aifance des peuples , par la force que donne le travail : l'activité générale eft la caufe premiere d'une grande population : des hommes pauvres, timides , fu-perftitieux, indolens, fe reproduifent peu , toujours la génération fe reffent de la langueur des peres. Les peuples Cultivateurs , Navigateurs & Commerçans , font toujours les plus nombreux ; la Hollande était bornée dans fes cultures ; mais cette poffeffion précaire , dérobée à la mer, a reçu un grand peuple, & ce peuple commerçant & répandu dans tous les climats, ne fe détrui-
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fait que pour fe multiplier. La population de l'Angleterre n'était pas confidérable au quinzieme fiecle ; elle s'eft tellement accrue par l'activité nationale, que des millions d'hommes en font fortis pour peupler le nouveau monde ; au contraire , la Suède, où le commerce maritime a toujours été-reftreint par une fauffe prudence du gouvernement, n'a jamais pu réparer les bréches que la fureur des guerres avait faites à fa population. Les Efpagnols, les Portugais étaient nombreux quand ils étaient actifs. On a cru long-tems que les nations commerçantes ne fe multipliaient qu'aux dépens des peuples agriculteurs & fédentaires, & que pour réunir un grand nombre d'hommes dans ies villes maritimes , i l fallait ne pas craindre de changer les campagnes en déferts ; mais au contraire , le commerce donne des accroiffemens à la cultivation : on ne voit plus de déferts, que dans les Empires léthargiques ; l'erreur s'eft évanouie, le commerce & la navigation ont été encouragés de toutes parts.
Entre les Colonies qui donnent le plus de 1 effort à l'activité des nations , la Colonie Fran- çaife de Saint - Domingue eft la premiere. Les revenus qu'elle produit ne paraiffent être livres par les cultivateurs, que fur le pied d'environ cinquante - cinq millions tournois ; mais la maffe
P iv
232 C O N S I D É R A T I O N S
des denrées, portée l' inftant de la confomma-tion, monte à plus de cent millions; & cette maffe caufe tous les ans dans l'univers pour plus de cinq cents millions d'entreprifes, qui toutes procurent, ou des bénéfices réels, c'eft-a-dire , des reprifes d'une nation fur l'autre , ou des gains fictifs:, c'eft-à-dire , des changemens de valeurs, entre les nationaux ; ces changemens augmentent les travaux, & par conféquent le bonheur.
L'homme n'eft pas heureux dans I'inaction., il cil né peur agir; l'inquiétude qui fait fon caractere principal, ,le porte à multiplier fes mouvement (1): or , i l n'y a point de différence entre le plaisir d'agir & le travail libre, & i l n'y a point de travail plus libre que celui qui fatisfait à la fois l'ambition 6k, l'induftrie , qui multiplie les jouiffances : ainfi, on peut affurer que les hommes font heureux par le commerce & par les arts , auxquels i l donne de la vie ; c'eft en effet le commerce qui excite les arts, & l'hiftoire n'aurait pas fourni l'exemple d'un feul peuple, dont le commerce eût été inférieur à l'induftrie, fi
( 1 ) Si quietus moriar. C'eft parce que les hommes n'aiment point le repos, qu'ils appellent plaifirs, la danfe , \zs exercices de la gimnaftique , & généralement tout ce qui peut mettre en mouvement leur efprit & leur Corps, Le plus cruel ennemi de l'homme, c'eft l'ennui.
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des erreurs politiques ne l'avaient pas fait trouver en France.
D'après ces obfervations générales, nous voudrions pouvoir traiter dans ce Difcours, tant de la valeur que les denrées de la Colonie prennent dans le commerce, que de celle qu'elles tiennent de leur nature & de leurs propriétés ; mais fe ferait nous écarter de notre fujet. Nous nous bornerons donc a examiner la valeur de ces denrées, par rapport aux cours actuels & aux forces de la culture. On pourrait encore confidérer leur valeur , par rapport au cours qu'il ferait pof-fible de leur donner, fuivant les nouvelles branches de commerce qu'elles procureraient & les différentes manufactures dont elles pourraient oc-cafionner l'établiffement, mais fe ferait la matiere d'un grand ouvrage : ce que nous dirons fera court.
Quelles font les denrées dont la culture eft la plus avantageufe ? Arrêtons-nous d'abord a celle du fucre.
Le fucre eft généralement prifé dans l'univers ; il eft utile à la Médecine, & n'eft point nuifible à la fanté ; il fe transforme en liqueurs, s'allie avec les vins & les fruits, & augmente infiniment les plaifirs de la table. Offrant un grand volume à proportion des valeurs, i l procure aux Navigateurs une branche d'exportation immenfe ; il reçoit
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de l'induftrie , des changemens , des mélanges , des préparations fans nombre ; il n'y en a jamais trop , i l efl toujours recherché , il donne de grands élans à l'activité des Colons. Leur ambition efl: irritée par la néceffité d'avoir de grands capitaux, pour en entreprendre la culture ; i l occupe dans la Colonie beaucoup d'ouvriers, & procure au commerce la vente de beaucoup d'inf-trumens & de matériaux ; c'eft fans contredit la culture la plus avantageufe , c'eft celle qui fait la richeffe de la côte Françaife de Saint-Domingue, & mettra toujours la nation qui poffédera cette Colonie , en état de maintenir l'équilibre du commerce avec toutes les autres Nations ; c'efl celle enfin qui contribue le plus à foutenir le prix des métaux, en les faifant employer a plus d'échanges , en leur donnant plus de valeurs a repré-fenter.
Quittons ce point de vue , que nous ne pourrions fixer fans parcourir ou oublier trop d'objets , pour confidérer la valeur du fucre par rapport aux particuliers qui en entreprennent la culture.
Une Sucrerie établie en blanc, de l'étendue de trois cents carreaux de terre arrofable, dont la moitié plantée en cannes, avec les Negres & bâti-mens néceffaires, vaut dix-huit cents mille livres. Savoir :
300 carreaux de terrre arrofable en bon fol,
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à 1700 livres le carreau 500 m
Moulin à eau , fucrerie , purgerie , étuve & rafinerie , cafes à Negres & autres bâtimens 300
Cafe principale 20 Outils & voitures 30 500 Negres \. . . . 900 Animaux 50
Argent de la Colonie 1800 m -Celui qui emploiera ainfi dix-huit cents mille
livres , regagnera fa mife en huit années de paix, fans faire travailler plus des deux tiers de fon ter-rein , c'eft-à-dire , en plantant de cannes à fucre, 150 carreaux, & 50 pour les plantations en vivres, favannes , jardins à Negres & emplacemens des bâtimens.
Mais celui qui, avec cinq cents mille livres , commencera une pareille entreprife , y emploiera deux millions 8c plus, à caufe des frais de pour-fuite , des intérêts des capitaux empruntés, & de la cherté de tout ce qu'il fera forcé d'acheter à crédit. Cependant on a vu des habitans commencer des établiffemens en Sucrerie avec cent cinquante mille livres, fe liquider avant leur mort, malgré dix années de guerre , & laiffer des habitations en état de produire mille banques de fucre (1).
( 1 ) Trois freres, nés dans la paroiffe de Baugé , en Anjou , venus dans la Colonie fans aucune efpece de fortune, & attirés l'un par l'autre à différentes épo-
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Il y a des habitations où chaque carreau de terre planté en cannes produit quinze milliers de fucre brut : en fuppofant que celle que nous prenons pour exemple donne huit milliers de fucre brut au carreau , le revenu ferait de 1200 milliers , qui fe réduiraient a huit cents milliers de fucre terré , qui, à 50 livres le cent, donnent 400 m.l. : en dé-duifant le tiers pour les frais d'exploitation, il refte 2.66 m. 1. pour le produit net de trente pieces de cannes cultivées par 500 Negres. I l faut ajouter a cette fomme celle de 40000 livres pour le prix des fyrops , qui eft à-peu-près le dixième du prix des fucres , & on trouvera que la culture rendra année commune 612 livres par tête de Negre, quitte de tous frais.
On dit aifez fouvent dans la Colonie que chaque Negre employé à la culture du fucre doit rappor-
ques , commencerent en 1748 un établiffement en fucre. rie dans la grande plaine du Cul-de-fac ; ils furent laborieux. Le dernier, mort en 1770 , âgé de cinquante-cinq ans , a laide quatre cents carreaux de terre établie» dont les deux tiers plantés en cannes, fîx cents Negres de choix , 1500 m Iiv. tournois rendus en France, pref-que autant dans la Colonie en créances fur divers., en meubles & en monnoie ; & enfin la terre Seigneuriale de Baugé en Anjou , lieu de fa naiffance, qu'il avait acquife, & dont il portait le nom. 11 avait en outre fait don aux enfants naturels que lui ou fes freres avaient eu de leurs efclaves , d'une grande habitation à indigo, avec beaucoup de Negres.
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ter 1000 livres (1) ; mais il faut alors fuppofer à la terre une fertilité rare , il faut calculer fur des récoltes toujours également heureufes , i l faut fuppofer que le prix du fyrop paie une grande partie des frais d'exploitation , il faut ne compter que fur le travail des meilleurs Negres, & ne prévoir ni le marronage ni les infirmités ; i l faut enfin porter le prix du quintal de fucre brut, de 26 à 30 livres, Se à proportion celui du fucre terré , que nous ne fup-pofons qu'à 50 livres.
On pourrait ménager fur les dépenfes d'exploitation , d'entretien & de renouvellement, que nous fuppofons au tiers ; mais ce ménagement ferait dangereux , il faut entretenir exactement les forces de la culture & réparer les bâtimens ; l'humanité & l'intérêt même veulent que les Negres foient bien traités dans leurs maladies, & il eft fouvent utile de leur faire quelque libéralité.
Cent carreaux de terre qui reftent à exploiter fur l'habitation que nous donnons en exemple, ne coûteront qu'une augmentation de Negres. En fuppo-fant que fur trois millions que le propriétaire aura retiré en dix récoltes, i l ne remploie que trois
(1) Il y a dans la Colonie un peu plus de deux cents foixante mille Negres, employés à la culture; les revenus de là Colonie font de 85 millions, il en faut déduire les frais , & on ne peut pas dire que toutes les cultures confondues les unes avec les autres, donnent plus de 300 liv. par tête de Negre.
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cents mille livres, il pourra augmenter fa culture par des plantations faites fucceffivement, dans l'ef-pace de dix ans , fur foixante carreaux de terre ; fuppofant encore que ces plantations ne produifent que quatre récoltes avant la dixieme année, elles fuffi-raient du moins pour rendre au propriétaire le montant du remploi qu'il aurait fait, parce que cet aggran-diffement ne lui coûterait que la mife de 150 Negres.
Il faut obferver que nous avons fuppofé des bâ-timens bien étendus ; que nous leur avons donné un prix qui les fait fuppofer être fuffifans pour l'exploitation des trois cents carreaux de terre ; que nous n'avons calculé que fur un fol médiocrement fertile ; que nous avons évalué au plus haut prix le renouvellement des forces & les frais d'exploitation , & le fucre à fon moindre prix en tems de paix.
On peut juger fur cet exemple de la progreffion des fortunes, quand la terre a moins coûté , quand le propriétaire attentif à la culture eft en état de gérer fes biens perfonnellement, quand il a des Negres ouvriers qui lui permettent de grandes épargnes fur la conftruction & l'entretien des bâtimens, quand par prudence & par humanité i l traite affez bien fes efclaves pour les rendre capables de fupor-ter de grands travaux, par fes foins dans leurs maladies , i l prolonge leur exiftence , quand il remploie exactement, dans des forces nouvelles , le produit annuel de fes revenus , & que fon ambition eft de porter fa culture au plus haut degré.
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I l y a néanmoins quelques habitations en Sucrerie dans la dépendance du Cap , qui ne rapportent anx propriétaires que huit pour cent de leur capital. O n fent bien que pour 'peu que des habitations, bornées à ce revenu , foient endettées , elles ne pourront payer. Mais pourquoi produifent-elles fi peu ? C'eft qu'elles appartiennent à des gens qui demeurent en France, & qui ont envoyé, pour les régir , d'autres Français inexpérimentés comme eux dans le gouvernement des habitations , qui n'ont pas le plus léger defir de rétablir celle qui leur eft confiée, & ne s'occupent qu'à la piller. Leur gestion finit ordinairement par un procès, où leurs mauvaifes actions leur font reprochées inutilement : ils vont enfuite diffiper à Paris le fruit de leurs rapines ; ceux-là, pour l'ordinaire, ne parlent pas avantageufement d'un pays où leur nom eft mé-prifé, où tout dépofe contre leur conduite.
Le café, dans un fol profond , pourrait, au prix; de quinze fols la livre , donner environ huit cents livres par tête de Negre, tous frais déduits, hors ceux du tranfport, qui font confidérables & qu'on ne peut évaluer , parce qu'ils augmentent ou diminuent à proportion de l'éloignement. Les terres profondes , plantées de cafiers, font des mines riches, mais qui s'épuifent en peu d'années. Celles qui font infertiles joignent au malheur de dévorer les hommes qui les cultivent, celui de ne produire prefque rien ; nouvellement défrichées, elles font
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chargées d'exhalaifons meurtrieres, & les Negres y périffent facilement. Les jeunes cafiers font couverts de rofée jufqu'au milieu du jour : il faut les farder fouvent : les Negres qui commencent a travailler dès l'aurore font mouillés ; ils font fenfibles au froid & ne peuvent y réfifter long-tems.
Le café de S. Domingue eft à-peu-près auffi bon que celui de la Guyanne Hollandaife , inférieur à celui que produit l'Afie. Son effet eft de précipiter la circulation du fang. On prétend qu'il a la vertu d'égayer & de chaffer les fombres vapeurs ; qu'il réchauffe l'eftomac , facilite ou précipite la digef-tion ; qu'il diffipe fur-tout cet abbatement & en-gourdiffernent des nerfs trop ordinaire dans les pays chauds ; qu'enfin c'eft un anti-fcorbutique très -puiffant, & qui purifie le fang par de douces agitations. Tant de propriétés devraient faire chérir cette production , & en étendre la confommation chez tous les peuples : mais d'un autre côté on dit que le café eft une denrée de luxe., qui n'eft ninc-ceffaire ni même utile ; que c'eft une drogue perni-cieufe , qui ne fait jouir un moment qu'en rapprochant la vieilleffe. On 'dit qu'il augmente dans les pays froids l'âcreté & la fermentation du fang ; que , plus funefte encore dans les pays chauds , i l attaque les nerfs 6k caufe des tremblemens dans tous les membres ; qu'enfin , s'il eft anti-fcorbu -tique , c'eft un poifon pour ceux qui ne font pas
abfolument
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 241
abfolument exempts de toutes affections vénériennes. S'il nous était permis de donner un avis fur une pareille matiere, nous croirions pouvoir avancer que le café peut être falutaire dans les climats tempérés ; mais qu'il faut en ufer fobrement dans les pays chauds & dans les pays froids. L'ufage en eft général au Levant, on en prend à toute heure & fans mefure , & on n'en a point éprouvé de mauvais effets. Mais faudrait-il s'étonner qu'une graine qui ne peut être recueillie que dans certains climats , ne convînt pas également aux hommes de toutes les régions ?
Quoi qu'il en foit, la confommation du café a conftamment diminué depuis 1770, &: les plantations fe font multipliées. D'autres caufes , réunies à ces deux premieres , ont occafionné une grande révolution dans le prix de cette denrée : elle avait, en huit années de paix , créé à S. Domingue des fortunes incroyables (1).
( I ) Deux freres, charpentiers de métier, obtinrent les conceffions de plufieurs terreins au Mont-Rouis , dépendance de Saint-Marc : fans forces , fans reffources, ils entreprirent de les défricher; ils devinrent bientôt er| état d'acheter quelques Negres ; ils travaillerent à leur tête , & ont fini par achever des cargaifons entieres, pierre , menuifier , paffa à Saint-Domingue après le fiége de la Martinique, avec une Mulâtreffe qui lui était attachée; la facilité qu'il y avait à fe precurer dec ter-
Tome I.
242 C O N S I D É R A T I O N S
L'indigo eft la teinture la plus généralement employée. Quoique l'indigo de Guatimala foit ordinairement fupérieur à celui de S. Domingue , ce dernier n'eft point dégénéré, & on en recueille dans le quartier des Ances , aux environs du bourg des Cotteaux ) qui eft de la premiere qualité. Les Frau-çais n'en exportent pas la plus grande partie : les Anglais de la Jamaïque, qui naviguent fans celle fur cette côte,, en enlevent beaucoup. Ils font pref-qu'auffi jaloux des manufactures d'indigo qu'ils le font des fucceffions de la Colonie de S. Domingue. Le fol de leurs îles ne convient point auffi—bien à ces deux fortes de culture. L'indigo de la premiere
res dans un temps où les malheurs de la guerrefaifaient négliger la culture, lui en fit obtenir une à la montagne des Grands-Eois ; il n'avait point de Negres, mais là Mulâtreffe était laboricufe ; ils commencerent à travailler tous les deux. Pierre eft mort en 1768, & a laiffé un grand attelier ; il avait voulu donner tout foa bien à fa fidelle Mulàtreffe , mais cette volonté n'a point eu d'effet. Privée par une loi févere d'un bien fur lequel fes travaux auraient dû lui donner des droits , elle a demandé qu'on lui laiffat gérer l'habitation : elle en était encore le principal économe en 1772 ; c'était une grande femme bien faite. Ses doigts chargés de durillons, annonçaient affez qu'elle ne craignait point les travaux: elle était effimée des habitans voifins, &: méritait de l'être.
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qualité a valu fouvent dix francs la livre , & on en peut recueillir quinze milliers avec cent Negres. Si de pareilles récoltes étaient ordinaires, ce ferait, de toutes les denrées, celle qui produirait le plus au propriétaire ; mais on ne peut pas compter fur un revenu certain, c'eft une loterie. On aurait tort de blâmer ceux qui, ayant été d'abord heureux , ont renoncé a la culture de l'indigo pour s'adonner à des entreprifes plus folidement avantageufes. Cependant l'indigo eft une marchandife utile & pref-que toujours recherchée : elle eft commode pendant la paix pour le commerce interlope : elle offre, en tems de guerre, le moyen de faire à la Métropole de grands retours en peu de volume , & on peut regretter que plufieurs habitans aient abandonné la culture de l'indigo pour celle du café, qui laiffe moins de reffources après quelques années de revenu, & entraîne une grande confommation de Negres.
Le coton eft la matiere principale des plus belles manufactures : celui de S. Domingue n'eft pas de la premiere qualité ;mais fans les plantations des Portugais au Bréfil, i l n'aurait de fupérieur que celui qui eft recueilli dans les Indes orientales , & peut-être i l l'égalerait dans la fuite, fi on avait plus d'attention à ne pas employer , en femant , des. graines altérées ou imparfaites , fi on voulait choifir fur les arbres les gouffes les plus belles, les plus
Q ij
244 C O N S I D É R A T I O N S
mûres, les mieux ouvertes , dont le fil eft le plus long , pour emballer féparément, & trier également les graines qui doivent fervir à la réproduction.
Le coton ne donne, année commune, que quatre cents cinquante livres par tête de Negre : il a valu, depuis la paix , de 110 livres à 140 liv. le quintal (1) ; c'eft un revenu allez fixe : i l faut de grands événemens pour faire manquer la récolte. Cette culture ferait même avantageufe fi la vie des Negres était plus longue , ou fi leur travail pouvait être moins cher ; car le coton fe vend prefqu'aufli facilement durant la guerre que dans la paix.
Cent cinquante carreaux de terre propre à cette culture, les bâtimens néceffaires & des plantations capables de donner annuellement trente-cinq milliers de coton a recueillir par cinquante Negres , peuvent coûter deux cents mille francs. Ce capital produira environ trente-cinq mille livres : il en faudra déduire huit mille francs pour économat, dé-penfes & exploitations , & fept mille livres pour le remplacement des Negres : il reliera net vingt mille francs , ce qui ne fait que le dixieme du capital.
Si un homme commençait cette culture fur forn crédit dans le commerce & la confiance de fon vendeur , les intérêts des fommes qu'il devrait, abfor-
(1 ) Il a été à 220 liv. en 1776, mais fe foutiendra-t-il à ce prix ?
S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 245
beraient la moitié de fort revenu : les frais & fa dé-penfe perfonnelle abforberaient le refte. Cette culture ne peut donc convenir qu'à un homme dont la fortune eft bornée, qui ne doit rien , & qui ne veut point avoir d'embarras, ou qui n'eft plus dans l'âge des grandes entreprifes , & qui ne cherche qu'à retirer la rente de fon capital. En ce cas il s'offre un parti plus avantageux ; c'eft de n'avoir que des Negres & de les donner à bail à ferme aux entrepreneurs de la culture du fucre. Ces Negres ne feront affermés que deux cents ciquante ou trois cents livres dans l'état actuel ; mais il aura d'autant plus de Negres qu'il n'aura point de terres : il n'aura point à craindre de la cafualité, & des cautions à fon choix , lui répondront de la rente & de la confer-vation de fon capital, qui fera inextinguible (1) :
( I ) C'eft ainfi qu'on afferme les Negres des mineurs. De vieux Colons dont la fortune eft bornée, profitent d'un ufage fi commode qui procure la richeffe fans le travail, & l'on n'en doit pas être furpris ; mais comment peut-il y avoir des preneurs ? Dans le cas d'un bail de fept ans, le prix des Negres qui ont furvécu, fe trouve payé par les rentes, & fouvent le Fermier eft obligé de payer pendant fept ans la ferme d'un Negre mort, Sz encore le prix principal fans en avoir retiré Je moindre fervice : qu'un maître perde fon Negre , c'eft une perte de 2000 liv. au plus; quand un Fer-mier en voir mourir un, il perd le double.
Q iij
246 C O N S I D É R A T I O N S
mais fi cous ceux qui cultivent des habitations d'un médiocre revenu, prenaient ce parti extraordinaire, le prix des baux à ferme ne fe foutiendrait plus. Ceci paraît fondé en principe : néanmoins il fe trou-verait toujours des hommes qui'affermeraient non-
II n'eft point de moyens plus prompt de fe ruiner ; & fi des cultivateurs fe font enrichis fur des fermes de Negres , l'exemple en eft rare & difficile à citer, l'état des revenus de la Colonie l'annonce ; on y emploie
260 mille Negres pour obtenir en toute culture un re -venu de 85 millions , en déduifant l'intérêt du prix terres , des bâtimens & des animaux, à dix pour cent , & les frais d'exploitation , il ne refte pas plus de 200 liv. par tête de Negres, & nous n'avons encore rien déduit pour le remplacement. Comment donc celui qui afferme chaque Negre 250 liv. & fonvent davantage , qui répond en outre de la mortalité & du mar-ronage , pourrait-il donc s'enrichir ? Il n'y a que la culture du fucre qui puiffe faire fupporter le coût d'un bail à ferme de Negres : encore n'y a-t-il point de fortune à y faire ; mais celui qui, prenant à ferme une habitation qui manque de forces , employe fes capitaux à y mettre des Negres fait immanquablement une grande fortune. Toutes les réparations, toutes les augmentations difpendieufes font à la charge du propriétaire & en déduction du prix du bail, le Fermier feul en profita , & comme il en eft le principal entrepreneur, il peut encore y gagner.
Les bàtimens périffent pour fe propriétaire, & les Negres meurent pour le Fermier, & il faut que le Fer» mier paie les fermages du Negre mort ; cette loi n'eft
S U R L A C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 247
feulement les Negres , mais encore les plus mauvaises terres, à un prix exceffif. Tel eft l'effet naturel du defir d'entreprendre, ou de foutenir des en-treprifes mal combinées, toujours l'ambition trompera l'avarice. Ce qui eft fans doute étonnant, c'eft
pas égale , ou plutôt ce ne peut-être une loi, & quoique l'intérêt particulier murmure , il faudrait y changer.
On dit que le Negre peut-être excédé de travaux, & mourir par la faute du Fermier ; mais un moulin peut être foncé , un plancher affaiffé par une charge trop grande.
Un ouragan, un tremblement de terre, ruinent le propriétaire, le Fermier n'en fouffre point; vingt Negres meurent de la petite vérole ou de la fierre , le propriétaire ne perd rien , & le Fermier eft au défefpoir ; pourquoi cette injufte alternative? C'eft que les premiers qui ont donné des Negres à ferme , étaient des hommes riches , ceux qui les ont pris étaient des cultivateurs qui n'avaient point affez de forces pour exploiter leurs terres. Ceux qui ont mis leurs habitations a ferme, étaient des habitans fans forces , ceux qui les ont pri-fes étaient des hommes aifés qui pouvaient y mettre des Negres ; & la richeffe a dans cette occafion, comme dans toutes les autres, tyrannifé la pauvreté. En recherchant la caufe de l'inégalité des baux à ferme , on remontera it à la loi des conceffions. Si au lieu de donner pour rien les terres de la Colonie , on les avait vendues, les acheteurs étant néceffairement plus riches que les con-ceffionnaires à titre gratuit, les baux à ferme de Negres auraient été moins recherchez , & les baux à ferma, des terreins auraient été plus chers.
Q iv
248 C O N S I D É R A T I O N S
qu'il y ait de riches habitans , allez faciles pour fe rendre victimes de la témérité des fermiers, pour la plupart infolvables, & leur fervir de cautions.
Le fucre , le café , l'indigo & le coton font les productions les plus précieufes de la Colonie. Le cacao , dont la culture fut introduite en 1665 par Bertrand Dogeron , avait donné quelques efpéran-ces ; mais la confommation n'en eft pas allez étendue chez les nations, pour offrir pendant long-tems une perfpective avantageufe au commerce & à.la Colo-nie. Le chocolat eft nourriffant & agréable au goût ; mais il échauffe & affoupit ceux qui en font le plus d'ufage. Les Efpagnols en confomment beaucoup, & en effet cette boiffon convient à leur genre de vie ; mais leurs Colonies produifent du cacao au-delà de ce qu'il faudrait pour leurs approvifion-nemens. Les plantations des habitans de la grande anfe prouvent que cette culture pourrait réuffir à la côte de S. Domingue, en plantant les arbres au milieu des bois.
Le tabac aurait cela d'avantageux, qu'un feul homme en pourrait cultiver allez pour fe procurer , du produit de fa récolte, une nourriture abondante & des moyens d'augmenter fa plantation ; mais, depuis qu'il a été mis en ferme , la Colonie a perdu totalement cette branche d'agriculture,
Le rocou eft une des plus anciennes plantations de S, Domingue ; l'arbre qui le produit eft un peu
SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 249
plus grand & plus touffu que le cerifier ; l'écorce en eft rouffâtre, les feuilles grandes & dures : i l fleurit deux fois l'année ; fon fruit eft une gouffe piquante, qui renferme une petite graine couverte d'une pellicule rouge. On tire de cette pellicule une teinture qui s'emploie principalement à teindre les laines. Le rocou a été négligé dans la Colonie depuis qu'elle a commencé à fournir de plus riches productions. Cet arbre , qui vient fans être planté dans prefque tous les quartiers , ne fe trouve point dans la plaine du Cul-de-fac , & l'expérience a démontré qu'il ferait difficile de l'y faire croître. Nous ignorons la caufe de cette fingularité.
La culture du gingembre eft facile & n'eft point difpendieufe , un homme feul peut l'entreprendre. A la fin des pluies on plante les rejettons à un pouce & demi de profondeur dans la terre : ils pouffent au bout de quelques jours & produifent une herbe qui ne s'eleve jamais qu'à deux pieds ; quand les feuilles jauniffent, le gingembre eft mûr : on l'arrache & l'air le deffeche ; c'eft une racine platte , large , compacte , qui prend toutes fortes de configurations : elle ne pourrit point dans la terre , & peut s'y conferver plufieurs années. Cette racine ufe le fol au point qu'il ne produit plus après la quatrieme récolte.
On confomme un peu de gingembre dans les Colonies & fur-tout dans l'Amérique Septentrionale ,
250 C O N S I D É R A T I O N S
& un peu plus en Angleterre & dans les pays du Nord. On en plante rarement ailleurs qu'à la Jamaïque , & i l ne vaut jamais gueres plus de dix-huit francs le quintal. C'eft une épicerie inférieure , & l'Europe l'a rejettée depuis que le poivre eft devenu commun ; on peut en faire une boiffon réchauffante en le faifant bouillir , ou le mettre en confitures feches ; mais l'ufage n'en fera jamais général, i l nuirait à la fanté.
Quoi qu'il en foit, le cacao ni le rocou , le tabac ni le gingembre , ne feront jamais comptes pour beaucoup dans les richeffes de S. Domingue. Nous ne croyons pas que dans l'état préfent on y doive tenter de nouvelles cultures , ni qu'on puiffe ajouter au commerce national aucune branche d'exportation , il faut s'attacher feulement à. augmenter celles qui font profpérer ce commerce.
S U R LA C O L O N I E D E S. DOMINGUE.251
L I V R E Q U A T R I E M E .
Du COMMERCE.
D I S C O U R S P R E M I E R .
Des Monnoies.
L A fcience du commerce eft de rapprocher les befoins des moyens de les fatisfaire ; mais avant d'entreprendre aucun genre de commerce , il faut rendre les échanges faciles , avoir fur-tout des lignes qui puiffent fervir de mefures aux prix de toutes les marchandifes , à proportion de leur utilité.
S'il n'y a plus de proportion entre les fignes des valeurs , il n'y a plus d'équilibre entre les échanges. Le commerce étant incertain par lui-même , on doit chercher les moyens d'en diminuer les ha-zards (i) ; mais l'incertitude redouble quand il f i l ivient quelque changement dans les monnoies, & i l n'y a plus de fureté quand le titre des efpeces n'eft plus le gage de leur prix.
(i) « Le Négoce par lui-même eft très-incertain, & » c'eft un grand mal d'ajouter une nouvelle incertitude » à celle qu'on ne peut éviter. » MONTESQUIEU , Efprit des Loix, Liv, xxviii, Chap.4.
252, C O N S I D É R A T I O N S
L'argent & l'or font les fignes repréfentatifs que l'acheteur donne a celui qui vend : mais il eft à S. Domingue beaucoup moins de lignes ou de valeurs numéraires que de valeur à numérer. Je n'entreprendrai point l'hiftoire des monnoies introduites dans les Colonies, ni celles des erreurs du Gouvernement fur cet objet, je me borne à confidérer,dans tous fes rapports , l'état préfent de la Colonie, afin qu'on puiffe prendre des mefures certaines pour rendre melleure lafituation à venir.
Il fe fait annuellement pour trois cents millions d'échanges dans la Colonie : ces échanges con-fiflent dans la vente des denrées de fon crû , dans l'achat des marchandifes de la Métropole, dans l'aliénation des Negres , des immeubles , &c. Une grande partie des négociations ne peut fe faire qu'en denrées & à termes, parce que , depuis la paix, il n'y a jamais eu à la fois pour trente millions de numéraire. Avec quelque rapidité que cette fomme puiffe être reproduite en des mains différentes , elle ne peut jamais être appliquée fuc-ceffivement, dans le cours d'une année, à une infinité d'échanges dont elle n'eft que le dixieme.
Il y a dans la Colonie plus de marchandifes feches que l'on n'en pourrait confommer en dix ans, & les Coloniftes s'en fervent en bien des cas pour fuppléer au numéraire. Si les efpeces étaient multipliées à proportion des échanges, le prix de ces
S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 253
marchandifes ne ferait plus déterminé que par les progrès de la confommation , & l'on éviterait bien des abus.
Ce font les expédiens ruineux que procurent les marchandifes portatives ou faciles à conferver, qui ont donné lieu à la diftinction ufuraire du prix du cours au prix d'argent (1).
( 1 ) Cela s'entend en deux manieres.
Un homme entre avec un fac d'argent dans le ma-gafin d'un marchand qui réunit beaucoup de marchandifes ; il choifit & demande le prix: informez-vous, lui dit-on , de ce que cela vaut chez les capitaines ; fuivant le cours, je le donnerai à dix pour cent au-deffous. On croirait que ce Marchand fe ruine, il s'enrichit; mais d'autres en ont fait les frais.
Je dois une fomme en denrées, & je paye au cours, c'eft-à-dire, au prix que tous les créanciers ont reçu de leurs débiteurs: j'ai du fucre & j'en propofe la vente à prix d'argent : on m'offre dix pour cent au-deffous du prix auquel il aurait été reçu en paiement : tel eft le cours des achats. Ayant fi peu de monnoies, il eft difficile de maintenir l'équilibre, & celui qui a raffemblé des efpeces ne s'en défaifit que dans l'efpoir d'un gros bénéfice.
Le numéraire de la Colonie fe tire des Efpagnols & des Portugais : le commerce interlope qu'on fait avec les Colonies Efpagnoles tous les ans , en fait fortir environ quatre millions de piaftres : mais les Colonies françaifes des îles de l'Amérique au vent ou fous le vent, n'y entrent pas pour plus du dixieme: elles en
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R E T O U R S E N M O N N O I E S .
les Commerçans de France ou leurs Agens, qui viennent traiter dans nos ports , réunifient une grande partie numéraire ; fouvent ils l'emportent & chargent leurs navires à fret. Le prix de l'affret-tement renchérit alors néceffairement.
En attirant à elle tout l'or qui nous vient des Efpagnols , la Métropole tarit la circulation intérieure. L'enlevement des efpeces ne caufait autrefois aucun préjudice : elles étaient diftribuées en moins de bourfes, parce qu'il y avait moins de Coloniftes. L'or & l'argent étaient plus communs chez les Efpagnols , & notre commerce avec eux était plus étendu. A peine peut-on retirer aujourd'hui , de ce commerce, affez d'efpeces pour fub-venir aux dépenfes journalieres. Il eft donc intéref-fant d'en arrêter l'enlevement.
C'eft ainfi que raifonne le plus grand nombre ; mais il eft impoffible d'empêcher l'exportation des monnoies.
Défendre cet enlevement fous des peines féve-res , c'eft réprimer un abus par une injuftice encore plus dangereufe : ce refte de barbarie ne pourrait
peuvent retirer encore un vingtieme par leur commerce
avec les Anglais. Ce que les Négocians de la Métropole
ont emporté jufqu'à préfent, par chaque année , monte à
plus d'un tiers en-fus.
S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 255
avoir que de mauvais effets (1). C'eft d'ailleurs un acte d'indigence que de défendre la fortie des matieres d'or & d'argent, puifque l'argent & l'or font des objets de commerce, en même tems qu'ils font le gage de toutes les négociations.
Augmenter le taux des efpeces pour en empêcher la fortie, c'eft fubftituer une monnoie faune à des valeurs réelles, & cela ferait d'autant plus dangereux dans la Colonie , que nous tirons les monnoies d'une nation étrangere, & que nous donnerions alors plus de marchandifes , pour avoir une quantité de monnoies qui procurait auparavant plus de chofes. La valeur des denrées fuit toujours la progreffion de la valeur des fignes : on ne peut augmenter l'un fans l'autre. D'un autre côté, le but que l'on fe ferait propofé par cette augmentation ne ferait point rempli. En voici la preuve.
(1) E n vain on voudrait oppofer à cette maxime ce
qui fe paffe chez un peuple du N o r d , où l'entrée de
toutes les monnoies eft permife, mais non pas la fortie :
je m'en tiens à la regle générale, fans m'arrêter à ce gou
vernement particulier, qui reffemble à la caverne du lion.
Si toutes les nations l'imitaient, le crédit d'une nation à
l'autre ferait un prêt fans gages, le cours des changes de
viendrait arbitraire , & par conféquent ufuraire : il ne
ferait plus réglé par la néceffité du commerce : d'ailleurs
ce qui pourrait convenir à un gouvernement à l'égard
des autres , ne peut s'appliquer à une Colonie à l'égard de
fa Métropo le .
256 C O N S I D É R A T I O N S
Si huit piaftres gourdes, évaluées 60 livres, étaient portées à 66 livres, elles ne donneraient également en France que 42. livres ; c'eft le prix de leur valeur intrinfeque en argent du Royaume. Huit piaftres gourdes , à 60 livres, donnent un bénéfice de 40 fols fur le retour. A 66 livres elles donnent 40 fols de perte.
Mais fi une quantité de fucre, d'indigo ou de café , qui coûterait à S. Domingue 66 livres, ne produifait en France, déduction faite de tous frais, qu'une fomme de 40 francs, le marchand Français, qui ne confidere pas l'intérêt général, & commerce le plus fouvent comme s'il ne devait faire qu'un voyage , emporterait la monnoie & laifferait la denrée.
Il y a plus : fi 66 livres , argent de l'Amérique , ou la quantité de denrées qui repréfente cette fomme , produifaient en France 44 livres, le marchand Français préférerait encore emporter les ef-peces qui ne remettraient que 41 livres , parce qu'alors il deviendrait le voiturier & le commif-fionnaire de l'habitant , qui ferait obligé lui-même de charger fa denrée : le fret prendrait plus de valeur en raifon des chargemens qu'il y aurait à faire, & le Commerçant gagnerait, fur l'augmentation du fret, plus qu'il ne perdrait fur la remife. L'habitant ferait obligé de payer une commiffion fur la vente de fa denrée en France , & le Commiffionnaire
pourrait
S U R LA C O L O N I E D E S . D O M I N G U E . 257
pourrait la garder pour fon compte s'il lui était avantageux (1).
Dans l'état préfent du commerce de France , i l ferait donc nuifible & abufif d'augmenter la valeur des efpeces qui ont cours dans la Colonie : pour en empêcher l'enlevement, il faudrait changer l'efprit du commerce ; & comme ces efpeces nous viennent des Efpagnols, plus ils en apporteraient, plus l'augmentation cauferait de perte effective fur les mar-chandifes qu'ils prendraient en échange.
Variations & incertitudes dans le cours des monnoies.
Le grand nombre des hommes n'eft pas le nombre
(1) Si dix Capitaines des navires marchands empor
tent des efpeces au lieu de la quantité de fucre qui de
vait remplacer leurs cargaifons, il y aura 3000 banques
de fucre à charger à fret. Que la concurrence des charge-
mens faffe renchérir le fret de trois deniers , ils auront
g a g n é à faire leurs retours en efpeces, quoique les ef
peces n'aient pas remis au pair. Le calcul eft aifé: fi trois
quintaux de fucre brut, acheté à 22 livres, remettent en
France 44 liv. tournois, & que huit piaftres gourdes à
8 liv. 5 fols ne remettent que 42 livres , il y a 40 fols
de bénéfice à charger en denrées : mais f i , en ne le fai
sant pas, le fret a renchéri de trois deniers, trois quin
taux donneront 3 livres 15 fols de furgain, & l'Arma
teur aura gagné réellement trente-cinq en paraiffant
perdre quarante.
Tome I.
258 C O N S I D É R A T I O N S
des fages : plus les monnoies étaient rares, plus on en faifait d'enlevemens,plus les échanges devenaient difficiles. Les Coloniftes crurent alors, qu'autant moins ils avaient d'efpeces , autant plus elles devaient valoir. Quelques gens qui avaient fait des amas de piaftres gourdes, ne voulurent point s'en défaifir, à moins de onze efcalins. La difficulté de changer les piftoles favorifa leurs deffeins : enfin on s'habitua à recevoir & à donner onze efcalins pour une piaftre gourde , c'eft-à-dire, une valeur plus grande pour une plus petite , fans fonger aux fuites de cette augmentation. Les efcalins devinrent très-rares & les piaftres gourdes très-communes.
Les Adminiftrateurs parurent approuver en 1770, cette variation que le peuple avait imaginée. Au mois de Septembre 1772, les piaftres gourdes ont été remifes à 7 liv. 10 fols. Il y avait, lors de cette réduction , pour vingt millions de piaftres gourdes dans la feule ville du Cap. Le onzieme de cette fomme a été perdu. On en avait déja perdu le dixieme lors de l'augmentation , en donnant, pour les avoir, un dixieme de marchandifes au-delà de ce que l'on donnait auparavant. Les Commerçans de France ont faifi le moment du rabais pour les emporter , & le numéraire a manqué.
Quelques Français mal intentionnés, & des Anglais qui s'étaient apperçus de nos befoins, ont introduit , en peu de tems , une quantité d'efpeces
S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 259
qui ont été reçues avidement ; ces monnoies infideles ayant circulé promptement, la confiance a ceffé de toutes parts.
Les négociations ont été troublées, les dettes accrues, les payements ont été interrompus : on s'eft borné à punir légérement quelques diftribu-teurs de l'or prétendu anglais ; on n'a pas même recherché ceux qui avaient fait, ou fomenté l'en-cteprife de fon introduction, & tout eft relié dans le même état, c'eft-à-dire, dans l'incertitude & dans la confuiion.
Le cours public, de l'or anglais étant arrêté, i l s'eft trouvé dans la Colonie très-peu de numéraire ; dans cette difette, les piaftres gourdes ont repris un nouveau cours fur le pied de onze efcalins.
Que d'après ces événemens on faffe attention à la multiplicité des engagemens anciens & actuels , à la rigueur des Métropolitains, .aux ref-fources que chaque Colonifte a été forcé de rechercher dans cette ufure cruelle qu'on, appelle virement de parties , pour éviter des pourfuites plus ruineufes encore que l'ufure elle-même ; enfin au cours des denrées intercepté par la difficulté des échanges, &. l'on verra combien l'incertitude des monnoies a dû renverfer de fortunes, combien elle a eu de fuites malheureufes, & ces fuites ont été moins reffenties dans les premiers tems, qu'elles ne le feront à l'avenir.
R ij
f
260 considérations
Comme on n'a point prononcé la fuppreffion des pieces anglaifes, comme on n'a porté aucune peine contre ceux qui les garderaient, on ne s'eft point hâté de les foumettre au creufet (i).
Il faut arrêter les progrès de la gangrene qui s'eft emparée d'une des principales branches de : miniftration publique ; mais il eft bien difficile de faire une fciffion précipitée fans qu'il en réfulte de l'ébranlement. Quelque parti que l'on puiffe prendre il fera murmurer ; la voix du peuple eft dans ces circonftances, comme la vibration d'un inf-trument qui réfonne encore quand on a ceffé de le toucher.
« Que toute efpece frappée à-une marque étran-gère devienne marchandife, & n'ait de valeur
« que par fon titre & par fon poids ». Cette loi, toute jufte qu'elle eft, exciterabien des
plaintes , elle ne fera applaudie que par ceux dont la caille fera vuide lorfqu'on la publiera ; mais peut» on différer le moment de la promulguer , quand
( i ) Au mois de Juin 1774 les monnoies coupées ont
été réduites au poids, mais fur le pied de 1030 livres le
marc. Ce reglement préfente les mêmes inconvéniens
que l'augmentation des piaffres gourdes, parce que l'or
à travailler ne peut pas valoir plus de 940 livres le marc
dans toute l 'Amérique; enforte qu'il y a 140 livres par
marc entre l'or monnoie coupée & l'or en lingot.
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 261,
on eft certain-que plus on l'éloignera plus elle paraîtra févere (1).
P R O J E T .
Il faut prendre des mefures pour procurer à la Colonie une quantité de numéraire proportionnée à fes befoins. Cent millions égaux à 66333333 1. 6 f. 4 d. tournois fuffiraient & au-delà.
Que les efpeces foient à l'effigie du Prince & à l'écuffon Français.
(1) Un Magiftrat de S. Domingue a dit en 1776,
dans un Difcours public & imprimé : L'Etat eft trop fage
pour faire le fonds du numéraire de. la Colonie , quand
l'Etranger s'en charge . . . . Avant de dire qu'il eft fage dans un Etat de ne point faire le fonds du numéraire qui doit y circuler, il aurait dû nous montrer ce qu'il en peut coûter à un Etat pour faire le fonds du numéraire, & quels font les avantages qui réfultent de la plus ou moins grande circulation de ce numéraire ; il aurait fallu nous dire encore, fi ce numéraire, quand on l'attend de l'Etranger, circule plus rapidement que quand il appartient au Gouvernement : alors on aurait é t é à portée de juger.
A u contraire, il détruit tout de fuite l'affertion qu'il venait de hazarder , en avouant que fur l'article du numéraire , la Colonie eft toujours dans une exiftence
précaire. Il n'y a fûrement point de fageffe à laiffer un grand pays dans une exiftence précaire, fur les moyens de commercer, d'acheter , de vendre & d'échange , les- objets qu'il confomme & tous ceux qu'il produit.
R iij
262 C O N S I D É R A T I O N S -
Qu'elles foient réelles, c'eft-à-dire, que la matiere foit le gage de là valeur.
Qu'il foit ftatué- par une loi immuable que l'on ne fera point d'opération qui puiffe les rendre idéales; rien ne doit être plus exempt de variations que ce qui eft la mefure de toutes chofes.
Que la valeur des efpeces foit d'une proportion différente de celle des monnoies qui ont cours dans le Royaume, & que le coin foit auffi différent ; qu'elles ne puiffent avoir cours que dans h Colonie.
Qu'elles foient battues en France ; car s'il y a un-bénéfice à faire & une augmentation d'ouvriers , c'eft la Métropole qui doit en profiter.
Lé bénéfice de la fabrication pourrait être de dix pour cent fans aucun inconvénient ; i l ne faudrait pas qu'il excédât.
Ces monnoies n'ayant point de cours dans l'in— teneur du Royaume & donnant de la perte au creu. fet, il ferait indifférent qu'on voulut les emporter, parce que celui qui s'en chargerait ne pourrait que les échanger dans les Villes maritimes , d'où elles feraient rapportées néceffairement dans la Co-lonie.
Il ferait nuifible d'établir des monnoies au-déffous de 7 f. 6 d. ou de cinq fols tournois ; en- baiffant la valeur des petites monnoies le
S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 263
Negres feraient plus miférables , & ce ferait un malheur (1).
(1) Il faut infiniment moins de pieces d'argent de 7
fols 6 deniers pour payer une aune de toile , qu'il ne
faudrait de nieces de cuivre ou de billon. Si on en in-
troduifait, la valeur des fruits, des légumes & autres
provifions journalieres diminuerait à proportion ; les
Negres feraient réduits à une nudité prafque continuelle,
ce qui nuirait beaucoup à la confommation, puifqu'il n'y
a point de Negre dans la Colonie qui ne puiffe fe pro-
cur r un habillement de bonne toile. S'il y avait de plus
petites monnoies, les travaux de chaque Negre lui de
viendraient moins utiles : cela n'enrichirait pas les mar
chands & ouvriers; car les dépenfes qu'ils font obligés
de faire venant à diminuer, le paiement de leur induf-
trie diminuerait à proportion. Mais les toiles de lin , de
chanvre & de coton ne pourraient pas diminuer au-
deffous du prix de leur premier achat, fans ruiner le
commerce : or fi le Negre vendait fes légumes & fes
œ u f s pour un fol marqué , le maître ferait obl igé de le
vêt ir à fes frais ; ainfi l'introduction des monnoies de
cuivre ne ferait utile à perfonne.
Le fort des efclaves ferait à plaindre, parce qu'il y a
des maîtres imbécilles & avares. Les Negres n'ont que
le Dimanche pour fe nourrir, après avoir travaillé toute
la femaine au profit de leur maître : le tems néceffaire à
la culture de leurs vivres ne leur Iaiffe que le tiers d'une
j o u r n é e , qui devrait être pour eux celle du repos. L'em -
ployeraient-ils à des plantations furabondantes pour un
moindre prix que celui qu'ils ont jufqu'à prefent retiré .
Auraient-ils le moyen d'acheter des cochons, des che_
R iv
264 C O N S I D É R A T I O N S
Mais pour fabriquer cent millions en efpeces d'or & d'argent à l'ufage de la Colonie , il faudrait que la Colonie fournît cent millions ; cela paraît impoffible.
M O Y E N S.
Eclairez les hommes fur leurs intérêts , ils ne le refuferont pas a l'efpérance ; ils s'emprefferont même à feconder ceux qui leur feraient envifager un plus grand bien.
Le verfement de cent millions d'argent ou or monnoyé , peut fe faire en quinze ans , & l'exportation des monnoies Efpagnoles en fournira la matiere , fans qu'à cet égard il foit befoin de prendre aucune précaution.
La diftribution des nouvelles efpeces, étant fuc-ceffive , fe ferait fans aucune fecouffe, elle n'apporterait point de révolution fenfible dans la valeur des denrées.
Pour parvenir à ce verfement , il fuffirait de faire, outre le prélevement des droits ordinaires , fubfides & impôts de la Colonie, un emprunt au
vaux ? Ce ferait leur enlever à la fois toutes les choies
dont la propriété les attache au fol qu'ils cultivent, en
faire des efclaves rebelles & les réduire au défefpoir.
L a richelfe n'eft point dans l'or & l'argent, elle eft
dans l'induftrie & le travail, qui procurent l'abondance
de toutes les chofes utiles : craignons de diminuer l'effet
de ces deux puiffans refforts.
sur LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 265
nom du Roi fur tous les habitans, par répartition, ou, fi l'on veut, par taxe réelle de leurs biens, rem-bourfable en quinze ans fur les deniers royaux.
Cet emprunt ferait de la fomme de fix millions, à employer dans les Villes principales de la Colonie , en denrées choifies au prix du cours.
Ces denrées feraient chargées pour le compte du Roi & envoyées en France , pour , le produit net, être converti en monnoies d'or & d'argent à l'ufage de la Colonie, & renvoyé à St. Domingue pour fubvenir aux dépenfes intérieures, au paiement des gages des différents Officiers employés dans la Colonie.
La recette générale des impôts ferait chargée tous les ans de la même maniere fur des navires marchands, & envoyée en France pour être convertie en monnoies, & ces monnoies diftribuées par la même voie que nous venons de propofer , jufqu'à la concurrence de cent millions.
Sur le produit de la derniere année, qui fe trouverait double au moyen de l'avance de fix millions que les habitans auraient faite, on pourrait retenir pour le Roi les pertes qu'il y aurait eu fur les chargemens en denrées , fi toutefois il y avait eu des pertes, le furplus ferait à répartir entre les contribuables fur les quittances qui feraient rapportées par eux ou leurs héritiers.
Ce projet réunit plufieurs avantages.
206 C O N S I D É R A T I O N S
L'établiffement d'une monnoie invariable , fans caufer de révolutions dans les fortunes des Colons & dans leurs propriétés , & la diftribution des ef-peces, fans changer la valeur des denrées & fans donner aucune entrave au commerce.
Il en réfulterait d'ailleurs beaucoup d'encouragement , beaucoup d'activité dans la circulation générale, beaucoup de ftabilité dans les poffeffions: enfin le commerce des efpeces étrangeres, confi-dérées comme métal, deviendrait avantageux aux habitans de la Colonie & à la Métropole. Dans l'état préfent, les Efpagnols ont befoin de nos marchandifes, mais nous avons encore plus befoin de leurs efpeces, fi nous avions des mon-noies établies , leurs befoins feraient les mêmes , & nous ne prendrions leur monnoie que pour ce qu'elle vaudrait intrinféquement.
S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 267
D I S C O U R S I I .
Des Loix du Commerce.
DE tous les moyens qu'on puiffe employer pour acquérir des richeffes, le commerce eft fans doute le plus honnête ; mais i l faut qu'il foit fait avec regle, c'eft-à-dire, que quoiqu'il foit libre, i l foit dirigé felon l'utilité publique ; c'eft ce qu'il faut expliquer.
Il n'y a point en France de reglemens avantageux fur le commerce ; il femble qu'en ait affecté de croire que la liberté du commerce eft la faculté donnée au commerçant national de faire ce qu'il veut : c'eft une mauvaife politique ; car celui qui cherche à s'enrichir, ne s'arrête jamais à confi-dérer les intérêts relatifs de l'Etat & du commerce , il y contrevient prefque toujours pour fui-vre fon intérêt perfonnel. La liberté indéterminée de cinq ou fix cents Négocians qui tentent la fortune en même-tems, eft donc une liberté deftructrice ; elle eft a l'égard du commerce en général ce qu'eft à l'égard de tous les hommes une loi fans principes, une volonté fans motifs ; ce que ferait à l'égard d'une République une liberté fans loix. Le mot liberté ne doit donc pas s'entendre, en fait de commerce , d'une faculté privative don-
268 C O N S I D É R A T I O N S
née aux Marchands nationaux de faire ce qu'ils veulent dans les ftades qu'ils fe font données, mais de la faculté de s'unir à tous les autres Marchands , pour concourir en raifon de leurs capitaux à l'aggrandiffement du commerce, au doublement d'activité, à la richeffe , à la force des Nations ; c'eft ce que les Hollandais ont été les premiers à remarquer : cette remarque fit leur puiffance, & porta leur numéraire au point de n'être nulle part ailleurs en égale proportion. Les Anglais les prirent pour modeles , & ce n'eft qu'en les imitant qu'on peut les égaler. Les véritables principes en tout genre , font invariables comme la nature des chofes.
La liberté du commerce , a dit Montefquieu , n'eft pas une faculté accordée aux Négocians de faire ce qu'ils veulent ; ce qui gêne le Commerçant ne gêne pas pour cela le commerce.
En effet, que des peuples commerçans voyent fortir de leurs ports des navires deftinés a répandre chez les Nations reculées le fuperflu qui nuirait à la patrie, peuvent-ils s'arrêter à calculer le petit intérêt de quelques Armateurs ? Ils n'ont à confidérer que le nombre des expéditions , & la durée du commerce. Ils fe contentent d'un : moderé , & fe confolent facilement de leurs pertes, parce que les valeurs des objets de furabon-dance fe font réalifées en grande partie, que les
S U R L A C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 269
fourniffeurs & les ouvriers ont gagné, & que le crédit & la force de la Nation fe font néceffaire-ment accrus.
Le crédit & la foi publique font dans toute en-treprife de commerce , ce que font les machines dans les manufactures , ils doublent les moyens ;
« ce font des cabeftans qui levent des fardeaux „ que les hommes n'auraient pu lever à bras (1) ».
Les peuples induftrieux doivent donc avoir des banques nationales & des papiers de crédit ; mais i l ne faut pas que ceux qui gouvernent reffem-blent à ces Méchaniciens ignorans qui employent les leviers les plus compliqués pour produire une force ordinaire ; il faut qu'ils fachent combiner l'effet du crédit public , & en proportionner les mouvemens aux befoins de leurs entreprifes (2.) ; quand il y aura une grande circulation il y aura toujours un affez grand bénéfice; puifque le laboureur, la fileufe & le tifferan n'ontd employé que des outils, des travaux 6k des graines, & que quand ils font récompenfés le commerce eft néceffairement affez
(1) Voltaire, Dialogue entre un Philofophe & un
Contrô leur général des finances.
(2) C'eft cette proportion qui aurat rendu utile le
fy f t ême de Law ; elle n'a point été obfervée , & tout a
é t é bouelverfé. Il n'y a rien de fi pernicieux que des
échanges & des crédits fans objets.
270 C O N S I D É R A T I O N S
riche : car d'un côté ces hommes augmentent leurs jouiffances, c'eft-à-dire, la confommation intérieure des chofes commerçables, en raifon de leurs profits; d'un autre côté ils font d'autant plus d'avances à la terre ou à leurs métiers , que plus ils ont reçu du produit des travaux paffés (1). Tous ces gens font peres ou fils de famille , c'eft la meilleure partie des citoyens ; la moindre perte qu'ils éprouvent eft fenfible au corps de l'Etat (2). Le véritable but du commerce eft de les faire gagner , ou du moins de les entretenir dans l'émulation ; ce but doit augmenter le bonheur du plus grand nombre , & il eft évident que plus on employe d'hommes, plus l'Etat eft puiffant & riche, plus il eft refpectable aux yeux de l'univers ; car fi les peuples deftructeurs font des maux qui curent après eux, il en eft de même du bien que font & reçoivent les peuples dirigés à une heureufe in-duftrie ; elle maintient la balance entre les différentes claffes des hommes laborieux, & rend heureufe jufqu'à la derniere claffe.
L'obligation du Cultivateur eft d'entretenir, de recueillir les productions de la terre , & de la fe-
(1) Ils donnent par conféquent au Commerce plus
d'objets à exporter.
(a) Voilà ce qu'on ne peut pas fe perfuader en Frarce, en Efpagne & en Portugal.
S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 271
conder autant qu'il eft poffible ; l'obligation de l'ouvrier eft d'augmenter les valeurs des productions en les façonnant au befoin , a l'utilité, au caprice des hommes ; celle du Négociant eft, comme nous l'avons déjà dit, de rapprocher les be-
foins tics moyens de les fatisfaire , c'eft-à-dire ,
de porter au confommateur éloigné les chofes que la terre a produites, que l'ouvrier a préparées & d'en effectuer les valeurs.
Si le Négociant ne remplit pas cette obligation , s'il cherche a s'approprier le bien du Cultivateur & à profiter de fes befoins ; s'il veut forcer une partie de la Nation à acheter de lui ce qu'il ne peut fournir à jufte prix; s'il la force à lui vendre ce qu'il ne peut acheter allez cher , fa profeffion devient plus dangereufe qu'utile. I l faut que ce que l'on appelle bénéfice ou profit, ne foit que la récompenfe de l'homme qui fatisfait aux befoins prévus, & fe rend habile à prévoir. Si on abufe de ces befoins , c'eft une ufure ; fi on empêche ceux avec qui le négoce fe fait de fe procurer ce qui leur eft néceffaire a meilleur marché, ou de tirer un plus grand prix des objets qu'ils peuvent donner en échange , c'eft une tyrannie ; & fi des loix confieraient ces abus, i l faudrait les réformer.
Faut-il rappeller les vexations que les commer-cans nationaux ont tant de fois commifes dans la
272 C O N S I D É R A T I O N S
Colonie pendant la guerre , & dans la paix ils fem-blaient defirer la ruine des établiffemens qui devaient fonder l'efpoir du commerce.
C'eft dans de telles circonftances que l'art des Adminiftrateurs confifte à trouver les moyens d'arrêter la cupidité des Marchands, fans nuire à la liberté & à la fûreté dont le commerce doit effen-tiellement jouir.
En abufant des befoins des Cultivateurs, les Commerçans, au lieu d'être les bienfaiteurs de la Nation, en deviennent les ennemis ; il faut donc que de fages reglemens les ramenent à l'utilité générale : le commerce qui n'eft conduit que par l'intérêt des particuliers, c'eft-à-dire, par l'avarice & le monopole , n'eft autre chofe que la conjuration de quelques individus contre la fociété entiere. Pour éviter les progrès de cette conjuration , non-feulement le commerce doit être dirigé par des loix générales, mais i l faut encore qu'il y ait des loix particulieres qui reglent la maniere de le faire.
Il n'y a rien de ftable fur le commerce de S. Do-mingue : il avait été feulement enjoint au Général & à l'Intendant, par l'art. 31 de l'Ordonnance du premier Février 1766 , « de veiller à tout ce qui » pourra augmenter le commerce, & de donner » avis fur le champ ( aux Miniftres des Colonies) »de tout ce qu'ils jugeront devoir y être réformé
ou
S U R L A C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 273
» ou fait pour le bien & l'avantage de la Colonie, » à l'effet d'y être pourvû.» Ils ont fouvent témoigné le défir de répondre à cette confiance, mais comment auraient-ils pu connaître en trois ans ce qui pouvait être vraiment utile à la Colonie ?
Le commerce national doit prendre part aux cas fortuits dont les Colons ont fupporté la perte, puifqu'il partage les bénéfices de la culture. Le confommateur enrichit le négociant , & le négociant eft à la fois l'inftrument de la confommation
l'affocié de celui qui cultive. Pour que la Colonie continuât de fleurir , en
laiffant fubfifter le commerce fans loix , & chaque négociant tendre à la fortune, fans s'embarraffer , ni des opérations des autres, ni de l'état où le le commerce fe trouvera quand il fera devenu ri-che , i l faudrait que les revenus de l'année puffent égaler les capitaux. Et comme les marchands de France commercent principalement avec leur nation elle-même, leurs ventes feraient des taxes pour tous les citoyens ; cependant ies négocians retirés verraient bientôt leur fortune détruite par la rage de jouir immodérément ; & l'hydre toujours renaiffant de ce commerce fatal, fe joignant à l'hydre , non moins cruel d'une adminiftration forcée (1), dévorerait à la fois la Métropole &
( I ) La Théorie des Fermes.
Tome l. s
274 C O N S I D É R A T I O N S
les Colonies , & l'on verrait ce que l'on a vû dans le Portugal , une nation entiérement compofée de pauvres & de riches , & point de citoyens ai-fés ; plus de forces , plus de puiffance, plus d'activité , plus de marine peut-être , & tout ferait perdu.
Par-tout où il n'y a point de médiocrité, partout où les capitaux ne font pas difpenfés dans des mains innombrables, par-tout où il y a des privileges exclufifs , regne le monopole. La mau-vaife conduite du marchand & le découragement du. cultivateur concourent au dépériffement de l'induftrie. Les négocians font ruinés tour à tour par leur propre infidélité, fans que ceux avec qui ils ont commercé s'enrichiffent de leurs pertes.
Dans un pays où tout roule fur le commerce & l'induitrie , il faut des loix précifes & multipliées felon les progrès de l'activité populaire ; il en faut moins dans un pays dont la valeur ne fe fonde point fur le commerce maritime (i) : plus il y a de cas, plus il faut de loix ; c'eft un principe général dont l'application ne devrait pas être tardive à l'égard du commerce de la Colonie de Saint-Domingue.
(i) Voyez Platon, Traité des Loix, Livre V I I I
Plus il y a de cas, plus il faut de Loir,
S U R L A C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 275
Dans la pauvre légiflation du commerce de Fran» ce, on a cru prévoir affez , & l'on n'a pas feulement obvié à cet efprit de privilege , de faveur
& d'exclufion , trop ordinaire dans les Gouverne-mens monarchiques & toujours fi dangereux, à ce monopole deftructeur qui en réfulte , à ces intérêts particuliers qui fe croifent & divifent les nerfs de l'Etat. On a mis dans les mains des marchands nationaux le fiphon avec lequel ils tirent la fubftance de la nation elle-même. Colbert avait voulu leur en donner un autre pour les étrangers , mais ceux-ci ont bientôt trouvé les moyens de boucher prefqu'entiérement ce dangereux tuyau, & de reprendre toujours avec ufure ce qu'ils n'ont pu retenir; l'aggrandiffement des Colonies à fucre nous fournit depuis quelques années un.objet d'enchere pour tous les marchés d'Europe; confervons chérement cet avantage précieux qui peut, avec le tems & la prudence, nous redonner la préférence générale du commerce que nous avons perdue.
276 C O N S I D É R A T I O N S
D I S C O U R S I I I .
De l'utilité du Commerce avec les Etrangers.
LORS de la défection des Compagnies, le commerce des Colonies n'a pas recouvré fans ref triction fon indépendance naturelle ; la Métropole a défendu fous des peines féveres aux habitans de fes Colonies tout commerce avec les étrangers : cependant c'eft la concurrence qui met un prix jufte aux marchandifes , qui établit entre elles les véritables rapports.
Le commerce étranger peut fe faire en deux manieres : la premiere, en ouvrant aux Armateurs étrangers les ports de la Colonie ; la feconde , en allant chercher chez eux les chofes dont on a be-foin : la premiere a des inconvéniens , l'autre ne peut produire que de grands avantages.
Il femble que les Colons de Saint-Domingue ayent eux-mêmes fermé leurs ports aux navires étrangers, par un traité que Dogeron, leur Gouverneur, fit avec eux en 1671. Après qu'ils eurent chaffé la Compagnie, ils convinrent que tout navire Français ferait reçu a trafiquer avec eux, mais que les étrangers en feraient exclus. La né
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 277
S iij
ceffité a déja donné de fortes atteintes à ce pacte.
Elle eft au-deffus des conventions & des loix.
Si la Colonie ne trafiquait qu'avec le commerce
national, il n'y aurait jamais d'équilibre, la Co
lonie gagnerait & le commerce perdrait infailli
blement, ou bien ce feraient les Négociants qui
gagneraient fur les Cultivateurs; l'un & l'autre eft
Également dangereux.
Le privilege exclufif que les Armateurs de Fran
ce s'attribuent, en alléguant le faux principe que
les Colonies font faites pour eux, fe réduit dans
le droit, comme dans le fait, à une fimple préfé
r e n c e , & tant qu'ils n'auront point à fe plaindre
que leurs cargaifons feront reftées invendues, ou
que les introductions étrangeres les auront fait
tomber à vil prix, il fera de l'intérêt de la Na
tion, & de celui des Armateurs eux-mêmes, de
laiffer fubfifter des introductions qui ne peuvent
être jamais ftériles.
Car fi les Colonies font confacrées à l'utilité de
la Métropole ; fi elles font deftinées à lui procu
rer l'emploi des objets qu'elle ne peut conformer
elle-même ; & à lui fournir en échange des ma
tieres qui puiffent aggrandir fon commerce avec
les peuples qui l'environnent, & qui n'ont pas les
mêmes reffources en égale portion ; fi c'eft le prix
que ces matieres reçoivent chez les peuples voi-
fins qui réalife le fuperflu qu'elle nous envoye, ON
278 C O N S I D É R A T I O N S
( 1 ) La peine des Caleres.
doit en tirer cette conféquence, que la Métropole ne doit nous fournir exclufivement, que des objets que leur abondance lui rendrait fuperflus, & dont le fimple emploi eft un bénéfice pour elle; que par la même raifon elle ne doit empêcher rien de ce qui peut augmenter la quotité des productions de fes Colonies.
Les regiftres de celle de Saint-Domingue font pleins de loix contre le commerce étranger; l'Or-donnance de 1727 menaçait ceux qui s'en mêle -raient d'une punition terrible, d'un efclavage pire que la mort (1) , cette loi s'anéantiffait par fa propre rigueur ; il eft toujours injufte de punir autrement que par l'argent, un délit pécuniaire, & les hommes ne craignent jamais les loix dont ils ont reconnu l'injuftice.
Affujettis à vendre le produit de nos récoltes
aux Armateurs de France, qui fe plaignent tou
jours de les revendre à perte, tandis que les Mar
chands étrangers viennent dans nos ports y mettre
un plus haut prix ; leur concurrence ne pour
qu'exciter l'émulation des Nationaux, dont le
privilege exclufif caufe la léthargie, & fi l'on céde
à leur murmure, du moins faut-il confidérer que
rien ne favorife plus le commerce avec les étran
gers, que leur négligence à prévenir les befoins
S U R LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 279
de la Colonie, que la dureté avec laquelle ils abu-
fent de ces befoins auffitôt que des événemens
malheureux ont pû les rendre urgens, que l'a
bandon auquel ils livrent cruellement les quar
tiers les moins riches ou les plus reculés.
C e n'eft que depuis 1740 que les Négocians
de la Métropole ont établi un commerce direct
avec la partie du Sud. On fait que cette fertile
contrée doit fon établiffement aux Anglais de la
Jamaïque & aux Hollandais de Curaçao, qui, de
puis 1720 qu'a ceffé le privilege de la Compagnie
de S. Louis jufqu'à la fin de 1 7 2 9 , y ont apporté
des Négres , & en ont retiré prefque toutes les
productions.
Le commerce que tous les Sujets de la Colonie
font dans les Colonies étrangeres, au lieu d'ex-
pofer à des peines, devrait être encouragé, parce
qu'il ne peut avoir que de très-bons effets. Il y
a des circonftances où la Colonie manque de fa
rine, de chevaux, de Negres, de mulets. Un Co-
lonilte induftrieux, qui pofféde la plûpart des lan
gues vivantes, qui a des capitaux, des correfpon-
dances étendues, & des intelligences fecretes chez
les Anglais, chez les Efpagnols, où il eft difficile
d'en entretenir, arme des navires à grands frais, &
va chercher de la farine & des grains à la nouvelle
Angleterre, des Negres à la Jamaïque ou des mu
lets à la côte d'Efpagne ; pris par les Anglais, il
S iv
280 C O N S I D É R A T I O N S
perd une partie de fes biens, par les Efpagnols il
perd fes biens & fa libertê. Vainqueur de ces
dangers, il a droit à la reconnaiffance de fes con-
citoyens ; mais on l'arrête, on le menace ; & s'il
facrifie la plus grande partie de fon capital & du
gain légitime qu'il devait en retirer pour fe fouf-
traire aux peines qu'on lui fait craindre, les fcele-
rats qui le dépouillent lui font encore valoir le
fervice qu'ils lui rendent, difent-ils, en le faifant
échapper a la publicité d'une punition févere &
méritée, qui abforberait fa fortune, & ruinerait
fon crédit.
Un feul homme bas & méchant, fuffit pour enchaî
nât: l'activité du Négociant laborieux ; une foule
de réglemens qui ne font que des pieges tendus
à fon émulation, à fon zéle & à fa bonne foi, con-
fondent les actions utiles avec les crimes ; il fe
trouve coupable fans le vouloir & fans l'avoir
prévu, il eft emprifonné, fpolié, ruiné, & les
défendes données dans des occurrences totale
ment oppofées à celles où nous nous trouvons, par
des Souverains que le tems a rendus à la pouffie-
r e , le condamnent, tandis que les Colons reffen-
tent fes bienfaits. L'ouvrier des richeffes de l'Etat
eft perfécuté par les Délégués du Prince. Du
moins, fi quelqu'apparence de droit ou de raifon
pouvait racheter tant d'horreurs ! mais non , tant
que l'utilité du commerce étranger fubfiftera, les
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 281
Contrebandiers feront encouragés par le fuccès,
les gens chargés d'empêcher ce commerce le pro
tégeront en paraiffant vouloir arrêter fes progrès.
Pour le détruire il faudrait le rendre inutile. Tant
que le commerce maritime de France ne fera pas
en état de balancer celui de la Nation rivale par
l'économie des armemens, & par fon empreffement
à procurer les débouchés les plus avantageux aux
productions des Colonies, on entreprendroit en
vain de rompre les liens du commerce interlope,
l'intérêt réciproque des Cultivateurs & des Con
trebandiers vaincra tous les obftacles.
Il entre tous les ans à la Jamaïque pour cent
mille livres fterling d'indigo, provenant de Saint-
Domingue. Les quartiers des Ances, de Tiburon,
des Irois, du Cap Dame-Marie & de Jérémie en
fourniffent les deux tiers, le refte eft pris dans les
autres quartiers de la Colonie. Cet indigo eft en
levé à un taux fort avantageux : il y a 2.0 pour
cent au-deffus du cours ordinaire ; favoir, 12. pour
cent fur la différence du poids anglais, & 8 pour
cent fur le prix. Les Négocians de la Jamaïque
y gagnent encore, & retirent la gratification de
6 den. par livre, que le Gouvernement accorde
pour encourager la culture de l'indigo. L'impor
tation du coton étranger eft généralement permifé
en Angleterre, il a été affranchi de tous droits
en 1 7 6 6 ; le fixieme ou environ de celui qu'on
282 C O N S I D É R A T I O N S
( 1 ) Il a été verfé à Bordeaux, depuis 1 7 7 2 , beaucoup
recueille a Saint-Domingue paffe à la Jamaïque.
On prend en échange de ces denrées, des Negres
dont l'introduction à Saint-Domingue eft bien dé
fendue, mais fur lefquels il y a ordinairement a
gagner 300 liv. par tête.
Quelquefois le commerce étranger eft ouver
tement toléré, & les prifes que l'on fait de tems
à autres, ne peuvent, attendu l'impunité d'un grand
nombre de refractaires, être regardées que com
me des vols folemnifés par les Juges. Des bateaux
armés par le Gouvernement, c'eft-a-dire, aux
frais de la Colonie, commandés par des hommes
de faveur qui deftinés fecretement à ce commerce
défendu qu'ils paraiffent intercepter, arrêtent che
min faifant, tout ce qui ne porte pas le fignal
de la force, & conduifent leurs prifes dans des
ports où l'on étale publiquement des marchandi-
fes de contrebande ; & les Juges, a la lueur des
bougies de blanc de baleine, digérant la farine &
les fruits de la nouvelle Angleterre, prononcent
fans pitié des confifcations & des amendes contre
ceux qui les nourriffent & les éclairent.
En autorifant le commerce étranger en ce qu'il
peut avoir d'avantageux pour l'aggrandiffement de
la Colonie, on ne ferait que détruire les abus qui
fe rencontrent dans la maniere de le faire (1) , &
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 283
de farine de Philadelphie Se de New-Yorck. Cette farine,
tranfvafée dans des barils français, a été envoyée à Saint-
D o m i n g u e & dans les Ifles du Vent par les armateurs
de Bordeaux, qui s'oppofent le plus fortement à la vente
de celle que les Colons tirent directement de la Nouvelle
Angleterre. L e s Capitaines de leurs navires, imitant cette
f r a u d e , en achetent fecretement dans les ports de la C o
l o n i e , & la revendent comme provenant de leurs car
gaisons.
(1) Un Magistrat de St Domingue, dans un difcours
les objets qui font maintenant de contrebande baif-
feraient de prix, parce que le nombre des Trai
teurs s'accroîtrait à proportion de ce qu'il y aurait
moins de rifques.
I l ferait contre la juftice & la politique de ré-
ferver aux Marchands Français tous les objets de
commerce dans les Colonies, foit qu'ils puiffent
ou ne puiffent pas fatisfaire à tous les befoins de
la culture & de la confommation, ce ferait bien
tôt porter la défolation où regne l'abondance, &
perdre en peu d'années le fruit d'un fiecle de tra
vaux. Toute recherche doit être défendue quand
il s'agit d'objets qui n'entrent pas dans le commer
ce de la France avec la Colonie, tels font les bois
pour bâtir, les beftiaux, les grains, les fruits, les
viandes & les poiffons falés ; enfin dans tous les cas
la défenfe de tirer de l'étranger, doit être fubor-
donnée à l'utilité de la Colonie ( 1 ) .
284 C O N S I D É R A T I O N S
public , & imprimé en 1 7 7 6 , dit que la concurrence des
étrangers ferait un bénéfice certain pour les Colons ; mais
que ce bénéfice, qui leur échappe en tournant au profit du
commerce de la France, acquitte la Colonie envers h
Métropole , aux depens de qui, d i t - i l , elle eft formée. En
prenant la peine de raifonner fur la conftitution de la
Colonie , comment n'a-t-il pas vu que le bénéfice que la
concurrence produirait, étant perdu pour les Colons , ne
tourne point au profit du commerce de France, mais
qu'au contraire cette perte que les Colons éprouvent ,
affure le détriment du commerce de France ?
Peu confiant dans fes principes, après avoir vanté le
privilége exclufif du commerce métropolitain, il avoue
que la maffe du revenu des Colonies ne peut pas être
le prix de la gêne & des entraves.
Ce principe eft confacré par des exemples. La France ne pouvant fournir le bœuf falé en concurrence avec les Anglais, le Roi l'exempta, par un Réglement de 1 7 1 0 , de tout droits d'entrée pour les Colonies. Il doit en être de même a pré-fent pour la morue féche, dont la confommation eft grande dans les Colonies, & que nous ne pouvons plus fournir en concurrence avec les Anglais depuis la chute de nos pêcheries.
Ifolés dans leur Ifle, tant que les Colons ne voudront pas fe contenter des vivres qu'elle produit, leur exiftence fera précaire, elle ne fera fondée que fur leur induftrie ; la Métropole ne peut pas leur fournir toujours ni affez abondam-
SUR LA COLONIE DE S . DOMINGUE. 285
ment ce dont ils ont befoin : ils doivent donc tirer
leur fubfiftance de tout l'univers. Si le commerce
avec les étrangers n'avait jamais eu lieu, le tiers de la
Colonie ferait inhabité, dix mille hommes auraient
manqué de pain pendant la derniere guerre ; c'eft
avec des farines apportées par les navires Hollan
dais & les Parlementaires Anglais, que les Soldats
ont été nourris tant qu'elle a duré ; une autre tiers
de la Colonie aurait été ruiné pour long-tems par
le tremblement de terre du 3 Juin 1770 ; & fi l'on
prorogeait les anciens Réglemens contre ce com
merce, la feule reffource de la Colonie ferait qu'ils
fuffent toujours violés.
Ces confidérations ont déterminé à établir, par
Réglement du premier Juillet 1767 & Lettres pa
tentes du premier Mai 1768, deux ports francs
dans les Colonies, l'un à Sainte-Lucie pour les
Ifles du Vent, l'autre au Môle Saint-Nicolas pour
la Colonie de Saint-Domingue. Les environs de
ces deux ports n'offrent qu'un fol pierreux &
rempli de tuf ; mais les Colons, débarraffés de tou
tes entraves, y trouvent de grandes reffources ;
chacun y vend les marchandifes qu'il peut donner à
meilleur marché, chacun y charge les denrées aux
quelles il peut mettre le plus haut prix. Ce font
des établiffemens précieux à la Nation, quoiqu'ils
prouvent inconteftablement l'impuiffance du com
merce national.
286 C O N S I D É R A T I O N S
Le premier Août 1769, il a été permis aux An
glais d'apporter au môle Saint-Nicolas, pendant le
refte de l'année 1769. & jufqu'à la fin de 1770,
de la farine & d'autres comeftibles ; le tremble
ment de terre du 3 Juin 1 7 7 0 , a prolongé cette
permiffion, qui ne devrait pas être fujette à ré
vocation.
Mais un feul entrepôt pour la Colonie de Saint-
Domingue ne peut pas entiérement remplir les
vues que l'on a dû fe propofer. La diftance où
les deux extrêmités de la Colonie font de cet en
trepôt, le rend infuffifant ; on n'en peut pas rece
voir des fecours affez prompts, & l'on en a fait
l'expérience en 1770; enfin les dépenfes & les
retards que cette diftance occafionne, ont des fui
tes onéreufes par rapport au commerce du bois
& du fyrop, qui ayant plus de volume que de va
leur, ne devraient pas fupporter de gros frais (1).
L'introduction des Negres de traite étrangere
( 1 ) Au mois de Janvier 1 7 7 6 , on a permis aux étran
gers de faire dans tous les ports de la Colonie , la vente
des bois à bâtir, & de prendre en payement du fyrop
& du tafia. Ce réglement, en faifant tomber l'entrepôt
du môle Saint-Nicolas , détruit le cabotage, au lieu de
le protéger, il fallait exciter les caboteurs de la Colonie
à aller offrir des melaffes & du rhum à la Nouvel le
Angleterre, & en rapporter des bois ou toute autre ma
tière utile> à proportion des befoins des Colons.
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 287
( 1 ) On a propofé des gratifications pour encoura
ger les armateurs de France à fournir des Negres a u -
deffous du prix ordinaire. ( V o y e z un livre int i tulé :
Droit Public ou Gouvernement des Colonies Françaises,
par M . Pet i t , Tome II, tit. vj, fect. 21, page 4 2 2 ) .
Cette méthode ne vaudrait rien. 1.o N e faudrait-il pas
élever ces gratifications au-deffus du bénéfice auquel les
Marchands renonceraient ? 2.o Les plus grands efforts de
l ' induftrie ne pourraient pas dans l'état préfent du c o m
merce de France, procurer les Négres a un prix auff i
eft défendue au môle Saint-Nicolas, comme dans tout le refte de la Colonie. Cependant la traite des Noirs eft devenue fi difficile pour les Armateurs Français, ils font forcés de les vendre à un prix fi cher dans les Colonies, quand ils favent qu'il y a une certaine quantité de navires à la côte de Guinée, ils fe gardent fi bien d'en expédier d'autres, de peur de ne pas gagner affez. . . . D'ailleurs il y a des quartiers où les habitans ne font point en état de payer les Negres aux prix qu'ils ont exigé depuis la paix, & leurs navires ne s'y arrêtent pas. Tels font les quartiers de Jé-rémie, Saint-Louis & Jacqmel. L'introduction des Negres par les étrangers eft du moins avantageufe par rapport aux quartiers où l'état actuel des cultivateurs, n'annonce pas aux Marchands de la Métropole des ventes avantageufes, ni des recou-vremens prochains ( 1 ) .
288 C O N S I D É R A T I O N S
modéré que celui auquel les Anglais peuvent les v e n
dre ; enfin ces gratifications, prifes dans la caiffe de la
Colonie , feraient toujours à la charge de l'habitant, en
ce qu'elle néceffiteraient l'augmentation des impôts, au
tant vaut-il payer à titre de p r i x , que de gratification.
( 1 ) Le Port au Prince était renverfé, le peuple & fes
chefs errans fur les décombres dans des nuages de pouf-
fiere & de foufre, jettaient les cris du défefpoir. La
nuit ne difparut que pour leur rendre plus fenfible
l'horreur de leur fituation, ils fe raffemblerent fur
la place du Gouvernement. Un grand nombre de pr i
fonniers, & fur-tout de ceux qu'en ce tems-là on nom-
moit des rebelles, échappés à la m o r t , & rendus à la
l iberté, profternés aux pieds du Général & de l 'Inten
d a n t , les efclaves entourant leurs maîtres avec les lignes
& l'expreffion de la douleur, offraient un fpectacle a t -
tendrilfant ; mais qui prouvait bien mieux la fidélité des
uns que l'humanité des autres. Les efclaves n'ont pas
été depuis mieux traités qu'ils ne l'étaient avant ce d é -
faftre, & les prifonniers ont été remis en captivité, ou
rendus à des fupplices que la nature ébranlée femblait
vouloir leur épargner, en renverfant les murs de leurs
cachots.
On craignait la famine & non pas la révolte. U n ci
t o y e n , dont le zèle mérite d'être l o u é , propofa de s'em-
barquer pouf la Jamaïque, & d'employer fa fortune &
Après
La dureté révoltante des Commerçants Fran
çais, & encore plus la néceffité prenante, ont fou-
vent déterminé les Adminiftrateurs à ouvrir aux
étrangers les différens ports de la Colonie (1).
S U R L A C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 289
Après le tremblement de terre de 1770 , les
Anglais pouvaient s'enrichir de nos malheurs ; mais
loin de fuivre l'exemple des nationaux, & de pro-
f o n crédit qui étaient confidérables, pour obtenir des
fecours ; mais les Capitaines des navires qui étaient à
la rade s'y oppoferent, difant qu'ils avaient à bord pour
quinze jours de v ivres , & que pendant ce tems-là, il
pourrai t arriver des navires de France, au préjudice des
quels il ne fallait pas autorifer le commerce avec les A n
g l a i s . Il fallait du tems pour relever des fours , & les
mettre en écat de recevoir le chauffage; les Capitaines firent
b o u l a n g e r dans leurs navires , & diftribuerent du pain au
p e u p l e , fur des promeffes de payer. On ne regardait ni
à la qualité ni au prix; mais on peut dire que la qualité
était mauvaife & le prix exceffif. Auffi-tôt qu'il y eut des
f o u r s , & qu'on put faire du pain dans la v i l le , les C a
pitaines haufferent le prix de la farine, & il fallut em
p l o y e r la force & les menaces pour en obtenir à un taux
raifonnable ; il y avait bien des pauvres dans la ville. Un
grand défaftre eft: toujours fuivi pour quelque tems d'une
mifere déplorable, & les Agens du commerce de France
redemandaient avec ufure, à des familles infortunées, le
pain que le befoin leur avait fait prendre; ils employe
rent contre elles toutes ferres de voies; c'était, difaient-
i l s , des dettes facrées; & parce qu'on avait été nourri
la v e i l l e , il fallait, felon e u x , fe priver fans gémir des
m o y e n s de fubfifter le lendemain. Le Gouvernement, en
defapprouvant leur conduite, en fecondait la r igueur ,
o n murmurait ; mais il fallait p a y e r , & l'on apprit à
des malheureux qu'il y avoit déjà des prifons, tandis
qu' i ls demeuraient encore fous des tentes.
Tone 1. T
290 C O N S I D É R A T I O N S
fiter de nos befoins pour achever notre ruine, ils
n'ont propofé que des conditions avantageuses, &
les pays fertiles de Léogane & du Port-au-Prince
ont été rétablis dans fix mois.
Leurs fecours ont relevé les courages abattus
de nos Cultivateurs, & une récolte abondante a
bientôt fait oublier l'événement terrible, qui d'a
bord avait jetté dans tous les cœurs l'épouvante
& le chagrin, à peine s'eft-il trouvé dans les ports
affez de navires Européens pour emporter les den
rées, & les Capitaines n'ont pas laiffë échapper
cette occafion de renchérir le prix de l'affrette-
ment.
Cependant les Députés de la Bourfe de Nantes
& de Bordeaux, ofaient encore fe plaindre du
commerce étranger, aveugles fur leurs propres
intérêts ils ne voulaient pas voir, que fans ce
fecours extraordinaire leurs navires feraient reve
nus à vuide, que la récolte aurait été perdue, que
les Colons auraient employés vingt ans à réparer
leurs pertes. Ces plaintes indifcrettes, adreffées à
des Miniftres féduits, retentirent dans la Colonie,
il fallut recourir aux prieres pour qu'il fût permis
aux Anglais de recouvrer le prix des matériaux 6c
des bâtimens, & le falaire même des ouvriers
dont ils avaient généreufement fait l'avance ; mais
la néceffité fit bientôt voir qu'on devait les auto-
rifer à accomplir les marchés qu'ils avaient con-
S U R L A C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 291
tracté avec un grand nombre d'habitans, avant les ordres de la Cour, & à en recevoir le paiement fuivant les conditions énoncées dans ces marchés.
Les Armateurs fe plaignent fouvent de la trop grande quantité d'expéditions pour les Colonies de l'Amérique, & difent que la concurrence, fur-tout celle des étrangers, a rendu le commerce mauvais. Il faudrait avant tout qu'ils puffent expliquer ce qu'ils entendent par ces mots. En géné-ral ils veulent dire que l'on ne gagne pas affez fur la vente ou le retour des marchandifes ; mais ce n'eft pas la concurrence des Armateurs nationaux, ni même l'admiffion des étrangers qui diminuent les bénéfices à faire. C'eft l'incertitude qui réfaite de l'adminiftration particuliere des Colonies; ce font ces bras intéreffés qui tantôt repouffent, tantôt excitent le commerce étranger : voilà les caufes qui détruifent toutes les fpéculations, & donnent fouvent des pertes confidérables.
Que l'on ferme aux étrangers les rades de nos Ifles, la vente des marchandifes françaifes y prendra le niveau de la confommation & ne le paffera jamais. Si le commerce interlope avec les Colonies étrangeres, n'ouvrait pas un grand débouché a ces marchandifes, il ferait impoffible d'en vendre à nos Coloniftes une affez grande quantité pour fervir d'échanges à leurs denrées. On vend à Saint-Domingue quatre cents cargaifons, parce
T ij
292 C O N S I D É R A T I O N S
que l'on boit des vins de France à la Jamaïque
& dans les Colonies Efpagnoles, parce que l'on
y porte des foieries, des galons de Paris & de
Lyon, des gravures & des toiles françaifes.
Que nos ports foient toujours ouverts, & nous
ajouterons au calcul de la confommation intérieure
de nos Colonies, celui de la concurrence étran
gere celui des confommations particulieres que
cette concurrence pourrait faire naître, & les
nouveaux débouches qu'elle pourrait ouvrir ; mais
la prohibition & la tolérance, qui fe fuccedent
proportion de l'intérêt que les prépofés croyent
avoir à fe rendre plus faciles ou plus féveres,
redoublent les hafards du commerce ; le fpécula-
teur éclairé ne peut jamais l'être affez pour pré
venir ou écarter toutes les entraves dont on l'ac
cable ; le Marchand moins inftruit n'apperçoit de
reffources que dans une prohibition durable, &
Fait retentir fes clameurs jufqu'au Trône du Sou
verain.
Il eft un principe certain : tirer des étrangers
les objets que la Métropole ne peut fournir que
difficilement & à un prix exceffif, c'eft augmeu-
ter dans la Colonie une profpérité que la Métro
pole partage, puifqu'elle en retire plus de den
rées, & y trouve un plus grand débouché de fes
marchandifes. On objecte que la liberté du commerce étran-
S U R L A C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 293
* Voltaire.
ger ne peut qu'augmenter la population & la prof-périté des Colonies Anglaifes ; mais dépend-il de nous d'arrêter cette profpérité, après que notre gouvernement a perdu le Canada, abandonné la Louifianne, & renoncé à l'établiffement de la Guyanne ; nous aurions pu trouver dans ces Colonies une partie des productions qui nous manquent , & que fournit abondamment la nouvelle Angleterre.
En confervant le Canada, les Ifles Françaifes n'auraient pas eu le même befoin de commercer avec les étrangers, & leur attachement pour leur Métropole aurait été un fûr garant contre l'activité des Négocians de la nouvelle Angleterre.
Mais il aurait fallu rendre les Canadiens moins amis de la pareffe & du plaifir, il aurait fallu entretenir plus de laboureurs que de guerriers, accorder moins de récompenfes militaires, de décorations frivoles, & plus d'encouragemens réels. Le Canada aurait offert avec autant d'avantages que les Provinces de la nouvelle Angleterre, les chofes utiles qu'elles produifent, & les Ifles Françaifes y auraient trouvé le débouché du fyrop & des eaux-de-vie de fucre ; la perte de cette Colonie a mis toutes les autres, & dans la guerre & dans la paix, fous le joug de la Nation rivale.
C'eft donc mal-à-propos qu'un écrivain*, qu'on
T iij
294 C O N S I D É R A T I O N S
doit encore admirer en blâmant fes erreurs, a
préfenté le Canada comme un monceau de glaces
qui ne méritait pas d'allumer des guerres. C'eft a
là poffeffion peut-être que tenait l'Empire de l'A
mérique & le commerce du monde entier, & fi
l'intérêt patriotique pouvait rendre légitimes des
combats qui feraient verfer des torrens de fang, il n'y
a point d'efforts qu'on ne dût faire pour y rentrer.
La Colonie de la Louifiane n'était pas encore
affez floriffante en 1 7 6 9 , pour balancer par la
concurrence, le commerce des Colonies Anglai-
fes avec les Français de Saint - Domingue ; on
n'y trouvait point le débouché du fyrop, mais elle
offrait de grandes reffources : la France n'a pas
daigné les conferver.
Une grande partie de la Guyanne refte encore
à détacher du Domaine Français, mais elle n'eft
point établie. Les malheureux Colons qui y fout
difperfés, ne font point encouragés ; d'ailleurs leurs
travaux ne pourraient être utiles qu'aux Ifles du
Vent, & il n'y a point d'apparence qu'ils puiffent
s'élever de long-tems à des entreprifes de cultu
res & de commerce capables de foutenir la con
currence des Anglais ; mais on y pourrait trouver
dans quelques années des hommes, des vaiffeaux,
& avec cela que ne peut-on pas entreprendre?...
Il ne faut pas en attendant rejetter les fecours du
commerce étranger.
S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 295
Prenez garde, dit-on, de facrifier la fureté de la Colonie aux avantages acceffoires d'un com-merce libre pour quelques objets peu importans.
Mais que 200 habitans de la nouvelle Angle-terre viennent dans nos ports, au lieu de cent
qui y font actuellement, ou par permiffion dans la rade du Môle, ou fur des prétextes & fans
permiffion dans d'autres atterrages, la Colonie ferait-elle moins en fureté ? Elle fera plus riche pendant la paix ; & pendant la guerre fi la France partage l'empire de la mer, que peut-on avoir à craindre ? Si au contraire la Marine Françaife ne fe montre pas en force, on réfifterait en vain ; & fi nous avons lieu de redouter la guerre, le meilleur moyen de la retarder eft d'unir avec nous la Nation belliqueufe par les chaînes du commerce, qui eft ami de la paix, & qui rapproche les Nations ennemies ; on eft revenu de cette fureur cruelle, ridicule & toujours pernicieufe aux ag-greffeurs d'attaquer un Empire, parce qu'il eft puiffant.
D'un autre côté, les objets que nous fournit le commerce avec les Anglais, ne font pas des objets peu importans ; ce font des bois pour charpente, des planches, du merrain, du ris, des farines, des graines & des fruits de toute efpece ; de l'huile à brûler, de la bougie de blanc de baleine, de la chandelle & du fuif ; des fer-
T iv
296 C O N S I D É R A T I O N S
remens, de la clincaillerie, du beurre, des vian
des falées, des poiffons fecs & falés; enfin toutes
les chofes les plus néceffaires à la fubfiftance &
à la confervation des hommes. Il n'y a dans la
Colonie que des bois durs, dont le travail ferait
très-cher : d'ailleurs il ne refte de bois que dans
des quartiers très-éloignés. Le commerce de Fran
ce n'en peut pas fournir; la Louifianne appartient
à préfent aux Efpagnols ; tout le reftle n'eft fourni
par les Français qu'à des prix exceffifs. A l'égard
de la farine, fi la France en fourniffait exclufi-
vement à la confommation de la Colonie, outre
qu'elle renchériroit dans les marchés du Royau
me , ( & quoiqu'on en puiffe dire, c'eft toujours
un grand mal ) il fe trouverait que les Armateurs
fonderaient leurs cargaifons fur une denrée qui
eft de la premiere néceffité dans l'intérieur du
Royaume, ce qui commencerait à devenir dange
reux. A préfent que la Colonie eft grande & peu
plée, on y confomme en pain & bifcuit quatre-
vingt-dix mille barils, de farine par an ( 1 ) . Les
( 1 ) Le tiers de cette quantité fe confomme dans
la feule ville du C a p ; il faudrait reftraindre, autant
qu'il ferait poffible, cette confommation exagérée d'une
denrée qu'il eft fouvent difficile de fe procurer. Mais les Européens ne peuvent s'en paffer, & tel eft le fort
de la farine à S. Domingue que plus elle eft chere, plus
la confommation en eft prompte.
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 297
Commerçans de France n'en fourniffent pas qua
rante mille, & il eft à defirer pour le Peuple
Français, pour les habitans de la Colonie, que
jamais ils n'en fourniffent d'avantage.
Nous obferverons néanmoins que plus les objets
de confommation font importans, plus on doit
craindre de les tirer des étrangers ; c'eft en quel
que forte mettre dans leur dépendance une Colo
nie que l'intérêt de la Métropole doit retenir dans
la fienne ; mais comme les Navigateurs & les Mar
chands des différentes Provinces de la nouvelle
Angleterre ne forment point un corps politique,
leurs intérêts varient d'une Province à l'autre, il
n'y a donc point à craindre de tomber dans leur
dépendance, elle ne s'étendra jamais au-delà des
befoins du commerce. Le bled, qui chez d'autres
Nations eft le principal objet & le mobile de tout,
eft pour eux une forte de fuperflu, moins pré
cieux que les melaffes & les eaux-de-vies, & s'il
y a quelque dépendance entr'eux & nous, ce fera
toujours une dépendance fortunée, toute à l'avan
tage de notre Colonie, & fondée fur fa richeffe.
Nous aurions pu nous-mêmes établir un commerce
floriffant dans ces heureufes Provinces où regne le
travail & la modération ! Il ne fallait point fouf-
frir que les navires étrangers vinffent dans nos
ports ; il fallait permettre aux habitans de la Co
lonie d'armer pour les Colonies Anglaifes des na-
298 C O N S I D É R A T I O N S
vires qui n'auraient pu être commandés que par
des Français, & d'y porter 6k en rapporter tous
ce qui ferait avantageux : éclairés fur leurs véri
tables intérêts, ils nous ont devancé & ont fait
ce que nous aurions dû faire. Il n'eft pas permis
aux navires étrangers d'aborder dans leurs Colo
nies des Antilles, fi ce n'eft à la Jamaïque & a la
Dominique, qui font des ports de franchife ; mais
il eft permis à tous les anglais de naviguer aux
Colonies Françaifes & Efpagnoles, & ce com
merce eft tellement encouragé, qu'en 1766 le Gou
vernement a fupprimé les droits impofés fur toutes
les denrées, & en a excepté de même les pro
ductions des Colonies étrangeres introduites dans
les fiennes. C'eft ainfi que par une fage politique,
ils nous ont fait perdre une branche effentielle du
commerce maritime, à laquelle l'injuftice de nos
vieux réglemens nous défendait d'afpirer ; du moins
faudrait-il aujourd'hui permettre aux navigateurs
de Saint-Domingue de chercher a la partager ?
Mais l'avarice infenfée des Métropolitains veut cou
per toute communication entre nous 6k les ports
où nous pourrions changer nos befoins en richef-
fes. La prohibition du commerce avec les étran
gers, eft, felon eux, un principe fondamental ; 6k
un paffage de Montefquieu, à qui la grandeur de
fon génie n'a pas toujours montré la vérité, de
vient a leurs yeux aveuglés un jugement irréfra
gable.
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 299
“ L'objet des Colonies ( a dit cet Ecrivain cé-
„ lébre, Efprit des Loix, livre X X I , chapitre
„ X X I . ) étant de faire le commerce à de meil-
„ leures conditions, qu'on ne le fait avec les peu-
„ ples voifins, avec lefquels tous les avantages
„ font réciproques, c'eft avec grande raifon qu'on a
„ établi que la Métropole pourrait feule négocier
„ dans la Colonie, parce que le but a été l'ex-
„ tention du commerce & non pas la fondation
„ d'une nouvelle Province „ Ce peu de mots
renferme bien des erreurs.
i ° . L'objet des Colonies n'eft point de faire le
commerce à de meilleures conditions qu'on ne le
fait avec les peuples voifins, mais de faire avec
les peuples voifins, au moyen de fes Colonies, un
plus grand commerce, & à de meilleures condi
tions qu'on ne faifait avant de les avoir. Ce n'eft
pas de gagner fur les Coloniftes, parce que ga
gner fur eux, c'eft diminuer les forces de la Co
lonie, altérer les moyens de la reproduction ; mais
c'eft de gagner fur la vente que l'on fait à des
peuples voifins, des denrées que la Colonie pro
duit.
2°. Tous les avantages ne font plus réciproques
entre deux peuples, quand l'un a des Colonies
floriffantes, & par conféquent des objets de com
merce que l'autre n'a pas.
3 0 . En autorifant le commerce avec les étran-
300 C O N S I D É R A T I O N S
gers, cela n'empêcherait pas que la Métropole
feule négociât dans la Colonie, il en réfulterait
feulement que la Colonie commercerait dans d'au
tres ; ce qui ferait une extenfion du commerce,
& par conféquent une fource, une augmentation
de richeffes.
4°. L'objet que l'on fe propofe en formant une
Colonie, eft non-feulement l'extenfion du commer
ce, mais encore la fondation d'une nouvelle Provin
ce; car affurément les Colonies font des Provinces
du Royaume, & l'on peut dire, par exemple, que
de toutes les Provinces de France, la Colonie de
Saint-Domingue eft la plus utile & la plus riche.
5°. Pour que le but foit rempli, c'eft-à-dire,
pour que le commerce de la Métropole reçoive
toute l'extenfion poffible, il faut que la Colonie
produife tout le revenu poffible, & pour cela
qu'elle reçoive tous les objets néceffaires à fes
établiffemens, au meilleur marché poffible. Ce
n'eft point la vente des planches, merrains, bois
à bâtir, des ferremens, des falaifons, celle de la
farine, & même des Negres bruts, qui peut donner
au commerce de France une extenfion profitable.
Les planches ni le bois ne pourraient pas fuppor
ter les frais qu'il en coûterait pour les apporter
de France à Saint-Domingue; on eft obligé de
tirer les ferremens & la clincaillerie d'Angleterre
& d'Allemagne pour nous les apporter ; il ne peut
S U R LA COLONÏE DE S. DOMINGUE. 301
pas y avoir beaucoup de profit à cela , & il vaut
mieux que nous les tirions directement de la Nou
velle Angleterre. Les pêcheries ne donnent que de
la perte aux Français depuis la prife de l'Ifle Royale,
I l n'y a point trop de bled ni de farine en Fran-.
c e , puifque des milliers d'hommes y meurent de
faim : & malgré les opinions de quelques préten
dus Politiques, cette denrée ne fauroit être à un
trop bas prix. D'ailleurs on ne fera jamais em-
barraffé de la vendre en Europe. La dépenfe des
armemens Français pour la côte de Guinée, la
langueur & l'incertitude de la traite, la préfé
rence décidée que les Anglais & les Portugais ont
gagné, ne permettent que des bénéfices rares &
légers fur la vente des cargaifons. Au furplus, il
n'y a point d'exemples que la vente des Negres de
traite étrangere ait empêché celle d'aucune car-
gaifon Françaife : les cultivateurs jaloux de de
mander à la terre beaucoup de productions, ache
teront toujours autant d'efclaves qu'on leur en pré-
fentera, & ils aiment mieux y mettre un prix
exagéré que de différer leurs emplettes, parce
qu'ils regagnent par l'emploi du tems ce qu'ils pa-
raifîent perdre en achetant trop cher. Le com
merce de la Métropole ne fouffrirait donc point
de celui que la Colonie ferait avec les étrangers ;
au contraire, le réfultat de ce dernier commerce,
qui pourrait anéantir avec le tems le commerce
302 C O N S I D É R A T I O N S
par l'étranger, augmenterait la maffe des produc-
tions , & fourniffant à la Métropole une plus
grande quantité d'objets d'exportation, il lui don
nerait les moyens de réalifer dans la Colonie, une
plus grande partie de fon fuperflu, d'entretenir de
plus grandes manufactures & en plus grand nom
bre, & de pratiquer de plus grands débouchés
parmi les Nations de l'Europe & de l'Afie. Enfin ,
ce commerce ferait d'autant plus avantageux, que
la plupart des échanges continuerait de fe faire
avec des matieres dont les Armateurs de France
ne fauraient tirer aucun parti.
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 303
D I S C O U R S I V .
Des moyens de procurer à la Métropole
tout ce qu'elle eft en droit d'attendre
de l'établiffement de cette Colonie.
L ' I N T É R E S T de la Fiance eft de s'occuper
férieufement d'une Colonie, qui, étant bien peu
p l é e , bien cultivée & bien administrée, lui pro
curera dans toutes les circonftances des avantages
cent fois plus grands que tous ceux qu'elle a pu
fe propofer d'en retirer jufqu'à préfent.
Le premier moyen d'obtenir ces avantages eft
fans doute l'aggrandiffement de la culture. Les
terreins de prefque toutes les Ifles Anglaifes font
inférieures en productions à ceux de la cote Fran
çaife, de Saint-Domingue. Les Européens & les
Âmériquains les recherchent cependant beaucoup
plus ; & les achetent à un plus haut prix. Il y
en a deux raifons, l'une eft la perfuafion où l'on
eft que ces liles n'ont point à craindre les orages
de la guerre. La feconde eft que les Cultivateurs
y font affurés de trouver par leur Métropole un
débouché plus grand & une valeur plus haute pour
toutes leurs denrées.
Le fecond moyen eft la perfection du commerce.
304 C O N S I D É R A T I O N S
Il faut que tous les Citoyens, que tous les mem-
bres de l'Etat puiffent fe faire une idée jufte des
rapports & des liaifons qui exiflent entre tous les
objets de commerce, entre les hommes & les
chofes , qu'ils fachent refpecter le Cultivateur &
le Négociant, qui fondent la profpérité nationale,
& que tous fe réuniffent pour réprimer les hom
mes audacieux qui ne peuvent que la détruire.
On ne peut parvenir a ces moyens connus, &
généralement recommandés depuis l'établiffement
de la Colonie, que par d'autres moyens jufqu'à pré-
fent négligés.
1°. Il faut s'attacher à fixer les Propriétaires
fur leurs habitations ; on ne peut attendre que de
mauvais effets d'une régie mercenaire. Il eft de l'in
térêt de la Métropole de ne pas l'autorifer. La con-
fommation des Ifles Anglaifes ne va pas au-delà du
dixieme de leurs productions, parce qu'on a fouffert
que toutes les habitations appartinffent à de riches
Métropolitains, & que les Cultivateurs ne fuffent
plus les Propriétaires ; la confommation de la Co
lonie de Saint-Domingue s'éleve au quart de les
revenus, on peut l'aggrandir, & l'on doit s'y ap
pliquer d'autant plus que la régie des habitations
par économat, & la réfidence des propriétaires en
France mettraient entre les mains d'un petit nom
bre d'agens l'adminiftration de tous les biens de
la Colonie,
S U R LA COLONIE DE S. DOMÌNGUE. 305
Tome I. V
la Colonie, & réduiraient le commerce des villes maritimes à de fimples commiffions.
2°. On doit apporter beaucoup de foins à empêcher les étrangers de venir commercer dans la Colonie, & prendre les précautions les plus fages pour que le commerce avec ou par les étrangers, ne nuife point au commerce national. Mais on doit encourager le commerce de la Colonie avec les Colonies étrangeres, c'eft-à-dire, les Armemens des Colonies Françaifes pour le pays étranger.
3° . La Colonie fournit au commerce de France
une quantité de productions, dont les Nationaux
ne doivent confommer que la moindre partie, le
refte doit paffer à l'étranger, fur qui nous devons
principalement lever le tribut de notre induftrie.
Le commerce de France doit fournir d'un autre côté
aux Coloniftes, avec un grand bénéfice, le fuperflu
de fes denrées & de fes manufactures. Pour que
ce double fruit qu'on attend de l'établiffement de
la Colonie foit auffi grand qu'il doit l'être, il faut
qu'elle trouve un débouché avantageux de toutes
fes productions ; il ne faut donc pas que les navires
de France qui exportent ces productions, foient affu-
jettis à faire leurs retours dans les ports dont ils font
partis parce qu'il eft de l'intérêt commun de la
Métropole & de la Colonie, d'éviter les dépenfes
& les frais d'un entrepôt , pendant lequel ces
denrées ne peuvent que dépérir.
Tome I. V
306 C O N S I D É R A T I O N S
On aurait tort de croire que c'eft le confom-
mateur qui rapporte ces frais & ce dépériffement;
fi on veut Les lui faire payer, il achetera d'au
tant moins, parce que fes facultés n'augmenteront
pas en raifon de la cherté que ces frais auront oc-
cafionée ; alors la quantité des denrées à vendre
ne diminuera pas, & leur abondance amenera né-
ceffairemcnt le rabais. Le cultivateur fupportera
donc feul toutes les pertes & tous les frais ; il
employera par conféquent moins de forces à la
culture, & les productions ne pourront fe
multiplier.
On objecterait vainement que les frais faits en
France par les denrées de l'Amérique, avant d'ê-
tre portées fur le lieu de leur confommation,
enrichiffent le peuple ; parce que fi le Cultivateur
évite ces frais inutiles, il fera plus riche, il pourra
employer plus de moyens pour réuffir dans fa
culture, les productions feront plus grandes, &
quoique fujettes à moins de dépenfes, elles
porteront, en raifon de leur maffe plus confidérable,
un plus grand profit.
Il faudrait, s'il était poffible, doubler le nom-
i r e des armemens ; cet accroiffement dépend de
la progreffion des revenus de la Colonie : après
avoir été tirés du fein de la terre, ils exigent en
core de grandes avances pour leur donner les pré
parations & la confiftance néceffaires à leur con-
sur LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 307
fervation. Il faut donc faifir tous les moyens d'en
richir les Cultivateurs.
4 0 . La liberté de l'exportation des denrées de
la Colonie chez les étrangers par les navires de
la Métropole, joint à tous fes autres avantages
celui de diminuer la confommation trop gran
de que les Français font des denrées de la Colo
nie : il eft facile de prouver que cette confomma
tion eft ruineufe. Un tonneau de vin, coûtant à
Bordeaux 300 liv. tous frais compris, vendu 800
liv. à Saint Domingue, a porté un bénéfice de 253
liv. 6 f. 8 d. tournois ; mais ce bénéfice n'exifte
que dans l'égale valeur que l'on fuppofe aux chofes
qui font données en payement. Si ce payement eft
fait avec deux banques de fucre, le payement ne
peut fe réalifer que par la vente du fucre qu'elles
contiennent ; en le vendant à des confommateurs
Français, le bénéfice eft réalifé pour le vendeur,
mais il eft nul pour la Nation.
La liberté de l'exportation empêcherait les
retours en métaux, ces retours qui difcréditent les
denrées & ruinent la Colonie ; dans l'état préfent il y
a peu de proportion entre la valeur relative des
denrées à S. Domingue, & dans les Villes maritimes
de France, où leur recherche eft momentanée ; les
retours ne font, pour ainfi dire, qu'un jeu ; ce qui
caufe des crifes périodiques dans les fortunes de
la Métropole & de la Colonie, & redouble l'in-
V ij
308 C O N S I D É R A T I O N S
certitude du négoce, dont on doit au contraire di
minuer les hazards autant qu'il eft poffible.
Si la vente des denrées de la Colonie aux étran
gers eft profitable à la Métropole, pourquoi aban
donner la plus grande partie de ce profit à l'activité
des Nations voifines, & ne pas prévenir leurs be-
foins ?
Si une partie des productions de la Colonie eft
confommée dans le fein de la France, & que d'au-
tres Nations s'emparent du commerce exportatif
de ces productions & viennent les acheter dans les
ports, il en réfultera que le commerce gagnera fur
les confommateurs Français ou fur les Coloniftes,
ou qu'il fe ruinera. Dans cet état, ce qu'il y au
rait de plus à defirer ferait que le commerce ne pût
ni gagner ni perdre, il refterait au moins le bénéfice
de la circulation ; mais cette balance ne peut pas
être fuppofée.
On prétend qu'il n'eft point étonnant que les
Français aient négligé l'exportation, à l'étranger,
des denrées du crû de la Colonie, quoique ce foit
la partie la plus effentielle de leur commerce : les
frais des armemens font, dit-on, fi difpendieux, le
nombre des matelots eft devenu fi petit, les Capita-
liftes font fi timides, la France a fi peu de crédit dans
le monde commerçant, les Anglais font fi puiffans,
les Hollandais ont tant d'adreffe, les uns & les au
tres ont tant d'économie & de facilités. Un con>
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 309
merce dont les profits font petits, ne peut pas
convenir dans les pays où les objets de première
néceffité font chers & le luxe au plus haut degré ;
& peut-être furchargeroit-on de fi grands droits
d'entrées les marchandifes que l'on ferait forcé de
prendre en paiement du fucre vendu à l'étranger,
qu'il y aurait une perte évidente pour tous les En
trepreneurs.
Vains prétextes, ridicules terreurs, qu'enfante
l'inertie : dès qu'un peuple a l'avantage de fabriquer
dans la plus grande perfection une denrée com-
merçable, recherchée de toutes les Nations
aucun autre peuple n'a autant de facilité pour en
faire la vente. Pour ce qui eft des capitaux &
des forces maritimes : étendez le cercle des en-
treprifes, & vous aurez de plus en plus des-
richeffes & des hommes.
A l'égard des droits à payer fur les retours pris
à l'étranger, on ne doit craindre ni les impôts, ni.
les furcharges, ni les entraves fous le regne d'un
jeune Monarque, dont toutes les actions prouvent
qu'il n'eft avare que des richeffes de fes peuples,
& jaloux que de faire leur bonheur ; & quand même
l'exportation des denrées de la Colonie à l'étran-
ger ne donnerait pas beaucoup de bénéfices ap-
parens, on ferait du moins affuré de réalifer fur
des confommateurs étrangers le prix des cargaifons
vendues à l'Amérique ; le peuple s'enrichirait, &:
V iij
310 C O N S I D É R A T I O N S
le commerce National pourrait alors regagner
fans inconvénient, fur ce peuple plus riche, ce
qu'il paraîtrait avoir perdu (1).
6°. Les mêmes raifons qui doivent rendre libre
le commerce exportatif des denrées des Colonies,
doivent faire permettre l'embarquement du fucrc
en pain. En pilant le fucre pour le réduire en
caffonade, il perd de fa valeur, & devient fujet
à un grand déchet (2); il n'en réfulte, pour ainfi dire,
( l ) L e s Hollandais ne s'enrichiffent pas au commerce
de la baleine, ils y perdent même quelquefois; mais
cette pêche foutient le commerce & la navigation : les
Fourniffeurs, les mariniers travaillent & s'enrichiffent,
& d'une perte apparente, il réfulte un bénéfice pour l'Etat.
(2) E n pilant le fucrc on écrafe fon grain , & l'on ne
peut pas éviter la diffipation d'un grand nombre de par
ties effentielles à fa bonne qualité ; c'eft ce qui fait que
la caffonade convient moins aux rafineries que le fucre
brut. E n perdant fon gra in , le fucre terré perd beau
coup de fa blancheur ; l'opération du pilage lui donne
même une efpece de fermentation dans les futailles, qui
acheve de le rendre inférieur à ce qu'i l était dans fon
premier état. En rafinant le fucre, il dépendrait de l'ha
bileté de l'ouvrier de l'obtenir en grain ou en pain, fans
recourir au pilage. L e fucre en grain ferait plus com
mode pour l'exportation, & il vaudrait mieux l'obtenir
fous cette forme : la difficulté d'exporter le fucre en pain
fans brifage, pourrait même contribuer à maintenir la
mauvaife méthode de le p i l e r , fi l 'on ne propofait par
un moyen plus fimple.
S U R LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 311
aucun bénéfice pour les rafineries établies dans
l'intérieur du Royaume, parce que le fucre que
le peuple achete, eft confommé dans la forme
o ù il fe trouve, c'eft-a-dire, en caffonade, fans
être rafiné ; cette caffonade n'eft pas même propre
à être rafinée ; à l'égard du fucre qui eft vendu aux
peuples étrangers, il eft indifférent pour la Mé
tropole qu'il foit vendu en banques ou en pains,
puifqu'en le vendant les Français perdent l'efpoir
d'y donner une autre façon ; enfin le travail des
rafineries eft fort coûteux en France, & n'eft pas
lucratif, au lieu qu'il ne coûte que très-peu dans
les Colonies; il eft infiniment plus facile, &
il entraîne beaucoup moins de pertes, & de dé
chet. La prohibition du fucre en pain pouvait être
raifonnable quand la Colonie ne fabriquait de
fucre qu'autant qu'il en fallait pour la confom-
mation intérieure du Royaume ; mais à préfent
que la Nation ne doit pas confommer plus du
tiers de cette production, & que le furplus doit
paffer aux étrangers, l'Etat eft intéreffé à ce qu'elle
leur foit livrée fous la forme qui peut y donner
le plus haut prix, & qui eft fujette à moins de
dépériffement. Les reglemens ne doivent pas fur-
vivre à leur utilité ( 1 ) .
( 1 ) U n Rafineur de Bordeaux prétend avoir trouvé
le fecret de rafiner le fucre, fans lui faire fupporter plus
V iv
312 C O N S I D É R A T I O N S
Si l'on veut abfolument maintenir les rafineries-
établies en France, par préférence à celles de la
Colonie, on peut défendre l'entrée du fucre
terré & rafiné, foit en poudre ou en pain,
dans les Villes intérieures du Royaume ; mais
il en faut permettre l'exportation à l'étranger.
7°. Il eft intéreffant pour le bien général du
commerce de France, que les cargaifons portées à
l'Amérique foient bien compofées ; fi elles font mal
afforties, il arrive que quelques objets abondent, &
qu'on manque abfolument des autres ; de-là vient
une perte réelle pour l'Armateur, & une plus grande
pour les Colons, parce que l'Armateur cherche
de douze livres de déchet par quintal brut. Il évite , par
fa méthode, l'ufage des pots & formes pour le terrage ;
enforte qu'il n 'y aurait point de fucre inférieur, appelle
dans le commerce fucre de tête, & fort peu de fyrop ou
melaffe ; il avance que la grande quantité de melaffe qui
fe trouve toujours par les procédés actuels, n'eft qu'un
vice de la main-d'œuvre. Il propofe de rendre fon fecret
public , fi on lui accorde le privilége de s'en fervir feul
pendant vingt ans dans l'intérieur du R o y a u m e , avec
la faculté de le céder à qui bon lui femblera, en fe ré
servant la rétribution qu'il voudra arbitrer. L e s C o l o
nies pourront en faire ufage fans lui rien payer. Si fa
méthode, après avoir été vérifiée, eft auffi avantageufe
qu'il l 'annonce, le tribut qu'il exige ne le privera pas
de la reconnaissance qui eft dûe à l'utilité d'une pareille
découverte.
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 313
( 1 ) Cette incapacité eft au point qu'ils ont fait en
1 7 7 4 , beaucoup de retours en o r , coupé à 135 livres
l ' o n c e , argent des Ifles.
naturellement à fe dédommager de l'aviliffement
des marchandifes qui abondent, en ponant celles
qui font rares à un prix exceffif. Il n'y aura
pmais de cargaifons bien composes, tant que les
Négocians n'auront pour regle qu'un intérêt féparé
de l'intérêt général du commerce. Ifolés & fans
communication entr'eux , s'attachant fur-tout â fe
cacher réciproquement leurs opérations, ils feront
dans l'impoffibilité de proportionner leurs combi-
naifons fur l'abondance ou la difette de chaque efpece
de marchandifes, tant en Europe que dans la Colonie.
Leurs agens, incapables de vues générales ( 1 ) , con
tinueront à demander, tous en même-tems, l'efpece
de marchandifes fur laquelle ils croiront qu'il y
aura le plus à gagner ; ils la feront par conféquent
renchérir en France & baiffer à Saint-Domingue,
où d'autres marchandifes deviendront rares à leur
tour; & de même les denrées qui leur feront de
mandées unanimement par les Armateurs, renché
riront dans la Colonie, & donneront en retour
une perte confidérable ; au lieu de concourir
à la profpérité du commerce, ils en augmen
teront les rifques, & la Nation & la Colonie
en fouffriront des pertes. Le moyen fûr d'éviter
314 C O N S I D É R A T I O N S
(1) Ceci ne peut pas donner lieu à des reglemens
du R o i , & ne doit être confidéré que comme une
regle de conduite propofée aux N é g o c i a n s , & fur la
quelle leur intérêt doit affez les éclairer. Le com
merce s'enrichira toujours fi l'on diminue fes hazards ;
les Négocians doivent fe réunir pour toutes les bran
ches de commerce qu'un d'entr'eux ne peut faire feul;
c'eft la néceffité de cette union qui a fait établir les Cham
bres & les Affemblées de commerce. Au moyen de ces
Affemblées, les Négocians peuvent mettre dans leurs
opérations la même concordance & la même célérité
dont fe vantent les Compagnies exclufives , & éviter les
abus, les ruines , les vexations que ces Compagnies e n -
tralnenc.
ces pertes, eft d'affortir continuellement les cargai-
fons, relativement à la confommation annuelle
de la Colonie & à fes befoins généraux, fans y
rien changer ; de mettre à peu près le même in
tervalle dans l'expédition des navires, & une at
tention particuliere à les difperfer proportionnelle
ment dans différens ports de la Colonie. Aucuns
Négocians ne manqueraient à ces regles, & ils en
reconnaîtraient l'infaillibilité, s'ils confultaient l'in
térêt général du commerce, qui peut feul affurer
en tout l'intérêt particulier de chacun d'eux (1).
8°. Il conviendrait qu'il y eût à Saint-Domin
gue des Négocians qui achetaffent d'avance les den
rées de la Colonie pour les livrer aux navires d'Eu
rope, & qui, recevant en payement des marchan-
S U R LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 315
( 1 ) C'eft en ces termes que les Armateurs exigent
maintenant que foient foufcrites toutes les ventes de
N e g r e s , & prefque toutes les autres obligations.
difes d'Europe, les revendiffent à la Colonie : c'eft,
le procédé naturel ; mais jufqu'à préfent le défaut
de fonds & de crédit a donné lieu a un procédé
contraire. On ne trouve à Saint - Domingue
que des Facteurs, qui, fans rien acheter ni vendre,
fe bornent à faciliter autant qu'ils peuvent l'échan
ge des marchandifes d'Europe & des denrées de
la Colonie; ces Facteurs ont fi peu de reffources, que
les objets de cargaifon qui ne peuvent être ven
dus avant le départ des navires, reftent dépofés
dans des magafins pour le compte des Armateurs,
jufqu'à ce qu'on en puiffe trouver la défaite. Ceux
qui ont amaffé quelques biens dans cette efpece de
courtage, repaffent en France ; & au lieu de
chercher à augmenter leur fortune par les moyens
honnêtes & faciles qui leur font offerts à Saint-
Domingue, ils s'empreffent à rechercher dans les
Villes de la Métropole des occafions de la ren-
verfer.
9 . Toutes les obligations foufcrites par les ha-
bitans envers les commerçans de France, qui
font énoncées payables en argent effectif & non
autrement ( 1 ) , doivent être annullées, parce que
l'intérêt de l'Etat ne permet pas dans la Colonie d'àu-
316 C O N S I D É R A T I O N S
tre commerce qu'un commerce d'échange : lorfque
les Commerçans ne veulent traiter qu'en argent,
le gouvernement doit venir au fecours du Culti
vateur. Rien n'eft plus injufte que de le forcer à
payer avec des efpeces qu'il n'eft pas le maître de
fe procurer, & de le forcer à charger à fes rifques
des denrées, fur lefquelles il avait compté pour
fatisfaire à fon engagement ; denrées qui feules
pouvaient lui procurer de l'argent, & qui ne font
rejettées par l'Armateur trop avide, que parce qu'il
voudrait les obtenir à vil prix.
Si cet Armateur peut fe faire payer en argent de
ce qu'il a vendu, & obtenir, fans dépenfer cet ar
gent, le chargement de fon navire, ce commerce
devient contraire a l'inftitution de la Colonie : fi
l'habitant eft forcé de charger fes denrées & de les
envoyer lui-même dans les ports de la Métropole
pour y être vendues pour fon compte, c'eft lui qui
devient le Négociant, feul il court tous les rifques
fans pouvoir les éviter, parce qu'il eft obligé de
s'en rapporter à des Commiffionnaires , dont l'em-
prefiement n'eft jamais relatif qu'à leur intérêt.
10°. On pourrait rétablir la culture du tabac
dans la Colonie ; cette culture réunit de trop
grands avantages pour être négligée : d'ailleurs
les Fermiers achetent tous les ans pour fept ou
huit millions de tabac de la Virginie, pourquoi ne
pas les forcer à donner la préférence à une Colonie
S U R LÀ COLONIE DE S. DOMINGUE. 317
(1) Beaucoup de gens regardent le métier de faite
l e Rum, comme un fecret, o u , du m o i n s , comme
un art difficile. On a effayé d'en faire dans plufieurs
g u i l d i v e r i e s , & toujours fans fuccès. I l eft vrai que
ce métier exige quelque apprentiffage ; mais cet
apprentiffage n'eft ni long ni difficile. Le fuccès dépend
de la maniere de faire les Rapes,c'eft-à-dire, de faire
a i g r i r & fermenter le fyrop en le mêlant avec de l'eau.
J'ai connu dans la plaine des C a y e s , un Français qui
avait appris à la Barbade, & qui faifait du Rum de
très-bonne preuve. ( Le rum eft la plus légere de tou
tes les liqueurs inventées jufqu'à préfent : il eft de
preuve quand une goutte d'huile qu'on y jette ne fur-
n a g e p a s , & fe précipite au fond du verre ) .
L e rum de S. Domingue ferait meilleur que celui
d e la Nouvelle-Angleterre, parce qu'on mêlerait des
écumes dans les rapes ; c'eft cette méthode qui donne
la fupériorité au rum de la Barbade & de la Jamaïque
Françaife ? pourquoi détruire dans une Ifle floriffante
un nouveau germe de profpérité?
1 1 ° . Il a été fait dans la Colonie, depuis 1772,
foixante-dix mille banques de fyrop tous les ans,
dont environ le quart a été converti en tafia, tandis
qu'on pourrait faire du rum avec autant de facilité
que dans les Ifles Anglaifes : une barique de fyrop
produit une barrique de rum, comme elle pro-
duit une barique de tafia, il ne faut pas plus de
main-d'œuvre ; il n'y a donc point de profit à faire
une liqueur inférieure (1). Si l'on changeait en rum
318 C O N S I D É R A T I O N S
fur celui de la Nouvelle-Angleterre. On en retirerait
encore l'avantage de donner de la valeur aux écumes
que l'on jette maintenant aux beftiaux.
tout le fyrop qui fe fait dans la Colonie, on pour
rait, en y joignant les écumes, en tirer quatre-vingt
mille banques de rum, qui ne reviendraient, au
prix actuel du fyrop, qu'à cent dix livres la barique,
toutes dépenfes comprifes, avec un bénéfice de
quinze francs. Il ne faudrait pas qu'il fût permis
d'introduire, fans précautions, cette liqueur dans
la Métropole ; autrement cette introduction ferait
tomber les e a u x - d e - v i e : on a prétendu le
contraire ; mais il n'eft point vrai que les
eaux - de - vie de fucre foient inférieures à celles
de raifins ; elles ont plus de force, elles font plus
amies de l'eftomac à caufe de leur qualité balfa-
mique ; quand elles font bien faites elles font plus
agréables au goût, elles peuvent fervir à beau
coup plus d'ufages. Il ferait donc à propos de n'en
pas fouffrir la diftribution en France, fans y at
tacher des impofitions capables d'en faire haufTer
le prix au-delà de celui des eaux-de-vie du Royau
me ; mais on pourrait leur ouvrir de grands débouchés
au-dehors, & les employer de préférence pour la
traite des Noirs. Par ces moyens, on donnerait la
plus grande valeur à toutes les productions de la
Colonie ; & l'on impoferait une forte de tribut
S U R LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 319
aux Anglais Amériquains qui viennent acheter les
fyrops ou melaffes dans les ports de Saint-Do
mingue, puifqu'on regagnerait fur eux le bénéfice
de la main-d'œuvre, que notre indolence leur a
l a i f f é jufqu'à préfent ; ils y mettraient d'ailleurs
un prix d'autant plus haut, qu'ils n'auraient point
à fupporter les pertes que leur occafionne main
tenant le coulaga & la fermentation du fyrop.
Tous ces avantages ne rempliraient point en
core l'ambition d'un fpéculateur zélé pour le bien
de l'Etat & de la Colonie, fi les Français
n'obtenaient pas la concurrence dans la traite
des Noirs. L'afcendant de la Nation rivale l'em
porte jufqu'à préfent dans les principaux comp
toirs de la côte de Guinée, il en ferait autrement
fi la France avait toujours été auffi éclairée
fur fes véritables intérêts qu'elle aurait dû l'être.
La culture du tabac n'étant pas permife dans
nos Colonies, celui que nous portons à la côte
de Guinée eft apporté d'abord de l'Amérique fep-
tentrionale en Angleterre, d'Angleterre en France,
où il paye des droits, enfin de France à la côte
de Guinée les Anglais gagnent fûrement plus à l'y
porter que nous. L'oppreffion dans laquelle leur
commerce tient celui des Portugais, leur procure
en outre du tabac du Brefil, que nous fommes
contraints d'échanger à un taux exceffif. Les eaux-
dc-vie coûtent très-cher, en France , &: payent de
320 C O N S I D É R A T I O N S
grands droits. Les Anglais employent le rum qui
vaut mieux & coûte moins. Ils fabriquent des
toiles de coton , à l'imitation des Indes, à
moindres frais, & mieux que les Français ;
on connaît la bonté de leur clincaillerie : leurs
Vaiffeaux armés économiquement préfentent une
chaîne de forêts. Les falaifons, le bled, le riz ,
les hommes leur coûtent peu, leur gouver
nement les protege. Leurs navires font pe
tits, ils font la traite en peu de jours, & les tra
jets font courts pour eux. Comment ne réuffiraient-
îls pas ?
La pofition des Français eft bien différente, ils
ont été forcés d'abandonner le Sénégal aux An
glais ; il ne leur refte à la côte de Guinée,
que les Comptoirs de Gorée & de Juda, peu
propres au commerce ; ils font réduits à
traiter dans la riviere de Galbar & fur d'autres
côtes difficiles, que les Anglais 6k les Por
tugais ont négligées. Si les marchandifes orientales
qui fervent a la traite des Négres ont doublé de
prix, c'eft principalement pour les Français ; les
autres objets reviennent à un prix fort cher, &
ils font obligés de les tirer prefque tous des étran
gers; leurs armemens font exceffivement difpen-
dieux, parce que les approvifionnemens font
chers, & que depuis le Capitaine jufqu'au Ma
telot , tous ceux qui font employés veulent non-
feulement
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 3 1 1
feulement être nourris délicatement, mais encore
faire fortune dans un voyage. Il faut donner en
Afrique le double des marchandises que chaque
tête de Negre coûtait autrefois , & le prix des
efclaves a prefque quadruplé depuis vingt ans ; les
courtiers vont les prendre dans l'intérieur des ter
r e s , & le vendeur éloigné ne reçoit pas à pre-
fent une valeur plus grande que celle qu'on don
nait il y a vingt ans au vendeur voifin du bord de
la mer ; mais le prix eft doublé par les droits des
Rois & les falaires des courtiers. Ces frais aug
mentent toujours de plus en plus à proportion de
l'eloignement où l'on eft forcé d'aller chercher des
efclaves.
La traite étant difficile, il eft néceffaire de la
faire avec de petits navires ; quand un petit ter
ritoire fourniffait en peu de jours de quoi former
une grande cargaifon, on pouvait employer de
gros vaiffeaux ; mais à préfent qu'il faut, dans les
parages où les français abordent, un mois pour
traiter cinquante ou foixante Noirs, on ne doit pas
fe fervir de navires plus grands qu'il ne faut pour
traiter cent cinquante Negres. Amenés des pays
reculés, épuifés par plufieurs jours d'une marche
pénible, parlant prefque tous un langage différent,
incertains de leur fort, effrayés par le préjugé de
notre barbarie, s'ils languiffent dans les rades de
Guinée, ils tombent malades , font en mou-
Tome I. X
522 C O N S I D É R A T I O N S
( 1 ) L'Armateur a le même intérêt que le Capita ine;
comme il n'arme point avec fes fonds, il a plus de droits
à répéter vis-à-vis fes intéreffés, quand l'armement eft
confidérable; l'événement de la traite lui elt prefque t o u
jours indifférent. L'Agent ou le Commiffionnaire de S. D o -
mingue eft auf f i conduit par les mêmes vues. Il n 'y
a donc d'aveugles que les capitalises de P a r i s , &
d'ail leurs, qui fourniffent des fonds pour de pareilles
entreprifes.
rant refpirer aux compagnons de leur malheur un
air contagieux : ces accidens ne font point à crain
dre quand on traite avec un navire de cent ou
cent cinquante Noirs ; il fait peu de féjour à la
côte, & l'Armateur en dépenfant moins, a moins
de pertes à redouter.
C'eft ce que les Anglais ont bientôt reconnu
& mis a profit ; mais l'intérêt des Capitaines &
Officiers que les Français employent, s'oppofe à
l'adoption d'une pareille méthode : de grands na-
vires leur procurent de gros gages, de grands
privileges, de grandes commiffions ( 1 ) , ils n'y
veulent point renoncer, & nos Marchands peu
clairs - voyans, & par conféquent toujours per-
féverans dans les ufages qui leur font les plus
funeftes, n'ont point voulu changer de routine ; ils
femblent vouloir s'attacher à rendre le commerce
le plus ruineux qu'il foit poffible pour eux & pour
les Colons.
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 323
( 1 ) Ce fophifme eft échapé à un Auteur moderne
dans un ouvrage digne de l'immortalité.
x ij
En vain chercheraient-ils à perfuader que les
Negres ne font pas vendus dans les Colonies à
un prix beaucoup plus haut qu'ils ne l'étaient au
trefois, parce qu'ils font payés à peu près avec
la méme quantité, de productions ( 1 ) . Si le prix
des productions a augmenté, doit-on fe priver
en pure perte de cette augmentation ; d'ailleurs
il n'eft pas vrai que la même quantité de denrées
qui faifait autrefois le prix d'un Negre, fuffife à
préfent pour en acheter un femblable ; cet équilibre
ne pourrait être fuppofé que dans le cas où les
Negres feraient vendus pour une quantité de den
rées, fans fixer aucune valeur numéraire. Mais
dans cette fuppolition l'habitant Cafeyer,qui, après
avoir acheté des Negres au prix de deux mille
livres, dans l'efpoir de les payer avec dix-huit cents
livres de café, eft obligé d'en livrer quatre milliers,
peut-il fe diffimuler la différence qui fe trouve entre
le prix actuel des Negres nouveaux, & le prix
qu'on en donnait avant la guerre en 1753. Le
prix de l'indigo a fans ceffe varié depuis la paix
de 5 liv. jufqu'à 12. francs la livre ; le coton, depuis
110 liv. jufqu'à 220 liv. le quintal ; le fucre eft
la feule denrée dont la valeur fe foit foutenue ;
mais il valait à peu près autant en 1753, & dans
3 2 4 C O N S I D É R A T I O N S
ce tems les plus beaux Negres de traite Françaife
ne fe vendaient que 12 à 1400 liv. La révolution
du prix des denrées de la Colonie ne compenfe
donc en aucune maniere l'augmentation du prix
des Negres, & fi le prix des productions varie,
il faut faire enforte que le prix des inftrumens
employés a les tirer du fein de la terre, foit le
moindre poffible.
S'il était permis d'armer dans les Colonies pour
la traite des Noirs, peut-être parviendrait-on à
balancer les avantages que les étrangers ont réunis
jufqu'à préfent ; les Negres nouveaux fe vendent
rarement a la Jamaïque au-deffus de 1000 liv.
nous pourrions les avoir à 12.00 liv. en les trai
tant nous-même, & la culture s'aggrandirait d'un
tiers au-delà de la production actuelle.
Ayant le rum & le tabac en abondance, notre
commerce avec les Anglais & les Hollandais, nous
fournirait les autres objets en échange de celles
de nos denrées qui ne conviennent point à la Mé
tropole. L'ufage où feraient les Colons de tirer
des Negres directement de l'Afrique ne leur laif
ferait pas craindre la lenteur, l'ignorance & l'avi
dité des Négocians Français ; leurs vaiffeaux au
raient le double avantage de n'être pas long-tems
retenus dans leur traite, & de n'avoir à entre
prendre-, en allant & en revenant, que de courtes
traverfées dans des mers prefque toujours paifibles.
SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 325
Le bénéfice du Cultivateur ferait plus grand ,
parce que les forces qu'il employerait lui coûte
raient moins. Les droits du Roi augmenteraient
parce qu'il y aurait plus d'objets fur quoi les im-
pofer ; ce qui ferait perdu fur la fortie des navires
armés pour la côte de Guinée, ferait amplement
compenfé par les tributs que l'on retirerait de la
richeffe induftrieufe de la Colonie. Les Négo-
cians de la Métropole en laiffant les Colons man
quer de forces, en vendant trop cher ce qu'ils
leur en procurent, fe privent d'un avantage réel
pour courir après une ombre. Les Prépofés du
commerce & de l'adminiftration publique , fem-
blent vouloir fe racheter des pertes que caufe
leur indolence, par l'avarice & les prohibitions ;
mais on ne peut trop le répéter , tel eft l'effet de
l'injuftice, qu'elle ne remplit pas même les vues
de ceux qui l'exercent.
En ne négligeant aucun des moyens que nous
venons de propofer, l'Etat gagnerait moins par
les Sujets qu'il entretiendrait à Saint - Domingue
fans aucuns frais, que par la population qn'il fe
procurerait au-dedans du Royaume. Le furcroît
de culture & de travaux qu'il faudrait pour entre
tenir cette Reine des Colonies de l'Archipel Amé-
riquain, augmenterait la force & la richeffe natio
nale; les manufactures d'Europe & d'Afie trouve-
326 C O N S I D É R A T I O N S
raient dans cette Colonie un débouché dont la
France profiterait feule ; les Empires qui n'ont point
de poffeffions en Amérique, lui paieraient un grand
tribut ; enfin on verrait redoubler l'activité de tous
les habitans du Royaume , & le mouvement rapide
de la circulation augmenterait à mefure que la cul
ture des côtes de Saint - Domingue, qui n'eft
pas encore à fon terme, en approcherait de plus
en plus.
Mais tous ces moyens qui ne fe rapportent
qu'au commerce extérieur de la Colonie, & à la
valeur de fon produit deviendraient impuiffans,
fi dans fon intérieur, on ne voyait regner qu'une
légiflation deftru&ive, qu'une anarchie plus cruelle
que le defpotifme même, en un mot, qu'un dé
tordre affreux. Plus une plante chérie a fait d'ef
forts pour étendre fes rameaux , & plus elle
porte de fruits , plus elle eft promptement de-
truite quand un ver ennemi la pique dans fa ra
cine.
La perfectibilité du gouvernement intérieur eft
le plus effentiel de tous les moyens qui doivent
affurer à la Métropole les avantages que peut lui
procurer la Colonie de Saint-Domingue. L'agri
culture & le commerce ne peuvent réuffir que
par une adminiftration modérée, qui maintienne
la tranquillité au - dedans de la Colonie, &
S U R LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 327
porte les combats au-dehors pour les détourner
loin d'elle : la feconde Partie de cet ouvrage fera
vo i r que le Gouvernement actuel eft éloigné de
c e but ; elle eft deftinée à tracer les voies qui
doivent l'y faire atteindre.
FIN du premier Volume.
C O N S I D É R A T I O N S
SUR L ' È T A T PRÉSENT
DE LA COLONIE FRANÇAISE
D E S A I N T - D O M I N G U E ,