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Ces Messieurs du Havre. Negociants, commissionnaireset armateurs de 1680 a 1830.
Edouard Delobette
To cite this version:Edouard Delobette. Ces Messieurs du Havre. Negociants, commissionnaires et armateurs de 1680 a1830.. Histoire. Universit de Caen, 2005. Franais.
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UNIVERSITE DE CAEN/BASSE-NORMANDIE.
U.F.R. dHISTOIRE.
ECOLE DOCTORALE LITTERATURES, CULTURES et SCIENCES SOCIALES.
DOCTORAT de lUNIVERSITE de CAEN.
Filire doctorale : Histoire et Civilisations.
Spcialit : Histoire des mondes modernes. Histoire du monde
contemporain (Arrt du 25 avril 2002).
CES MESSIEURS DU HAVRE . NEGOCIANTS,
COMMISSIONNAIRES et ARMATEURS de 1680 1830.
Edouard DELOBETTE.
Thse de doctorat de IIIe cycle prpare sous la direction de Monsieur le Professeur Andr ZYSBERG, soutenue lUniversit de Caen le samedi 26 novembre 2005 14 heures.
2
Lavenir est au silence et la lenteur.
Denis de Rougemont.
3
SOMMAIRE
VOLUME 1
Pages SOMMAIRE 2
AVANT-PROPOS 6
INTRODUCTION 8
ANALYSE des SOURCES et METHODOLOGIE 17
SOURCES MANUSCRITES et IMPRIMEES 41
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES 66
1.LE POSITIONNEMENT DU NEGOCE DANS LE SYSTEME ATLANTIQUE
Pages
1.1.NEGOCE, CAPITALISME MERCANTILE ET ECONOMIE-MONDE 106
1.1.1.LEspace, le centre, les priphries 106
1.1.2.La fonction capitaliste du grand commerce 111
1.1.3.Les grandes phases du Systme atlantique franais 129
1.2.UN MILIEU DAFFAIRE TRES EUROCENTRE 138
1.2.1.Laire commerciale havraise : une tude de cas 138
1.2.2.Des marchs hirarchiss et densment relis 149
1.2.3.Un ple marchand international 171
1.3.LES PERIPHERIES DU SYSTEME ATLANTIQUE ASSUJETTIES 229 A LA DIVISION INTERNATIONALE DU TRAVAIL
1.3.1.Le ngociant amnage lespace 229
1.3.2.Marges ignores, marges convoites 268
1.3.3.Typologie de laire atlantique 273
4
2.OBSERVER, ANALYSER, RECOMPOSER LES TRAFICS (1680-1720)
Pages
2.1.TRAFICS MARCHANDS ET GUERRES MARITIMES A LA FIN DU REGNE DE LOUIS XIV 307
2.1.1.Etat des lieux de la flotte marchande 307
2.1.2.Les armements en course 313
2.1.3.Le commerce de guerre 341
VOLUME 2 2.2.LE COMMERCE A MONOPOLE AU HAVRE 355
2.2.1.Les compagnies privilgies de la fin du XVIIe sicle 355
2.2.2.Les effets du Mirage espagnol 366
2.2.3.Faire le lit du ngoce : de la Compagnie Royale du Sngal la Compagnie des Indes 387
2.3.LA REMISE EN CAUSE DES TRAFICS SECULAIRES 409
2.3.1.Les mutations dcisives du secteur terreneuvier 409
2.3.2.Le cabotage interprovincial de redistribution 440
2.3.3.Les riches heures du trafic marseillais et ibrique 450
3. LAMERICANISATION DU GRAND COMMERCE (1720-1792)
Pages
3.1.LE RECENTRAGE DES AFFAIRES SUR LE DOMAINE DOCCIDENT 501
3.1.1.Le temps de lexprimentation 501
3.1.2.Le lent dmarrage des armements ngriers 513
3.1.3.Une stratgie de coordination : la Droiture 535
3.2.LEXPANSION COMMERCIALE ATLANTIQUE 562
3.2.1.Laffirmation des nouvelles concurrences 562
3.2.2.Les voies de lexpansion 594
3.3.DE LAPOGEE NEGRIER A LEFFONDREMENT DES ECHANGES 651
3.3.1.Comprendre lapoge ngrier 651
3.3.2.Les marchs priphriques de la traite ngrire 694
3.3.3. Je dsirerois tre fabricant de rubans 711
5
VOLUME 3
4.DES FRENCH WARS A LA RECONQUTE DES MARCHES (1793-1830)
Pages
4.1.LE NEGOCE ET LES FRENCH WARS 736
4.1.1. Business as usual 736
4.1.2.Le commerce alatoire 777
4.2.LAPORIE DES ECHANGES 805
4.2.1.La restauration manque du Systme atlantique 805
4.2.2. Ne faites rien avec lAngleterre 849
4.3.CREATIVITE NEGOCIANTE CONTRE VIEUX DEMONS 888
4.3.1.Le retour des mirages antillais 888
4.3.2.Les nouvelles aires commerciales 972
4.3.3.Le bilan de 1830 1026
VOLUME 4
5.SIMPOSER DANS LE SYSTEME ATLANTIQUE
Pages
5.1.SETABLIR EN SON COMPTOIR 1043
5.1.1.Le comptoir 1043
5.1.2.Les structures de la maison de commerce 1068
5.1.3.La question du crdit bancaire 1119
5.2.PENSER UNE STRATEGIE DE FILIERE 1164
5.2.1.Lacquisition dinformation 1164
5.2.2.Les modes opratoires de base 1199
5.2.3.Les extensions sectorielles possibles 1273
6
VOLUME 5 Pages
5.3.MATRISER LES MARCHES ATLANTIQUES 1348
5.3.1.Penser lexpdition 1348
5.3.2.Les transactions 1403
5.3.3.Les stratgies de rsilience commerciale 1512
VOLUME 6
6.NEGOCIANTS, TERRITOIRES ET SOCIETES
Pages
6.1.DYNAMIQUE CAPITALISTE ET STRUCTURE SOCIALE 1649
6.1.1.La machine fabriquer le crdit 1649
6.1.2.Radioscopie du milieu ngociant 1755
6.1.3.Les structures sociales 1813
VOLUME 7
6.2.NEGOCES ET POUVOIRS 1901
6.2.1.Le contrle socio-conomique local 1901
6.2.2.Structures et objectifs de la reprsentation ngociante 1976
6.2.3.Laction politique, extension de llvation socio-conomique ? 2033
VOLUME 8 CONCLUSION 2218
LISTE DES FIGURES 2241
LISTE DES TABLEAUX 2246
DOCUMENTS ANNEXES 2253
INDEX 2483
7
AVANT-PROPOS
Il mest trs agrable de dresser ici linventaire du Grand Livre des dettes dont ce
travail dhistoire conomique et sociale consacr au ngoce havrais est dabord et avant tout
redevable1. Jexprime en premier ma reconnaissance envers Madame de Coninck et Messieurs
Westphalen-Lematre et Lefvre-Toussaint du Havre qui mont gracieusement autoris la
consultation de leurs archives familiales. Je remercie trs chaleureusement Monsieur Alain de
Mzerac actuel propritaire du chteau de Canon-Mzidon, lun des descendant du
philanthrope Elie de Beaumont, lavocat du malheureux pre Calas, pour mavoir accord
lautorisation de consulter dans ce site exceptionnel le Grand-Livre du ngociant Michel-
Joseph Dubocage de Blville, Monsieur Jacques Gurout descendant du ngociant Jean
Marc Belot du Havre et Monsieur Alain Rivier de Corseaux en Suisse, descendant du
ngociant Jean Thodore Rivier. Ma reconnaissance sadresse galement Messieurs Nicolas
Stettler des Archives conomiques suisses de Ble, Alphonse Henry et Antoine Wasserfallen
de lAmerican Bevaix Center de Bevaix en Suisse o sont conserves les archives Borel
frres, Monsieur Aimery Caron, consul de France sur lle de Saint-Thomas pour mavoir fait
parvenir de prcieuses informations sur les armateurs de cette le impliqus dans la traite
ngrire illgale au XIXe sicle. Il serait dune noire ingratitude de ne pas tmoigner ici du
soutien permanent apport par Monsieur le pasteur Denis Vatinel du Consistoire de Royan,
reconnu unanimement comme lminent spcialiste du Protestantisme de Normandie. Je lui
dois les trs nombreuses informations prsentes dans le texte sur les ngociants rforms du
Havre.
Je tiens exprimer aussi ma gratitude envers linlassable patience de ma famille, de
Messieurs Claude Briot, prsident du Centre Havrais de Recherche Historique2 et Lan,
conservateur en chef de la Bibliothque municipale de Dieppe, les nombreux conservateurs
des dpts darchives trangres, des Archives Dpartementales de la Seine-Maritime, des
Archives municipales, des Bibliothques municipale et universitaire du Havre, tout
particulirement Madame Delphine Salmon charge du Prt-inter-bibliothques. Madame
Baglione conservatrice des collections du Museum dHistoire naturelle du Havre, Madame la
1 Le titre reprend lexpression de Franoise Doray Ces messieurs du Havre employe dans Les Havrais, la mer, la terre la veille de la crise rvolutionnaire , in Annales de Normandie, mars 1989, n 1, p. 37-48.
8
Directrice des Archives Dpartementales du Morbihan qui a accept la ralisation des
microfilms successifs dune partie du fonds Delaye-Lamaignre. Je tiens les remercier de
leur contribution ce travail en ayant toujours tenu satisfaire mes multiples exigences de
chercheur. Jassure galement Monsieur Raymond Dartevelle, directeur de la Fondation pour
lHistoire de la Haute Banque de Paris, de ma dette envers lui pour mavoir libralement
facilit lavance des recherches parmi les archives bancaires de la Fondation. Je tiens
mentionner les grandes comptences gnalogiques et historiques de Madame et Monsieur
Rossignol, Messieurs E. Bolle et P. Baudrier de lassociation Gnalogie et Histoire de la
Carabe, ainsi que les interventions salutaires de Monsieur Philippe Lucas de lAcadmie de
Rouen pour dterminer les choix de logiciels et maintenir en tat lindispensable outil
informatique.
La liste des nombreuses autres personnes croises dans cette aventure serait trop longue
exposer ici mais je tiens leur exprimer combien les changes se sont rvls fructueux, notamment
avec Herv Chabannes, Nzenga Sebinwa, Eric Tuncq et Xavier Le Bodo dont je les remercie davoir
accept de me laisser consulter leurs travaux. Je remercie tout particulirement Madame Sylvia
Marzagalli, Messieurs Pierre Ardaillou, Jacques Bottin, Paul Butel, Philippe Manneville, Didier Poton,
Eric Saunier, Eric Wauters davoir pris le temps de mcouter et de me prodiguer leurs conseils et
encouragements. Je voudrais enfin macquitter de ce devoir en prsentant ma reconnaissance
Monsieur le professeur Michel Zylberberg de stre intress aux progrs de mes recherches ainsi qu
Monsieur Werner Marzi professeur honoraire dHistoire Moderne et de philologie de lUniversit
Johannes Gutenberg de Mayence pour son aide et ses remarques sur les correspondances ngociantes
havraises du XVIIIe sicle rdiges en Allemand. Jexprime maintenant Monsieur le professeur
Andr Zysberg toute ma gratitude pour avoir constamment veill bon sauvement sur
lavancement de la thse. Ses conseils comme sa confiance se sont toujours avrs un constant
encouragement faire aboutir lentreprise jusqu son terme.
2 On renvoie propos du CHRH et de ses constants efforts pour diffuser linformation historique locale au Havre aux remarques de G. Thuillier et J. Tulard, Les coles historiques, Paris, PUF, 1993, 2e d., p. 99-102.
9
INTRODUCTION
Tante Alexis : -Dalton, quel est le secret dun grand scnario ? Dalton Trumbo (scnariste Hollywood) : -Cest trs simple, Lex. 3 actes.
Premier acte, faire grimper un mec dans un arbre ; deuxime acte, le menacer en brandissant un bton ; troisime acte, le faire redescendre.
Jay Mac Inerney, La fin de tout.
Les milieux ngociants des ports de mer de lAncien Rgime provoquent toujours
autant la fascination comme linterrogation : aventuriers invtrs ou rigoureux dcideurs,
joueurs ou scrupuleux manieurs dargent, crateurs de dynasties mercantiles annonant la
bourgeoisie triomphante du XIXe sicle. Le ngoce havrais surprend autant par sa rapide
ascension socio-conomique que par la vigueur de son renouvellement. On ne peut qutre
saisi par son tonnante facult dadaptation aux alas conomiques ou politiques, par
lmancipation russie du milieu ngociant depuis la puissante attraction conomique
rouennaise, sa capacit saisir en un sicle les nouveaux trafics depuis lapoge de la pche
terreneuvire lessor des importations cotonnires sans oublier entretemps la longue phase
du Commerce colonial atlantique.
Lexistence dune solide tradition historiographique franaise consacre au grand
Commerce maritime du XVIIIe sicle reprsente la fois une chance et un atout pour
entreprendre ltude du milieu ngociant havrais. Son approche en a t rendue plus aise par
la lecture de grands travaux pionniers portant sur dautres milieux daffaires portuaires. On
pense ainsi aux ngociants ngriers nantais mthodiquement abords par Jean Meyer puis
plus rcemment par Olivier Ptr-Grenouilleau3, aux puissants rseaux internationaux des 3 Cf, O. Ptr-Grenouilleau, LArgent de la traite, Paris, Aubier, 1996, p. 390. Lauteur distingue trois phases, lune marque par la logique conomique du nouveau ngociant tabli Nantes devant apparatre entreprenant pour russir, ltape suivante entend montrer un ngoce plus timor, attach la prservation de ses acquis, de sa
10
commissionnaires et armateurs bordelais analyss par Paul Butel, la percutante enqute des
milieux daffaires marseillais mene par Charles Carrire ou bien encore la passionnante
analyse des remarquables trajectoires du clan Le Couteulx dcrite par Michel Zylberberg.
Comment rester indiffrent la magistrale dmonstration dAndr Lespagnol sur les causes
de lvasion sociale des lites du ngoce malouin aprs domin de manire indiscutable
les communauts marchandes des ports du royaume ? En sloignant du milieu maritime, nul
nignore que la question trs sensible de la traite ngrire alimente en Europe une
enrichissante rflexion intellectuelle dans divers domaines depuis le XIXe sicle4. On peut
aussi mesurer indirectement la progression compare des croissances conomiques franaises
et anglaises la lueur du ngoce du Havre5.
Ce qui importe maintenant, cest de raconter sans passion ni parti pris lhistoire de
llvation socio-conomique de 1680 1830 du milieu daffaire mercantile havrais
essentiellement compos de ngociants, darmateurs et de commissionnaires, autrement dit
les Messieurs du Havre selon lexpression de Franoise Doray6. On ne souhaite pas crire
ici lhistoire du ngoce havrais btie dans une approche tlologique, cest dire en fonction
de ses dnouements, ni sur un rcit construit partir de schmas thoriques mais au contraire
en grande partie sur le cheminement individuel ou collectif de ngociants attirs par ambition
ou par ncessit vers llvation socio-conomique. Plac de ce fait la croise des
problmatiques dhistoire maritime7, il faut sinterroger sur les lments qui prsident la
position sociale, de son influence. La dernire montre un ngoce pouss sadapter, multiplier les types de capitaux socio-conomiques pour gravir les marches de llvation sociale. En revanche, les aspects conomiques du ngoce nantais bien connus par les remarquables travaux de Jean Meyer sont occults de cette progression qui nest de ce fait pas transposable au cas havrais o tout reste faire propos des techniques mercantiles. 4 La traite ngrire imprime tellement sa marque dans le subconscient collectif europen quelle est voque lors des deux sicles suivants en littrature par plusieurs auteurs dont Mrime, Hugo, par Grieg et Ibsen dans Peer Gynt mais aussi par Jacques Rossi, un rescap franais du Goulag, qui tablit lui-mme cette analogie avec les conditions de transports de Zeks vers les camps des les de la mer Blanche (Solovki et autres), cf J. Rossi, Manuel du Goulag, Paris, d. Le Cherche-midi, 1997, p. 269. 5 Voir le compte-rendu critique dA. Lemnorel sur les travaux de Franois Crouzet in Le paradoxe franco-britannique (XVIIe-XXe sicles) in LInformation historique, XLIX, n 5, 1987, p. 197-199, rappelant le rle marginal des exportations dans la croissance conomique anglaise au moins jusquaux annes 1780. 6 Cf, F. Doray, Les Havrais, la mer, la terre la veille de la crise rvolutionnaire , in Annales de Normandie, mars 1989, n 1, p. 37-48. 7 Cf, par exemple la rflexion dA. Cabantous in Les Citoyens du Large, Paris, Aubier, 1995, p. 13-28 sur lidentit maritime ainsi que ses grandes rserves sur un repli frileux de lhistoriographie vers lHistoire navale. Larchologie navale havraise a aussi de beaux jours devant elle avec par exemple laffaire du vaisseau neuf le Rouen de la Compagnie dOrient coul suite une malveillance en 1669 entre la pointe des Neiges et la pointe du Hoc avec sa cargaison et son armement la veille de son voyage inaugural pour la Perse. J. Peter, Le port et larsenal du Havre sous Louis XIV, Paris, Economica, 1995, p. 73, la construction du Rouen dbute au Havre en 1665 par Thomas Esnault pour la Compagnie dOrient. Les installations et les deux vaisseaux en chantier de cette Compagnie sont rachets par lEtat en 1668 qui en fait achever la construction. Il sagit dun vaisseau de 3e rang de 850 tx, de 52 canons, mont par un quipage de 280 hommes, command par le capitaine Le Magnou.
11
dynamique sociale du ngoce du Havre au cours du XVIIIe sicle8. Ce mouvement a lui-
mme pour cadre immdiat un port qui a connu, depuis sa fondation en 1517, une mutation
fondamentale de ses activits par labandon progressif de sa fonction navale au profit du
grand commerce maritime. Une abondante historiographie souligne dailleurs toute
loriginalit du cas havrais rgulirement redcouvert au cours dapproches successives9.
Ds lAncien Rgime, le destin conomique exceptionnel de la bourgeoisie ngociante
du Havre ne se discute plus10. La mme tendance se prolonge tant chez A.E. Borly que dans
les tudes dAlphonse Martin. Cest avec Philippe Barrey que lon soriente au cours des
annes 1920 vers les questions conomiques touchant principalement au ngoce en raison de
la puissante prosprit portuaire inconnue jusqualors dans lhistoire havraise. On peut ensuite
y adjoindre les travaux de lEcole coloniale du Havre dirige par Thodore Ngre11, ainsi que
les articles rigoureux du petit cnacle de passionns dconomie portuaire et maritime
constitu juste aprs la Libration au sein de la revue la Porte ocane. Les progrs de
lHistoire quantitative incitent enfin Pierre Dardel produire une somme statistique ingale
sur les conomies portuaires de Rouen et du Havre au XVIIIe sicle. Mais lexception des
recherches assez avances de Robert Richard, il restait entreprendre une tude en
profondeur du milieu ngociant12.
Le milieu daffaire havrais doit ncessairement matriser tout les lments
indispensables son lvation, le ngoce tant gnralement considr comme un tat
8 Cf, O. Ptr-Grenouilleau, Introduction in Outre-mers. Revue dHistoire, SFHOM, 2eme sem. 2002, p. 9, Jusquici on sest trs peu demand qui taient les ngriers, pourquoi ils avaient investi dans la traite, et en quoi la traite avait pu contribuer orienter leur vie, dun point de vue conomique, politique, culturel et aussi social. 9 Quest-ce que dcouvrir ? sinterroge Nietzsche dans Humain, trop humain, Ce nest pas dapercevoir le premier quelque chose de nouveau, mais de voir, comme dun il neuf, la vieille chose depuis longtemps connue, que tout le monde a dj vu sans la voir, qui distingue les esprits vraiment originaux. Le premier inventeur est communment ce trs banal et inepte fantasque, le hasard. , cit par J. Malaurie, Lalle des Baleines, Paris, Mille et une nuits d., 2003. 10 Fr. Le Vziel, Origine de la Ville du Havre de Grce recherche de diffrents auteurs curieux et recueillis par Franois Le Vziel ancien bourgeois natif de la ville, Le Havre, mss, 1733-1734 et J. O. Pleuvri (abb), Histoire, antiquits et description de la ville et du port de Hvre de Grce, 2e d., Paris, 1769 et ADSM, BIB 7. A.E Borly, Histoire de la ville du Havre, 2 vol. Le Havre, Lepelletier, 1880-1881, rd. Bruxelles, 1976, 5 vol. AMLH, fds. Rv., GG 542, hommage de labb Pleuvri de la part de la municipalit du Havre pour la publication de son Histoire du Havre en 1765. Sur lhistoire urbaine et portuaire voir la synthse dA. Corvisier et alii, Histoire du Havre et de lestuaire de la Seine, Toulouse, 2e d., 1987. 11 Cf, A. Nicollet, Thodore Ngre (1899-1994) : un esprit novateur dans lenseignement technique au Havre in Cahiers Havrais de Recherche Historique, n 54, 1995, p. 71-90. 12 Cf, A. Vigari, Le Havre et le modle des ports de marchs in E. Wauters (dir.), Les ports normands : un modle ? actes coll. Rouen-Le Havre, 1998, Rouen PU, 1999, p. 43, suggre par exemple la ncessit dune tude de la bourgeoisie portuaire havraise propos de son environnement socio-conomique au cours du second XIXeme sicle, sur lorigine des fortunes patriciennes, sur les activits par branches, sur lcoulement des profits, sur les interventions politiques des grandes figures bourgeoises, car elles ont pris des rles actifs dans
12
ncesairement transitoire car trop instable. Ladaptation est toute aussi imprative au
ngociant pour ne pas disparatre. La problmatique doit alors ncessairement prsenter les
grandes interrogations lies cette volution. Le dcor plant a bien sr pour cadre
gographique les rivages et routes ocaniques de la trilogie Europe-Afrique-Amrique du
Systme-monde propre au XVIIIe sicle. Mais le ngociant met aussi en relation avec cet
espace maritime les rgions de production et de consommation des arrire-pays ou
hinterlands europens. Il parat alors judicieux de se demander, au sicle des explorations
ocaniques et des rivalits coloniales13, des crises politiques ou des rvolutions des peuples, si
le cadre gographique des oprations mercantiles du ngoce havrais connat des priodes de
recomposition des trafics et des routes commerciales.
Les motifs qui poussent des ngociants rgnicoles ou trangers stablir au Havre
suscitent galement un intressant faisceau de questions. Affirmer que le gain, le profit
constituent le but premier du ngoce est un truisme. Pourtant nexistetil pas dautres
motivations plus profondes, plus ambitieuses qui prsident aussi ltablissement marchand ?
Lexemple de laccession du ngociant roturier au second ordre par lacquisition dune charge
anoblissante pourrait tout autant passer pour un puissant levier dincitation russir en
affaires. Il serait tout aussi intressant de sinterroger sur lexistence prcoce parmi les
familles du ngoce de valeurs morales propres la bourgeoisie du XIXe sicle telles que le
travail, lpargne, la famille, linstruction. Le rve dlvation sociale du ngoce est facilit
dans sa concrtisation au XVIIIe sicle par laffirmation du grand commerce colonial, ce que
les historiens anglo-saxons appellent le Systme atlantique. Cest aussi lintrieur de ce
cadre quil convient de caractriser comment se ralise lvolution du ngoce par sa finalit,
ses modalits et ses techniques.
Les modalits ncessitent tout autant un examen approfondi des mentalits
ngociantes sur des questions aussi diverses que la proprit, la libre-entreprise, les structures
du grand commerce atlantique, les capacits dadaptation et de raction face aux mutations
des techniques mercantiles. Le progrs des nations, qui repose gnralement sur la
ladministration, la gestion du port et de la ville ; elles ont particip comme lus la politique nationale, lorientation des lgislations conomiques... 13 Le cardinal de Richelieu est lauteur de la formule suivante bien connue : Il faut avoir des forces de mer proportionnes limportance du trafic qui sentreprend dans le royaume [] mais ce nest pas lutilit seule qui lexige quoique ce motif devrait tre suffisant : la sret de Sa Majest et la rputation de sa couronne lexigent . Cf, J.P. Le Flem, L'impact de l'extrme-Occident sur les conomies europennes l'poque Moderne in L'extrme-Occident, actes coll. Paris-Sorbonne, 1988, Paris, PUPS, 1989, p. 53-63, rapide bilan des nombreux effets provoqus par la dcouverte puis lexploitation des Amriques aux XVIe et XVIIe sicles. E. Taillemite et D. Lieppe (dir.), La perce de l'Europe sur les ocans vers 1690-vers 1790, actes coll. de la
13
coexistence entre la force et le ngoce lpoque Moderne, confronte invitablement le
doux commerce lEtat. Cest pourquoi il faut sinterroger sur leurs relations
ambivalentes au Havre. Enfin les monographies sur les milieux daffaires portuaires
soulignent les difficults dtablissement croissantes des hommes nouveaux du ngoce dans
les dcennies prcdant la Rvolution franaise. Comment dans ce cas voluent les stratgies
de consolidation des acquis et de reprsentation des intrts de ce milieu daffaire ? On
conoit aisment que mettre en ordre la dense et riche problmatique lie au ngoce havrais
saccompagne de la mise en uvre dun plan inhabituel quil convient de justifier,
commencer par les bornes chronologiques du sujet.
Le choix des dates extrmes de ltude peut surprendre : en quoi la dcennie 1680
semble-telle plus pertinente comme point douverture ? Pourquoi en effet avoir nglig ici
les annes antrieures du ministriat de Colbert pourtant rputes comme propices lessor
des ngoces portuaires ? La rponse est simple : tant que le Nord , cest--dire Colbert,
reste la tte du Contrle gnral des Finances, le ngoce havrais ne veut pas sortir du rle
conomique quil sest assign. Il tient absolument se dmarquer le plus nettement possible
des projets mercantilistes contraignants dans lesquels le pouvoir monarchique entend
lemployer. Faute de perspective dvolution intressante, les armateurs Terre-Neuve ou au
grand cabotage se contentent tout au plus dencaisser les primes dincitation aux armements
alloues par lEtat. Les faillites successives des compagnies de commerce monopole et
privilges confortent dailleurs les ngociants havrais dans leur stratgie de grande prudence
vis--vis du colbertisme. Il faut donc sinterroger sur les conditions du rveil ngociant,
sur les conditions densaisissement des nouveaux profits par le ngoce lors du pivot du
rgne 14, cest--dire le dclenchement des guerres de la fin du rgne de Louis XIV lorsque
se confirme lirrsistible basculement gnral des ples conomiques traditionnels europens
en faveur des deux puissances maritimes montantes 15.
Commission de documentation d'Histoire de la Marine, PUPS, Paris 1997, Revue d'Histoire Maritime, oct. 1997, n spcial. 14 Cf, J. Meyer, Histoire du Sucre, Paris, 1989, p. 123, sans voquer au passage le rveil de lactivit conomique europenne en Asie partir de 1680, cette baisse condamne le systme des engags au profit de la massification croissante de la traite ngrire partir de 1680. Lpoque des grands ports proto-ngriers (La Rochelle, Dieppe) sachve au profit de nouveaux ports plus riches en capitaux et en entrepreneurs dynamiques comme Nantes. O. Ptr-Grenouilleau, Les Ngoces maritimes franais, Paris, Belin, 1997, p. 31. 15 Cf, par ex. G. Frche, Les prix des grains, des vins et des lgumes Toulouse, (1486-1868), Paris, 1967, graph. plurisculaire du prix du bl Toulouse de 1486 1849, la dcennie 1680-1690 marque le rveil de la conjoncture sculaire de hausse des prix marque de 1690 1750 avec une srie daccidents des prix hsitants entre hausse et baisse suvis dune croissance plus nettement oriente la hausse mais tout aussi heurte de 1750 1817. R. Romano, Conjonctures opposes. La crise au XVIIe sicle en Europe et en Amrique latine, Genve, Droz, 1992, p. 160-161, souligne la chute des centres conomiques europens traditionnels face la monte de deux nouvelles puissances maritimes au XVIIe sicle : la Hollande puis lAngleterre.
14
Il faut galement admettre que la date terminale de 1793, lgitimement retenue comme
le terminus habituel des tudes consacres aux ngoces portuaires de lAncien Rgime, laisse
sur sa faim ou tout au moins soulve divers problmes sans apporter de vritable rponse.
Cest en effet prendre le risque dignorer toute la richesse des problmatiques mercantiles
lies la longue conjoncture de la transition rvolutionnaire, puis impriale. A lheure o les
entreprises familiales connaissent une rhabilitation aussi rapide quaccentue dans de
nombreux pays industrialiss, il serait dommage de ne pas se rfrer aux structures juridiques
des entreprises base familiale ou socitale de lre prindustrielles16. Mais surtout, peut-ton
rester insensible dans le long terme sculaire sur les effets socio-conomiques de
lenrichissement ngociant : en citant bon compte Andr Lespagnol, quelle vasion
sociale envisagent les dynasties ngociantes havraises ? Enfin le rle ngociant international
du Havre se modifie au cours des annes 1830 comme le rappellent plusieurs travaux de
rfrence. Le grand port normand reconvertit, notamment partir de la crise de 1826-1832 et
du vote des lois sur le transit en France, la nature de ses changes avec le passage du
commerce colonial traditionnel dominant au commerce dintermdiaire entre lintrieur du
continent europen et les pays doutre-mer17. Il semble donc plus pertinent de retenir lanne
1830 comme terme, afin dtablir un bilan gnral de la question, ne serait-ce que pour
conserver une chelle chronologique justifie par le contexte de transition conomique18, mais
aussi par la disparition des derniers ngociants-armateurs issus de lAncien Rgime19.
Le traitement du sujet ne saurait se contenter dune simple dmarche chronologique
qui rendrait la dmonstration trop illisible donc inefficace. Le plan de type mergence-
essor-mutations du ngoce, apparat tout aussi inadapt dans le cas havrais en raison de la
grande diversit des expriences mercantiles successivement tentes en rponse aux
16 M. Bauer, Les patrons de PME entre le pouvoir, lentreprise et la famille, Paris, Interditions d., 1993, distingue trois dimensions dans la prise de dcision entrepreneuriale : la dimension conomique axe sur lefficacit, la dimension politique tourne vers le pouvoir et la dimension familiale centre sur la prennisation de la direction de lentreprise. J.-Cl. Daumas (d.), Le capitalisme familial : logiques et trajectoires, actes coll. Besanon, 17 janv. 2002, PU Franche-Comt, 2004, en rvisant les strotypes dhistoriens conomistes anglo-saxons tel David S. Landes affirmant que le stade du capitalisme familial rput conservateur et inefficace est dfinitivement rvolu, les tudes prsentes montrent bien au contraire les tonnantes capacits dinnovation de plusieurs firmes familiales du XXe sicle comme la firme Beghin ainsi que la volont de leurs dirigeants dinscrire la gestion de lentreprise familiale dans la dure. 17 Cf, M. Lvy-Leboyer, Les banques europennes et l' industrialisation internationale dans la premire moiti du XIXe sicle, Paris, PUF, 1964, p. 268 et B. Veyrassat, Rseaux daffaires internationaux, migrations et exportations en Amrique latine au XIXe sicle. Le commerce suisse aux Amriques, Genve, Droz, 1994, p. 15. 18 En histoire conomique, la priode 1815-1830 reprsente une charnire retenue par les conomistes du passage vers lindustrialisation de lEurope : deux exemples une vingtaine dannes de distance : M. Flamant et J. Singer-Kerel, Crises et rcessions conomiques, Paris, PUF, 1970. A. Maddison, Explaining the economic performance of nations 1820-1989 in W. Baumol (ed.), Convergence of productivity : cross national studies and historical evidences, New-York, Oxford UP, 1994. 19 Cf, A. Mayer, La persistance de l'Ancien Rgime, l'Europe de 1848 la Grande Guerre, Paris, Flammarion, 1990, dfend le thme de la persistance de lAncien Rgime socio-conomique jusquen 1914.
15
diffrentes mutations conomiques infra-sculaires survenues pendant la priode considre.
Le dfaut de ce type de plan a dailleurs dj t soulign par Charles Carrire propos du
ngoce marseillais puisque celui-ci a prfr constamment coudre, pour ne pas dire souder, le
qualitatif avec le quantitatif au moyen du fil conducteur. Il parat donc souhaitable de
souligner lensemble des phnomnes lis lvolution du milieu ngociant selon trois axes
principaux obissant une dmarche plus narrativiste que nomologique sans ngliger
toutefois les structures ni ngliger lapproche de lespace chez les ngociants20.
Le plan divis en trois grands ensembles prsente en premire partie la conjoncture
propre lvolution du ngoce suivie en deuxime partie de lanalyse de ses structures
mercantiles avant daborder en dernire partie les pratiques socioculturelles que les
ngociants se doivent de matriser tout au long de leur lvation sociale. Toute histoire se
droule dans un cadre bien dlimit et le milieu ngociant nchappe pas la rgle. Comme
dans dautres ports franais, divers indicateurs soulignent avec vidence lenracinement
progressif du milieu portuaire havrais dans le Systme atlantique, cest--dire un systme
international de production et dchanges maritimes centr sur les ples conomiques
europens. De ces relations mercantiles, le ngoce doit tisser puis largir avec les arrires-
pays des rseaux complexes de trafics qui aboutissent la formation daires marchandes
hirarchises en strates depuis lenvironnement provincial jusquau niveau europen. A
lautre extrmit de la chane, il faut galement sinterroger sur la manire dont les Havrais
tentent dassujettir leur profit les marchs coloniaux.
De tout temps, le ngociant qui dsire faire sa place au soleil sappuie sur les qualits
personnelles suivantes : rigueur, persvrance, professionnalisme et habilet. Cest au sein du
comptoir quil peut donner toute la mesure de ses talents dhomme daffaires, de meneur
dhommes et dorganisateur habile. Selon lambition ainsi que les moyens dont on dispose
pour parvenir ses fins, chaque ngociant adapte avec souplesse la structure juridique de son
entreprise pour mener bien ses oprations. Les autres difficults rsoudre dans le cas du
ngoce du Havre portent sur la question du capital, de linformation, de la recherche de
20 Cf, P. Ricoeur, Temps et rcit, 3 vol. I, Paris, Seuil, 1983, p. 217-310, pointant la crise du modle explicatif nomologique la base de la dispersion logique de lexplication historique, Paul Ricoeur soutient dans sa dfinition de lintrigue que le rcit est devenu lobjet dune rvaluation qui a port essentiellement sur ses ressources en intelligibilit. . Tout en reconnaissant la place prpondrante laisse au rcit dans luvre pionnire de Paul Veyne, Paul Ricoeur sinterroge sur le devenir de ce type de dmarche lorsquelle cesse dtre vnementielle (sagit-il ds lors dhistoire structurelle ? dhistoire comparative ?). Sur la dimension de lespace, notamment urbain, J.-L. Fray et C. Prol (ds.), Lhistorien en qute despaces, Clermont-Ferrand PU, 2004.
16
nouveaux secteurs de dveloppement ainsi que la matrise des moyens de paiement, les
stratgies de repli en priode difficile21.
La mobilisation des capitaux, des marchs et des techniques par le ngoce obit bien
sr un but prcis solidement chevill dans le cur de chaque ngociant : celui de
laccumulation capitaliste jointe llvation sociale. Chaque comptoir de ngoce abrite une
entreprise humaine dont la finalit la plus profonde nest pas tant de se livrer uniquement aux
indispensables transactions mercantiles entre marchs mais beaucoup plus srement devenir
grce aux changes une machine fabriquer le crdit . Les rouages financiers de cette
fragile mcanique produisent le profit mercantile du ngoce dont il reste analyser les
ralisations patrimoniales. La question de laccumulation du capital propre lascension
sociale est dautant plus prononce que les chefs qui dirigent les comptoirs sont habiles et
audacieux do la prsence dune hirarchie non systmatique des comptences et de ce fait
des fortunes.
Foncirement libral et individualiste dans ses reprsentations mentales, le ngociant
pratique au sein de son milieu des rites sociaux de plus en plus complexes, au gr de la
reconnaissance conomique ambigu du ngoce maritime par le reste de la socit franaise
du XVIIIe sicle. La hirarchie ngociante stablit par un processus de filtration de ses
nouveaux lments avant leur insertion dans la haute socit locale. De nouvelles pratiques
socioculturelles propres au ngoce, notamment les codes de reconnaissances entre lites,
mergent corrlativement aux traditions locales. Conscient dune ncessaire protection
collective de ses intrts, comment le ngoce entend dabord peser sur la vie socio-
conomique locale pour mieux lorienter dans le sens de ses intrts en suscitant le moins de
conflits possibles avec les diverses professions qui gravitent autour de la vie portuaire et tirent
leurs subsistance du commerce maritime ?
Cest enfin avec lucidit que le milieu daffaire mercantile veut clairement donner de
la voix contre les divers projets ministriels touchant aux changes commerciaux du pays.
Trs vite, le ngoce comprend quil doit se spcialiser pour rsoudre les questions dordre
conomiques. De ce fait, il ne peut mieux prtendre protger ses intrts quen prenant part
la vie politique de la nation par le biais de ses reprsentants. Le ngoce matrise-til en fin de
compte tous les accs des domaines socio-conomiques quil convoite ? Ce nest quavec
21 Cf, O. Ptr-Grenouilleau, Introduction , loc. cit., p. 12, Le rle direct de la traite dans lessor de lOccident semblant dsormais assez faible, certains historiens tendent voluer vers un nouveau type
17
lexamen des descendances ngociantes que lon sassure si les objectifs dlvation sociale
du clan sont finalement atteints avec succs.
* * *
danalyse, mettre en valeur les liens entre la traite, commerce colonial, modernit et esprit du capitalisme et non plus le rle de la traite en tant que facteur permettant dacclrer laccumulation du capital.
18
ANALYSE des SOURCES et METHODOLOGIE
Pour bien savoir les choses, il en faut savoir le dtail; et comme il est presque infini, nos connaissances sont toujours superficielles et imparfaites.
Franois de la Rochefoucauld, Maximes.
La problmatique de llvation sociale ngociante sapparente la lente
reconstitution dun immense puzzle dont la mise en uvre serait rgulirement rexamine.
Toutefois, la rgle du jeu impose rigoureusement un axiome central quil ne faut jamais
perdre de vue ds le dpart : on tudie dans un esprit positiviste 22 lvolution dun milieu
daffaire et non lhistoire conomique dun port, ce qui nest pas du tout la mme chose. La
documentation qualitative est donc privilgier sans ngliger les sources quantitatives. Le ton
de cette enqute passionnante vient dtre donn : reprenant bon compte la boutade
dEmmanuel Le Roy-Ladurie, il faut endosser luniforme du parachutiste-truffier et se
mettre la recherche dun fil conducteur neuf. Mais comment se saisir de ces ngociants qui
se drobent sans cesse toute enqute historique ? Faut-il se fier aveuglment aux
recommandations des conservateurs dpartementaux23 ? On peut enfin concevoir lheuristique
selon trois cercles concentriques : le ngoce dcrit par lui mme, le ngoce et les institutions,
le ngoce vu de lextrieur.
Pour en avoir le cur net, on a accd directement aux sources manant des maisons
de ngoce du Havre telles que copies de lettres, registres comptables, cahiers de
renseignements commerciaux ventuellement conservs dans les dpts publics du
dpartement. Cest pourquoi il a t dcid de faire les placards de la srie J des Archives
22 On entend simplement par esprit positiviste le recours quelques principes de bon sens en recherche historique noncs par Guy Thuillier et Jean Tulard in Les coles historiques, Paris, PUF, 2e d., 1993, p. 87-88. Jean Bouvier voque de son ct le refus de tout dogmatisme avec sa boutade vive lclectisme ! insre dans sa contribution A propos de lhistoire dite conomique in P. Fridenson et A. Strauss (dir.), Le capitalisme franais, XIXe-XXe sicle, blocages et dynamiques dune croissance, Paris, Fayard, 1987. 23 AMLH, fds. Rv., I/2 173, par ex., outre les bombardements allis destructeurs sur Le Havre en septembre 1944, tous les papiers de commerce du ngociant protestant Philippe Hays de Marfauville datant d'avant 1700 ont t vendus comme matire premire pour faire du papier neuf en 1793. Les rapports de mer des navires marchands franais antrieurs 1918, dposs au Tribunal de Commerce du Havre comme le prvoit la rglementation depuis 1792, ont tous t dtruits sur dcision administrative.
19
dpartementales de Seine-Maritime. La pche, bien loin dtre miraculeuse, produit tout de
mme deux belles perles : une partie du fonds 40 JP provenant de la maison Daniel Ancel et
fils et surtout les registres et copies de lettres des maisons Belot et Morogeau du Havre cots J
148 J 154 auxquels on associe une partie de la correspondance de Belot classe en cote 339
W aux Archives Municipales du Havre. Trs riche pour le XIXe et le XXe sicle, la
documentation de la maison Ancel, dpose par voie de succession, contient une petite partie
des archives de la maison Andr Claude Limozin suivie de Veuve Limozin et fils puis
Edouard Limozin & Cie. On suit avec intrt la lente agonie des affaires de commerce en
Basse-Seine partir de 1792 jusqu la faillite de 1793 et la liquidation (40 JP 33 et 34,
copies lettres colonies de 1792 lan VII). Il faut surtout en retenir limposant registre des
correspondants europens et amricains indexs par noms class en cote 40 JP 45. Cet
extraordinaire outil patiemment tenu jour pendant le XVIIIe sicle par Jean Claude Limozin
puis par son fils Andr Claude Limozin permet de dresser une gographie internationale trs
fine des diffrents rseaux de correspondance daffaires dune maison de ngoce et
darmement du Havre. Deux autres documents ajoutent de nouvelles gographies des rseaux
daffaires avec Le Havre : le copie lettres de larmateur David Chauvel de 1763-1764
(AMLH, 537 W) et le cahier de renseignements commerciaux Massieu de Caen (Arch. Nat.,
93 Mi 1). Le second intrt du fonds Ancel et fils est de disposer la fois pour la priode de
la Restauration dune foisonnante correspondance commerciale active, avec les villes
mtropolitaines dune part (40 JP 11 24), comme avec les relations daffaires des colonies
dautre part (40 JP 35 39).
Le petit fonds Belot se rvle tre trs informatif sur les pratiques mercantiles au
Havre pendant la dcennie prrvolutionnaire, pourquoi ? Par chance pour nous, le ngociant-
commissionnaire Jean Marc Belot, n Genve en 1738, form aux Antilles dans sa jeunesse,
stablit au Havre entre 1763 et 1778. Bien insr dans la socit locale, il est membre dune
loge franc-maonne et participe activement au sein de ldilit havraise partir de la
Rvolution franaise. Attir par les Belles Lettres, pote ses heures perdues, la plume de ce
protestant babillard drive facilement dans les copies de lettres J 150 J 152 sur les mille
et un petits faits divers locaux ou sur des questions de ngoce parfois ardues, une fois les
affaires commerciales du jour srieusement traites avec ses correspondants. Bien que trs
positives, les informations retires de ces deux fonds ne peuvent eux seuls prtendent
soutenir les besoins dune thse, mme avec laide mesure de quelques documents pars
comme les papiers de la famille Pouchet du Havre et de Rouen en 1 ER 2339-2340,
intressants pour les envois de marchandises Saint-Domingue aprs le grand soulvement
servile de 1791.
20
Le fonds Dauvergne contient quelques lettres clairantes sur des armements ngriers
des frres Foche conclu avec des maisons anglaises en 1789 en remplacement des
expditions de traite ralises prcdemment avec la Compagnie danoise de la Baltique et de
Guine (124 J/9). Le fonds Delahaye-Lebouis autrefois conserv et analys par Robert
Richard, dpos depuis avec ses volumineux fichiers prosopographiques havrais (179 J) aux
Archives de Seine-Maritime par sa veuve et class en srie 188 J, nous informe des comptes
des divers armements ngriers de cette maison travers de lindemnit de Saint-Domingue de
1825 (188 J 1 et 2). On peut aussi se rfrer partiellement la correspondance reue du Havre
entre 1760 et 1782 par la maison Dugard pre et fils, ngociants-armateurs de Rouen dont
Dale Miquelon a retrac lhistoire (Arch. Nat., 62 AQ 35) ou bien le fonds 20 AQ maison
Pierre Fray de Rouen pour les actes notaris, la comptabilit et la correspondance trs
instructive du commis Pierre Le Grand avec son employeur veuve Fray en 1795. Une
mention spciale est donne au fonds Delaye-Lamaignre (7 mtres linaires) conserv aux
Archives Dpartementales du Morbihan en srie E 2340 2445 aprs le versement du fonds
de lAmiraut de Lorient en 1863. Son existence signale nagure par Philippe Manneville a
permis le microfilmage dune partie de la riche correspondance de cette maison du Havre
tablie entre 1763 et 1781 avant son installation Lorient. Son intressant contenu mentionne
de nombreuses relations daffaires avec dautres ngociants du Havre, mais aussi comment les
chefs du comptoir mobilisent les fonds, effectuent leurs remises Paris, tout en traitant du
climat gnral des affaires de commerce de 1763 1795.
Heureusement, les Archives Nationales se partagent en srie 442 AP avec les Archives
dpartementales de Seine-Maritime en srie 18 J et Microfilms de complment 1 Mi et les
Archives municipales du Havre en srie S, une partie des archives provenant de deux grandes
maisons darmement et de ngoce ngrier, les socits Bgoun Demeaux & Cie et Foche
frres, lautre moiti tant toujours conserve par les descendants des chefs de ces deux
grands comptoirs havrais. Il nest pas utile demployer lintgralit de ce vaste fonds mais de
soigneusement slectionner la documentation ncessaire laide du rpertoire consultable en
salle des rpertoires aux Archives Nationales. La documentation comptable de la maison
Foche du Havre fait dfaut mais les bilans de la socit Bgoun Demeaux & Cie sont
conservs en 1 Mi 651 R1 et R2 pour la seconde moiti du XVIIIe sicle. A cela, Monsieur
Laurent Bgoun Demeaux, descendant direct du chef de la plus minente maison de ngoce
et darmement havraise, a consenti nous cder les deux volumes de la reprographie du
Journal de Louise Foche, ne Chauss, rdig entre 1803 et 1825. Grce cette source de
21
premire main, il a t possible daborder les aspects quotidiens attachs la vie de famille,
les obligations sociales, etc.
Sur cette large base documentaire, on peut ensuite dmonter les principaux rouages
dune mcanique des profits du grand commerce atlantique avec la correspondance active
de Stanislas Foche aux colonies en 1 Mi 664, 665 et 673 pour Bgoun oncle et neveu,
mesurer la stratgie foncire familiale en 1 Mi 569 et 663 ou coloniale en 1 Mi 568, 663 et
666, valuer le capital culturel de Jacques Franois Bgoun neveudont nul nignore la
brillante carrire politique de 1789 1816. Les questions touchant aux affaires de la maison
Bgoun Demeaux & Cie pendant la Restauration, notamment les conditions de la reprise
commerciale partir de 1814 jusqu la faillite de 1830, sont accessibles en srie 18 J 5 et 23-
24. A cet important fonds de ngociant sajoute le copie de lettres du commissionnaire havrais
David Westphalen conserv par un descendant et qui offre un aperu incomparable des
nombreuses difficults rencontres par les Havrais lors de la reprise du conflit franco-anglais
en 1803. Bien par en correspondances et registres comptables pour aborder les pratiques
mercantiles du ngoce havrais partir de 1763, ce type de sources se rvle en revanche
beaucoup plus rare pour expliquer le dcollage du ngoce havrais entre 1680 et 1763.
Avec un peu dobstination heuristique, il est toutefois possible de faire parler les
sources condition de les recouper par prcaution. Aux Archives Nationales, quelques sries
denses donnent des informations ponctuelles sur diverses pratiques spcifiques du ngoce. On
relve par exemple en srie F/12, des demandes descorte de navires marchands au roi (F/12
54), des allgements fiscaux ou des privilges de commerce (F/12 831), des licences
commerciales ((F/12 2026 2174) sous le premier Empire. Le fonds Marine des Archives
Nationales, notamment la riche correspondance reue des ports en srie B/3 fournit quelques
indications particulires sur le ngoce pendant la premire moiti du XVIIIe sicle mais
perdent ensuite beaucoup dintrt informatif. En Seine-Maritime, le recours par sondages
aux registres du Contrle des actes notaris en srie 2 C puis ceux de lEnregistrement
existants jusquen 1807 ne dpasse gure le stade de lanecdotique et napprend rien de
significatif sur les pratiques ngociantes en dehors des nombreuses constitutions de rentes ou
des procurations. Les sources judiciaires non maritimes ni commerciales nvoquent
ponctuellement les activits ngociantes qu loccasion dun litige. Les requtes du Palais de
Rouen en srie 1 B fourmille dinformations aussi riches que varies comme le diffrend qui
oppose en cote 1 B 5545 larmateur Claude Houssaye veuve Bailleul commissionnaire nous
renseigne prcisment sur une filire de drainage des fonds pour financer des armements
terreneuviers vers 1685 ou encore la procdure de Rebours, un intress rouennais mcontent
22
du compte de liquidation de la campagne dun corsaire arm au Havre par Colleville &
Reverdun lors de la guerre dAmrique. Le journal du clbre corsaire honfleurais Jean
Doublet cot 28 F 16 nous informe de ses dboires darmateur terreneuvier avant de prendre
un commandement pour la mer du Sud durant lequel il croise lexpdition du corsaire havrais
Michel Dubocage en route pour la Chine.
La cote 1 B 5546 claire dun jour neuf les mauvaises affaires des Havrais avant
lpoque des bons retours qui souvre en 1731. Larmement de la Belle Madelon par
Joseph Balme adress Saint-Domingue en 1722 reprsente ce titre un cas exemplaire. Le
rseau de ses trop coteux emprunts la Grosse qui le mnent la faillite en 1725 se remonte
aux Archives de Seine-Maritime dans le fonds de lAmiraut du Havre en cotes 216 BP 120
et 389, la difficile succession qui sensuit au Chtelet de Paris aprs sa mort se lisent aux
Archives Nationales en cote Y 15703-15704 puisque Balme oprait galement avec le
concours du banquier parisien Antoine Imbert. Le dcollage commercial de deux maisons du
Havre est mieux connu grce dune part au Journal de Jacques Franois Bgoun Demeaux
pendant ces annes de formation commerciale Cadix puis au Havre entre 1723 et 1733
dpos en srie S aux Archives municipales du Havre, dautre part on a providentiellement
bnfici de la gentillesse et de lexcellent accueil de Monsieur Alain de Mzerac du chteau
de Canon Mzidon, lointain descendant du ngociant havrais Michel Joseph Dubocage de
Blville, alli et parent du clbre avocat philanthrope Elie de Beaumont. La famille de
Mzerac conserve toujours le Grand Livre de cet important ngociant-armateur havrais en
cheville avec le financier Samuel Bernard. Cette source savre trs clairante sur les diverses
stratgies de dveloppement entreprises par ce ngociant entre 1731 et 1748, cest--dire
pendant la priode capitale du premier essor atlantique havrais. Sa richesse informative nen a
pas permis lexploitation complte, ce qui justifierait le microfilmage intgral de son contenu.
La documentation intrinsquement ngociante savre finalement assez rduite. Les
sources judiciaires propre au commerce maritime renseignent aussi sur les pratiques
ngociantes loccasion de litiges ou dchecs commerciaux (ADSM, C 58 81, sauf-
conduits et sursances) dont les dossiers sedistinguent par la prcision avec laquelle sont
prsents les problmes. Elles sont de nature trs diverses selon les siges : les informations
provenant du greffe du bureau des traites foraines du Havre en 226 BP mentionnent peu de
fraudes marchandes, les archives de lchevinage du Havre en srie BB ne connaissent
principalement que des diffrends entre marchands dtaillants. Le notariat du Havre
enregistre pour authentification les sentences darbitrages commerciaux rendus entre
23
ngociants de 1712 1790 (ADSM, 2 E/70 662 et 1062) et dont les affaires chappent
volontairement aux juridictions tablies.
Les sources ngociantes voquent plus volontiers les succs en affaires que les checs.
Ces derniers surtout relevables dans les archives des juridictions offrent un intressant
contrepoint qui rquilibre la perspective des techniques mercantiles en permettant de mieux
comprendre les infortunes commerciales. Ce sont bien videmment les nombreux registres de
la srie LP 7053 7058 pour la priode rvolutionnaire puis 6 U 6 pour la priode moderne
provenant du tribunal de Commerce du Havre cr en 1792. Ces sources releves partir des
registres 6 U 6 376, 401 et 402 procurent de nombreux cas de litiges mettant en lumire les
pratiques ngociantes partir de la Rvolution franaise (6 U 6 1 20). La premire surprise
provient des jugements rendus en dlibr prouvant la poursuite des oprations maritimes
havraises en temps de guerre. La seconde est provoque par le renouvellement notable de la
composition du ngoce issu de linstallation de nouveaux ngociants souvent dorigine
trangre au Havre. Ces phnomnes ne sont que feu de paille puisque la fin mouvemente du
Directoire entrane un grand mouvement de fermeture des comptoirs entre 1797 et 1800. Cest
pourquoi galement les structures juridiques des socits de ngoce comme la socit en
commandite ne sont accessibles qu partir de la Restauration par le biais du fonds du
Tribunal de Commerce.
Toutes ces sources qualitatives sont mises en relation avec ce que peut offrir le fonds
de lAmiraut du Havre prsent nagure par Pierre Dardel puis par Joachim Darsel dans son
enqute sur les amirauts normandes. Mais que retenir de ce bric--brac documentaire bien
malmen depuis la suppression du sige en 1792 ? LAmiraut du Havre cre par ldit
davril 1554 connat conjointement dans son ressort des nombreuses affaires administratives
et judiciaires touchant notamment au commerce maritime (contrats, congs de navires, actes
divers, enregistrement, diffrends entre armateurs et gens de mer, dcret et adjudication de
navires, etc.). Ce fonds pose un problme dexploitation tant par sa richesse documentaire trs
tendue que par ses lacunes. On a utilis le petit fonds des Dictons en cote 216 BP 119
121 utiles pour sonder les principaux types daffaires commerciales et maritimes impliquant
les consignataires-commissionnaires dans les dcennies dchanges prcdant le dcollage du
grand commerce colonial du Havre. Quelques affaires ponctuelles daffrtement comme celui
des bls du roi pour larme dItalie ralis par le ngociant Glier en 1734 illustrent les
opportunits saisies par les ngociants pour diversifier leurs affaires. Le registre 216 BP 353
trs certainement rdig par un ngociant ou un commis trs comptent reprsente une
24
irremplaable source de premire qualit pour connatre dans le dtail les usages
mtrologiques, fiscaux, commerciaux et maritimes des maisons havraises vers 1760.
Mais, last but not least, de lanalyse des petits registres de lenregistrement du greffe
de lAmiraut, cots de 216 BP 371 419, provient une des plus agrables surprises
heuristiques de ce travail. Ces registres dposs postrieurement aux travaux quantitatifs de
Pierre Dardel permettent de reconstituer malgr des lacunes irrparables, les expditions
annuelles de traite et de droiture au Havre avant 1751, relevs que lon ne pouvait effectuer
depuis les sources de lInscription maritime. On connat bien mieux dsormais la composition
des proprits de navires avec la rpartition fractionne des parts ou quirats, donc les
stratgies dintressement des armateurs, soit au moment de lenregistrement de lacte de
proprit dun navire neuf, soit au cours de sa revente au Havre. Cette source srielle rvle
galement le rle prpondrant, mais oubli depuis lors, jou par la Compagnie du Sngal
puis par la Compagnie des Indes dans le dcollage colonial du Havre, qui accde brivement
en 1724 au rang de second port ngrier du royaume aprs Nantes. Les ngociants-armateurs
acquirent pour leur propre compte une irremplaable exprience retire de ces tablissements
de commerce privilgis. Inutile dajouter que tout acte qui touche de prs ou de loin
lactivit portuaire ou marchande du Havre peut faire lobjet dun enregistrement (procs-
verbaux dlections de gardes de mtier, rceptions dexamens, devis de construction de
btiments, actes commerciaux divers).
Arriv ce point, le puzzle commence sarticuler positivement autour des pratiques
ngociantes consacres aux ventes de marchandises comme aux armements de navires. En
revanche, on saperoit que la connaissance des techniques de mobilisation du capital
demeurent encore beaucoup trop floues, particulirement pour tout ce qui concerne les divers
aspects bancaires troitement lis au commerce maritime. Or, le rle des tablissements
bancaires publics comme privs comme composante de la puissance maritime et coloniale
nest plus dmontrer dans le cas des Provinces-Unies ou du Royaume-uni. Lvolution est
sensiblement diffrente en France en raison de la prsence jusqu la fin de lAncien Rgime
du groupe des Gens daffaires du roi, les financiers, traitants et autres partisans bien connus
depuis les travaux dYves Durand et de Daniel Dessert. Pourtant comme le montrent Jean
Bouchary, Herbert Lthy, Louis Bergeron ou Bertrand Gille, les relations entre banque et
grand commerce maritime sont constantes dans la priode qui nous intresse. Il doit
ncessairement exister de nombreux rseaux de correspondances entre le ngoce havrais et la
banque parisienne, ne serait-ce que par exemple pour les ouvertures de crdit commercial,
lescompte, les remises entre places de commerce, le change avec ltranger.
25
On ne relve que peu de documentation bancaire aux Archives dpartementales de
Seine-Maritime. Outre les lettres de veuve Bailleul au banquier Claude de Corberon cites
plus haut, des registres de banque isols tel que le copie de lettres de Veuve Leleu & Cie de
Paris en cote J 124, les papiers de la Banque de Rouen en cote J 943 ou la cote 8 M 1
conservant plusieurs projets de banque dchange et descompte Rouen informent des
procds employs par des maisons du Havre pour se procurer du crdit pendant la
Rvolution ou tmoignent des difficults du ngoce provincial rtablir la confiance dans la
circulation montaire pour rpondre aux besoins des manufactures et du commerce pendant le
Directoire. Ce sont en ralit les fonds darchives bancaires dposs soit aux Archives
Nationales pour le riche fonds Greffulhe en cote 61 AQ analys par Guy Antonetti, soit la
Fondation pour lHistoire de la Haute Banque pour les banques Mallet frres & Cie, de
Neuflize et Thuret & Cie respectivement en cote 57 AQ, 44 AQ et 68 AQ, qui ont permis de
lever une partie du voile sur les relations des Havrais avec la Haute Banque parisienne.
Lexceptionnelle densit archivistique des ces fonds conduit ncessairement faire
des choix parmi la documentation. Ce qui importe, cest de relever avant tout les pratiques
bancaires du ngoce dans ses oprations mercantiles puis den faire si possible la mesure
conjoncturelle. Ceci est particulirement possible avec la banque Mallet frres & Cie. On a pu
dresser dune part un tableau dhonneur , cest dire lvaluation des risques encourus par
cette banque sur chaque maison havraise sollicitant un crdit commercial, partir des
renseignements fournis sa requte par divers ngociants du Havre. Dautre part, un tat
gnral des comptes courants de diverses maisons havraises partir des Grands Livres de
Mallet frres permet de mesurer lirruption tardive mais rapide du ngoce et de la Haute
Banque franaise ou trangre dans le grand commerce atlantique avant la longue rcession
rvolutionnaire et impriale, un phnomne aussi constat par Guy Antonetti. Le cas de la
banque Thuret & Cie est particulirement intressant puisque cette banque du Paris de la
Restauration commandite directement sa propre succursale commerciale au Havre de 1814
1823 avant de cder ensuite une partie de ses intrts commerciaux la socit en
commandite tablie sous la raison Delaunay Luuyt & Cie.
Une fois la documentation constitue sur les maisons de ngoce, un rapide sondage
laisse vite transpirer les tapes de lvolution du milieu ngociant. Les progrs, quoique
diffrencis, sont perceptibles dans toutes les branches dacitivit du ngoce (armement,
comptabilit, transactions, correspondances et information, assurance, flux bancaires, etc.).
Un examen superficiel de la prosopographie ngociante effectu par strates chronologiques
26
montre les recompositions successives du milieu ngociant selon des cycles grossirement
trentenaires mais leur mouvement cyclique tend devenir de plus en plus perturb partir de
la fin de lAncien Rgime. Ces quelques exemples introduisent la ncessaire construction de
sries quantitatives visant mesurer les principaux facteurs de llvation socio-conomique
du ngoce. Sur quelle documentation sappuyer ? A lre prstatistique, il est toujours dlicat
de manier les sries quantitatives, quand elles existent, issues ponctuellement de mmoires,
denqutes de rapports et autres chevauches dont lobjet concide rarement avec le
questionnement en cours. Cela sous-entend lambigut ressentie chaque examen de
graphique ou de tableau portant sur lvolution de tel ou tel secteur commercial : parle-ton
dun port, dune marchandise ou de gens daffaires ? Aprs tout, mesurer les trafics portuaires
ou une balance commerciale cest aussi se livrer lexamen des activits commerciales du
milieu daffaire qui lanime, constater les checs ou les russites des oprations mercantiles,
valuer face la concurrence internationale le dynamisme des maisons de commerce dans ses
changes actifs ou passifs .
Les quelques premires sries intressant les trafics commerciaux et maritimes
ngociants suffisamment cites dans de prcdents travaux comme ceux de Christian Huetz
de Lemps sur le commerce maritime de Bordeaux la fin du XVIIe sicle dont plusieurs
tableaux prcisent les trafics havrais ou de Pierre Dardel ne ncessitent quun rappel
sommaire. Lenqute portuaire de 1664 conserve aux Cinq Cents de Colbert la
Bibliothque Nationale est incontournable, surtout depuis son analyse quantitative trs
pousse prsente par Andr Zysberg avec ltat de 168624. Cet tat de 1686 dont un
manuscrit est conserv en cote 19 la Chambre de Commerce de Dunkerque offre un second
tour dhorizon des maisons darmement havraises sans toutefois nommer les divers
commissionnaires locaux. Grce aux tables dEtienne Taillemite parues en 1969, on a localis
les correspondances Marine, lettres reues du Havre par le ministre en cote B/3 aux Archives
Nationales contiennent quelques donnes ponctuelles sur ltat des vaisseaux entrs dans le
bassin du roi en 1708 (B/3 156), entre aot 1709 et janvier 1710 puis en octobre 1710 (B/3
179). Les mentions de mouvements portuaires sont trs peu nombreuses et souvent
incompltes. On ne peut sappuyer pour mesurer lactivit maritime que sur quelques
enqutes comme ltat du 29 mars 1692 adress par Louvigny dOrgemont au Secrtaire
dEtat la Marine (B/3 68). Les entres de navires trangers sous passeport ne sont connues
24 Cf, A. Zysberg, La flotte du Havre en 1664 et 1686 , in 25e congrs des Socits Historiques et Archologique de Normandie, actes coll. les Normands et la mer, Caen, 1990, p. 43-73. Il ne faut toutefois pas ignorer que le trafic maritime franais avec Cadix est trs perturb en 1686 en raison du blocus maritime du port gaditan par des escadres franaises qui croisent au large des ctes espagnoles et portugaises, cf Ch. Boutant, LEurope au grand tournant des annes 1680. La Succession palatine, Paris, Sedes, 1985, p. 473.
27
que de manire sporadique lexemple de la cote Marine B/3 193 donnant un tat des navires
trangers entrs sous passeport au Havre en fvrier et mars 1711. Ces donnes sont
compltes mais pour 1711 uniquement au moyen des congs de navires ou des rles
dquipages (216 BP 141 et 345).
On a complt les donnes recueillies nagure par Patrick Villiers sur la course
havraise pendant la guerre de la Ligue dAugsbourg avec les enregistrements notaris des
quipages embarqus au Havre sur des btiments arms en course ou en guerre et
marchandise en cote ADSM, Notariat du Havre, 2 E 70/384 410. Ces donnes totalement
absentes du fonds des congs de lAmiraut du Havre permettent den apprcier plus
prcisment le trafic maritime marchand de 1689 1696, notamment dy trouver la
confirmation du glissement habituellement relev en temps de guerre maritime depuis les
armements en course auxquels succdent de plus en plus dexpdition en guerre marchandise
jugs plus rentables par les armateurs. Cest encore une fois grce aux registres de
lenregistrement de lAmiraut du Havre durant la fin du rgne de Louis XIV et cots 216 BP
384 387 que lon parvient mesurer lactivit darmement du ngoce, la construction
navale, les dernires entreprises des compagnies de commerce privilge, des contributions
locales aux expditions pour la mer du Sud, la rpartition des intressements de navires,
quelquefois mme les capitaux investis dans la mise-hors.
Le retour lconomie de paix dbute au Havre entre 1713 et 1715 par un intense
mouvement dimportation de grains du Nord destination des villes de lintrieur. On sait que
le financier Samuel Bernard, pourtant ruin en 1709, exerce une influence encore
dterminante dans les achats de grains en Europe en raison de ses nombreuses relations
bancaires avec lInternationale protestante du Refuge. Le Havre devient jusquau dbut de la
Restauration un des grands ples dimportation de grains trangers en priode de disette
frumentaire. Ltat des btiments marchands venus du Nord entre 1713 et 1715 (Arch. Nat.
B/3 235) dresse la gographie des consignataires de grains en Baltique destination des
consignataires havrais. Mais Le Havre de la Rgence voit aussi le dcollage du grand
commerce colonial cte de la poursuite des changes avec les mondes ibriques et
mditerranens. Les expriences successives rapproches des expditions de traite et de
droiture, soit par des compagnies privilgies (AMLH, fds. Anc., HH 60) telle que la
Compagnie du Sngal, soit par des armements particuliers compliquent la localisation de la
documentation. On a eu recours par prcaution diverses sources externes tels que les relevs
des navires partis pour les colonies par ports de France en 1755 (Arch. dp. de Gironde, C
28
4484) ce qui permet une comparaison critique pralable avec ltat des navires de Normandie
pris avant la dclaration de guerre de juin 1756 (Arch. Nat., Mar, B/3 527).
Il a fallu se reposer dune part sur les informations contenues dans la suite de la
correspondance reue cote B/3 du fonds Marine aux Archives Nationales, la correspondance
gnrale du port du Havre adresse au ministre de la Marine de 1745 1792 (fonds Marine
aux Archives municipales du Havre), soit pour les armements coloniaux sur lossature
archivistique centrale reprsente par les registres du greffe de lAmiraut du Havre jusqu
la fin de lAncien Rgime (ADSM, 216 BP 388 403, 429 431, mis en relation pour les
trafics postrieurs la guerre de Sept Ans avec les registres AMLH, HH 69 et 70) avant de
complter lensemble au moyen dune documentation parse runie grce aux divers
rpertoires et inventaires consults (par ex. : BNF, imprims, 8 L/K-11 103, actifs de la
Compagnie du Sngal en 1719 ; Bibl. Mun. Rouen, Montbret, mmoires divers sur le
commerce avec Cadix dont celui trs connu de Patoulet prsent par Michel Morineau, n
1967 (236) f1 ; Bibl. Mun. Lyon, fds. Anc., HH 323/58, imprims des marchandises de la
Compagnie des Indes orientales entres au Havre et Rouen, 1669-1684), en ayant recours
aux ressources bibliographiques (le rpertoire des expditions ngrires de Jean Mettas par
exemple) tout en sollicitant lappui de sources commerciales externes pour le XVIIIe sicle
telles que le prodigieux fonds de la maison Roux conserv la Chambre de Commerce et
dIndustrie de Marseille-Provence ou encore la correspondance reue de consignataires ou
intresss en course du Havre par le ngociant bayonnais Pierre Antoine Barrres dpose
aux Archives dpartementales des Pyrnes-Atlantiques.
La conjoncture devient plus lisible dans les sources partir du tournant reprsent par
la guerre de Sept Ans, assimile une vritable prise de conscience dans de nombreux
domaines. Plus encore que lavance statistique anglaise remarque Utrecht en 1713, la
monarchie de France veut mieux connatre et dnombrer ses peuples. En dpit des
imperfections dune science de la mesure qui se cherche au Sicle des Lumires, la
documentation statistique plus dense ou plus diversifie collecte par Pierre Dardel aide
mieux mesurer les diffrents trafics dont les profits soutiennent laccumulation du capital des
ngociants-armateurs pendant le second XVIIIe sicle. La srie HH 65 des Archives
municipales du Havre contient quelques renseignements pars sur les expditions pour la
Chine mais on peut se fier aux registres des droits sur les marchandises coloniales perus
quai par navire en cote HH 69 et 70 pour mesurer lessor colonial havrais de 1763 1793. Les
cotes L 1143 1145 compares aux donnes du mmoire assez partial de limprimeur Le
Picquier (AMLH, F/2 7) et le registre H/2 123 des entres de navires au Havre de 1792 lan
29
III donnent un aperu relativement complet des trafics maritimes au dbut de de la transition
rvolutionnaire.
La situation gnrale du ngoce est bien perceptible partir des cotes G 84-87 (relevs
en douane bordereaux bi-mensuels des produits du droit sur la navigation 1793-an II) de la
srie AMLH F/2 pour lan II (dclarations de marchandises et de fonds ltranger,
accaparements, relevs douaniers de lan III). La dgradation de lconomie locale apparat
trs sensible entre lan II et lenqute de lan IV depuis le ralentissement des changes avec
les colonies. Les rorganisations des stratgies commerciales des comptoirs se laissent moins
facilement deviner. Labsence pendant le Directoire de vritables sries quantitatives
concernant directement les trafics maritimes empchent de prendre pleinement la mesure des
nouveaux changes et den apprcier les flux. On a partiellement compens cette lacune par
les cotes LP 7053 7058 qui renseignent sur la nature des nouvelles relations commerciales
du Havre avec ltranger (neutralisation des trafics, navigation neutre, essor de la place
dHambourg). La course havraise pendant la priode rvolutionnaire connat un vigoureux
dmarrage en 1793 mais le nombre des armements dcline ensuite trs rapidement devant la
puissance navale britannique en Manche ainsi que par lhcatombe des corsaires havrais saisis
dune part, mais surtout par lapparence dune profitabilit en trs net dclin dautre part (H/
126, course et prises au Havre de 1793 1800). Quelque secours est aussi apport de manire
trs ponctuelle par des bulletins des entres et sorties et prix courants des marchandises au
Havre imprims par la presse locale et conservs soit aux Archives municipales du Havre, soit
la Bibliothque municipale du Havre en fonds Chardey. Cette ressource prsente toutefois
trop de lacunes chronologiques pour en envisager une exploitation srielle.
Le pouvoir personnel de Bonaparte sappuie sur lusage intensif de la statistique
administrative hrite du Directoire. De nombreux mmoires mettent en lumire les progrs
comme les lacunes de lconomie dpartementale depuis la Rvolution (6 M 1053-1054),
celui de Nol de la Morinire pointe du doigt en lan X lavance industrielle et commerciale
anglaise (8 M 6). La mme anne, la remarquable statistique dpartementale de Le Masson
dresse un impressionnant tat quantitatif du dpartement (Bibl. Mun. Rouen, Martainville, Y
78). La rcupration rapide des positions commerciales perdues par le ngoce depuis le
dclenchement des guerres rvolutionnaires se mesure aisment par une abondante
documentation quantitative accessible en cote ADSM 6 M (6 M 1058 entres et sorties des
ports de Rouen, Fcamp et du Havre, ans X-XIII). On se rfre avec les donnes de la srie
Arch. Nat F/12, aventuriers arms au Havre (F/12 1659 et 1660), mouvements des ports de
commerce par dpartement la fin de lEmpire ainsi que les licences de commerce octroyes
30
pour Le Havre. Moins connus, les comptes-rendus des sances de la commisison du
Commerce et de lIndustrie du Conseil gnral de la Seine-Maritime (1 NP) prsentent les
tats qualitatifs successifs de lconomie portuaire dpartementale pendant le Consulat. On
complte avec les rapports trimestriels du sous-prfet de larrondissement du Havre (1 M 147-
158) contenant des tats sommaires du mouvement portuaire du Havre pendant le Consulat et
lEmpire ainsi que par le livre de caisse des recettes de la taxe de sjour dans le bassin et le
port entre 1802 et 1811 (AMLH, fds. Mod., O/3 4). Ces tats sont notamment trs utiles pour
valuer ltendue du dsastre provoqu par le Blocus continental et la guerre maritime sur les
activits du ngoce.
Bertrand Gille affirme avec raison que la Restauration associe la statistique
administrative au gouvernement autoritaire de Bonaparte25. De ce fait, on peine mesurer
jusquen 1830 la reprise des changes maritimes au Havre ainsi que les trafics marchands
rinvestis par le ngoce. On a dlibrment laiss de ct les rles de lInscription maritime
en ne se rfrant quaux registres de la police de la navigation ou aux mmoires divers
comme celui de Flachat, ou bien encore aux relevs bi-hebdomadaires de la navigation de
1830 (8 M 595). On a prfr se concentrer sur les statistiques du Commerce extrieur
relances en 1819 par de Saint-Cricq, le directeur gnral des Douanes. Diverses donnes
quantitatives collectes dans dautres ports de France affinent la mesure des changes
commerciaux (par ex. Arch. Mun. Nantes, fonds Dobre, 2 A 151, mouvements des
marchandises Nantes et au Havre, 1827-1828). Celles portant sur Le Havre dbutent en
1823 (6 M 1062-1063). Cest surtout par lapport de donnes collectes parmi une dense
bibliographie (par ex. Jrgen Schneider, Serge Daget) que lon a pu reconstituer les trafics
atlantiques havrais de la Restauration. En parallle lexamen des trafics commerciaux, les
ressources quantitatives apparaissent tout aussi indispensables une mesure des effectifs du
ngoce havrais.
La question nallait pas de soi sous lAncien Rgime puisque le ngoce du Havre ne
formait pas un corps constitu. A une poque o compter et dnombrer statistiquement ne
passait pas encore pour une seconde nature de lAdministration, on ignore prcisment le
nombre de ngociants, darmateurs ou de commissionnaires tablis au havre sous lAncien
25 Cf, B. Gille, Les sources statistiques de lHistoire de France, Genve-Paris, Droz, 1980, p. 140, la rforme administrative de la fin de 1812 donne dj le ton avec la suppression du bureau de statistique. Ibid., p. 149, Moreau de Jonns voque la disgrce qui affecte la statistique centrale et ses instigateurs sous la Restauration. Voir les remarques prliminaires de J.-Cl. Perrot, L'ge d'or de la statistique rgionale franaise An IV-1804, Paris-Genve, Droz, 1977, sur la protostatistique administrative en France avant la Monarchie de Juillet. On renvoit pour les questions mthodologiques propres lhistoire rgionale vers louvrage de Robert Dubreuil, Embarquement pour lHistoire, Rouen, d. CRDP, 1990.
31
Rgime26. Il ny avait ni institution consulaire, ni rglementation de mtier et de ce fait pas
dlections. Ce nest quavec ltablissement du Tribunal de Commerce au Havre en 1792 que
lon obtient un nombre de ngociants assez fiable (ADSM, L 5852 ; sous lEmpire : 8 M 107
et 109) confirm lors de lrection dune Chambre de Commerce du Havre en 1802 (8 M
174). Les procs-verbaux dlections des juges du sige consulaire confirment la stabilit du
recrutement entre 1792 et 1830 (ADSM, 1 Mi 364). Les assembles du ngoce ne comprenait
auparavant que trs rarement lensemble du milieu daffaire reprsent depuis 1749 par un
officieux Comit des Ngociants. On ne peut donc gure fonder que des estimations reposant
sur des sources gnralement indirectes telles que les divers mmoires dfendant les intrts
professionnels au bas desquels chaque ngociant est invit venir apposer sa signature pour
approbation (Arch. Nat., F/12 1415, mmoire des armateurs du Havre pour les colonies de
1784, F/12 1639A, mmoire sur les rexportations de sucres du ngoce du 20 mai 1786). Cela
conduit repenser la place du ngoce dans le corps social, notamment comment ce milieu
daffaires tait peru par les institutions et entretenait des relations avec les autres groupes
sociaux27.
Il faut alors franchir le deuxime cercle, celui des sources immdiatement externes au
ngoce, notamment dorigine publique et administrative. LEtat et les autres corps de la
nation ont longtemps considr le ngoce comme une caste dintrus et lui ont comme tel
refus une reconnaissance sociale pourtant estime lgitime par les ngociants. Le pouvoir
monarchique finit pourtant par admettre tardivement la ncessit dinstituer des dputations
permanentes des places de commerce mais places dans la dpendance du Bureau du
Commerce. Ce nest pas le fait du hasard si les premiers mmoires, chevauches et enqutes
qui comme celle du chevalier de Clerville, commissaire des fortifications en 1662 (BNF, Cinq
Cents, ms n 122) commencent vritablement se proccuper du commerce maritime
remontent seulement lpoque de Colbert. Les relations entre les gouvernements successifs
et le ngoce havrais sont en permanence ambivalentes.
Lintrt public rend parfois lEtat parfois attentif aux questions commerciales ou
maritimes (Arch. Nat., B/7 513, mmoire de Bgoun sur la chert de la navigation franaise
de 1785) se heurte ou se confond selon les poques aux intrts privs du ngociant, parfois
confondus avec ceux de la ville (AMLH, fds. Rv., D/3 32 et 33). Les formes de dialogues
26 Par ex. : ADSM, 216 BP 339, on ignore tout de la socit de ngoce J.N. Boudin fils & Cie du Havre, propritaire et armateur du brick neuf lHarmonie de 60-70 tx, construit chez J.Bte. Fouache sur le Perrey dIngouville, coque double en cuivre, 1790-1791. 27 Cf, par exemple la rflexion dA. Cabantous in Les Citoyens du Large, Paris, Aubier, 1995, p. 13-28 sur lidentit maritime ainsi que ses rserves sur un repli frileux de lhistoriographie vers lHistoire navale.
32
varient depuis la dputation ponctuelle (AMLH, fds. Anc., HH 72, dputation Bgoun auprs
de Sartine), la ptition (Arch. Nat., CC 437, Snat et Ch. des Pairs, ptition contre la traite
illgale de 1826), la reprsentation permanente de Bgoun au Conseil dEtat sous lEmpire
(Arch. Nat., 442 AP). Le plus souvent, par conomie, le ngoce dlgue une commission
avertie la tche de rdaction dun mmoire dfendant les positions de la place contre le
gouvernement (AMLH, fds. Anc. HH 68, mmoire contre lArrt du 30 aot 1784). Selon
lampleur de la revendication, le Comit des ngociants du Havre prend langue avec les
Chambres de Commerce tablies dans dautres ports coloniaux (AMLH, fds. Rv., F/2 86-89,
hostilit du Havre envers la franchise des ports de Dunkerque, Bayonne, etc., 1790) pour
peser sur le gouvernement parfois peu enclin cder devant les groupes de pression
portuaires (voir Arch. Nat., AE B/III Consulats, mmoire de Bertrand de 1787). Ce type de
documentation abondant permet facilement danalyser la forme dexpression et le fonds
idologique commun lensemble du ngoce havrais jusquen 1830.
Si lEtat dnombre, cest pour bien connatre ses peuples afin de mieux les imposer au
nom du vieux principe affirmant quil faut tondre et ne pas corcher . Mais dans le cas du
Havre, il ne faut gure sattendre pouvoir mesurer fiscalement en profondeur la fortune
ngociante avant les essais de nivellement galitaire de la Rvolution franaise. Ville
portuaire rcente, Le Havre fleure bon les privilges en tout genre, notamment fiscaux : ni
taille, ni gabelle dans ses murs. La perception dune volution quelconque des patrimoines
ngociants (AMLH, fds Anc. CC 11, rle du Dixime de 1717) ou tout au moins de
laccroissement des affaires dans les comptoirs nest possible sous lAncien Rgime que par
la Capitation (ADSM, C 314 en 1705 C 359 en 1775) dont on connat les problmes
dexploitation28. La fiscalit rvolutionnaire incombe en grande partie la municipalit. Du
jour au lendemain, les diles dont de nombreux ngociants doivent dresser le ressort et la
perception du nouveau cadre de perception des impts directs pesant sur leurs concitoyens
avec les tiraillements que lon imagine. Si lAncien Rgime prsente une carence de
documentation, la priode rvolutionnaire se distingue en revanche par labondance de ses
sources communales de nature fiscales en srie G telles que la contribution patriotique de
1789, la contribution mobilire, lemprunt forc de lan II puis de lan IV permettant de suivre
lvolution globale des fortunes et surtout sa rpartition au sein du milieu ngociant.
Le Consulat et lEmpire ne sont pas en reste dans le domaine des contributions
fiscales. Les lections censitaires donnent une approche assez fiable de la rpartition et de la
28 Cf, M. Marion, Dictionnaire des institutions de la France, Paris, Picard, 2e d., 1984, p. 69-71.
33
hirarchie ngociante notamment par la Patente (ADSM, 3 M 9, 11, 28, 33, AMLH, fds.
Mod., K/1 6). La documentation fiscale et administrative (ADSM, 4 M 115, rapports de
police sous-prfectoraux, an VIII-1813) jointe aux runions de la Chambre de Commerce du
Havre (ADSM, 1 ETPP 1) confirment les observations faites propos des trafics maritimes :
la vie maritime et commerciale havraise se trouve plonge dans une profonde aporie sous
lEmpire. Les ngociants nont plus dautre choix que de vivre de leurs biens ou partir sous
des cieux plus clments. Quant aux rles lectoraux de la monarchie censitaire (ADSM, 3 M
154, 159), leur principal intrt consiste mettre en lumire la recomposition dune partie du
ngoce ainsi que les importantes mutations des fortunes vcues par les lites mercantiles.
Dans un sicle o lopinion publique prend de plus en plus dimportance, parvient
sexprimer librement dans la presse ou lors de scrutins, le ngoce veut faire entendre sa voix
autrement que par le seul canal dune dputation. La connaissance de lidologie ngociante
se complique par les divergences dopinion ou dides entre ngociants de plus en plus
marques au fur et mesure que lon se dirige vers le seuil du XIXe sicle. Il faut cependant
se mfier de rapports dinspections parfois trop complaisants ou opportunistes envers les
opinions politiques des acteurs conomiques comme celui du prfet Beugnot au dbut du
Consulat (Arch. Nat., F/1C III, rapport de visite au Havre en 1800). De plus, le contrle de la
chose publique est rapidement peru comme un enjeu majeur dans llvation sociale ou
tout le moins comme indispensable matriser dans le dveloppement des affaires de
commerce.
Lattachement fondamental du ngoce la dynastie demeure constant durant lAncien
Rgime. Un pouvoir central fort est gnralement considr comme une des conditions de
base pour garantir lordre socio-conomique existant propice aux affaires. Ce point de vue
partag par lensemble du ngoce se lit aisment sous lAncien Rgime lors des visites
royales de Louis XV en 1749 puis de Louis XVI en 1786 au Havre (AMLH BB 72), des deux
brefs sjours de Napolon 1er en 1802 puis en 1810 (AMLH, fds.Mod., K/3 1) ou bien encore
lors des passages de nombreuses