Post on 23-Jun-2022
Universiteacute Charles de Gaulle Lille 3
UFR de Philosophie
Eacutecole Doctorale SHS Lille Nord de France
UMR 8163 Savoirs Textes Langage
Acadeacutemie universitaire Wallonie-Europe
Universiteacute de Liegravege
Faculteacute de Philosophie et Lettres
AUX ORIGINES DE LA MEacuteTAPHYSIQUE
LINTERPREacuteTATION PAR ALEXANDRE DAPHRODISE DE LA MEacuteTAPHYSIQUE DARISTOTE
Thegravese de doctorat en philosophie preacutesenteacutee par Gweltaz Guyomarch
Sous la direction de Madame Annick Stevens et de Monsieur le Professeur Michel Crubellier
Membres du jury
Madame Maddalena Bonelli Ricercatore agrave lUniversitagrave di Bergamo Centre Leacuteon Robin
Monsieur Riccardo Chiaradonna Professore associato agrave lUniversitagrave degli Studi Roma Tre
Monsieur le Professeur Michel Crubellier Universiteacute Charles de Gaulle Lille 3
Monsieur Philippe Hoffmann Directeur deacutetudes agrave lEacutecole Pratique des Hautes Eacutetudes
Madame le Professeur Annick Jaulin Universiteacute Paris 1 Pantheacuteon-Sorbonne
Madame Annick Stevens Chargeacutee de cours agrave lUniversiteacute de Liegravege
Soutenue agrave Lille le 22092012
Remerciements
Je tiens en premier lieu agrave exprimer toute ma reconnaissance envers mes deux directeurs
de thegravese ou selon le terme belge mes promoteurs (deux termes qui ont en commun de deacutecrire
adeacutequatement lindication dun sens et limpulsion dun mouvement) Madame Annick Stevens
et Monsieur Michel Crubellier Ce travail doit tout agrave leurs conseils relectures encouragements
Plus que cela ils mont formeacute et mont appris agrave lire les textes ce qui suit je lespegravere en porte la
trace
Je remercie les membres de leacutequipe Didaskalos Annick Jaulin Anne Balansard Cristina
Cerami et Laurent Lavaud qui tout au long de nos seacuteminaires sur le Commentaire agrave la
Meacutetaphysique dAlexandre mauront soutenu et conseilleacute mauront montreacute comment la recherche
peut seffectuer librement avec plaisir autant que rigueur
Gracircce au soutien de lrsquoUMR laquo Savoirs Textes Langage raquo de lUFR de philosophie de
lUniversiteacute de Lille 3 de lEacutecole Doctorale SHS Lille Nord de France jai pu effectuer mes
recherches dans un cadre de travail propice Je remercie eacutegalement mes collegravegues de lUFR de
philosophie
Il y a parmi ces collegravegues des amis dont les encouragements ont eacuteteacute source de reacuteconfort
Parce que selon une thegravese constante des penseurs antiques il ny a pas de philosophie sans
amitieacute je remercie singuliegraverement Peggy Avez Sarah Margairaz et Franccedilois Thomas
Morgann Guyomarch Nolwenn Guyomarch Claire Louguet et Marc Develey ont assureacute
la relecture de diverses parties du preacutesent travail Claire Louguet a en outre toujours su rester
attentive agrave la rigueur des traductions et agrave lintelligibiliteacute du propos Les obscuriteacutes restantes me
sont bien sucircr imputables
Ma gratitude pour mes parents deacutepasse le cadre de ce simple travail
Enfin agrave Olivier laquo ὁ δ ἀληθινὸς φίλος καὶ ἁπλῶς ὁ πρῶτος ἐστίν ἔστι δὲ τοιοῦτος ὁ δι
αὑτὸν αὐτὸς αἱρετός raquo1
1 Aristote EE VII 2 1236b 28-29
I
Sommaire
RemerciementsI
SommaireII
Abreacuteviations et conventionsVI
Introduction1
1 La fondation de la meacutetaphysique1
2 LExeacutegegravete par excellence et lhistoire de laristoteacutelisme7
3 Eacutetat de lart14
4 Thegravese et meacutethode ndash meacutetacommentaire17
Chapitre I La meacutetaphysique comme science une enjeux23
11 Y a-t-il un laquo champ de bataille de la meacutetaphysique raquo agrave leacutepoque dAlexandre 23
111 Contextualisation 24
a) Contextualiser une eacutenonciation philosophique24
b) Une contextualisation commandeacutee par le contexte27
112 Quelle meacutetaphysique 36
a) Larleacutesienne36
b) Trois critegraveres deacuteflationnistes du meacutetaphysique43
113 Implications meacutetaphysiques de deacutebats logique et physique51
a) Le problegraveme des universaux ouverture vers une question de lecirctre51
b) lincorporeacuteiteacute des qualiteacutes la question des principes72
114 Conclusions trois reacutequisits pour la meacutetaphysique alexandrinienne86
12 Alexandre exeacutegegravete Uniteacute des noms uniteacute du traiteacute89
121 Luniteacute de la laquo πραγματεία raquo89
122 Luniteacute des noms une science heacuteteacuteronyme ou polyonyme 95
a) Linvention de la laquo meacutetaphysique raquo 96
b) La promotion de laquo philosophie premiegravere raquo la meacutetaphysique agrave lendroit98
c) La promotion de laquo philosophie premiegravere raquo louverture dun champ106
123 La Meacutetaphysique selon Alexandre117
II
a) Une lecture interne117
b) Authenticiteacute des livres et uniteacute du traiteacute119
c) La marche du traiteacute125
d) Conclusion limpeacuteratif duniteacute135
Chapitre II La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere137
21 La science du premier une theacuteologisation de la meacutetaphysique 137
211 Limpossible reacuteduction137
212 La viseacutee du premier143
213 Les principes premiers statut et identiteacute150
a) Le principe de causaliteacute du maximum150
b) Quels principes premiers 160
22 Une science universelle169
221 Lambition totalisante169
222 Eacutetudier leacutetant laquo en tant queacutetant raquo et ses proprieacuteteacutes176
223 Eacutetudier les modes decirctre des eacutetants ὕπαρξις185
a) ὕπαρξις avant et chez Alexandre ndash les raisons dune promotion190
b) Le commentaire agrave Γ 2 leacutetant et lun 197
c) Meacutetaphysique Δ 7 et son commentaire par Alexandre 203
224 Conclusions ndash existence et non-eacutetant comme objets de la meacutetaphysique213
23 La premiegravere des sciences lambition fondationnelle219
231 Une science architectonique220
232 Une science modegravele223
233 La science des axiomes228
234 Conclusions dialectique et meacutetaphysique238
a) Aristote et la dialectique platonicienne lheacuteritage238
b) Le parricide240
c) Meacutetaphysique et dialectique247
24 Lunification lobjet de la meacutetaphysique dans le commentaire agrave Γ 250
241 Plan et objet de Γ253
242 Trois passages architectoniques260
III
a) Les textes261
b) Eacutetat des lieux problegravemes et interpreacutetations270
c) La solution geacuteneacuterale la structure uni-reacutefeacuterentielle des sciences278
d) Ontologie ousiologie et theacuteologie286
243 Conclusions une structure laquo katholou-protologique raquo 296
Chapitre III Les objets de la meacutetaphysique301
31 Luniteacute de leacutetant en tant queacutetant303
311 Homonymie synonymie et plurivociteacute ndash trois gestes exeacutegeacutetiques dAlexandre308
a) Relation et deacutependance308
b) Entre homonymes et synonymes311
c) Limpeacuteratif de fondation318
312 La prioriteacute de la substance322
a) Un maximum322
b) Une cause329
c) Premier et universel derechef335
313 La relativiteacute des eacutetants non-substantiels337
32 Οὐσία et εἶδος dune cause de lecirctre agrave lautre348
321 La substance comme sujet dinheacuterence348
322 La forme qualiteacute ou substance 356
a) Le cas de lacircme 356
b) La Forme substance car partie de la substance365
323 Lessentialisme dAlexandre372
a) Extension de lhyleacutemorphisme ndash 1 373
b) Forme et diffeacuterence la deacutefinition de lhomme376
c) Causaliteacute de la forme et inheacuterence hyleacutemorphique385
323 Conclusions impeacuteratifs contextuels et coheacuterence interne389
33 La fin de lenquecircte la theacuteologie398
331 Extension de lhyleacutemorphisme ndash 2 la noeacutetique400
a) Concepts fondamentaux de la noeacutetique alexandrinienne400
b) Le principe de causaliteacute du maximum en noeacutetique407
332 Lordre du monde419
IV
a) Dramatis personae419
b) Agrave quoi bon un dieu 430
333 Meacutetaphysique et fin de lhomme438
Conclusions442
Annexes453
Bibliographie seacutelective453
Indices481
V
Abreacuteviations et conventions
Sauf indication contraire les citations des textes grecs sont extraites des eacuteditions retenuespar le Thesaurus Linguae Graecae Le volume Thesaurus linguae graecae canon of Greek authors andworks eacutediteacute par L Berkowitz et K A Squitier Oxford University Press 1990 recense ceseacuteditions il est mis agrave jour sur le site httpstephanustlguciedu
Sauf indication contraire les traductions proposeacutees sont nocirctres Les traductions duCommentaire agrave la Meacutetaphysique dAlexandre ont amplement beacuteneacuteficieacute des travaux de leacutequipeDidaskalos quoique nous ayons ici conserveacute nos propres traductions dans lattente de latraduction franccedilaise du Commentaire
Abreacuteviations des œuvres dAlexandre
In Topica In Top In Analytica Priora In AnPrIn Meteorologica In Meteor In Metaphysicam In MetDe anima DA Mantissa MantDe providentia De prov De principiis De princDe mixtione De mix
Les titres des autres œuvres nont pas eacuteteacute abreacutegeacutes Ces abreacuteviations valant eacutegalement pour les autres commentateurs le nom de lauteur a
eacuteteacute systeacutematiquement preacuteciseacute quand il ne sagissait pas dAlexandre On peut y rajouter In EN pour le commentaire dAspasius agrave lrsquoEacutethique agrave Nicomaque In
Cat pour les divers Commentaires aux Cateacutegories In Phys pour le commentaire de Simplicius agrave laPhysique
Abreacuteviations des œuvres dAristote
Cateacutegories Cat De interpretatione De intAnalytica priora AnPr Analytica posteriora AnPoTopica Top Physica PhysDe caelo Caelo De generatione et corruptione GCMeteorologica Meteor De Anima DADe partibus animalium PA De generatione animalium GAMetaphysica Met Eacutethique agrave Nicomaque ENEacutethique agrave Eudegraveme EE Politica PolPotreptique Protr
Autres abreacuteviations
De Comm Not Plutarque De Communibus notiis adversus Stoicos DL Diogegravene Laeumlrce Vies doctrines et sentences des philosophes illustresLS AA Long DN Sedley Les philosophes helleacutenistiques t I II III [1987] tr fr [2001] M Sextus Empiricus Adversus MathematicosSVF HFA Von Arnim Stoicorum veterum fragmentaLSJ H Liddel R Scott HS Jones R McKenzie A GreekndashEnglish Lexicon
Les œuvres dAlexandre neacutetant pas les plus accessibles nous navons pas heacutesiteacute agrave ecirctregeacuteneacutereux dans les citations en notes de bas de page
VI
Introduction
INTRODUCTION
φιλοπονωτάτου σαφηνισθεῖσαν Ἀλεξάνδρου1
1 La fondation de la meacutetaphysique
Aristote a dit-on fondeacute la meacutetaphysique2 Cette proposition est autant leacutegitime
quinacceptable en leacutetat
Leacutegitime elle lest en ceci quon ne trouvera sans doute pas dans lhistoire de la
philosophie (telle quelle comprend les penseacutees europeacuteenne byzantine syriaque arabe)
douvrage qui se revendique de laquo meacutetaphysique raquo sans aucun lien direct ou indirect avec
lœuvre du Stagirite La Meacutetaphysique deacutesigne au premier chef cet ensemble de livres dont on
attribue la paterniteacute agrave Aristote et cest par antonomase que le nom propre sest lexicaliseacute en celui
dune science Le Stagirite ne fonde pas seulement cette science en un sens bibliotheacutecaire au sens
ougrave ce sont ses traiteacutes qui ont eacuteteacute ainsi nommeacutes la premiegravere fois Ce titre de fondateur peut aussi
lui ecirctre agrave bon droit deacutecerneacute au regard de la cartographie des savoirs que le Stagirite eacutetablit et qui
a puissamment marqueacute lhistoire des sciences Cette cartographie construit de fait un territoire
qui sera investi par les meacutetaphysiques ulteacuterieures territoire qui ne se confond ni avec la
physique ni les matheacutematiques ni les sciences pratiques Si fonder signifie par analogie avec la
construction dun bacirctiment lacte de poser les maccedilonneries qui servent de base agrave un eacutedifice si de
1 Syrianus In Met 54 11-13 laquo ltταῦταgt πειράσεται μὲν ἐν ταύτῃ παραδοῦναι τῇ βίβλῳ ἣν ἡμεῖςἱκανῶς ὑπὸ τοῦ φιλοπονωτάτου σαφηνισθεῖσαν Ἀλεξάνδρου πᾶσαν μὲν οὐκ ἐξηγησόμεθα raquo laquo Cela Aristote va entreprendre de lexposer dans ce livre que quant agrave nous nous ne commenteronspas en entier puisquil a eacuteteacute suffisamment expliqueacute avec clarteacute par le tregraves industrieux Alexandre raquoC Luna [2001] p 73 cite une traduction ineacutedite de J-P Schneider qui propose eacuteleacutegamment laquo par cetravailleur infatigable quest Alexandre raquo
2 Voir par exemple R Boehm [1965] p 3 tr fr [1976] p 103 laquo Aristote est le fondateur de lameacutetaphysique raquo premiegravere phrase du premier chapitre Ou P Aubenque [2009b] p 21 laquo hellip Aristotequi est sinon linitiateur de la question de lecirctre deacutejagrave poseacutee par Parmeacutenide avant lui du moins lefondateur de la meacutetaphysique comme science autonome raquo
1
Introduction
surcroicirct cet acte implique la projection la deacutelimitation du lieu agrave la fois linstitution3 et
linauguration au double sens de lἀρχή alors la seule reacutefeacuterence des traditions laquo meacutetaphysiques raquo
agrave Aristote suffit agrave faire de lui un fondateur
Immeacutediatement pourtant on sait aussi queacuteriger Aristote en laquo pegravere de la meacutetaphysique raquo4
fait problegraveme La difficulteacute est double parler de laquo meacutetaphysique raquo chez Aristote ne va pas de soi
non plus que parler de laquo la raquo meacutetaphysique Faut-il le rappeler le terme nappartient pas agrave
lidiome aristoteacutelicien Agrave vrai dire il nexiste mecircme aucun adjectif ou nom de la sorte (en
μεταφυσικ-) en grec classique voire en grec ancien tout court5 La difficulteacute nest pas que les
livres aristoteacuteliciens ainsi reacuteunis soient deacutepourvus de titre ndash le fait nest pas rare dans lAntiquiteacute6
ndash mais que ces divers livres soient unifieacutes sous la rubrique dun terme eacutetranger agrave Aristote7 Agrave la
place les traiteacutes dits meacutetaphysiques proposaient pourtant une pluraliteacute de deacutenominations
sagesse philosophie premiegravere science theacuteologique science rechercheacutee agrave quoi lon peut ajouter
des descriptions comme science des premiers principes et des premiegraveres causes science de leacutetant
en tant queacutetant enquecircte sur la substance science de leacutetant immobile et seacutepareacute8 Pour des raisons
qui restent en partie encore agrave eacutelucider aucune de ces expressions cependant na sembleacute convenir
3 Sur le caractegravere opeacuteratoire de ce concept dans lhistoire des savoirs cf M Merleau-Ponty [1968] p 61
4 Sur Aristote comme le laquo pegravere de la meacutetaphysique raquo cf Schopenhauer Monde comme volonteacute et commerepreacutesentation tr fr [2004] p 852
5 Pour les occurrences probleacutematiques du terme chez Basile de Ceacutesareacutee et Simplicius dont la traditionmanuscrite est discuteacutee cf L Brisson [1999] On laisse ici de cocircteacute la question eacutepineuse de lapparitiondu terme dans lAnonyme de Meacutenage (cf M Narcy [2003] p 225)
6 Sur les titres des ouvrages dAristote dans les listes anciennes voir P Moraux [1951] Sur le titre de laMeacutetaphysique cf P Hoffmann [1997] p 88-89 et sur la notion mecircme de titre pour les ouvrages antiquesp 581 sq Voir aussi S Fazzo [2012] p 52
7 Que les eacutediteurs antiques quels quils soient naient pas conserveacute laquo philosophie premiegravere raquo parexemple reste une source dinterrogation Lexpression offrait aux successeurs dAristote des avantagesagrave la fois pratiques et theacuteoriques Le syntagme est dusage aiseacute a une origine textuelle aveacutereacutee et insistede faccedilon attendue sur la preacuteeacuteminence de la meacutetaphysique Mieux un passage du De motu animalium sereacutefegravere explicitement agrave des livres sous ce nom (laquo ἐν τοῖς περὶ τῆς πρώτης φιλοσοφίας raquo 700b 9) Au-delagrave mecircme des seuls textes aristoteacuteliciens lexpression consonne avec lobjet de ladite laquo Meacutetaphysique raquode Theacuteophraste (laquo τὴν ὑπὲρ τῶν πρώτων θεωρίαν raquo 4a 2-3) ce qui lui assure eacutegalement une assise ausein mecircme de leacutecole peacuteripateacuteticienne Autant datouts qui auraient ducirc assurer son succegraves Pourquoidegraves lors lui avoir progressivement preacutefeacutereacute cette deacutenomination proprement embarrassante demeacutetaphysique Pourquoi en tout cas apregraves Alexandre et Ascleacutepius (cf pour ce dernier In Met 3 27-28) nest-ce pas la laquo philosophie premiegravere raquo qui a emporteacute la partie et embrasseacute sous elle tous les autrestitres possibles Comme on le verra plus loin le cas dAlexandre deacutement en effet formellementlhypothegravese de P Aubenque selon qui laquo le titre de De la philosophie premiegravere ne leur [aux commentateurs]parut pas sappliquer adeacutequatement agrave lensemble des eacutecrits reacuteunis par une tradition anteacuterieure quilsavaient sous les yeux raquo agrave cause de son sens trop restrictif ie theacuteologique (P Aubenque [1962] p 34 n3) Cf ci-dessous sect 122b et c
8 Cf F Wolff [1997] p 293 et la liste complegravete et reacutefeacuterenceacutee eacutetablie dans R Goulet [2003] p 243
2
Introduction
aux lecteurs dAristote Toujours est-il que le traiteacute est ainsi peu agrave peu entreacute dans lhistoire au prix
dune premiegravere divergence qui seacutepare Aristote de lhistoire de la meacutetaphysique
Au demeurant il nest pas deacuteraisonnable de se deacutebarrasser de ces problegravemes lexicaux en
acceptant un usage anachronique et large de laquo meacutetaphysique raquo ndash comme on peut parler deacutethique
platonicienne ou dontologie aristoteacutelicienne ce qui nest pas de soi illeacutegitime Toutefois on ne
pourra alors limiter au seul Aristote la fondation de la meacutetaphysique En ce cas en effet le geste
de fondation devient inseacuteparable (au moins) du nom de Platon Lideacutee dune philosophie
premiegravere lideacutee dune science qui ne soit ni physique ni matheacutematique ni science pratique sest
constitueacutee collectivement au croisement de lAcadeacutemie et du Lyceacutee Comme le deacutecrit
M Crubellier apregraves avoir rappeleacute les premiegraveres lignes de la laquo Meacutetaphysique raquo (ou De principiis9) de
Theacuteophraste
Il a existeacute agrave Athegravenes au IVegraveme s deux ou trois geacuteneacuterations dhommes (peut-ecirctre pas plus dequelques dizaines de personnes en tout) pour qui cette question avait un sens et uneleacutegitimiteacute [hellip] Il a existeacute un certain domaine de recherches identifieacute comme tel par lesspeacutecialistes qui se concreacutetise dans une certaine terminologie (par exemple lemploi absolude τὰ πρῶτα) et dans un ensemble de questions reconnues comme pertinentes eu eacutegard agravecertains inteacuterecircts de la raison10
Deacutesigner Aristote comme le fondateur de la meacutetaphysique une entreprise en reacutealiteacute
collective en son origine relegraveve alors de la simplification
Enfin lœuvre appeleacutee Meacutetaphysique est loin de donner agrave lire la constitution nette et
deacutefinitive dun champ unifieacute du savoir Elle semble dabord comme on sait osciller entre
plusieurs objets les premiers principes et les premiegraveres causes leacutetant en tant queacutetant lun les
axiomes la substance le divin ou une substance immobile11 Au fur et agrave mesure des livres la
science rechercheacutee senfonce dans un relatif anonymat jusquagrave en perdre son nom mecircme de
science tout en voyant saccroicirctre son programme de recherches12 Cela constitue deacutejagrave en soi un
problegraveme eu eacutegard agrave la theacuteorie aristoteacutelicienne de la science qui reacuteserve agrave chaque science un seul
9 Pour le titre de lopuscule de Theacuteophraste cf D Gutas [2010] p 9 sq
10 M Crubellier [1999] p 1 Voir aussi M Crubellier A Laks [2009] p 14
11 Voir entre autres Met A 2 982b 9 Γ 1 1003a 21 Γ 2 1003b 34-35 Γ 3 1005a 19-20 E 1 1025b 2 sq1026a 20 Z 1 1028b 2-4 I 1 1052b 1-3 Λ 1 1069a 18 sq On pourrait ajouter aussi les autres sens deleacutetant par accident par soi lacte et la puissance comme vrai cf Met Δ 7
12 Dans la Meacutetaphysique le terme de laquo science raquo napparaicirct plus pour deacutesigner lenquecircte meneacutee degraves apregravesle livre E sauf en K Voir tout de mecircme Λ 10 1075b 21 sq qui attribue lappellation de laquo science raquo agravelaquo dautres raquo mais pourrait laisser entendre quAristote reprend en son nom cette appellation
3
Introduction
genre-objet13 En outre parmi ces objets certains sont explicitement non geacuteneacuteriques ndash comme
leacutetant ou lun ndash et ne devraient pouvoir faire lobjet dune science14 On pourrait agrave la rigueur
admettre une pluraliteacute de programmes agrave linteacuterieur de la meacutetaphysique en soulignant par
exemple que les apories du livre B se formulent souvent sur le mode revient-il agrave une mecircme
science deacutetudier x et aussi y ce qui favorise lideacutee dune structure souple accueillante agrave la
diversiteacute15 Mais en ce cas il faut dune part admettre que la meacutetaphysique sort des limites du
reacutegime de scientificiteacute deacutecrit par Aristote dans les Analytiques dautre part il faut encore rendre
compte sur le modegravele justement de certaines apories de B de la compatibiliteacute des eacutetudes de ces
divers objets Une difficulteacute connue est de comprendre comment cette science peut eacutetudier agrave la
fois ce qui traverse tous les genres agrave savoir leacutetant en tant queacutetant et le premier de ces eacutetants la
substance immobile Eu eacutegard agrave la pluraliteacute des objets deacutejagrave souligneacutee mecircme ce problegraveme ndash on
aura reconnu la concurrence classique entre ontologie et theacuteologie16 ndash est une simplification
Comme le dit J Barnes la Meacutetaphysique semble alors davantage tenir du laquo farrago raquo du meacuteli-meacutelo
ou du pot-pourri17
Un tel deacutemantegravelement peut se soutenir de la composition du traiteacute lui-mecircme Des
arguments litteacuteraires sopposent agrave lunification du traiteacute et donc de la science quil est censeacute
exposer Depuis lAntiquiteacute on sinterroge en effet sur lachegravevement du traiteacute18 et par exemple
lauthenticiteacute du livre α la preacutesence du livre Δ agrave quoi lexeacutegegravese moderne a ajouteacute les doutes sur E
1 K la place de Z 7-9 luniteacute et la place de Λ etc Certains teacutemoignages anciens laissent entendre
que la composition du traiteacute nest pas dAristote lui-mecircme19 on a donc tenteacute de reformer le plan
du traiteacute en distinguant des strates selon une eacutevolution supposeacutee de la penseacutee du Stagirite ou
lordre argumentatif des textes20 Les textes ne sont manifestement pas eacutecrits dans la mecircme veine
et ne sadressent sans doute pas aux mecircmes publics vont de simples notes agrave ce quon considegravere
13 Par exemple AnPo I 28 87a 38-39 Met B 2 997a 21 Cf F Brentano [1862] tr fr [1992] p 141
14 En tout cas pris comme tels sans speacutecification (laquo en tant queacutetant raquo) Cf EE I 8 1217b 25-35
15 Cf Met B 1 995b 6-8 18-20 Voir aussi M Crubellier A Laks [2009] p 15
16 Preacutecisons dembleacutee quon utilisera dans le travail qui suit de telles deacutenominations dans le senscouramment accepteacute par les aristoteacutelisants sans preacutejuger de lexistence constitueacutee dune science deleacutetant en tant queacutetant distincte dune science de la substance distincte dune science du divin
17 J Barnes [1997] p 61
18 W Jaeger [1948] tr fr [1997] p 166
19 On revient sur tous ces points ci-dessous sect 112a
20 Voir les tentatives distinctes de W Jaeger [1948] B Dumoulin [1986] et dans un style tregraves diffeacuterentE Martineau [1997]
4
Introduction
en geacuteneacuteral comme une confeacuterence (Λ ou du moins son deacutebut)21 La Meacutetaphysique nest donc pas
vraiment un livre22 Lopinion est ancienne et assez commune on la lit par exemple sous la plume
de V Cousin laquo Lopinion la plus accreacutediteacutee est que la Meacutetaphysique est un tout factice composeacute
longtemps apregraves la mort dAristote de piegraveces et de morceaux plus ou moins bien cousus
ensemble raquo Et quelques lignes plus loin laquo Et la Meacutetaphysique dAristote sort tout en lambeaux de
cette discussion raquo23
Des arguments historiques viennent renforcer cette conclusion en mettant en doute
lexistence dune Meacutetaphysique constitueacutee agrave leacutepoque dAristote On ne trouve ainsi pas de trace
dun traiteacute meacutetaphysique dans le catalogue de Diogegravene Laeumlrce le teacutemoignage de Nicolas de
Damas est difficilement datable24 le teacutemoignage dAscleacutepius selon lequel il incomba agrave Eudegraveme de
Rhodes deacutediter le traiteacute est peu fiable25
Si lon rapproche le cas de la Meacutetaphysique de celui de la Physique la comparaison devient
sans appel Aristote a fondeacute ou du moins refondeacute la physique Il le fait certes agrave la suite dautres
auteurs (les laquo physiologues raquo) certes aussi lhistoire du texte de la Physique nest pas un long
fleuve tranquille on sinterroge parfois sur luniteacute du traiteacute Mais cette uniteacute demeure tout de
mecircme plus nette que celle de la Meacutetaphysique26 Au surplus la circonscription par Aristote dun
champ du savoir lidentification de son genre-objet et de son programme de travail27 la mise au
point de ses meacutethodes de travail tout cela est bien mieux attesteacute que pour la meacutetaphysique
Faut-il alors aller jusquagrave dissocier les traiteacutes dAristote de lhistoire de la meacutetaphysique
Pour les raisons preacuteceacutedemment mentionneacutees et dautres Heidegger affirme ainsi que laquo lon peut
neacuteanmoins douter que le contenu des eacutecrits aristoteacuteliciens reacuteunis sous le titre de Meacutetaphysique soit
vraiment une meacutetaphysique raquo ou pire laquo Aristote na jamais eacuteteacute en possession de ce qui a eacuteteacute
compris plus tard sous le mot et le concept de meacutetaphysique Il na en outre jamais chercheacute quoi
que ce soit qui ressemble tant soit peu agrave cela quon a cru depuis toujours pouvoir trouver chez lui
21 Tout cela est reacutesumeacute et accompagneacute dindications bibliographiques dans R Goulet [2003] ici p 235
22 A Jaulin [2003] p 11
23 V Cousin le dit dans son rapport agrave louvrage de K-L Michelet disciple et eacutediteur de Hegel et laureacuteatavec F Ravaisson du fameux concours sur la Meacutetaphysique dAristote Cf K-L Michelet [1836] p XIII-XIV
24 Cf S Fazzo [2008b] pour les autres teacutemoignages voir agrave nouveau la synthegravese de M Narcy [2003]
25 Sur tout cela cf ci-dessous 112a
26 Cf P Pellegrin [2002] p 27
27 Voir le beau passage des Meteor I 1 338a20 sq
5
Introduction
sous le nom de meacutetaphysique raquo28 Accepter de telles conclusions serait nier notre premiegravere seacuterie
darguments soutenir quAristote na rien agrave voir avec lhistoire de la meacutetaphysique est
inadmissible ndash mecircme en reacuteduisant celle-ci agrave lhistoire de lonto-theacuteologie Il demeure que la
contradiction entre les deux seacuteries darguments en faveur ou agrave lencontre dune fondation
aristoteacutelicienne de la meacutetaphysique est aigueuml
Toutefois le Philosophe lui-mecircme nous a appris quil ny avait contradiction que lorsque
les propositions eacutetaient prises laquo sous le mecircme aspect raquo29 Leacutetau logique de la contradiction peut
ecirctre desserreacute agrave condition de saviser dun fait simple toute fondation na de sens que de faccedilon
reacutetrospective Une fondation sans tradition est un vain mot steacuterile comme un precircche dans le
deacutesert On ninaugure et ninstitue que ce qui se deacuteploie dans un legs se reacutepegravete se reforme et se
deacuteforme dans un heacuteritage Il ny aurait pas de carteacutesianisme sans Descartes certes mais que
serait-il sans Mersenne Eacutelisabeth de Bohegraveme Malebranche Bayle
Degraves lors pour comprendre comment est neacutee la meacutetaphysique il faut se reacutefeacuterer non pas
seulement agrave Aristote mais aussi agrave sa tradition au premier chef de laquelle se place Alexandre
dAphrodise Lideacutee dorigines de la meacutetaphysique doit deacutecideacutement ecirctre pluraliseacutee
Notre hypothegravese geacuteneacuterale est la suivante lœuvre de l laquo Exeacutegegravete par excellence raquo a rendu
possible la fondation de la meacutetaphysique Paradoxalement ndash mais le paradoxe nest
quapparent ndash la possibiliteacute mecircme de laquo faire de la meacutetaphysique raquo sans que cela signifie
seulement commenter Aristote a eacuteteacute assureacutee par le travail de ces commentateurs et
singuliegraverement dAlexandre Le processus de diffeacuterenciation du travail exeacutegeacutetique et du travail
du meacutetaphysicien est un processus qui court sur un temps long On a pu faire lhypothegravese quil
eacutetait accompli seulement agrave la fin du Moyen Acircge par Suaacuterez30 Nous proposons den situer
lorigine chez Alexandre dAphrodise LExeacutegegravete travaille agrave faire de la Meacutetaphysique un livre et de
la meacutetaphysique une science une Leacutetude quon va lire porte sur cette double naissance dun
livre et dune science
28 M Heidegger respectivement GA 3 tr fr [1953] p 66 et GA 33 tr fr [1991] p 13-14
29 Aristote Met Γ 3 1005b 19-20 laquo τὸ γὰρ αὐτὸ ἅμα ὑπάρχειν τε καὶ μὴ ὑπάρχειν ἀδύνατον τῷ αὐτῷκαὶ κατὰ τὸ αὐτό raquo
30 Cf par exemple J-P Coujou [1999] p 8-9 ougrave lon voit Suaacuterez qui se pique de pointer les laquo deacutefauts raquo decomposition et de coheacuterence dans lœuvre aristoteacutelicienne Voir aussi la synthegravese stimulante de P Porro[2005] qui sintitule de faccedilon eacuteloquente laquo Dalla Metafisica alla metafisica e ritorno una storia medievale raquo
6
Introduction
2 LExeacutegegravete par excellence et lhistoire de laristoteacutelisme
Alexandre dAphrodise diadoque de philosophie peacuteripateacuteticienne agrave Athegravenes31 connaicirct
son floruit agrave la fin du IIegraveme s et au deacutebut du IIIegraveme s agrave la charniegravere de leacutepoque post-helleacutenistique et
de lAntiquiteacute tardive au commencement de llaquo egravere des commentateurs raquo Professeur ou
laquo universitaire raquo32 Alexandre enseigne agrave un cercle speacutecialiseacute deacutetudiants avanceacutes Il travaille aussi
agrave la deacutefense de la doctrine aristoteacutelicienne contre les autres eacutecoles et agrave sa diffusion vers un public
cultiveacute plus large LAphrodisien nest ni un doxographe ni un chercheur retireacute sur les cimes il
philosophe parce quil enseigne (ou reacuteciproquement33) Son œuvre se laisse structurer par la
pluraliteacute de ses publics Alexandre eacutecrit de longs commentaires pointus sur les grands textes
aristoteacuteliciens des synthegraveses sur une probleacutematique preacutecise des explications dun texte
particulier des batteries darguments pour deacutemontrer une thegravese Mais aussi des traiteacutes
deacutemontrant la supeacuterioriteacute de la doctrine aristoteacutelicienne sur telle question agrave la mode des billets
poleacutemiques34 Tous les textes que nous avons conserveacutes de son œuvre en grec ou en arabe
exemplifient cette diversiteacute35
Le choix dAlexandre dans la veacuterification de notre hypothegravese geacuteneacuterale se justifie par sa
position litteacuteralement deacutecisive dans lhistoire de la meacutetaphysique Son Commentaire agrave la
Meacutetaphysique dont nous ne posseacutedons que les cinq premiers livres36 est en effet le premier du
genre agrave avoir eacuteteacute transmis Jusquagrave preuve du contraire en leacutetat de nos sources Alexandre donne
le deacutepart dun regain dinteacuterecirct dans la philosophie antique pour la science meacutetaphysique du
31 Cf A Chaniotis [2004] p 388-389 Chaniotis traduit ainsi linscription honorifique deacutecouverte agraveAphrodisias laquo In accordance with a psephisma of the council and the people Titus Aurelius Alexandrosphilosopher one of the heads of the philosophical schools in Athens [τῶν Ἀθήνεσιν διαδόχων] (erected thestatue of) his father the philosopher T Aurelius Alexandros raquo (p 388)
32 M Rashed [2007b] p 1
33 Selon la Dreistufenlehre de DA II 5 qui implique que le savant en enteacuteleacutechie est un enseignant
34 Sur lœuvre dAlexandre cf RW Sharples [1987] p 1179-1199 R Goulet M Aouad [1989] S Fazzo[2003b] Sur lideacutee dune laquo eacutecole raquo dAlexandre (non au sens du bacirctiment mais de la communauteacute) cfRW Sharples [1990]
35 Certains de ces textes sont donc aussi probablement des notes de cours reacutedigeacutees par ses eacutelegraveves ce quipose la question de leur fiabiliteacute voire de leur authenticiteacute (ce qui nest pas la mecircme chose ) Dans letravail qui suit nous avons le plus souvent laisseacute de cocircteacute les textes qui ont eacuteteacute suspecteacutesdinauthenticiteacute et nous nous sommes focaliseacutes sur ceux pour lesquels lauthenticiteacute nest pas discuteacuteeNos (rares) reacutefeacuterences au De intellectu (Mantissa sect 2) sont dues agrave notre conviction de lauthenticiteacute dutexte Pour des raisons autant doctrinales que stylistiques les arguments avanceacutes par FM Schroeder etRB Todd [2008] contre son authenticiteacute ne nous semblent en effet pas dirimants Mais cela serait agravemontrer dans un autre travail
36 Selon la thegravese courante et agrave notre sens deacutemontreacutee de faccedilon nette par C Luna ([2001] p 53-71)
7
Introduction
Stagirite Le traiteacute a certes eacuteteacute travailleacute avant Alexandre ndash lExeacutegegravete lui-mecircme teacutemoigne des
opinions de certains devanciers sur lauthenticiteacute de tel livre ou la composition du traiteacute Rien
nindique cependant quavant lui ait eacuteteacute effectueacute un travail proprement philosophique sur lobjet
du traiteacute Alexandre dAphrodise est le premier auteur dont nous ayons conserveacute quelque chose
de substantiel faisant eacutetat dune attention agrave la fois philologique et philosophique porteacutee agrave la
Meacutetaphysique37
En outre lempreinte de lExeacutegegravete sur la tradition meacutetaphysique posteacuterieure est
incontestable Une eacutetude exhaustive de la transmission de la meacutetaphysique alexandrinienne reste
encore agrave mener Contentons-nous ici de quelques jalons significatifs
Selon le teacutemoignage de Porphyre les Commentaires dAlexandre font partie du mateacuteriau
de lenseignement de Plotin38 Dans leacutecole neacuteoplatonicienne les commentaires de Syrianus et
Ascleacutepius agrave la Meacutetaphysique citent plagient ou paraphrasent reacuteguliegraverement celui dAlexandre39 La
transmission dAlexandre aux latins est ainsi assureacutee via celle du neacuteoplatonisme celui par
exemple de Boegravece40 mais elle se reacutealise surtout au premier chef dans le Moyen Acircge byzantin et
arabe Le Commentaire dAlexandre est traduit et eacutetudieacute pendant lacircge dor abbasside Sy ajoutent
aussi le De principiis ou le De providentia41 Ses ouvrages sont mentionneacutes dans le Kitab-al-Fihrist
travailleacutes dans le cercle dal-Kindi42 traduits par Abu Bishr Matta diffuseacutes avec la pseudo
Theacuteologie dAristote travailleacutes encore au siegravecle suivant par Farabi QuAlexandre ait eacuteteacute lu par
Avicenne a deacutejagrave eacuteteacute montreacute mais demanderait agrave ecirctre plus systeacutematiquement travailleacute43
Alexandre constitue eacutegalement une reacutefeacuterence pour la philosophie de lIslam occidental en
particulier pour Averroegraves qui nous a livreacute de preacutecieux fragments du commentaire de
lAphrodisien agrave Meacutetaphysique Λ44 et dont on connaicirct le deacutebat avec la noeacutetique alexandrinienne
(laquelle comme on le montrera touche agrave sa meacutetaphysique) Cest principalement par ce biais
quAlexandre est transmis au monde latin qui lui accorde un regain drsquointeacuterecirct degraves les XIIegraveme s et
37 Cest aussi la thegravese de S Fazzo [2012]
38 Porphyre Vita plotini 14 13 La mention dAlexandre dans une eacutenumeacuteration coinceacute entre Aspasius etAdraste dAphrodise minore sans doute la reacuteelle importance de lExeacutegegravete pour Plotin
39 Voir les eacutetudes de C Luna [2001]
40 Pour Boegravece cf A de Libera [1999a] et pour Augustin cf les hypothegraveses dans A de Libera [2007] parexemple p 238
41 A de Libera [1993] p 74 sq G Endress [2002]
42 Cf S Fazzo H Wiesner [1993] C drsquoAncona-Costa [1995] p 167
43 Cf D Gutas (1988] R Brague [1999] p 272 n 7 A de Libera [1999a] p 505
44 Cf J Freudenthal [1884]
8
Introduction
XIIIegraveme s45 Geacuterard de Creacutemone et Dominique Gundissalvi traduisent certains de ses opuscules
physiques et son De intellectu promis agrave une fortune indeacuteniable dAlbert le Grand agrave Dietrich de
Freiberg Moiumlse de Narbonne ou David de Dinan La deuxiegraveme partie du XIIIegraveme s voit la
traduction du De fato et de certains de ses commentaires (dont lun par Guillaume de Moerbeke)
Sans ecirctre traduit le Commentaire agrave la Meacutetaphysique est eacutegalement transmis on en a une mention
dans le catalogue Hierosolymitanus46 Il sert encore par exemple agrave Suaacuterez47
Le Commentaire agrave la Meacutetaphysique (comprenant aussi la partie aujourdhui consideacutereacutee
comme inauthentique) nest traduit en latin quagrave la Renaissance par Juan Gineacutes de Sepuacutelveda en
1527 Les reacuteeacuteditions agrave Paris 1536 et agrave Venise en 1544 1551 1561 teacutemoignent sans doute possible
de son succegraves Le Commentaire reste linstrument majeur et indeacutepassable pour lire la Meacutetaphysique
aristoteacutelicienne48 ce quil sera jusquaux eacutepoques moderne et contemporaine ndash que ce soit chez
Hegel ou dans les notes de leditio major de la Meacutetaphysique de J Tricot Fatalement comme le dit
RW Sharples dans son ouvrage posthume sur la philosophie peacuteripateacuteticienne49 bon nombre de
thegraveses qui ont eacuteteacute tenues pour aristoteacuteliciennes dans lhistoire de la philosophie autant par ceux
qui ont eacutetudieacute Aristote que ceux qui lont critiqueacute sont des interpreacutetations dAlexandre RW
Sharples cite en note les plus remarquables exemples lidentification de la forme avec lessence
des espegraveces lideacutee que Meacutetaphysique Λ deacutelivre la theacuteologie dAristote que le mouvement des
cieux est causeacute par leur deacutesir dimiter le Moteur immobile
Il est ainsi de coutume au commencement dun travail sur Aristote de faire eacutetat du poids
eacutecrasant des commentaires agrave son sujet50 le terrain aristoteacutelicien eacutetant tellement laboureacute quil se
mue aiseacutement en une suite de fondriegraveres Ce fait paraicirct interdire tout espoir naiumlf (au sens de la
naiumlveteacute de loriginal deacutenonceacutee par Nietzsche51) de dire du neuf Cette convention est bien
ancienne puisquon la lit deacutejagrave chez Simplicius52 Nous nous proposons dans ce qui suit de nous
installer de plain pied dans cette tradition agrave son commencement et de la prendre pour objet
deacutetude Lenjeu geacuteneacuteral du preacutesent travail consiste agrave interroger la faccedilon dont une penseacutee (en
45 FE Cranz [1958] p 510
46 Cf Hierosolymitanus patr 106 fol 7 et P Wendland dans le tome III-1 des CAG p XV-XIX Voir enparticulier les ouvrages ndeg 15 p XVIII
47 Voir lindex des auteurs citeacutes par Suaacuterez dans J-P Coujou [1999] p 189
48 Sur lhistoire de cette transmission cf FE Cranz [1958]
49 RW Sharples [2010] p XI et n 3
50 Cf P Aubenque [1962] p 1 citant Natorp [1862] p VII
51 Humain trop humain II 1 376
52 In Cat 2 30 ndash 3 5
9
Introduction
loccurrence celle dAristote) sinscrit dans lhistoire Fonder lintroduction dAlexandre dans ce
travail requiert dabandonner une conception de lhistoire de la philosophie comme galerie de
grands portraits et son corollaire le renvoi de leacutetude des effets de tradition agrave lhistoire ou la
philologie53
Les conceptions de lhistoire de la philosophie comme deacutecadence ou comme succession
discregravete de Geacutenies seacutepareacutes les uns des autres par des mareacutecages de meacutediocres saccorde en effet
avec une certaine perception de la tradition philosophique54 Celle-ci est alors comme une
laquo tombe raquo55 Le mot est de Heidegger agrave propos justement de lhistoire de laristoteacutelisme ndash cas
paradigmatique dans ces questions sur lhistoire de la philosophie sil est vrai quaucune autre
penseacutee na davantage fait eacutecole La tradition se comprendrait comme une longue suite de
simplifications de trahisons56 Llaquo aristoteacutelisme raquo deacutesignerait lensemble des contresens commis
sur Aristote comme le marxisme le serait pour Marx57 Selon un paradigme biologique la
tradition laquo deacutevitalise raquo (le mot est toujours de Heidegger) les meacuteditations des geacutenies philosophes
elle perd le mouvement de leur penseacutee pour la figer La thegravese est reprise par P Aubenque agrave la fin
de son ouvrage magistral sur le laquo problegraveme de lecirctre raquo
On demandera il est vrai pourquoi la tradition a meacuteconnu laspect aporeacutetique de lameacutetaphysique dAristote et ses implications humaines Il resterait alors agrave montrer par uneeacutetude qui ne serait pas moins philosophique quhistorique comment et pourquoi latradition devrait ecirctre neacutecessairement tenteacutee de meacuteconnaicirctre ce quil y a deacuteternellementinacheveacute dans la meacutetaphysique aristoteacutelicienne []Transmettre louverture cest la clore Aristote comme en teacutemoigne lhistoire deslendemains immeacutediats de laristoteacutelisme eacutetait moins le fondateur dune tradition quelinitiateur dune question dont il nous a averti lui-mecircme quelle demeurait toujours initiale
53 Ou comme le dit Heidegger avec une once de meacutepris les laquo interpreacutetations historico-philologiques raquodans le tome 26 de la Gesamtausgabe (Metaphysische Anfangsgruumlnde der Logik im Ausgang von Leibniz) p17
54 On entend ici par tradition philosophique lensemble des pheacutenomegravenes historiques de transmission descorpus et des thegraveses philosophiques
55 M Heidegger GA 33 tr fr [1991] p 39 Voir aussi Sein und Zeit sect 6 laquo En acceacutedant ainsi agrave lasupreacutematie la tradition bien loin de rendre accessible ce qursquoelle laquo transmet raquo le recouvre drsquoabord et leplus souvent Elle livre ce contenu transmis agrave lrsquolaquo eacutevidence raquo et barre lrsquoaccegraves aux laquo sources raquo originellesougrave les cateacutegories et les concepts traditionnels furent puiseacutes en partie de maniegravere authentique Latradition va mecircme jusqursquoagrave plonger complegravetement dans lrsquooubli une telle provenance Elle supprimejusqursquoau besoin de seulement comprendre un tel retour en sa neacutecessiteacute propre raquo Et plus loin laquo Mais sila question de lrsquoecirctre requiert elle-mecircme que soit reconquise la transparence de sa propre histoire alorsil est besoin de ranimer la tradition durcie et de deacutebarrasser les alluvions deacuteposeacutees par elle raquo (tr fr EMartineau)
56 Cf agrave propos de Platon et Plotin D Montet [1996] p 7 laquo la trahison nest-elle pas le genre obligeacute detoute tradition philosophique raquo
57 Cest la fameuse thegravese de M Henry [1976] p 9
10
Introduction
et que la science qui la pose eacutetait eacuteternellement rechercheacutee 58
Ces affirmations ne sont pas inteacutegralement infondeacutees ndash elles sont dailleurs pour partie agrave
lorigine du preacutesent travail La scolarisation des thegraveses du Philosophe a impliqueacute de fixer leur
sens pour les rendre transmissibles de lisser les apparentes contradictions pour mieux deacutefendre
laristoteacutelisme de construire le corpus comme un tout coheacuterent Mais les propos de Heidegger ou
P Aubenque tendent en outre derriegravere ce paradigme vitaliste et une conception laquo monumentale raquo
de lhistoire59 agrave penser la tradition comme mortifegravere (scleacuteroseacutee neacutecroseacutee) comme le mouvement
dun laquo oubli raquo dune deacutecadence qui seacuteloigne dun paradis perdu60 celui dAristote en sa nativiteacute
Comme si lon pouvait avoir accegraves agrave un Aristote originel hors de toute meacutediation historique
comme si linterpregravete pouvait agrave la diffeacuterence des premiers aristoteacuteliciens sextraire de sa propre
historiciteacute ou la traverser pour atteindre la veacuteriteacute sur le Philosophe61
Agrave linverse prendre pour objet la tradition de laristoteacutelisme demande et conduit agrave
concevoir la tradition autrement que comme une longue suite derrements Il y a une feacuteconditeacute
conceptuelle des pheacutenomegravenes de transmission Ou encore pour eacuteviter le paradigme vitaliste la
transmission des problegravemes et des thegraveses par le seul fait du deacuteplacement transforme ce quelle
transmet le propose agrave la reacuteappropriation et produit du neuf dans lhistoire de la penseacutee62 Leacutetude
de laristoteacutelisme se leacutegitime degraves lors quon parvient agrave penser comment la reacutepeacutetition dune penseacutee
qui est comme lont montreacute chacun agrave leur maniegravere Husserl et Deleuze63 lessence de la tradition
58 P Aubenque [1962] p 506-508
59 Cf la deuxiegraveme Consideacuteration intempestive de Nietzsche
60 Sur les racines hegeliennes de la conception de lhistoire comme profanation et deacutecadence cf J-FMarquet [2010]
61 On reconnaicirctra lagrave les critiques adresseacutees agrave Heidegger entre autres par Gadamer et Derrida le premiermontrant comment linterpreacutetation suppose toujours la relativiteacute agrave la situation historique delinterpregravete le second comment est laquo meacutetaphysique raquo lideacutee dun accegraves agrave lorigine agrave propos des racineslutheacuteriennes du projet heideggerien de Destruktion (cf agrave ce sujet J-F Courtine [2008] p 22) De faccedilonamusante F Wolff deacutetermine comme typiques du disciple dAristote la croyance en une veacuteriteacute une etoriginelle du texte dAristote et le deacutesir den revenir agrave cette origine perdue dans laquo le pur face-agrave-facetranscendantal avec la lettre du texte raquo (F Wolff [2000] p 304-305) Il ny aurait rien de pluslaquo aristoteacutelicien raquo que la critique de laristoteacutelisme
62 Une ideacutee qui est bien eacuteloigneacutee de Heidegger sil est vrai que la thegravese dune constitution onto-theacuteologique de la meacutetaphysique revient agrave soutenir que lHistoire de la penseacutee est celle du longdeacuteroulement du Mecircme Pour la thegravese quau contraire il ny ait pas historiciteacute sans innovation etlaquo nataliteacute raquo il faut quitter Heidegger et se tourner vers H Arendt
63 Respectivement dans LOrigine de la geacuteomeacutetrie et Diffeacuterence et reacutepeacutetition La conception husserlienne de latradition eacutevite la caricature de la deacutecadence ou la laquo tombe raquo ou Husserl opegravere le lien essentiel entrehistoire et tradition quand il deacutefinit la premiegravere comme laquo le mouvement vivant de la solidariteacute et de
11
Introduction
comment cette reacutepeacutetition donc implique des eacutecarts qui produisent eux-mecircmes linscription dune
penseacutee dans lHistoire agrave la fois sa modification et sa transmission ndash donc aussi la possibiliteacute de sa
reacuteactivation Cest par la tradition quelle engendre quune penseacutee peut deacutepasser la seule diffusion
synchronique pour acceacuteder agrave son historiciteacute
Or le geste philosophique seffectue lui-mecircme en constituant en tradition ce qui le
preacutecegravede en initiant une nouvelle tradition64 Degraves lors aussi si toute philosophie ambitionne un
nouveau commencement elle le fait au prix dune illusion qui meacuteconnaicirct que tout
commencement est un recommencement65 illusion dont lhistorien de la philosophie doit se
preacutemunir Il faut pour lire les textes ne pas sabandonner agrave la vision de survol qui deacutegage une
direction teacuteleacuteologique de lhistoire qui la preacutecegravede et qui neacutecessairement porte agrave forcer les textes
mecircmes ndash cette violence de llaquo historialisme destinal raquo66 Cette sorte de lecture des philosophes
entre eux est peut-ecirctre productrice de sens creacuteatrice Mais la discipline de linterpreacutetation des
textes passeacutes si elle se veut rigoureuse si elle veut pouvoir mesurer la porteacutee de ces creacuteations
philosophiques doit travailler agrave sen preacuteserver Il convient alors de refuser les deux mythes
jumeaux de la tradition comme perte continue ou comme laquo regravegne raquo lineacuteaire de lorigine67 et les
deux eacutecueils du traditionalisme et du rationalisme anhistorique68 Pour ce faire on se gardera de
projeter dans cette tradition les lineacuteariteacutes du progregraves ou de la deacutecheacuteance ndash teacuteleacuteologies abstraites
qui rendent lhistorien inattentif aux pheacutenomegravenes leur contingence et donc leurs sens propres
Leacutetude dAlexandre ne viendra donc pas ici deacuteplorer en soupirant les erreurs
limplication mutuelle (des Miteinander und Ineinander) de la formation du sens (Sinnbildung) et de laseacutedimentation du sens originaire raquo (tr fr [1976] p 410) La seacutedimentation nest pas tant ici ce quiscleacuterose que ce qui conserve mecircme si Husserl est attentif aux deux versants du pheacutenomegravene
64 Cf J-L Marion [2008]
65 Cf G Deleuze [1968] p 169 sq
66 D Janicaud [1990] p 49 parle dune laquo synapse de penseacutee raquo de Heidegger caracteacuteriseacutee p 102 sq et p109 comme un neacutecessitarisme qui finit par laquo paralyse[r] la rationaliteacute politique tout comme il suspendla rationaliteacute en geacuteneacuteral raquo (p 121) Cf aussi G Deleuze [1991] p 91 laquo Hegel et Heidegger restenthistoricistes dans la mesure ougrave ils posent lhistoire comme une forme dinteacuterioriteacute dans laquelle leconcept deacuteveloppe ou deacutevoile neacutecessairement son destin La neacutecessiteacute repose sur labstraction deleacuteleacutement historique rendu circulaire On comprend mal alors limpreacutevisible creacuteation des concepts raquo
67 M Foucault [1969] p 12 Foucault affirme comme en un slogan laquo Le problegraveme nest plus de latradition et de la trace mais de la deacutecoupe et de la limite ce nest plus celui du fondement qui seperpeacutetue cest celui de transformations qui valent comme fondations et renouvellement desfondations raquo (p 12-13) Nous pourrions retourner cette affirmation en soutenant que telle estpreacuteciseacutement la raison pour laquelle laquo la tradition et la trace raquo font problegraveme ce qui justifie leur eacutetude
68 Cf TW Adorno selon qui la tradition laquo steht im Widerspruch zur Rationalitaumlt raquo (TW Adorno [1977] p310)
12
Introduction
interpreacutetatives de lExeacutegegravete ni constater avec satisfaction lorthodoxie du diadoque
laquo Heacuteteacuterodoxie raquo et laquo orthodoxie raquo deux termes qui ont cours dans les eacutetudes alexandriniennes
doivent ecirctre abandonneacutes sil est vrai que laristoteacutelisme nest pas une religion Alexandre est
comme on dit agrave juste titre le tenant dun laquo neacuteo-aristoteacutelisme raquo Il propose une certaine
interpreacutetation dAristote dont il nous incombe de voir si elle est coheacuterente ou non agrave la fois dun
point de vue interne et relativement agrave son objet Tout cela nest pas un travail de grand
inquisiteur On y reviendra plus loin Ce qui va constituer notre objet denquecircte cest donc ce que
forge linterpreacutetation alexandrinienne de la laquo meacutetaphysique raquo les effets quelle engendre sur la
conception aristoteacutelicienne dune philosophie premiegravere ce quelle legravegue agrave lHistoire comme
formant le cœur de laristoteacutelisme
Cette tacircche ne relegraveve ni dune archeacuteologie ni dune geacuteneacutealogie de la meacutetaphysique si lon
entend par lagrave en un sens courant aujourdhui69 la tacircche de deacutegager des laquo a priori historiques raquo le
travail de retour en deccedilagrave des constructions des seacutediments vers limplicite sous lexplicite dans
un mouvement reacutetrospectif Pour le dire briegravevement les deacutemarches de ce genre en se focalisant
sur les origines dune eacutepisteacutemegrave dun complexe de problegravemes dune thegravese ou dun champ de
savoir peinent toujours par essence agrave comprendre comment se sont deacuteposeacutes les seacutediments
quelles se sont efforceacutees de deacuteblayer On a donc tenteacute deffectuer le chemin inverse70 Il sest agi
dans un mouvement prospectif deacutetudier une construction les raisons dun succegraves historique en
lespegravece leacutedification de la meacutetaphysique comme science On na pas tenteacute de revenir laquo sous le
devenir tecirctu dune science sacharnant agrave exister et agrave sachever degraves son commencement raquo71 mais
preacuteciseacutement de deacutegager une premiegravere photographie de ce laquo devenir tecirctu raquo et den rendre raison72
69 Voir par exemple J-F Courtine [1990] et [2005] O Boulnois [1999] A de Libera [2008] tous sereacutefeacuterant agrave Nietzsche Heidegger et ou Foucault
70 Ce mouvement nest dailleurs pas incompatible avec le preacuteceacutedent mais ne poursuit pas la mecircmedirection
71 M Foucault [1968] p 11 Nous soulignons
72 Le titre choisi au commencement de ce travail est donc devenu en partie inadeacutequat puisquelexpression laquo aux origines raquo deacutesigne un mouvement reacutetrospectif Si lon souhaite donner un nom agrave cetype de projet ce pourrait ecirctre par opposition aux projets de Destruktion ou deacuteconstruction celui delaquo constructionnisme raquo et plus preacuteciseacutement pour le distinguer du constructionnisme social ou duconstructionnisme dans les theacuteories du Genre de laquo constructionnisme eacutepisteacutemologique raquo La questiondirectrice de ce type de projet est bien comment et pourquoi un champ donneacute du savoir (voire uneacuteleacutement de ce champ) sest-il imposeacute comment et pourquoi cette institution sest-elle geacuteneacuteraliseacuteeconstitueacutee en laquo paradigme raquo quelles sont les raisons historiques et philosophiques externes etinternes qui peuvent eacuteclairer le deacuteveloppement de ce champ la possibiliteacute et leffectiviteacute de sesreacuteappropriations
13
Introduction
3 Eacutetat de lart
Nombreux sont les travaux sur Aristote au XXegraveme s qui ont abandonneacute lambition
scolastique de mettre au jour un systegraveme de la penseacutee du Stagirite au profit dun Aristote plus
inchoatif73 Telle serait la fin de llaquo aristoteacutelisme raquo cest-agrave-dire labandon de cette maniegravere
daborder les textes aristoteacuteliciens avec limpeacuteratif de coheacuterence geacuteneacuterale et de systeacutematiciteacute74 Cet
abandon a certes rendu plus attentif aux textes agrave leurs particulariteacutes mais a parfois aussi fait
meacuteconnaicirctre ce quil y a aussi deffectivement laquo systeacutematique raquo chez Aristote ou du moins de
theacutetique De ce point de vue assureacutement les propos de P Aubenque agrave lendroit de la tradition
prennent sens et leacutegitimiteacute par rapport agrave cette neacutecessiteacute de relire pour eux-mecircmes les textes dans
leur probleacutematiciteacute Il fallait ainsi disjoindre Aristote de sa tradition par exemple en
laquo deacuteconstruisant raquo les dogmatismes issus de la lecture thomiste eacuteleveacutee au rang dopinio communis
Mais ce mouvement permet aussi de renverser la neacutegation de la tradition et de constituer cette
tradition elle-mecircme en objet deacutetude Cest dans la ligneacutee des eacutetudes contemporaines sur les
transferts culturels ou les effets de translatio studiorum75 que peut sinscrire le renouveau
contemporain des eacutetudes des commentateurs dAristote et dAlexandre en particulier
Il sagit degraves lors dextraire lrsquoœuvre dAlexandre de son statut dinstrument de lecture les
Commentaires de llaquo Exeacutegegravete par excellence raquo ont eacuteteacute couramment conccedilus comme autant doutils
par les lecteurs et interpregravetes dAristote Le mouvement dautonomisation de leacutetude des
Commentateurs a pris son essor au XXegraveme s mais demeure encore pour les commentaires
proprement dits agrave ses preacutemices76 Sans preacutetendre agrave lexhaustiviteacute mais en retenant les ouvrages
les plus saillants concentrons-nous sur les eacutetudes alexandriniennes
Cette autonomisation des œuvres alexandriniennes a valu au premier chef pour les textes
dits laquo personnels raquo qui ont davantage retenu lattention des speacutecialistes Les contributions les
73 M Crubellier [1999] p 2 La chose vaut autant du cocircteacute pheacutenomeacutenologique quanalytique
74 F Wolff [2000] p 304 qui propose mecircme de dater la fin de laristoteacutelisme agrave 1912 avec les publicationsde W Jaeger
75 Voir par exemple A de Libera [1993] Leacutetude des canaux de transmission de laristoteacutelisme contribueen effet au questionnement contemporain autour des laquo transferts culturels raquo qui sinterroge sur la faccedilondont les cultures communiquent et se structurent dans ces interactions (on songe aux travaux deM Espagne et M Werner qui ont mis au point la cateacutegorie historique de laquo transferts culturels raquo pourrepenser lapport de la culture reacuteceptrice dans les eacutechanges drsquoobjets de personnes drsquoideacutees)
76 Sur llaquo egravere des commentateurs raquo cf R Sorabji [1990] et [2005] M Tuominen [2009] R ChiaradonnaM Rashed [2010] Sauf erreur par exemple deux ouvrages seulement se sont attaqueacutes au monumentde la logique alexandrinienne K Flannery [1995] et L Gili [2011]
14
Introduction
plus importantes agrave ce sujet proviennent surtout des recherches italiennes et anglophones Agrave cet
eacutegard il convient toutefois de souligner limportance de louvrage de P Moraux sur la noeacutetique
dAlexandre (1942) qui reste un classique et a principalement occasionneacute deux types
dinterrogations sur la coheacuterence et le preacutesumeacute laquo mateacuterialisme raquo de lExeacutegegravete et sur lauthenticiteacute
et les rapports du traiteacute De lintellect avec le De lacircme77
Parmi les recherches italiennes fructueuses dans ce champ il faut signaler les travaux
deacutecisifs de P Accattino et P Donini sur la psychologie alexandrinienne78 Dautres œuvres
laquo personnelles raquo dAlexandre ont eacuteteacute eacutediteacutees et travailleacutees et un ouvrage collectif sest inteacuteresseacute agrave
la transmission de lExeacutegegravete dans la tradition arabe79 Les recherches anglophones se sont
eacutegalement aveacutereacutees prolifiques dans le mouvement initieacute par R Sorabji et RW Sharples Figure
marquante des eacutetudes alexandriniennes RW Sharples a eacutetudieacute une large part du corpus
dAlexandre en leacuteditant ou le traduisant et en en montrant linteacuterecirct non pas seulement
historique mais aussi philosophique80 Il est en outre lauteur du premier exposeacute portant sur
lensemble de ce corpus et dune eacutetude cruciale sur la question de leacutecole dAlexandre81
Agrave la suite de RW Sharples la recherche a donc commenceacute agrave consideacuterer Alexandre
comme un auteur au sens plein en travaillant agrave contextualiser sa doctrine speacutecialement par
rapport au stoiumlcisme cest ce quentreprennent dans deux articles majeurs S Bobzien sur la
question du libre-arbitre et I Kupreeva sur le statut du corps et des qualiteacutes82 Toutes deux
montrent comment linterpreacutetation dAristote par lExeacutegegravete est aussi modeleacutee par les poleacutemiques
de son eacutepoque La position historique de lExeacutegegravete situe ainsi les eacutetudes alexandriniennes agrave la
croiseacutee de deux champs deacutetude en pleine expansion les eacutetudes sur la peacuteriode post-helleacutenistique
et la confrontation entre eacutecoles et les eacutetudes sur llaquo egravere des Commentateurs raquo P Moraux avait deacutejagrave
produit un travail de grande ampleur avec Der Aristotelismus bei den Griechen le dernier tome
consacreacute agrave Alexandre ayant eacuteteacute compleacuteteacute par RW Sharples83 Eu eacutegard agrave ces avanceacutees la
recherche francophone est longtemps demeureacutee peu productive agrave ce jour encore seulement trois
ouvrages dAlexandre sont traduits et ce malgreacute des travaux importants sur la peacuteriode post-
77 Par exemple BC Bazaacuten [1973] P Thillet [1981] D Papadis [1991]
78 P Accattino P Donini [1996] mais aussi P Accattino [1988] [1995] ou [2001] P Donini [1971] etc
79 Respectivement S Fazzo [1999] et [2002a] C DAncona G Serra [2002]
80 Voir entre autres RW Sharples [1975] [1982a] [1983] [1992] [1994] [2004]
81 Respectivement RW Sharples [1987] et [1990]
82 S Bobzien [1998] et I Kupreeva [2003]
83 P Moraux [1973] [1984] [2001]
15
Introduction
helleacutenistique ou les commentateurs84
Le Commentaire dAlexandre agrave la Meacutetaphysique dAristote souffre encore dune relative
incurie similaire agrave celle qui affecte les eacutetudes des Commentaires en geacuteneacuteral Si depuis longtemps
lon se sert du Commentaire comme dune source il est encore rarement eacutetudieacute comme œuvre
Trois articles seulement abordent la question pourtant centrale de lobjet de la meacutetaphysique
selon Alexandre85 On y reviendra eacutevidemment en deacutetail Deux ouvrages majeurs toutefois ont
abordeacute chacun agrave leur maniegravere la meacutetaphysique de lExeacutegegravete en geacuteneacuteral
La premiegravere monographie est due agrave M Bonelli qui entreprend de deacutemontrer
quAlexandre conccediloit la meacutetaphysique comme une science selon le modegravele issu des Analytiques
Par lagrave seacuteclaire agrave la fois la puissance exeacutegeacutetique de lAphrodisien et la maniegravere dont il a marqueacute
les lectures ulteacuterieures de la meacutetaphysique Toutefois louvrage ne situe pas lExeacutegegravete dans son
contexte et diagnostique une incoheacuterence dAlexandre sur la question de lobjet de la
meacutetaphysique Alexandre tiendrait donc une thegravese forte celle du caractegravere deacutemonstratif de la
science meacutetaphysique mais preacutesenterait laquo plusieurs conceptions de la meacutetaphysique qui ne sont
pas toujours conciliables entre elles raquo86 Dans cette incoheacuterence se reacuteveacutelerait la pratique
alexandrinienne du commentaire souvent plus attacheacute au deacutetail et agrave lexplication litteacuterale quagrave la
systeacutematisation de la penseacutee dAristote LExeacutegegravete reacutepeacuteterait ici laquo loscillation raquo propre agrave la penseacutee
aristoteacutelicienne87 entre une science des principes et des causes premiegraveres une science de leacutetant en
tant queacutetant une science des substances et une theacuteologie
Le second ouvrage de M Rashed entend montrer comment sur la question de la
substance lExeacutegegravete travaille avec une option ontologique forte laquo une option doctrinale unique et
coheacuterente raquo88 agrave savoir la thegravese selon laquelle le cœur de la substance composeacutee et la substance la
plus haute cest lεἶδος Sans doute pour la premiegravere fois on deacutemontre nettement luniteacute et la
puissance dune position ontologique dAlexandre Nombreuses en effet eacutetaient les eacutetudes qui
en demeuraient au constat dincoheacuterence quillustre le titre de G Movia eacutecartelant Alexandre
84 P Thillet [2002] et [2003] M Bergeron R Dufour [2008] Pour les travaux franccedilais sur lescommentateurs voir les recherches de I Hadot ou P Hoffmann (par exemple I Hadot [1990] I HadotP Hadot [2004] P Hoffmann [1987] [2000] [2006]) Pour les recherches francophones sinteacuteressant agraveAlexandre voir aussi les travaux dA De Libera [1999a] et C Luna par exemple [2001]
85 P Merlan [1957) (qui agrave vrai dire ne sinteacuteresse agrave Alexandre que dans lorbe dAristote) C Genequand[1979] et P Donini [2003]
86 M Bonelli [2001] p 232
87 M Bonelli [2001] p 232-233
88 M Rashed [2007b] p 4 voir aussi p 326
16
Introduction
laquo tra naturalismo e misticismo raquo89 Tel eacutetait le destin incongru dun auteur tour agrave tour condamneacute
(degraves le Moyen Acircge) pour la laquo folie raquo90 de son mateacuterialisme loueacute pour son aristoteacutelisme (il serait le
dernier interpregravete authentiquement aristoteacutelicien dAristote) et tenu pour un preacutecurseur du
neacuteoplatonisme M Rashed atteste au contraire de la coheacuterence de la position laquo essentialiste raquo
dAlexandre en montrant comment elle traverse sa logique sa physique et saccomplit dans une
cosmologie geacuteneacuterale un systegraveme du monde
Le programme de notre travail deacutecoule logiquement de ce qui preacutecegravede il convient de
deacuteterminer si par delagrave lapparente multipliciteacute de ses objets lAphrodisien parvient agrave unifier le
champ meacutetaphysique Puisque preuve a eacuteteacute faite de la capaciteacute dAlexandre agrave tenir au fil de ses
commentaires certaines thegraveses interpreacutetatives fortes ne faut-il pas degraves lors reprendre la question
de lobjet de la meacutetaphysique et sonder linterpreacutetation alexandrinienne agrave son sujet Pour ce faire
il faudra donc revenir sur le diagnostic dincoheacuterence poseacute par M Bonelli comme sur lideacutee de M
Rashed selon laquelle lentreprise alexandrinienne vise plus une cosmologie geacuteneacuterale quune
science de lecirctre en tant quecirctre91
4 Thegravese et meacutethode ndash meacutetacommentaire
Sil est vrai que lentreprise meacutetaphysique dans toute son histoire se signale par sa
reacuteflexiviteacute alors neacutecessairement la question de son objet est lune des questions meacutetaphysiques
par excellence Ainsi Suaacuterez en se livrant agrave une vaste cartographie des meacutetaphysiques
meacutedieacutevales laquo ex parte objecti raquo enteacuterine-t-il par lagrave le caractegravere traditionnel de cette mise en
perspective de la meacutetaphysique au point de vue de son ou ses objet(s)92 Cette faccedilon daborder la
89 G Movia [1970]
90 Lexpression est de Guillaume dAuvergne cf A de Libera [1998] p 201 Les positionsalexandriniennes (ce qui eacutetait tenu comme tel agrave leacutepoque) ont eacuteteacute comme on sait viseacutees par lescondamnation drsquoEacutetienne Tempier au XIIIegraveme s
91 Cf M Rashed [2007b] p 327 et [2008] p 283
92 Disputes meacutetaphysiques I 1 sect 1-25 Voir agrave ce sujet J -F Courtine [1990] p 195-227 Voir aussi p 9 sqpour la question du sujet objet de la meacutetaphysique dans lensemble de la scolastique Lexpression delaquo sujet de la meacutetaphysique raquo remonte sans doute aux traductions latines dAvicenne au deacutebut de LaMeacutetaphysique du Shifā I 1 (en particulier p 86 de la traduction Anawati) Le terme arabe ʽmawdū deacutesigne en effet le sujet ou la matiegravere (le terme peut traduire lὑποκείμενον grec et a servi aussi dansles questions de noeacutetique) sur lequel une science conduit son enquecircte cest ce qui est poseacute comme lechamp parcouru par cette science Lobjectum renvoie quant agrave lui davantage agrave lobjet penseacute ce que vise
17
Introduction
Meacutetaphysique et la science correspondante est sans aucun doute beaucoup moins formaliseacutee ou
conventionnelle chez Alexandre LExeacutegegravete ne preacutesente jamais litteacuteralement un problegraveme du
type laquo Aristote semble octroyer plusieurs objets agrave la philosophie premiegravere quel est alors lobjet
principal de la meacutetaphysique ou comment sordonnent les eacutetudes de ces objets raquo Pourtant son
effort dunification de cette diversiteacute teacutemoigne au minimum de la conscience dune telle difficulteacute
Alexandre confegravere explicitement agrave la Meacutetaphysique le projet didentifier la laquo science
proposeacutee raquo (toujours au singulier) donc aussi son objet Il insiste de faccedilon presque incantatoire sur
son uniteacute elle est laquo μία ἐπιστήμη raquo93 On laura compris le preacutesent travail fait lhypothegravese
quAlexandre entend instituer la meacutetaphysique en une science une en inteacutegrant et en articulant
les divers aspects leacutegueacutes par la Meacutetaphysique dAristote Le deacutefi qui eacutechoit agrave Alexandre est donc agrave
la mesure de la difficulteacute preacutesenteacutee ci-dessus agrave la mesure des verrous qui semblent contrarier
lunification autant litteacuteraire que doctrinale du traiteacute et de la science proposeacutee
Soutenir quAlexandre travaille une option hermeacuteneutique que le deacutebat contemporain
pourrait volontiers qualifier dlaquo unitarienne raquo94 soulegraveve des difficulteacutes meacutethodologiques Une
telle hypothegravese dans sa reacutealisation mecircme sexpose en effet agrave un double obstacle Premiegraverement
la pratique alexandrinienne du commentaire semble destineacutee agrave reproduire les mecircmes variations
que celles du texte quil commente Pour eacuteviter larbitraire linterpregravete dAlexandre deacutesireux de
deacutemontrer que lExeacutegegravete propose une thegravese coheacuterente devrait alors se reacutesoudre agrave lausteacuteriteacute dune
eacutetude lineacuteaire ndash par exemple du Commentaire agrave la Meacutetaphysique En outre la mesure des eacutecarts
entre le Philosophe et son Exeacutegegravete suppose au moins que le terminus a quo soit deacutetermineacute Si
lobjectif de ce travail est de caracteacuteriser deacutetablir95 linterpreacutetation alexandrinienne alors cela ne
serait possible quagrave la condition de posseacuteder au preacutealable et inteacutegralement le sens des textes
la science comme disposition de lacircme
93 Pour cette expression voir In Met 8 21 15 9 172 2 175 18 183 8 194 17 etc Pour la question delobjet cf In Met 8 20 ou 171 5 et plus geacuteneacuteralement la reacutepeacutetition meacutecanique de la structure laquo ἡ σοφία(ou πρώτη φιλοσοφία) περὶ raquo La preacuteposition περὶ est alors aussi bien suivie du geacutenitif que delaccusatif si bien que la philosophie premiegravere porte aussi bien laquo περὶ τὸ ὂν καθόλου raquo (238 5) quelaquo περὶ παντὸς τοῦ ὄντος raquo (238 13) par exemple La nuance entre ce geacutenitif et cet accusatif est sansdoute assez faible On rappelle ci-dessous sect 123d lensemble des passages ougrave Alexandre reacutepegravete laformule laquo μία ἐπιστήμη raquo voire laquo μία τῷ γένει ἐπιστήμη raquo (voir entre autres In Met 238 19-20 241 1sq 243 20-28 243 33 etc)
94 Cette appellation est principalement issue de la philosophie de langue anglo-saxonne et se trouvesouvent opposeacutee agrave lapproche laquo developmentalist raquo ndash nous parlerions plutocirct en franccedilais de positionlaquo eacutevolutionniste raquo ou de meacutethode geacuteneacutetique Le floregraves de ce vocabulaire est en particulier ducirc auxdiscussions engageacutees suite au livre de DW Graham [1987]
95 Le terme est de M Bonelli [2001] p 19
18
Introduction
aristoteacuteliciens quinterpregravete Alexandre
Ces deux objections darbitraire et dincompleacutetude ont le mecircme reacutesultat rendre a priori
impossible le preacutesent projet Pour le reacutealiser il faudrait en effet conduire une interpreacutetation de
lensemble de la Meacutetaphysique dAristote avant de se pencher sur la meacutetaphysique dAlexandre en
travaillant ligne agrave ligne lensemble de lœuvre de lExeacutegegravete Mais une telle meacutethode outre quelle
est impossible dans un cadre limiteacute nest pas non plus souhaitable Elle confinerait agrave un cercle
vicieux linterpreacutetation dAlexandre qui en deacutecoulerait ne serait que le produit de
linterpreacutetation a priori dAristote son ombre porteacutee Dit autrement elle nous poserait en juge de
veacuteriteacute de linterpreacutetation alexandrinienne distributeur de bons points degraves quAlexandre
seacutecarterait de notre propre interpreacutetation dAristote il commettrait un contresens Notre
interpreacutetation dAlexandre nen serait alors que dautant plus arbitraire parce quincapable de se
laisser informer par le texte Si toute interpreacutetation part dun certain nombre de preacutejugeacutes ceux-ci
doivent tout de mecircme rester limiteacutes et une telle meacutethode reviendrait agrave empecirccher leur neacutecessaire
reacutevision
Deux principes sont communeacutement admis en hermeacuteneutique premiegraverement quil y a
des interpreacutetations fausses mais non pas dinterpreacutetation vraie au sens apodictique cest-agrave-dire
que certaines interpreacutetations sont meilleures plus ou moins coheacuterentes en elles-mecircmes et avec
leur objet96 deuxiegravemement que toute interpreacutetation part de preacutesupposeacutes Il est donc impossible
deacuteviter totalement le cercle entre notre preacute-compreacutehension dAristote et notre lecture
dAlexandre Mais dune part ce mouvement peut ecirctre inverseacute et nous avons ci-dessous tenteacute de
proceacuteder par un va-et-vient constant entre les deux textes Dautre part cest justement en
reconnaissant et en inteacutegrant ce cercle dans la recherche elle-mecircme (comme la montreacute Gadamer)
quon peut conjurer au moins en partie larbitraire de la meacutethode Si nous pensons avoir pu
eacutetablir certains eacutecarts dAlexandre ils ont eacuteteacute deacutetermineacutes comme tels non pas agrave partir dune
lecture preacutealable dAristote mais dans la comparaison entre le texte et son commentaire
Il deacutecoule de ce qui preacutecegravede que ce travail na pas besoin decirctre une eacutetude exhaustive de la
Meacutetaphysique dAristote ni de son Commentaire par Alexandre Lobjectif nest pas de deacutevoiler les
recoins de la meacutetaphysique alexandrinienne mais de deacutemontrer son uniteacute de mettre au jour les
grandes structures geacuteographiques du domaine meacutetaphysique Il reste assureacutement encore
beaucoup agrave faire et lon est donc loin de preacutetendre donner une analyse exhaustive de la
96 Cest ce qui explique le refus du vocabulaire de lorthodoxie
19
Introduction
meacutetaphysique alexandrinienne Les textes commenteacutes le sont tous avec en vue la mise agrave leacutepreuve
de lhypothegravese dune conception unitarienne de la meacutetaphysique Cela ne deacutebarrasse pas
totalement le preacutesent travail dune part darbitraire on a proceacutedeacute par recoupements en laissant
de cocircteacute certains pans du corpus aristoteacutelicien comme de lalexandrinien en eacutetudiant les textes qui
nous ont parus les plus significatifs eu eacutegard au projet fixeacute Il appartient au lecteur de juger si ces
lacunes sont des carences ou au contraire des moyens pragmatiques de deacutegager la vue en
soulignant ce qui charpente le paysage croiseacute des deux auteurs
Pour caracteacuteriser la position alexandrinienne trois voies se sont imposeacutees agrave nous En ce
qui concerne speacutecifiquement le Commentaire agrave la Meacutetaphysique la premiegravere a consisteacute agrave ecirctre attentif
aux eacuteleacutements eacutetrangers qui viennent se greffer sur la paraphrase repeacuterer les liens quAlexandre
eacutetablit entre les diffeacuterentes parties du corpus aristoteacutelicien ce quAlexandre introduit dans la
paraphrase dun lemme et qui indique la perspective prise sur ce morceau de texte De ce point
de vue notre interpreacutetation des textes dAristote est souvent sous-deacutetermineacutee elle en demeure agrave
un niveau relativement eacuteleacutementaire Lorsquelle est plus deacutetermineacutee cest parce quil a fallu
revenir agrave Aristote pour se deacutefaire du voile deacutevidence avec lequel certaines interpreacutetations
dAlexandre le recouvrent (ainsi de la deacutefinition de lhomme comme animal rationnel des enjeux
anti-dialectiques de la philosophie premiegravere de la deacutetermination du premier moteur comme
forme sans matiegravere) La mesure de leacutecart implique decirctre attentif agrave des modifications parfois
microscopiques (un laquo τε raquo lu laquo δέ raquo par exemple97) mais susceptibles de reacutesultats significatifs
dans linterpreacutetation dAristote par Alexandre
De mecircme on a tenteacute de repeacuterer les effets de reacutecurrence les reacutepeacutetitions dune thegravese dun
thegraveme dun concept Cest pourquoi on ne sest pas limiteacute au Commentaire agrave la Meacutetaphysique
Certes la multiplication dune thegravese dans un corpus philosophique ne signifie pas neacutecessairement
quelle soit logiquement centrale ndash un auteur peut atteindre une intuition de fond en un passage
unique mais deacutecisif tandis que ce quil reacutepegravete fera partie de lair du temps philosophique
Toutefois mecircme si cette meacutethode na rien dabsolu telle a eacuteteacute sans doute lune des voies les plus
efficaces parce quAlexandre en bon enseignant a des tics de penseacutee des passages aristoteacuteliciens
de preacutedilection des arguments favoris
Enfin plus occasionnellement on est alleacute chercher chez les commentateurs ulteacuterieurs
(Ascleacutepius Syrianus Simplicius) ce qui a eacuteteacute identifieacute comme une interpreacutetation dAlexandre98
97 Cf ci-dessous sect 242
98 Cela entraicircne une preacutecision sur notre mode deacutecriture Il est courant quand on commente un texte
20
Introduction
Le plan du travail deacutecoule de ce qui preacutecegravede On a tenteacute en un premier temps de proceacuteder
agrave la recontextualisation de la meacutetaphysique alexandrinienne Alexandre est seacutepareacute par cinq
siegravecles dAristote linterpreacuteter hors de son contexte est illusoire Il faut donc precircter attention aux
aspects conjoncturels aux strateacutegies des discours aux effets du contexte concurrentiel de la
philosophie agrave leacutepoque dAlexandre Toutes choses qui peuvent paraicirctre vulgairement
historiques ne pas relever de lauthentique histoire de la philosophie Elles sont pourtant
indispensables pour qui veut comprendre les raisons du succegraves de la meacutetaphysique et eacuteviter les
mirages dune histoire de la philosophie laquo pure raquo confineacutee aux seuls textes ou aux seules
doctrines veacutehiculeacutees par ces textes On revendique ici une pragmatique du discours
philosophique et son eacutemergence dans et agrave partir dune histoire En ce sens nous croyons pouvoir
repeacuterer deux contraintes dordre laquo professionnel raquo qui pegravesent sur la lecture alexandrinienne de la
meacutetaphysique et lui imposent le projet dune lecture unitarienne agrave savoir son inscription dans un
champ philosophique agonistique et son statut de diadoque et dexeacutegegravete
Le deuxiegraveme chapitre le cœur de ce travail en vient alors agrave la reacutealisation de ce
programme unitarien Alexandre parvient-il agrave penser de faccedilon coheacuterente la meacutetaphysique
comme laquo une science une raquo (selon lexpression courante du commentaire agrave Meacutetaphysique Γ)
Alexandre reacuteduit-il ou assimile-t-il les divers objets que la Meacutetaphysique semble lui attribuer La
reacuteponse est selon nous que cette uniteacute nest pas simple mais articuleacutee et articuleacutee en trois
programmes principaux une eacutetude universelle de leacutetant en tant queacutetant une eacutetude de la
substance une eacutetude de la substance premiegravere et divine Cette articulation sopegravere en outre agrave la
faveur dun principe qui constitue lun des schegravemes cardinaux de la penseacutee alexandrinienne le
principe de causaliteacute du maximum
Enfin le dernier chapitre entend recueillir la conclusion preacuteceacutedente et deacutevelopper cette
triple articulation au niveaux mecircme des trois objets principaux leacutetant en tant queacutetant la
deacutecrire en reprenant les propos de lauteur agrave son compte de lexpliquer directement par lareformulation en passant sous silence lactiviteacute mecircme de linterpregravete qui a pu aboutir agrave cetteexplication la dimension agrave la fois heuristique et argumentative de son activiteacute (les raisons deprivileacutegier telle lecture) pour mieux en preacutesenter le reacutesultat final Telle eacutetait deacutejagrave agrave lorigine lattitudedAlexandre en particulier dans ses traiteacutes dits personnels On a choisi de maintenir dans leacutecrituremecircme du travail qui va suivre la dimension exploratoire et argumentative voire tacirctonnante delinterpreacutetation au risque sans doute non eacuteviteacute de la lourdeur Parce quon est aux prises avec un textede commentaire il serait circulaire (vicieusement circulaire) de reprendre et reacutepeacuteter les optionshermeacuteneutiques de lExeacutegegravete quon commente en nous faisant le laquo porte-voix raquo dAlexandre commelui-mecircme se fait le laquo porte-voix raquo dAristote (cf Alexandre DA 2 3-6)
21
Introduction
substance et le divin Comment et pourquoi se produit le passage dun niveau agrave lautre Pour
deacutemontrer que la meacutetaphysique alexandrinienne ne sacrifie pas son uniteacute dans ces trois moments
de leacutetude (lontologie lousiologie et la theacuteologie) il convient deacutetudier comment dune part
dans le traitement de ces objets se produit la neacutecessiteacute quils relegravevent dune unique science et
comment dautre part chacun appelle le suivant Ces trois programmes ne sidentifient pas mais
pour autant ne se seacuteparent pas non plus en trois sciences distinctes parce quil incombe agrave la
mecircme science de les conduire
22
Chapitre I
CHAPITRE I
LA MEacuteTAPHYSIQUE COMME SCIENCE UNE ENJEUX
Alexandre philosophe et exeacutegegravete
11 Y a-t-il un laquo champ de bataille de la meacutetaphysique raquo agrave leacutepoque dAlexandre
Sinterroger sur la transmission dune penseacutee ndash en loccurrence celle dAristote ndash cest
questionner la maniegravere dont se constitue lhistoire (Historie et non Geschichte) de la philosophie
Une telle enquecircte exige de quitter la seule confrontation des textes sub specie aeternitatis pour par
exemple faire intervenir les eacuteleacutements non-textuels qui structurent le champ philosophique agrave
leacutepoque des textes en question Bref elle appelle une tentative de contextualisation des textes
viseacutes Cette tentative est solidaire du projet de traiter Alexandre comme un auteur et de cerner en
quoi il laquo augmente raquo son texte-source On souhaiterait en outre montrer dans ce qui suit que les
raisons poussant agrave sinterroger sur le contexte de lactiviteacute philosophique dAlexandre ne
ressortissent pas seulement agrave des deacutecisions meacutethodologiques a priori mais sont requises par la
situation dAlexandre sa maniegravere de faire de la philosophie Lhabitude encore tenace
aujourdhui1 de traiter Alexandre dans sa seule dimension exeacutegeacutetique comme sil se tenait hors
de toute historiciteacute face au texte aristoteacutelicien comme si lon pouvait biffer les cinq siegravecles qui les
1 Mais la voie dune contextualisation dAlexandre a deacutejagrave eacuteteacute traceacutee par les travaux par exemple de SBobzien [1998] et I Kupreeva [2003] Voir aussi RW Sharples [2002a] pour la theacuteologie ou V Cordonier[2007] et [2008]
23
La meacutetaphysique comme science une enjeux
seacuteparent cette habitude donc devrait se voir abandonneacutee
Mais surtout lhypothegravese est que seule une telle enquecircte serait agrave mecircme dexpliciter les
enjeux de linterpreacutetation alexandrinienne de la meacutetaphysique en mettant en lumiegravere agrave la fois les
attendus ou les reacutequisits qui traversent son entreprise de constituer la meacutetaphysique en une
science une et les tensions ou les obstacles qui sy opposent La mise en contexte na sans doute
pas de pouvoir explicatif absolu ndash si lon comprend par lagrave la seule recherche de causes positives
deacuteterminantes ndash mais elle nest pour autant pas deacutepourvue de pouvoir explicatif notamment si
lon y entend aussi la position de problegravemes
111 Contextualisation
a) Contextualiser une eacutenonciation philosophique
Le risque dune telle entreprise de contextualisation est quelle pourrait paraicirctre verser
dans lhistoire des ideacutees et lhistoricisme2 Ce risque tient agrave ce que lhistoire de la philosophie
demeure au pli dune tension quillustre son double nom Si lhistoire de la philosophie se veut
philosophique (ou si lon preacutefegravere philosophante) et si donc lon souhaite eacuteconduire au moins
partiellement la distinction entre laquo histoire de la philosophie raquo et philosophie dite laquo geacuteneacuterale raquo il
sera neacutecessaire dassumer trois thegraveses neacutegatives quil ny a pas de penseacutee solitaire quil ny a pas
dinnovation philosophique sans institution dune tradition et donc conscience du passeacute quenfin
il ny a pas accegraves aux choses mecircmes ou aux problegravemes philosophiques hors de toute discursiviteacute
Positivement cela implique dune part que la philosophie laquo geacuteneacuterale raquo ne puisse faire leacuteconomie
dune reacuteflexion critique sur son propre passeacute et dautre part que lhistoire de la philosophie
quant agrave elle doive viser de lactuel elle cherche (au moins agrave titre dideacuteal reacutegulateur) la
2 La notion est souvent brandie comme un eacutepouvantail dans les reacuteflexions sur lhistoire de laphilosophie Il faut plus lentendre comme une reconstruction que renvoyant agrave une pratique effectivede lhistoire Lhistoire des ideacutees prise en mauvaise part deacutesignerait une branche de lhistoire qui eacutetudiele deacuterouleacute des penseacutees au plus pregraves de leurs conditions mateacuterielles et contingentes de production envisant une preacutetendue neutraliteacute
24
La meacutetaphysique comme science une enjeux
preacutesentification dun acte de penseacutee sa reacutepeacutetition toujours possible3 en reacuteactivant et reacuteactualisant
luniversaliteacute dune penseacutee par la position de problegravemes Mais la contextualisation dune penseacutee
ne contredit-elle pas ce projet Correacutelativement que reste-t-il dhistorique dans lhistoire de la
philosophie une fois ces objectifs poseacutes
Le principe du contexte (en un sens qui nest pas exactement celui de Frege mais nen est
pas non plus si eacuteloigneacute) en histoire de la philosophie comme ailleurs4 se heurte en effet agrave de
solides objections Si lhistoire de la philosophie a pour vocation de reacuteactiver les sens dune
penseacutee la contextualisation semble au contraire enfermer le texte dans un passeacute reacutevolu Pour bien
lire un texte philosophique il faudrait au contraire le lire laquo comme sil eacutetait sorti dans Mind il y a
un an raquo5 La contextualisation relegraveverait dune deacuterive historiciste de lhistoire de la philosophie6
Elle conduirait en outre agrave expulser le sens du texte hors de lui-mecircme en le faisant reacutegresser vers
son contexte et sexposerait donc agrave une pure et simple perte de son objet initial Elle rendrait
enfin aveugle aux innovations conceptuelles et probleacutematiques en les reacuteduisant agrave necirctre que le
reacutesultat dun croisement dlaquo influences raquo exteacuterieures
Ces critiques sont solidaires et toutes trois preacutesupposent en creux une conception
positiviste du sens comme immanent au texte En peu de mots dans cette conception le texte
sassimile agrave une monade replieacutee sur une clocircture textuelle7 que viendrait rompre la
contextualisation Correacutelativement le contexte eacutenonciatif est conccedilu comme un donneacute positif
exteacuterieur et preacuteexistant au texte Une telle conception nest pas infondeacutee ndash en premiegravere analyse
elle possegravede lindeacuteniable atout de nous contraindre agrave lire le texte pour lui-mecircme et agrave partir de lui-
mecircme garde-fou contre tout deacutelire interpreacutetatif Toutefois il se pourrait quagrave la condition
3 Cf Hegel Leccedilons sur lhistoire de la philosophie (cours de 1825-1826) laquo nous navons pas affaire agravequelque chose de passeacute mais au preacutesent agrave lactiviteacute de penser agrave lesprit proprement dit raquo
4 Voir les discussions des problegravemes poseacutes par la notion de contexte en linguistique Cf par exemple FRastier [1988] et R Micheli [2006]
5 Lanecdote et le conseil sont de J Barnes dans S Marchand [2008] Il faut noter que Barnes ne militefinalement pas pour une meacutethode purement atomiste et deacutecontextualiseacutee en histoire de la philosophieOn en trouvera davantage dans R Rorty [1984] Pour une reacuteponse laquo hermeacuteneutique raquo cf P Aubenque[2001]
6 Comme le dit Gadamer laquo le texte compris en historien est formellement deacuteposseacutedeacute de la preacutetention agravedire quelque chose de vrai raquo cf H-G Gadamer [1960] p 308 tr fr [1996] p 325
7 Cette notion est ici prise non pas en son sens mateacuteriel (ce qui marque typographiquement les bornesdu texte) mais hermeacuteneutique signifiant que le texte est une totaliteacute close agrave laquelle le sens estimmanent et qui fournit donc au lecteur ses propres instruments de lecture Cf F Rastier [1988] p 107et plus geacuteneacuteralement U Eco [1965] Il faudrait sans doute ici distinguer ce qui relegraveve de linterpreacutetationestheacutetique (des textes litteacuteraires) de linterpreacutetation philosophique On ne peut sans doute pas balayerla question dune autoreacutefeacuterentialiteacute de la litteacuterature dun revers de main
25
La meacutetaphysique comme science une enjeux
dabandonner cette substantialisation du texte et sa notion concomitante de contexte il soit
possible deacuteviter les critiques eacutevoqueacutees Nous pourrions ainsi envisager une contextualisation qui
soit agrave mecircme de nous informer sur le sens du texte lui-mecircme et de contribuer agrave sa reacuteactualisation
Pour ce faire il faut tenir une double thegravese selon laquelle un texte est situeacute dans un
contexte autant que reacuteciproquement un contexte est en partie le produit dun texte Comme
lindique le terme laquo contexte raquo est une notion relative son sens deacutepend en partie de son texte-
source de mecircme que le sens du texte peut seacuteclairer par sa situation (en un sens quasi sartrien)
dans le contexte Le contexte est pour ainsi dire lombre dune penseacutee ndash et donc le produit
conjugueacute de cette penseacutee et de son environnement Partant le contexte exige toujours decirctre
reconstruit Sa valeur explicative nest donc pas absolue un texte philosophique ne peut se
reacuteduire agrave laquo un libelle ou texte de circonstance raquo8 Parler de situation cest au contraire refuser
doctroyer au contexte un pouvoir explicatif deacutefinitif lequel serait de toute faccedilon contradictoire
avec lideacutee que le sens dun texte en tout cas philosophique est reacuteactualisable9 La viseacutee
universelle du texte philosophique nimplique pas la biffure de toute dimension historique mais
sa libeacuteration (entendue comme processus) Reacuteciproquement la contextualisation dun texte
philosophique peut servir agrave montrer comment cette universaliteacute se conquiert agrave la fois agrave partir de
et par-delagrave sa propre historiciteacute Le contexte nest pas un simple arriegravere-fond il est ce que le texte
philosophique reprend et forge pour le discuter et (tenter de) le surmonter
Cette conception du texte philosophique accueillante vis-agrave-vis dun travail de
contextualisation qui cherche agrave eacuteviter aussi bien la deacutecontextualisation totale que lrsquohistoricisation
forte appellerait pour ecirctre inteacutegralement fondeacutee des analyses qui outrepassent le preacutesent
propos Du moins peut-on tenter den souligner linteacuterecirct et les modaliteacutes pratiques Dans ce qui
suit nous nous reacutefeacutererons autant agrave des contemporains dAlexandre quaux textes dAlexandre lui-
mecircme Pour cette raison aussi par exemple nous exclurons de la discussion les eacutepicuriens Cette
eacuteviction se justifie (1) par le statut particulier du Jardin agrave leacutepoque10 et (2) par le fait que sauf sur
8 Y-C Zarka [2001] p 28
9 Octroyer au contexte un tel pouvoir explicatif rendrait absurde la possibiliteacute mecircme dune valeur trans-historique et conduirait agrave absorber lhistoire de la philosophie dans lhistoire des ideacutees Comme le ditM Merleau-Ponty laquo Nous avons beaucoup agrave faire pour eacuteliminer les mythes jumeaux de la philosophiepure et de lhistoire pure et pour retrouver leurs rapports effectifs Il nous faudrait dabord une theacuteoriedu concept ou de la signification qui prenne lideacutee philosophique comme elle est jamais deacutelesteacutee desimports historiques et jamais reacuteductible agrave ses origines raquo cf M Merleau-Ponty [1960] p 209-210
10 Leacutecole reste certes tregraves active ndash cf les inscriptions dŒnanda qui dateraient de 150 ndash mais son modedorganisation communautaire reste assez archaiumlque sur le modegravele helleacutenistique dune eacutecole agrave forteorthodoxie qui tolegravere peu les divergences theacuteoriques Cf J-M Andreacute [1987] et D Sedley [1989]
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
certaines questions de physique et peut-ecirctre en eacutethique leacutepicurisme a tregraves probablement eu
moins dimportance dans la reacuteflexion dAlexandre11 ndash moins en tout cas que le stoiumlcisme et le
platonisme
b) Une contextualisation commandeacutee par le contexte
Au surplus indeacutependamment des problegravemes geacuteneacuteraux hermeacuteneutiques du concept de
contexte le cas particulier dAlexandre requiert de lui-mecircme une telle lecture Largument
pourrait ici passer pour circulaire il ne fait en reacutealiteacute que deacuteployer une impression celle dun
geste philosophique dont le sens eacutechappe en partie sil nest restitueacute agrave son histoire Les textes
dAlexandre reacutecusent la clocircture dune lecture purement interne
On distingue en effet communeacutement deux types dœuvres dAlexandre les
commentaires et les ouvrages dits laquo personnels raquo Mais cette bipartition ne reacutesiste pas agrave un survol
mecircme rapide des textes cest mecircme comme le dit M Rashed une laquo ideacutee fausse qui peut faire
des ravages dans une eacutetude consacreacutee agrave Alexandre raquo12 Les œuvres laquo personnelles raquo en effet
saffichent elles aussi explicitement dans leur reacutefeacuterence agrave Aristote Le De anima par exemple est
aussi une explication du De anima dAristote Alexandre dit en commenccedilant quil se fait le laquo porte-
voix raquo ou laquo lambassadeur raquo de la doctrine aristoteacutelicienne13 Degraves le deacutebut assez emphatique du De
Numeacutenius en teacutemoigne clairement laquo Τοῦτο δ οἱ Ἐπικούρειοι οὐκ ὤφελον μέν μαθόντες δ οὖν ἐνοὐδενὶ ὤφθησαν Ἐπικούρῳ ἐναντία θέμενοι οὐδαμῶς ὁμολογήσαντες δ εἶναι σοφῷσυνδεδογμένοι καὶ αὐτοὶ διὰ τοῦτο ἀπέλαυσαν τῆς προσρήσεως εἰκότως ὑπῆρξέ τε ἐκ τοῦ ἐπὶπλεῖστον τοῖς μετέπειτα Ἐπικουρείοις μηδ αὐτοῖς εἰπεῖν πω ἐναντίον οὔτε ἀλλήλοις οὔτεἘπικούρῳ μηδὲν εἰς μηδὲν ὅτου καὶ μνησθῆναι ἄξιον ἀλλ ἔστιν αὐτοῖς παρανόμημα μᾶλλον δἀσέβημα καὶ κατέγνωσται τὸ καινοτομηθέν raquo (Fr 24 l 22-31) laquo Voilagrave ce que les eacutepicuriensnauraient pas ducirc apprendre ltagrave savoir veacuteneacuterer son maicirctre et ne pas se mettre en deacutesaccord avec lui etentre euxgt ils lont appris cependant et jamais daucune faccedilon on ne les a vus soutenir le contrairedEacutepicure agrave force de convenir quils partageaient les ideacutees dun sage ils ont joui eux aussi et non sansraison de ce titre et il fut acquis degraves longtemps aux eacutepicuriens posteacuterieurs quils ne seacutetaient jamaiscontredits entre eux ni navaient contredit Eacutepicure en rien qui valucirct la peine den parler cest chez euxune illeacutegaliteacute ou plutocirct une impieacuteteacute et toute nouveauteacute est proscrite raquo (tr Des Places)
11 Voir la Quaestio I 13 sur les couleurs (laquo Ὅτι μὴ ὁμοίως κατά τε τὰς ἄλλας αἱρέσεις καὶ κατἘπίκουρον εἰσάγεται τὰ χρώματα ὡς ἔλεγεν Κηνσωρῖνος ὁ Ἀκαδημαικός raquo) et la Quaestio III 12 surlinfiniteacute de lunivers (laquo Ὅτι μὴ ἄπειρον τὸ ὄν raquo) Pour leacutethique cela semble moins clair cf RWSharples [1990] p 95
12 M Rashed [2007b] p 3
13 Alexandre DA 2 3-6 laquo ἐπεὶ δ ὥσπερ ἐν τοῖς ἄλλοις τὰ Ἀριστοτέλους πρεσβεύομεν ἀληθεστέραςἡγούμενοι τὰς ὑπ αὐτοῦ παραδεδομένας δόξας τῶν ἄλλοις εἰρημένων raquo Selon la suite du texte leprojet que se fixe Alexandre est dexpliquer laquo aussi clairement que possible ce qui a eacuteteacute dit par Aristote
27
La meacutetaphysique comme science une enjeux
fato lExeacutegegravete se donne comme projet de preacutesenter laquo la doctrine dAristote concernant le destin et
ce qui deacutepend de nous raquo ayant reccedilu la mission impeacuteriale de sen faire le heacuteraut (laquo οὗ τῆς
φιλοσοφίας προΐσταμαι ὑπὸ τῆς ὑμετέρας μαρτυρίας διδάσκαλος αὐτῆς κεκηρυγμένος raquo 164
14-15) En ce sens on pourrait montrer que tout texte dAlexandre est selon les termes de G
Genette ou un hypertexte ou un meacutetatexte14 Alexandre eacutecrit dans une reacutefeacuterence constante agrave
Aristote Inversement les commentaires dAristote sont eux aussi eacutecrits contre et par rapport aux
autres eacutecoles comme le proclame par exemple nettement le deacutebut du Commentaire aux Topiques
lequel se place au croisement des stoiumlciens et de Platon sur la logique et la dialectique15
Il faut donc saffranchir de cette preacutetendue scission entre des traiteacutes poleacutemiques originaux
dune part et de purs commentaires de lautre Le projet alexandrinien reacutevegravele au fond une
certaine uniteacute et la distinction du statut des œuvres est surtout formelle ou de public il est en
effet probable que les commentaires aient eacuteteacute reacuteserveacutes agrave des eacutetudiants avanceacutes et que les œuvres
laquo personnelles raquo aient eacuteteacute destineacutees agrave un public plus large quoique informeacute comme lont montreacute
P Accattino et P Donini dans le cas du De anima par exemple16 Neacuteanmoins il faut sans doute se
garder de trop forcer lideacutee de textes de vulgarisation la doctrine du De anima dAlexandre paraicirct
peut-ecirctre laquo simplifieacutee raquo aux yeux de ces auteurs mais le public auquel elle sadresse sans
connaicirctre les meacuteandres du texte dAristote est agrave tout le moins assez au courant des concepts de
forme de matiegravere de qualiteacute etc Surtout mecircme sans une connaissance pousseacutee de la theacuteorie
aristoteacutelicienne (dougrave le projet de louvrage) il nen est pas moins capable dacceacuteder agrave des
discussions fouilleacutees de chimie eacuteleacutementaire ou de noeacutetique Cest enfin un public qui connaicirct
probablement les doctrines des autres eacutecoles vers qui sont dirigeacutees bon nombre dallusions
dAlexandre Une conclusion en deacutecoule simplement les Commentaires ont eacuteteacute eacutecrits selon une
vocation dabord interne agrave lenseignement de lAphrodisien Les œuvres dites personnelles sont
au sujet de lacircme raquo et de preacutesenter laquo les explications propres agrave deacutemontrer que chacune des choses quila dites est parfaite [καλῶς]raquo DA 2 8-9
14 Dans vocabulaire de Genette un texte meacutetatextuel est un commentaire quoique pas neacutecessairementexplicite Lhypertextualiteacute deacutesigne un texte deacuteriveacute dun autre texte preacuteexistant au terme duneopeacuteration de transformation Sur ce point voir S Fazzo [2008a] particuliegraverement p 615 et n 23 Il fautcependant nuancer tout texte alexandrinien nest pas un meacutetatexte et la cateacutegorie de lhypertexte doitecirctre ajouteacutee (S Fazzo ne prend pas en compte la diffeacuterence entre hypertexte et meacutetatexte) Que soientdes meacutetatextes les commentaires certaine Quaestiones et mecircme le De anima cest probable Celadevient plus difficile agrave soutenir pour le De fato les Quaestiones dans leur ensemble certains traiteacutesconserveacutes seulement en arabe (voir la Reacuteponse agrave Xeacutenocrate par exemple) qui conservent une relationplus distendue avec la source aristoteacutelicienne
15 Cf In Top 1 10 sq
16 P Accattino P Donini [1996] p XI
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
quant agrave elles plus geacuteneacuteralistes agrave destination peut-ecirctre deacutetudiants moins avanceacutes et plus
certainement des membres des autres eacutecoles et du public cultiveacute au fait des poleacutemiques
contemporaines
La situation historique dAlexandre reacutecuse eacutegalement le projet dune lecture purement
interne ou dans le seul face agrave face avec Aristote Par laquo eacutepoque dAlexandre raquo on entendra dabord
en un sens restreint agrave peu pregraves le IIegraveme s en maintenant une certaine eacutepaisseur agrave la notion de ce
qui est contemporain dAlexandre Son preacutesent philosophique seacutetendant jusquagrave Chrysippe17
Aristote et Platon il faut probablement se garder dy projeter notre moderne laquo actualiteacute raquo Pour
comprendre leacutepoque dAlexandre on pourra donc aussi leacutetendre agrave la peacuteriode quon nommera
faute de mieux laquo post-helleacutenistique raquo qui court entre la fin du IIegraveme s av J-C et la fin du IIegraveme s
ap J-C18 Le IIegraveme s av J-C signe la fin de legravere helleacutenistique avec par exemple le deacutebut du
renouveau de lautoriteacute dAristote (avant mecircme Andronicos dailleurs) la peacuteriode laquo impeacuteriale raquo
du stoiumlcisme le renouveau du platonisme dogmatique etc et la fin du IIegraveme s ap J-C marque le
deacutebut de legravere des Commentateurs19
Bien que ce soit une banaliteacute de dire quun auteur se situe agrave une eacutepoque de transition
dans le cas dAlexandre cette banaliteacute fait sens Au niveau politique Alexandre se situe entre la
fin du Haut-Empire et le deacutebut de lAntiquiteacute tardive (ce quon appelait autrefois le laquo Bas-
Empire raquo deacutebut de la laquo deacutecadence romaine raquo20) La peacuteriode est ainsi tendue entre les Antonins et
les Seacutevegraveres donc entre dune part les grandes campagnes de Marc Auregravele pour la deacutefense de la
peacuteripheacuterie de lEmpire et dautre part les importantes mutations dans lEmpire romain au IIIegraveme
17 Cf par exemple De mix 213 7 216 8 etc
18 laquo Post-helleacutenistique raquo parce que cette peacuteriode ne commence pas strictement avec lempire (et ne peutdonc ecirctre nommeacutee impeacuteriale) R Sorabji et RW Sharples se contentaient en ce sens de la deacutelimiter parses dates Voir R Sorabji RW Sharples [2007] dont le titre est laquo Greek and Roman Philosophy 100 BCndash200AD raquo RW Sharples reacuteemploie ladjectif laquo post-hellenistic raquo par exemple dans R W Sharples [2002a]p 2
19 Sur cette peacuteriodisation voir M Frede [1999] R Sorabji [2004] et surtout R Sorabji RW Sharples[2007] et RW Sharples [2010] Sur le renouveau de laristoteacutelisme voir P Moraux [1973] p 45 sq et MFrede [1999] p 772 sq
20 Cest le deacutebut du laquo Decline and fall of the roman empire raquo de Gibbon Voir les eacutetudes classiques de H-IMarrou [1977] et plus reacutecemment J-M Carrieacute et A Rousselle [1999] On prendra toutefois avecprudence certains renseignements glaneacutes dans ce dernier ouvrage en ce qui concerne la philosophie en lespace de deux pages Alexandre passe du statut de laquo stoiumlcien raquo (p 440) agrave celui de laquo platonicien raquo(p 442) La deacutedicace agrave Septime Seacutevegravere et Antonin Caracalla dont il est fait mention p 442 ne concernepas le De lacircme comme il est eacutecrit mais bien le De fato
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
s ainsi la monteacutee des laquo provinciaux raquo dans les sphegraveres du pouvoir21 lapogeacutee du droit romain la
centralisation administrative la Constitution de Caracalla en 212 qui octroie la citoyenneteacute
romaine agrave tous les habitants libres de lEmpire les tensions religieuses avec la perseacutecution des
Chreacutetiens puis leur expansion etc
Au niveau intellectuel le IIegraveme s est le theacuteacirctre dune effervescence dans de nombreuses
disciplines de la rheacutetorique agrave la meacutedecine22 En philosophie la peacuteriode correspond au regravegne
finissant des stoiumlciens au deacutebut de laquo legravere des commentateurs raquo aux preacutemices de la supreacutematie de
leacutecole platonicienne Charniegravere la peacuteriode lest encore en ceci quelle voit agrave la fois le
deacuteveloppement de Rome comme capitale philosophique (au Ier s en particulier) et le retour
dAthegravenes (degraves la fin du IIegraveme) bipolariteacute culturelle dont teacutemoignent les deux ceacutelegravebres discours
dAeacutelius Aristide en lhonneur des deux citeacutes Lhelleacutenisme romain est loin decirctre mort au
moment ougrave lactiviteacute philosophique en langue latine bourdonne agrave Rome se deacuteveloppe aussi la
tradition des commentaires de Platon et Aristote ndash ce que montrent aussi en litteacuterature les Nuits
Attiques dAulu-Gelle Degraves lors si lon accepte de parler de laquo romaniteacute raquo (notion agrave manier sans
doute prudemment23) on peut dire que le siegravecle dAlexandre se signale par sa poursuite du projet
dune culture24 du legs grec classique R Brague geacuteneacuteralise cette attitude pour constituer lessence
de la romaniteacute laquo La structure de transmission dun contenu qui nest pas le sien propre voilagrave
justement le veacuteritable contenu Les Romains nont fait que transmettre mais ce nest pas rien raquo25
La locution neacutegative restrictive est une exageacuteration dauteur le simple fait de la transmission
consiste agrave apporter laquo lancien comme nouveau raquo26 et la reacutepeacutetition nest jamais neutre ndash comme on
le voit dans diverses mesures avec Lucregravece Alexandre et Plotin Par le concept de culture les
21 Voir J-M Carrieacute A Rousselle [1999] p 49 sq
22 Cest par exemple lessor de la seconde sophistique les eacutecrivains Lucien Aulu-Gelle etc J-M Andreacute[1987] retrace aussi cette laquo apogeacutee du siegravecle dor raquo p 51 P Athanassiadi ([2006] p 74 n 7) propose enpassant une analogie avec la laquo Belle eacutepoque raquo
23 Sur cette notion cf R Brague [1999] et pour son emploi heideggerien F Volpi [2001] La prudence estrequise agrave deux eacutegards dabord parce quoriginellement la romanitas est un concept ideacuteologiquecomparable agrave celui de lamerican way of life En outre et plus geacuteneacuteralement lideacutee mecircme de substantiverun adjectif dappartenance et dessentialiser un nom de pays (ou de ville) a certains relents historiquesdeacutesagreacuteables En tout eacutetat de cause le terme est rare et serait un hapax de Tertullien dans le Dumanteau IV 1 laquo Quid nunc si est Romanitas omni salus nec honestis tamen modis ad Graios estis raquo
24 En un sens dabord agricole cf la fameuse deacutefinition de la philosophie par Ciceacuteron Tusculanes II 5Pour le lien entre romaniteacute et culture cf deacutejagrave M Heidegger [1961] tr fr [1971] p 331 et H Arendt[1978] tr fr [2005] p 200
25 R Brague [1999] p 46
26 R Brague [1999] p 46
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
penseurs romains contribuent donc aussi agrave forger celui solidaire de tradition Le sens premier de
traditio est commercial (la livraison) et miliaire (la reddition) et cest par extension quil deacutesigne la
transmission dun enseignement La tradition ne deacutesigne donc pas dabord comme ce peut lecirctre
en franccedilais la passation entre geacuteneacuterations de comportements culturels ou symboliques mais
celle deacutetermineacutee dune penseacutee ou dun savoir Cest par ce terme que Quintilien reacutesume son
projet au livre III de lInstitution oratoire27 en se placcedilant sous le patronage dun Lucregravece qui sut
transmettre sans deacuteplaire Selon la formule de Seacutenegraveque la laquo communication des connaissances raquo
(traditio studiorum) meacuterite en effet notre gratitude et fait naicirctre lamitieacute elle relegraveve logiquement
des laquo bienfaits raquo28 La tradition reacutevegravele ainsi un rapport agrave lorigine fondatrice comme ce dont on
doit se montrer digne qui fait autoriteacute et nous relie au passeacute29
Enfin fait eacuteloquent et connu cest le lent essor du codex qui par rapport au rouleau va
modifier le rapport agrave leacutecrit dans le sens dune relation agrave la fois plus intime et plus synoptique30
Mais le livre acquiert ainsi par-delagrave ses aleacuteas mateacuteriels et la concurrence entre volumen et codex
un statut speacutecifique nouveau autant dailleurs chez les paiumlens que les chreacutetiens Leacutepoque nest
peut-ecirctre pas encore tout agrave fait agrave llaquo idolacirctrie du livre raquo selon la formule de P Athanassiadi31
puisque la culture scientifique demeure bien une culture de loraliteacute Mais M Frede a bien montreacute
que la fin de la peacuteriode helleacutenistique signe un changement de rapport avec leacutecrit et donc en
partie (mais souhaiterions-nous rajouter en partie seulement) un changement daspect de
lactiviteacute philosophique dont Alexandre teacutemoigne explicitement32 Ce changement de rapport au
livre est tregraves solidaire du renouveau dinteacuterecirct pour Platon et Aristote apregraves lopposition agrave la
philosophie classique qui marque la peacuteriode helleacutenistique et en particulier son opposition aux
27 Voir III 1 3 l 1 laquo quippe quod prope nudam praeceptorum traditionem desideret raquo et l 7
28 De beneficiis VI 17 2 La phrase entiegravere meacuterite decirctre citeacutee laquo Adice quod talium studiorum traditio miscetanimos hoc cum factum est tam medico quam praeceptori pretium operae solvitur animi debetur raquo
29 Cf H Arendt [1972]
30 Le codex ne remplacera le rouleau que tregraves progressivement la mutation finissant de saccomplir agraveleacutepoque dAugustin Cf H-I Marrou [1977] J Irigoin [2001] p 59-73 et les eacuteleacutegantes pages deP Athanassiadi [2006] p 116-118
31 P Athanassiadi [2006] p 119-120
32 M Frede [1999] en particulier p 784 sq Voir aussi sur le rapport au livre dans lAntiquiteacute lescontributions agrave ce sujet dans G Cavallo R Chartier [1997] Pour Alexandre sur le commentairecomme activiteacute philosophique cf In Top 27 12-16 laquo ἦν δὲ σύνηθες τὸ τοιοῦτον εἶδος τῶν λόγωντοῖς ἀρχαίοις καὶ τὰς συνουσίας τὰς πλείστας τοῦτον ἐποιοῦντο τὸν τρόπον οὐκ ἐπὶ βιβλίωνὥσπερ νῦν (οὐ γὰρ ἦν πω τότε τοιαῦτα βιβλία) ἀλλὰ θέσεώς τινος τεθείσης εἰς ταύτηνγυμνάζοντες αὑτῶν τὸ πρὸς τὰς ἐπιχειρήσεις εὑρετικὸν ἐπεχείρουν κατασκευάζοντές τε καὶἀνασκευάζοντες δι ἐνδόξων τὸ κείμενον raquo Ce passage est citeacute et traduit par P Hadot [1995] p 165
31
La meacutetaphysique comme science une enjeux
speacuteculations ontologiques ou meacutetaphysiques33 Cest ce changement dattitude ce deacutesir de retour
aux sources qui rend raison des eacuteditions en particulier des travaux pour leacutedition dite romaine
dAristote34
Il faut toutefois preacutevenir une caricature facile dans la peacuteriode helleacutenistique on ferait
encore de la philosophie en soccupant du laquo reacuteel raquo avec la deacutecadence romaine en revanche
lactiviteacute dite philosophique ne serait plus que lexeacutegegravese affadie de textes croulant sous le poids
des commentaires seacutedimenteacutes ndash une telle vision35 eacutetant couramment solidaire de lideacutee que le
Moyen Acircge scolastique poursuit ce mouvement On verra plus loin quagrave notre sens le preacutejugeacute ne
reacutesiste pas agrave lexamen des textes Toutefois la pratique exeacutegeacutetique dun Alexandre sinscrit agrave
leacutevidence dans ce nouveau rapport au livre qui nest pas encore celui dune sacralisation mais
quillustre bien lassociation systeacutematique dans liconographie agrave partir du IIegraveme s de lhomme
cultiveacute avec le livre36 Le livre devient le relais neacutecessaire dune parole qui risque de se perdre
non seulement menaceacutee par loubli mais aussi par la laquo διάστασις raquo les dissensions entre lecteurs
comme le montre par exemple le Fr 24 de Numeacutenius et son projet de retrouver Platon dans sa
laquo pureteacute premiegravere raquo37 Ce double risque rend raison de lœuvre du diadoque laquo porte-voix raquo38 qui
heacuterite doit cultiver et transmettre la doctrine de son maicirctre mais aussi des tentatives au sein des
eacutecoles pour maintenir lorthodoxie ou encore des premiers travaux deacutedition critique Le terme
qui deacutesigne lactiviteacute philosophique dAlexandre laquo διάδοχος raquo renvoie en effet dabord
litteacuteralement au passage du flambeau agrave la succession (celle dAlexandre le Grand par exemple)
et agrave la reacuteception dun heacuteritage En philosophie le terme a donc dabord servi agrave deacutesigner les divers
successeurs agrave la tecircte des eacutecoles helleacutenistiques En deacutepit de la disparition des eacutecoles suite au sac
dAthegravenes par Sylla ndash en tout cas du Portique de lAcadeacutemie et du Lyceacutee39 ndash le terme na pas
disparu Il ne reacutefegravere deacutesormais plus au lieu physique de leacutecole mais agrave la doctrine de celle-ci et
33 M Frede [1999] en particulier p 784 sq Hermarque par exemple le successeur dEacutepicure avait eacutecritun Contre Platon et un Contre Aristote selon DL X 25
34 Sur la prudence dont il faut jouer avec cette expression voir par exemple HB Gottschalk [1987] p1093 J Barnes [1999] et ci-dessous
35 Qui a deacutejagrave Eacutepictegravete pour partisan cf Entretiens III 21 6-7
36 P Athanassiadi [2006] p 119
37 Ainsi Des Places traduit-il agrave la fin du fragment lexpression laquo ἐάσομεν αὐτὸν ἐφ ἑαυτοῦ raquo (l 70) Plusgeacuteneacuteralement agrave propos de cette laquo lutte pour lorthodoxie dans le platonisme tardif raquo voir PAthanassiadi [2006]
38 Cest le laquo πρεσβεύομεν raquo du DA 2 3-6 deacutejagrave rencontreacute ci-dessus
39 Pour le Lyceacutee cf JP Lynch [1972] Voir aussi RW Sharples [1999]
32
La meacutetaphysique comme science une enjeux
conserve la signification de reacutecipiendaire dun heacuteritage et de successeur40
Lun des faits marquants et philosophiquement significatifs de leacutepoque dAlexandre est
linstitution agrave Athegravenes des chaires de philosophie et de rheacutetorique par Marc Auregravele en 17641 cest-
agrave-dire la mise en place de postes fixes pour diadoques Marc Auregravele regravegle ainsi la question du
statut juridique des professeurs de philosophie par un eacutevergeacutetisme eacuteducatif qui reacuteagit agrave la rareteacute
des professeurs de philosophie en leur garantissant un salaire constant42 ndash et cette consolidation
juridique du rocircle des professeurs de philosophie nest sans doute pas totalement deacutenueacutee dune
volonteacute politique de mieux les controcircler Le nombre de ces chaires nest pas tregraves sucircr43 (peut-ecirctre y
eut-il deux professeurs par eacutecoles) mais du moins sait-on quil y avait quatre eacutecoles repreacutesenteacutees
(et par eacutecole on nentend donc plus ici un centre de vie communautaire comme agrave leacutepoque
helleacutenistique mais un courant de penseacutee44) stoiumlcienne eacutepicurienne platonicienne
peacuteripateacuteticienne Il conviendra toutefois de se garder de reacuteduire le champ philosophique agrave ces
quatre eacutecoles Presque neacutecessairement le cynisme ou le pyrrhonisme se deacuteveloppent hors des
eacutecoles constitueacutees en reacuteaction au dogmatisme scolaire45 Agrave la marge de ces eacutecoles se tiennent
aussi des auteurs qui creusent leur propre sillon ndash Galien ou Ptoleacutemeacutee46
De ces eacuteleacutements reacutesulte un espace de la penseacutee philosophique marqueacute par deux tendances
contradictoires La premiegravere immeacutediatement perceptible est celle du mouvement agonistique
poleacutemique47 Lopposition entre eacutecoles est tout autant intellectuelle ndash voire ideacuteologique ndash
queacuteconomique contrairement agrave ce quon pourrait croire linstitution des chaires a en reacutealiteacute
exacerbeacute cette concurrence48 comme le deacutecrit Lucien dans LEunuque On le verra le dialogue
40 Cf S Toulouse [2008] p 139 n1 et p 170 sq
41 Lun des teacutemoignages ndash assez grandiloquent ndash se trouve chez Dion Cassius dans son Histoire romaine(71313) laquo ὁ δὲ Μᾶρκος ἐλθὼν ἐς τὰς Ἀθήνας καὶ μυηθεὶς ἔδωκε μὲν τοῖς Ἀθηναίοις τιμάς ἔδωκεδὲ καὶ πᾶσιν ἀνθρώποις διδασκάλους ἐν ταῖς Ἀθήναις ἐπὶ πάσης λόγων παιδείας μισθὸν ἐτήσιονφέροντας raquo
42 Cf S Toulouse [2008] p 136
43 Cf S Toulouse[2008] p 159 sq
44 Lorganisation communautaire nest attesteacutee que chez les eacutepicuriens agrave Athegravenes au IIegraveme s cf S Toulouse[2008] p 139
45 Cf Sextus Empiricus bien sucircr mais aussi Lucien dans les dialogues tels que LEunuque LesAnabiountes etc
46 Cf R Sorabji [2007] t 1 p 1
47 J-M Andreacute parle de laquo virulence raquo ([1987] p55) Ces poleacutemiques seront railleacutees par le pyrrhonisme oupar la patristique au motif dune deacutevaluation des philosophies anteacuterieures (chez CleacutementdAlexandrie par exemple)
48 Quand un eacutetudiant vient agrave Athegravenes il sinscrit aupregraves dun professeur ndash ceacutetait deacutejagrave vrai avantlinstitution des chaires voir par exemple le cas dAulu Gelle (JP Lynch [1972] p 175) Avec
33
La meacutetaphysique comme science une enjeux
entre eacutecoles conduit agrave des discussions parfois violentes ougrave lon fait feu de tout bois ougrave lon
reconstruit la position de ses adversaires pour mieux mettre en valeur la validiteacute de ses principes
propres49 Ces poleacutemiques eacuteclatent autant entre les eacutecoles quau sein mecircme des eacutecoles cest par
exemple Atticus eacutecrivant Contre ceux qui se flattent dinterpreacuteter Platon par Aristote Ce traiteacute qui
eacutetait sans doute connu dAlexandre50 ne vise pas des aristoteacuteliciens mais bien des platoniciens
(on songe agrave Alcinoos)
Simultaneacutement cette tendance agonistique implique aussi un certain alignement ou du
moins une porositeacute si ce nest des doctrines du moins des vocabulaires Les emprunts
terminologiques sont freacutequents il suffit de constater les vocables typiquement stoiumlciens chez
Alexandre Ainsi dans son commentaire agrave Meacutetaphysique A 2 lorsquil est question pour Aristote
de collecter les opinions sur le sage dans une perspective dialectique Alexandre transforme-t-il
les laquo opinions raquo rapporteacutees par Aristote en laquo φυσικαὶ καὶ κοιναὶ ἔννοιαι raquo51 Toute la question est
de savoir si Alexandre ne tente pas de travestir le vocabulaire stoiumlcien en y injectant des
significations aristoteacuteliciennes ou si au contraire il lui est possible de semparer de la
terminologie stoiumlcienne sans que celle-ci convoie aussi des eacuteleacutements conceptuels issus de son
contexte dorigine Peu importe pour notre preacutesent propos puisquil faudra juger au cas par cas
il suffit deacutetablir cette permeacuteabiliteacute au moins terminologique entre les laquo sectes raquo52 Une telle
porositeacute peut dailleurs ecirctre consciente et assumeacutee constituant un projet philosophique promis agrave
de beaux jours leacutepoque est aussi celle des premiegraveres tendances harmonisantes entre Platon et
Aristote sur fond defforts geacuteneacuteraliseacutes pour preacutesenter et systeacutematiser lensemble du savoir53
Le corpus alexandrinien est donc fonciegraverement ouvert agrave la fois en tant que corpus
linstitution des chaires la rivaliteacute entre professeurs saccroicirct dautant plus agrave la fois entre professeurssalarieacutes et non-salarieacutes quentre professeurs salarieacutes titulaires dune chaire
49 M Rashed [2004] p 10
50 Cf la Quaestio II 21 70 33-34 qui reprend les mecircmes termes du titre dAtticus que chez Eusegravebe laquo τοὺςτὰ Πλάτωνος μὲν ὑπισχνουμένους raquo (cf RW Sharples [1994] note adloc et E Des Places [1977] p8)
51 Alexandre In Met 9 19 et 23 Voir dans le mecircme passage la substitution de la προλήψεσις agravelὑπολήψις du texte dAristote Sur la reprise meacutedio-platonicienne de ce vocabulaire cf RChiaradonna [2007]
52 Ce qui preacutecegravede montrant justement comment ce vocabulaire peut ecirctre trompeur les sectes eacutetant moinscoupeacutees les unes des autres quil ny paraicirct
53 Voir deacutejagrave Seacutenegraveque dans ses Questions naturelles ou Galien Cf aussi la floraison des recueilsdoxographiques agrave leacutepoque post-helleacutenistique (Arius Didyme Diogegravene Laeumlrce Cleacutement dAlexandrie)Cest leacutepoque de lorganisation encyclopeacutedique du savoir sur cette systeacutematisation des eacutetapes de laphilosophie cf M Zambon [2002] p 30 52 et 55 qui montre comment lorganisation meacutedio-platonicienne des degreacutes du savoir correspond agrave des degreacutes de la reacutealiteacute
34
La meacutetaphysique comme science une enjeux
exeacutegeacutetique (qui fait toujours signe vers Aristote) et comme corpus scolaire de cette fin du IIegraveme s
De ce point de vue Alexandre est aussi bien pris par les deacutebats internes agrave leacutecole peacuteripateacuteticienne
que par ceux qui ont cours entre les diffeacuterentes eacutecoles la question de la place de la logique en est
un exemple significatif la noeacutetique ou leacutethique en sont dautres Pourquoi donc nen irait-il pas
de mecircme en ce qui concerne la meacutetaphysique La contextualisation du projet alexandrinien
dune meacutetaphysique est fondeacutee par les conditions mecircmes de production du discours cest la
deacutefinition de lactiviteacute philosophique dAlexandre qui commande une telle lecture
Mais disons-le dembleacutee ce projet doit affronter un obstacle pratique si le propre dun
auteur est de produire en partie son contexte la difficulteacute est que chez Alexandre les
interlocuteurs sont tregraves souvent anonymes et les noms propres sont souvent ceux dauteurs non
contemporains54 Dans le Commentaire agrave la Meacutetaphysique qui est particuliegraverement discret agrave cet
eacutegard mecircme par rapport aux autres commentaires les stoiumlciens (laquo οἱ ἀπὸ τῆς Στοᾶς raquo) par
exemple sont nommeacutes en tout et pour tout deux fois55 Si le nom de Platon est eacutevidemment tregraves
freacutequent il est en revanche tout aussi rare quAlexandre se reacutefegravere aux laquo acadeacutemiciens raquo aux
laquo platoniciens raquo ou agrave laquo ceux qui professent la position de Platon raquo (la Quaestio II 21 par exemple
fait figure dexception56) La contextualisation doit donc faire avec ce qui est sans doute une
convention de leacutepoque puisquon retrouve le mecircme pheacutenomegravene chez dautres auteurs57
Plus important la tentative de contextualisation de la meacutetaphysique se heurte agrave un
veacuteritable problegraveme agrave la fois theacuteorique et pratique dont lexposeacute requiert davantage de preacutecision
dans le champ philosophique de leacutepoque post-helleacutenistique la meacutetaphysique sous quelque
forme que ce soit paraicirct surtout briller par son absence
54 Sauf erreur lun des stoiumlciens les plus reacutecents citeacutes par Alexandre (De mix 216 12) est Sosigegravene lestoiumlcien eacutelegraveve dAntipater de Tarse au IIegraveme s av J-C (et non pas Sosigegravene le maicirctre dAlexandrecontrairement agrave ce quindique HB Gottschalk [1987] p 1143)
55 En 178 18 (mais le passage est crucial cf ci-dessous) et 308 18
56 Lexpression exacte est laquo τοὺς τὰ Πλάτωνος μὲν ὑπισχνουμένους raquo (70 34) Ladjectif Πλατωνικόςest un hapax de le Quaestio II 13 alors que cest ladjectif en grec comme en latin qui se popularise auIIegraveme s pour deacutesigner ceux qui eacutetudient Platon ou se piquent de suivre la mode cf P Athanassiadi[2006] p 22-24
57 Il suffit de comparer avec Sextus Empiricus Mais cf aussi Plutarque qui dans son De virtute moraliemploie des arguments dorigine manifestement peacuteripateacuteticienne pour reacutefuter la theacuteorie stoiumlcienne dela vertu en visant surtout Zeacutenon ou Chrysippe HB Gottschalk ([1987] p 1142) en conclut que lesaristoteacuteliciens de leacutepoque de Plutarque devait surtout concentrer leurs poleacutemiques contre lesfondateurs du stoiumlcisme plus que contre leurs contemporains et Gottschalk le confirme avec le casdAlexandre (p 1143) mais le pheacutenomegravene pourrait aussi sexpliquer avec lhypothegravese de la convention
35
La meacutetaphysique comme science une enjeux
112 Quelle meacutetaphysique
a) Larleacutesienne
La meacutetaphysique ne semble pas ecirctre inscrite agrave lagenda des questions que se posent les
philosophes du IIegraveme s poursuivant ainsi une veine ouverte par une certaine opposition de la
philosophie helleacutenistique agrave la philosophie classique Un teacutemoignage eacuteloquent en est le reacutesumeacute de
philosophie aristoteacutelicienne que donne Diogegravene Laerce (deacutebut du IIIegraveme s58) et qui remonte tregraves
probablement agrave la peacuteriode helleacutenistique Comme le note RW Sharples le compendium ne contient
quasiment rien sur les thegravemes laquo ontologiques raquo (sur les notions de forme matiegravere substance acte
etc) juste de quoi dit Sharples comprendre tregraves grossiegraverement la deacutefinition de lacircme dans le De
anima59 On rappellera que le catalogue de Diogegravene ne mentionne dailleurs pas la Meacutetaphysique
Or cette absence semble plus geacuteneacuteralement sattester agrave tous les niveaux agrave leacutepoque dAlexandre
Tout dabord comme on la deacutejagrave dit on ne trouvera forceacutement pas de laquo meacutetaphysique raquo
sous ce nom Les termes en laquo μεταφυσικndash raquo napparaissent en grec quen deux occurrences assez
probleacutematiques et de toute faccedilon tregraves posteacuterieures agrave Alexandre ndash agrave savoir chez Basile de Ceacutesareacutee
et Simplicius dans des passages pour lesquels les leccedilons des manuscrits divergent60 Certes on
verra quAlexandre semble au moins une fois employer laquo μετὰ τὰ φυσικά raquo pour deacutesigner non
pas les livres mais la science Mais en dehors dAlexandre agrave notre connaissance on ne lit ni
laquo μεταφυσική raquo ni laquo μετὰ τὰ φυσικά raquo ni davantage laquo philosophie premiegravere raquo ni chez les
meacutedio-platoniciens ni chez les stoiumlciens ni en grec ni en latin Cela interdit donc toute deacutefinition
interne de la meacutetaphysique il nest pas possible de chercher ce que serait la meacutetaphysique agrave
leacutepoque et en dehors dAlexandre en prenant pour point de deacutepart les deacuteterminations explicites
et textuelles de celle-ci chez les autres auteurs
Mecircme dans lhistoire anteacuterieure du Peripatos la Meacutetaphysique est loin decirctre louvrage le
plus travailleacute dAristote Si leacutepoque dAlexandre au sens large (leacutepoque post-helleacutenistique) voit
58 La datation de Diogegravene on le sait est sujette agrave caution
59 RW Sharples [2010] p 33
60 Cf L Brisson[1999]
36
La meacutetaphysique comme science une enjeux
un renouveau de linteacuterecirct pour Aristote il demeure que cet inteacuterecirct ne semble pas secirctre porteacute sur
ce traiteacute Les reacutefeacuterences directes agrave la Meacutetaphysique dAristote avant legravere des commentateurs sont
de toute faccedilon quasi inexistantes dans leacutetat actuel de nos sources61 Aux deux premiers siegravecles de
notre egravere on na ainsi trace que dun peacuteripateacuteticien qui se soit inteacuteresseacute agrave la Meacutetaphysique
Aspasius62 auquel on peut ajouter le platonicien Eudore citeacute lui aussi par Alexandre pour ce qui
a eacuteteacute lu comme une correction du texte de Meacutetaphysique A 6 mais cest lagrave encore tout ce qui en a
surveacutecu63 Agrave chaque fois il sagirait de toute faccedilon dun inteacuterecirct eacuteditorial ou textuel rien ne peut
nous assurer dun inteacuterecirct philosophique et conceptuel Mais on peut mecircme aller plus loin et
comme la montreacute tregraves reacutecemment S Fazzo lire les passages ougrave Alexandre semble imputer un
travail sur leacutetat du texte de la Meacutetaphysique agrave Aspasius et Eudore comme des preacutecisions sur la
doctrine de Platon ou celle des neacuteo-pythagoriciens (ou de meacutedio-platoniciens pythagorisants64) et
non sur leacutetat preacutecis du texte de la Meacutetaphysique65
La Meacutetaphysique a toutefois probablement connu les mecircmes efforts deacutedition critique
quon trouve pour dautres ouvrages comme les Cateacutegories par exemple Cependant les auteurs de
ces corrections les intervenants dans le deacutebat sur lauthenticiteacute ou non de tel livre comme on le
verra chez Alexandre restent anonymes66
Ainsi quon la rapidement indiqueacute en introduction Alexandre constitue en reacutealiteacute la
premiegravere trace tangible dun travail philologique et philosophique sur ce traiteacute Lideacutee commune
que la Meacutetaphysique constitue un assemblage eacuteditorial posteacuterieur agrave Aristote se fonde sur deux
textes dAscleacutepius un passage parallegravele du Pseudo-Alexandre et la mention par Porphyre du
travail dAndronicos Or S Menn a montreacute de faccedilon convaincante combien les trois premiers de
ces passages ne sont pas contraignants67 Lorsquil eacutevoque la possibiliteacute dune mise en ordre des
61 Voir quand mecircme Theacuteon de Smyrne De utilitate mathematicae 178 10 Laissons ici de cocircteacute le casprobleacutematique de Nicolas de Damas cf S Fazzo [2008b]
62 Pour Aspasius on dispose de trois reacutefeacuterences dAlexandre dans son propre commentaire Quant agraveAristote de Mytilegravene le cas est encore plus sujet agrave caution et son existence est de toute faccedilon assezconjecturale via une reacutefeacuterence de Syrianus et peut-ecirctre Elias (cf P Moraux [1984]) Pour la trace tregravesdouteuse du travail dun laquo Euharmostos raquo cf S Fazzo [2012] p 62-63 Est-ce agrave partir de ces maigresinformations que HB Gottschalk peut soutenir que la Meacutetaphysique fait partie des ouvrages laquo eacutetudieacutessysteacutematiquement raquo agrave leacutepoque (HB Gottschalk [1987] p 1101)
63 Cf Alexandre In Met 59 7 et sur cette correction P Moraux [1969]Voir aussi S Fazzo [2012]
64 Sur les liens entre platonisme et pythagorisme par exemple cf J-M Andreacute [1987] p 55
65 S Fazzo [2012] en particulier p 64 -66
66 Cf ci-dessous sect 123
67 S Menn [1995]
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
traiteacutes par Eudegraveme de Rhodes Ascleacutepius se contente en reacutealiteacute de rapporter une tradition sur le
mode du laquo voilagrave ce quon dit raquo Tel est tregraves vraisemblablement le sens par exemple du pluriel
laquo ἀπολογοῦνται raquo on le dit pour la deacutefense dAristote68 Leacutevocation dadditions opeacutereacutees par les
lecteurs ulteacuterieurs dAristote agrave partir des autres traiteacutes69 a donc ineacutevitablement le mecircme statut que
la mention preacuteceacutedente dEudegraveme de Rhodes il sagit toujours du rappel dune tradition De
mecircme lorsque Ascleacutepius commente Δ 2 le verbe au pluriel quil emploie a sans doute un sujet
sous-entendu agrave valeur indeacutefinie traduit litteacuteralement laquo ils disaient en effet que que certaines
choses avaient eacuteteacute deacutetruites et que incapables de les imiter ils adaptegraverent [ou laquo suppleacuteegraverent raquo
comme le propose S Menn] ltdes passagesgt de ses propres ltœuvresgt raquo70 S Menn commente agrave
raison
The subject of they said is not an historical witness certainly not the editors of the Metaphysicsbut the same anonymous they who offered the nice defense of Aristotle in the earlier passage71
Ascleacutepius et le Pseudo-Alexandre sont ainsi conscients dun texte plus malmeneacute que celui
des autres traiteacutes (sans aller jusquau laquo farrago raquo de Barnes72) et utilisent dans ce cas lhypothegravese de
corrections ulteacuterieures Quil sagisse dune tradition nimplique eacutevidemment pas quelle soit
fausse seulement quon ne peut pas lui accorder plus de creacutedit que de raison Cette tradition par
ailleurs ne porte pas sur lassemblage complet de la Meacutetaphysique mais sur lajout de passages
quand certains eacutetaient perdus le deacuteplacement de certains autres73 ou sur les livres
probleacutematiques A α74 et K
68 La phrase complegravete dAscleacutepius en In Met 4 8-11 est laquo ἀπολογοῦνται δὲ ὑπὲρ τούτου καὶ καλῶςἀπολογοῦνται ὅτι γράψας τὴν παροῦσαν πραγματείαν ἔπεμψεν αὐτὴν Εὐδήμῳ τῷ ἑταίρῳ αὐτοῦτῷ Ῥοδίῳ εἶτα ἐκεῖνος ἐνόμισε μὴ εἶναι καλόν ὡς ἔτυχεν ἐκδοθῆναι εἰς πολλοὺς τηλικαύτηνπραγματείαν raquo
69 Ascleacutepius In Met 4 12-15 laquo μὴ τολμῶντες δὲ προσθεῖναι οἴκοθεν οἱ μεταγενέστεροι διὰ τὸ πολὺπάνυ λείπεσθαι τῆς τοῦ ἀνδρὸς ἐννοίας μετήγαγον ἐκ τῶν ἄλλων αὐτοῦ πραγματειῶν τὰλείποντα ἁρμόσαντες ὡς ἦν δυνατόν raquo
70 Ascleacutepius In Met 305 20-21 laquo ἔλεγον γὰρ ὅτι τινὰ παραπώλοντο καὶ μὴ δυνηθέντες μιμήσασθαιἐκ τῶν αὐτοῦ ἐφήρμοσαν raquo
71 S Menn [1995] p 206
72 J Barnes [1997] p 61 laquo It was clear to scholars in antiquity that the fourteen-volume Met is a farrago raquo JBarnes cite ensuite le passage deacutejagrave vu dAscleacutepius In Met 4 4-8
73 Cest le sens de la reacutefeacuterence agrave Eudegraveme chez le Ps-Alexandre In Met 515 8-11 laquo καὶ οἶμαι καὶ ταῦταἐκείνοις ἔδει συντάττεσθαι καὶ ἴσως ὑπὸ μὲν Ἀριστοτέλους συντέτακται (ἐν οὐδεμιᾷ γὰρ τῶνἄλλων αὐτοῦ πραγματειῶν εὑρίσκεται τοιοῦτόν τι πεποιηκὼς ὁποῖα ἐνταῦθα φαίνεται) ὑπὸ δὲτοῦ Εὐδήμου κεχώρισται raquo
74 Il faut ici jouer de prudence M Hecquet-Devienne [2005] a reacutecemment tenteacute de montrer que leprincipal passage sur lequel on se fonde traditionnellement pour attribuer le livre α agrave Pasiclegraves de
38
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Enfin J Barnes a montreacute de faccedilon salutaire avec quelles preacutecautions il importait de
prendre lhypothegravese dune laquo eacutedition andronicienne raquo (ou eacutedition romaine) du corpus aristoteacutelicien
et a fortiori de la Meacutetaphysique75 Dans sa Vie de Plotin Porphyre deacuteclare en effet prendre modegravele
sur Apollodore dAthegravenes pour les œuvres dEacutepicharme et sur laquo Andronicos le Peacuteripateacuteticien raquo
pour les œuvres dAristote et Theacuteophraste76 Andronicos aurait en effet laquo diviseacute les œuvres
dAristote et Theacuteophraste en traiteacutes en rassemblant dans la mecircme ltœuvregt [ou laquo au mecircme
endroit raquo] les sujets approprieacutes raquo77 De mecircme Porphyre classera les cinquante-quatre traiteacutes de
Plotin en six Enneacuteades Passons sur largument de S Menn selon lequel Porphyre ne cite pas la
Meacutetaphysique (il ne cite aucun traiteacute ) et accordons par hypothegravese le maximum de creacutedit agrave
Porphyre Sa description de lactiviteacute dAndronicos nimplique clairement aucune production ou
reacuteeacutecriture de traiteacutes mais lorganisation dun mateacuteriau preacuteexistant De prime abord cela semble
parfaitement imaginable pour les traiteacutes composant la Meacutetaphysique se retrouvant avec une
collection de livres (βιβλία) Andronicos les aurait alors rassembleacutes en un seul grand traiteacute
(πραγματεία) S Menn reacutetorque que cette opeacuteration aurait exigeacute un travail plus important dans
le cadre de la Meacutetaphysique avec au premier chef laddition des reacutefeacuterences internes au traiteacute (par
exemple entre le livre B et les suivants) ce que Porphyre na pas du tout fait dans les Enneacuteades78
Cependant pourrait-on reacutepondre il arrive agrave Aristote de faire des reacutefeacuterences agrave un traiteacute depuis un
autre ndash par exemple au De lacircme dans le De sensu79 Ces reacutefeacuterences ne paraicirctraient alors internes
quagrave la suite agrave la composition par Andronicos Sil y a des reacutefeacuterences internes troublantes dans la
Meacutetaphysique cest peut-ecirctre plutocirct par exemple le laquo ἐν τοῖς πεφροιμιασμένοις raquo de B 1 995b 5
Le mot mecircme de laquo preacuteambule raquo interdit tout renvoi agrave un autre traiteacute80 Reste une possibiliteacute qui ne
Rhodes (une scholie du Parisinus gr 1853 agrave la jonction du premier et du deuxiegraveme livre) pourrait enreacutealiteacute concerner le livre A M Hecquet-Devienne confirmerait ainsi les analyses avanceacutees par E Berti[1982] et G Vuillemin-Diem [1983] Mais cf deacutejagrave W Jaeger [1948] tr fr p 174-175 et 458
75 J Barnes [1997] Voir aussi HB Gottschalk [1987] p 1093 et les arguments tregraves convaincants de MFrede [1999] p 772 sq
76 Porphyre Vita Plotini 24 6-11 laquo μιμησάμενος δ Ἀπολλόδωρον τὸν Ἀθηναῖον καὶ Ἀνδρόνικον τὸνΠεριπατητικόν ὧν ὁ μὲν Ἐπίχαρμον τὸν κωμῳδιογράφον εἰς δέκα τόμους φέρων συνήγαγεν ὁ δὲτὰ Ἀριστοτέλους καὶ Θεοφράστου εἰς πραγματείας διεῖλε τὰς οἰκείας ὑποθέσεις εἰς ταὐτὸνσυναγαγών raquo
77 Pour une autre traduction voir M Crubellier [agrave paraicirctre] Andronicos laquo divisa les œuvres dAristote etde Theacuteophraste en pragmateiai en ramenant agrave luniteacute les propos particuliers lt de chacun des eacuteleacutementsdune pragmateiagt raquo
78 S Menn [1995] n6 p 204
79 De sensu 1 436b 10
80 Cf M Crubellier [2009] p 47 laquo The mention of prefatory remarks refers certainly to book A raquo
39
La meacutetaphysique comme science une enjeux
peut ecirctre exclue celle dun assemblage en un grand traiteacute de diffeacuterents groupes de livres
(imaginons A-B-Γ Ζ-Η-Θ etc)81 mais cette possibiliteacute commence deacutejagrave agrave seacuteloigner de la
description porphyrienne De surcroicirct aucune source ne fait eacutetat dune eacutedition andronicienne de
la Meacutetaphysique Le fait est moins surprenant chez Alexandre contrairement agrave ce que dit Barnes82
vu son silence sur ses preacutedeacutecesseurs mais on aurait toutefois pu ly attendre chez dautres
commentateurs moins avares de noms propres En dernier lieu si le travail porphyrien se donne
comme copie ou imitation du modegravele andronicien il convient de rejeter lideacutee mecircme dune
construction de traiteacutes singuliers au profit bien plutocirct de leur mise en ordre systeacutematique En ce
sens le travail dAndronicos naurait pas tant porteacute sur tel ou tel traiteacute mais sur leur classement
mettant par exemple agrave la suite les Cateacutegories les Premiers et les Seconds Analytiques etc83
En leacutetat de nos sources agrave peu de choses pregraves lhistoire de la Meacutetaphysique avant
Alexandre navigue agrave vue entre le possible et le probable Le livre a eacuteteacute eacutediteacute corrigeacute ou discuteacute
dans son eacutetablissement voilagrave le peu que lon sache Si lon veut pousser au bout le raisonnement
on sera vite tenteacute de soutenir que dans la contingence des histoires de reacuteception il y a aussi
parfois une rationaliteacute agrave lœuvre rien ne sest conserveacute avant Alexandre sur la Meacutetaphysique
parce que peut-ecirctre ny avait-il rien de philosophiquement consistant Agrave tout le moins en eacutetant
plus prudent autant dire que si lon souhaite prendre laquo meacutetaphysique raquo non plus comme nom de
la science mais titre de lœuvre dAristote lentreprise de contextualisation dAlexandre agrave ce sujet
semblera dembleacutee vaine
Chercher ce quil en est de la meacutetaphysique agrave leacutepoque dAlexandre ne peut donc se faire
ni avec une entente litteacuterale et interne de la meacutetaphysique ni avec une deacutetermination litteacuteraire en
partant de la reacuteception de lœuvre dAristote
Enfin et surtout dun point de vue eacutepisteacutemologique la tripartition du logos en logique-
physique-eacutethique ne semble pas laisser place agrave quelque meacutetaphysique que ce soit Or cette
81 Sur lhistoire de ces hypothegraveses en particulier au XIXegraveme siegravecle voir entre autres S Menn [2009] surtoutp 100-105
82 J Barnes [1997] p 29
83 J Barnes avance une ideacutee similaire (cf p 37-41) en particulier en distinguant pour Porphyre le modegraveledApollodore et celui dAndronicos Enfin lun des derniers arguments de Barnes consiste en laconstruction suivante Andronicos avait connaissance de la correspondance (inauthentique) entreAristote et Eudegraveme donc du mythe qui trouverait lagrave son origine dune eacutedition eudeacutemienne de laMeacutetaphysique Il naurait donc pu preacutetendre avoir lui-mecircme produit ce traiteacute Cf J Barnes [1997] p 62-63 Cette construction repreacutesente tout de mecircme un bel enchacircssement dhypothegraveses
40
La meacutetaphysique comme science une enjeux
tripartition a cours au-delagrave des seuls stoiumlciens chez les eacutepicuriens et au moins en partie les
platoniciens84 Agrave la faveur de son origine partiellement aristoteacutelicienne85 cette partition se joue
aussi bien chez les peacuteripateacuteticiens comme en teacutemoigne un texte du Pseudo-Plutarque (Aetius)86
Le passage entier est inteacuteressant parce quil expose une division de la philosophie sans doute
assez caracteacuteristique de leacutepoque Pour introduire agrave son sujet et montrer combien la physique est
une partie importante de la philosophie Aetius se propose en effet deacutenumeacuterer les parties de la
philosophie87 Il expose ensuite la tripartition stoiumlcienne (qui correspond agrave SVF II 35)88 Cest agrave ce
moment quAetius introduit les peacuteripateacuteticiens en disant quAristote Theacuteophraste et laquo presque
tous les peacuteripateacuteticiens raquo divisaient ainsi la philosophie89 et la division qui est proposeacutee ensuite
fusionne manifestement la reacutefeacuterence aux Topiques dAristote et la partition stoiumlcienne agrave la division
en philosophie theacuteoreacutetique et pratique90
Plus geacuteneacuteralement mecircme dans les manuels de philosophie qui preacutesentent plusieurs
eacutecoles (par exemple Arius Didyme) cest cette tripartition qui regravegne et contraint agrave une lecture des
diverses doctrines dans les trois champs de la physique de la logique ou de leacutethique91 Cette
preacutepondeacuterance du stoiumlcisme empecircche donc les questions hors-cadre de venir sur le devant de la
scegravene92 De fait la laquo koinegrave des problegravemes philosophiques raquo selon lheureuse expression de
84 La chose est discuteacutee par D OMeara [1986] p 5 on y revient ci-dessous sect 113b
85 Cest le fameux texte des Topiques I 14 105b 19-29 Sur le fait quil ne sagisse pas lagrave dune division desparties de la philosophie cf P Hadot [1979] p 107 et M Crubellier [agrave paraicirctre]
86 Cf aussi le Divisiones Aristoteleae sect 42 (Mutschmann) qui propose cinq espegraveces de la philosophie politique dialectique physique eacutethique et rheacutetorique Sur cette question voir P Hadot [1979] etJ Mansfeld [1992a] p 83-84
87 Placita philosophorum 874d-e (DG 273 11 sq) laquo Μέλλοντες τὸν φυσικὸν παραδώσειν λόγονἀναγκαῖον ἡγούμεθα εὐθὺς ἐν ἀρχαῖς διελέσθαι τὴν τῆς φιλοσοφίας πραγματείαν ἵν εἰδῶμεν τίἐστι καὶ πόστον μέρος αὐτῆς ἡ φυσικὴ διέξοδος raquo
88 laquo Οἱ μὲν οὖν Στωικοὶ ἔφασαν τὴν μὲν σοφίαν εἶναι θείων τε καὶ ἀνθρωπίνων ἐπιστήμην τὴν δὲφιλοσοφίαν ἄσκησιν ἐπιτηδείου τέχνης ἐπιτήδειον δ εἶναι μίαν καὶ ἀνωτάτω τὴν ἀρετήν ἀρετὰςδὲ τὰς γενικωτάτας τρεῖς φυσικὴν ἠθικὴν λογικήν δι ἣν αἰτίαν καὶ τριμερής ἐστιν ἡ φιλοσοφίαἧς τὸ μὲν φυσικὸν τὸ δ ἠθικὸν τὸ δὲ λογικόν καὶ φυσικὸν μὲν ὅταν περὶ κόσμου ζητῶμεν καὶ τῶνἐν κόσμῳ ἠθικὸν δὲ τὸ κατησχολημένον περὶ τὸν ἀνθρώπινον βίον λογικὸν δὲ τὸ περὶ τὸν λόγονὃ καὶ διαλεκτικὸν καλοῦσιν raquo
89 Aetius Placita 874e (DG 273 25) laquo Ἀριστοτέλης δὲ καὶ Θεόφραστος καὶ σχεδὸν πάντες οἱΠεριπατητικοὶ διείλοντο τὴν φιλοσοφίαν οὕτως raquo
90 Cf J Mansfeld [1992a] p 84 sq Sur la fusion de la tripartition stoiumlcienne et la bipartitionaristoteacutelicienne cf aussi Alcinoos Didaskalikos 152 30 sq
91 Chez P Hadot [1979] p 211 P Moraux [1973] p 259-443 HB Gottschalk [1987] p 1125
92 Cf aussi sur linfluence des questions stoiumlciennes chez les peacuteripateacuteticiens RW Sharples [2010] p XIV
41
La meacutetaphysique comme science une enjeux
P Moraux93 se nourrit des deacutebats suivants En logique sur les critegraveres du vrai et les cateacutegories
sur les universels94 En eacutethique sur le bonheur et la vertu95 ou la question de linneacute et de lacquis
dans la vie morale Entre physique et eacutethique sur la liberteacute et le deacuteterminisme via la question du
destin96 En physique la providence (Dieu se preacuteoccupe-t-il du Monde et des Hommes ) et la
cosmologie97 en geacuteneacuteral ou encore la constitution de lacircme98 Mais dans le stoiumlcisme impeacuterial
cest leacutethique qui aurait pris le pas sur les autres domaines du Logos comme en teacutemoignent les
œuvres drsquoEacutepictegravete et Marc Auregravele et la position de leacutethique comme fin des deux autres
domaines99
Lactualiteacute de ces domaines dinvestigation se lit chez Alexandre lui-mecircme dans les titres
des œuvres dites personnelles Du destin De la providence De lacircme Questions et solutions
[physiques] Du meacutelange Problegravemes eacutethiques
Bref pour chercher sil y a de la meacutetaphysique agrave leacutepoque dAlexandre dAphrodise on ne
trouvera aucun secours dans une deacutetermination interne ou au niveau explicite des textes Sil y a
du meacutetaphysique si lon peut dire (comme au neutre100) il naura guegravere la forme dune science
autonome et risque de se trouver eacuteclateacute dans divers champs101 agrave la marge des poleacutemiques
explicites anonyme et comme laquo en griseacute raquo102 dans les coulisses du champ de bataille
philosophique On sera bien plus dans la clandestiniteacute des intrigues de cour que dans une
frontale guerre de trancheacutees De faccedilon concomitante il ne faudra pas tant chercher ce qui aurait
93 P Moraux [1984] p 436-437 Voir aussi M Frede [1999] par exemple p 781 sur lorigine stoiumlcienne debon nombre de ces problegravemes
94 La question des cateacutegories a eacuteteacute traiteacutee par Nicostrate et Lucius mais aussi Plutarque (cf HBGottschalk [1987] p 1146) Linteacuterecirct pour le texte neacutetait en effet pas limiteacute aux seuls peacuteripateacuteticienspuisquil concerne eacutegalement des stoiumlciens comme Atheacutenodore ou Cornutos
95 Cf Aulu-Gelle avec le deacutebat sur la vita beata entre le Portique et le Peripatos XVIII 1
96 J-M Andreacute [1987] p64
97 Avec le De mundo cf aussi Apuleacutee par exemple (HB Gottschalk [1987] p 1148) Cf encore lesquestions sur leacutether par exemple Plutarque Sur la cinquiegraveme substance (HB Gottschalk [1987] p 1146)
98 Avec Galien ou Atticus
99 Cf P Hadot [1979] p 210 sur la laquo reacuteduction agrave leacutethique raquo et C Gill [2003] p 33
100 Ce neutre na pas de sens essentialisant ndash comme quand on dit laquo le beau raquo τὸ καλόν pour dire laquo labeauteacute raquo ndash mais signifie plutocirct des eacuteleacutements textuels qui peuvent ressortir agrave la meacutetaphysique sansquon ait affaire agrave une science constitueacutee ou un champ du savoir deacutelimiteacute
101 D Sedley [2005a] p 118
102 Ce ne serait ainsi pas seulement lontologie qui serait grise comme chez Descartes (selon le titre de J-LMarion) mais la meacutetaphysique en son entier
42
La meacutetaphysique comme science une enjeux
eacuteteacute intentionnellement conccedilu comme meacutetaphysique dans les eacutecoles stoiumlciennes et meacutedio-
platoniciennes ndash ce serait une enquecircte assez vaine vu ce quon en a dit ci-dessus Il faudra bien
plutocirct se demander ce qui a pu apparaicirctre aux yeux dAlexandre comme laquo meacutetaphysique raquo dans
les autres eacutecoles
b) Trois critegraveres deacuteflationnistes du meacutetaphysique
Il est degraves lors neacutecessaire de produire une caracteacuterisation extrinsegraveque de la meacutetaphysique
(et non mecircme neacutecessairement une deacutefinition au sens strict pour autant que ce soit possible) Une
telle caracteacuterisation ne doit ecirctre ni trop eacutetroite afin de se laisser informer par les textes eux-
mecircmes103 ni trop large afin de ne pas perdre tout pouvoir discriminant Il convient donc de
deacuteterminer des critegraveres preacutecis mais en admettant quils sont provisoires agrave reacuteviser dans un sens
assez proche des laquo preacutejugeacutes raquo selon Gadamer104 Ces critegraveres fonctionneraient donc comme des
indices des signes au sein des discours marquant la possibiliteacute dune compreacutehension
meacutetaphysique Cest-agrave-dire des indices dun champ de discussions inter-scolaires qui a pu jouer
et ecirctre reacutecupeacutereacute au niveau meacutetaphysique par Alexandre
On pourrait concevoir en premier lieu une deacutetermination de la meacutetaphysique par son
objet comme leacutetude de ce qui se trouve au-delagrave de la nature et par-delagrave nos sens Une telle
deacutefinition a pour elle le poids de reacutefeacuterences prestigieuses jusquagrave Kant et Nietzsche et deacutejagrave un
passage dAristote selon lequel sil ny avait pas de substances seacutepareacutees ce serait la philosophie
seconde qui serait premiegravere105 Chez ce dernier justement on pourrait dailleurs se demander si ce
nest pas dans la reprise et la reacutefutation du platonisme (donc de la thegravese des Ideacutees) que le livre A
de la Meacutetaphysique en vient agrave quitter la seule physique qui semblait fournir une scegravene suffisante
pour les discussions anteacuterieures avec les physiologues Ce critegravere nest donc assureacutement pas
deacutenueacute de leacutegitimiteacute On a cependant choisi de leacutecarter ici ou du moins de le minorer
Une premiegravere justification consiste agrave rappeler que mecircme en reacutegime aristoteacutelicien fixer le
supra-sensible comme objet de la meacutetaphysique se laisse pour le moins discuter On accordera
tregraves rapidement et pour meacutemoire que si la meacutetaphysique eacutetait au premier chef science des
103 Une deacutefinition trop eacutetroite interdirait de reconnaicirctre de nouveaux visages de la meacutetaphysique
104 H-G Gadamer tr fr [1996] p 286 sq
105 Meacutetaphysique E 1 1026a 27-29
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
substances seacutepareacutees et supra-sensibles alors les pages deacutevolues agrave cette eacutetude dans les eacutecrits
dAristote seraient bien maigres Au surplus dans les livres centraux cest bien la substance
sensible quAristote eacutetudie prioritairement pour saisir ce quest la substance Eacutetant donneacute la
densiteacute des analyses de la substance sensible il paraicirct assez faible de reacutetorquer que ce nest lagrave
quun deacutetour meacutethodologique pour mieux eacutetudier les substances seacutepareacutees ndash Aristote a sans doute
en vue la substantialiteacute en geacuteneacuteral Enfin on le verra Alexandre lui-mecircme ne reacuteduit pas la
meacutetaphysique agrave leacutetude de la substance immobile et eacuteternelle
Surtout la raison la plus importante pour minorer le critegravere de lobjet supra-sensible est
dordre pragmatique ou meacutethodologique un tel critegravere deviendrait agrave la fois trop large et trop
eacutetroit En effet si est laquo meacutetaphysique raquo tout discours sur le supra-sensible agrave ce compte nimporte
quel texte platonicien en relegraveve puisque comme en teacutemoigne un fragment dAtticus lun des
fondamentaux du platonisme (quoique discuteacute agrave lrsquoeacutepoque106) est la position de substances
incorporelles et non-naturelles les Ideacutees
Οἵ τ αὖ τὰ τοῦ Πλάτωνος συνιστάναιἐγνωκότες τὸν πλεῖστον ἀγῶνα τῶν λόγων ἐντούτῳ τίθενται πάνυ ἀναγκαίως οὐδὲν γὰρἔτι τὸ Πλατωνικὸν ἀπολείπεται εἰ μὴ τὰςπρώτας καὶ ἀρχικωτάτας φύσεις ταύταςσυγχωρήσεταί τις αὐτοῖς ὑπὲρ Πλάτωνος ταῦτα γάρ ἐστιν οἷς μάλιστα τῶν ἄλλωνὑπερέχει
Quant agrave ceux qui ont deacutecideacute de deacutefendre ladoctrine de Platon ils font de cette question ltlesIdeacuteesgt leur principal terrain de discussion et ils ysont bien obligeacutes rien ne reste plus du platonismeen effet si on ne leur concegravede en faveur de Platonces natures premiegraveres et tout agrave fait primordiales carcest par lagrave surtout quil lemporte sur les autres
(Fr 9 41-6 tr Des Places)
Or il paraicirct intuitivement insuffisant de poser lexistence dIdeacutees ou de parler de Dieux
pour faire de la meacutetaphysique Par exemple de nombreux textes platoniciens qui reposent
logiquement sur la thegravese des Ideacutees ou qui traitent du supra-sensible ont une viseacutee directement
cosmogonique ou eacutethique et sinscrivent agrave leacutepoque post-helleacutenistique dans la physique ou
leacutethique Un champ dinvestigation scientifique peut se donner un objet supra-sensible sans que
immeacutediatement sa meilleure appellation ni son skopos soient la meacutetaphysique ainsi une eacutethique
qui reposerait sur une valeur transcendante et normative absolue conccedilue comme existant
reacuteellement nen resterait pas moins une eacutethique si sa fin est lagir et le bien-vivre107 Dit
autrement il est assureacutement difficile de consideacuterer que lideacutealisme eacutethique serait de facto une
meacutetaphysique si les modaliteacutes de lacte de poser une valeur absolue ne sont pas eacutelaboreacutees pour
106 Atticus a en vue les tentatives dharmonisation de Platon et Aristote (on en lit un exemple chezAlcinoos) qui introduisent un eacutetat de la forme dans la matiegravere
107 La section eacutethique du Didaskalikos commence ainsi par poser lIdeacutee du Bien
44
La meacutetaphysique comme science une enjeux
elles-mecircmes (pour reprendre un vocabulaire contemporain dans une meacuteta-eacutethique se posant des
questions de second ordre par exemple) laquo Meacutetaphysique raquo deviendrait alors un terme dont
lextension serait telle que la notion perdrait son inteacuterecirct discriminant ndash agrave nen pas douter cest lun
des sens du terme en franccedilais pour deacutesigner tout discours qui envisage un au-delagrave des sens
Toute theacuteologie toute mythologie serait alors meacutetaphysique voire un laquo polar raquo ou une
symphonie108 Un tel emploi nest pas opeacuteratoire en histoire de la philosophie
Enfin un tel critegravere serait eacutegalement trop eacutetroit agrave telle enseigne les stoiumlciens nauront
deacutefinitivement rien agrave nous dire de et sur la meacutetaphysique Comme le rappelle J Brunschwig109
pour les stoiumlciens il ny a pas non plus dentiteacute laquo au-delagrave raquo de la nature laquelle embrasse toute
chose y compris celles qui sont par dautres qualifieacutees de surnaturelles rien ne vient laquo apregraves raquo la
science physique en quelque sens que ce soit Or comme on va le voir certains aspects de la
penseacutee stoiumlcienne ont tregraves facilement pu ecirctre compris comme laquo meacutetaphysiques raquo preacuteciseacutement par
quelquun comme Alexandre Ainsi bien que reconstituant leur position comme un pur
immanentisme des principes Alexandre par lagrave-mecircme contribue agrave importer la position stoiumlcienne
dans un environnement typiquement meacutetaphysique (dans tous les sens du terme y compris le
plus courant)
Ἀλλεἰ καὶ ἔστι τι καθ αὑτὸ αἴτιον παρὰτὴν ὕλην καὶ ἄλλο τί φησι δεῖν ἐπισκέψασθαιπότερον τοῦτό ἐστι κεχωρισμένον ὕλης καὶαὐτὸ καθ αὑτὸ ὑφεστώς ἢ ἐν τῇ ὕλῃ ὁποῖόνἐστι τὸ ἔνυλον εἶδος καὶ ὡς τοῖς ἀπὸ τῆςΣτοᾶς ἔδοξεν ὁ θεὸς καὶ τὸ ποιητικὸν αἴτιονἐν τῇ ὕλῃ εἶναι Καὶ εἰ ἔστι τι αἴτιον χωριστὸν[17820] καὶ ἄυλον πότερον ἓν τοῦτο κατἀριθμόν ἐστιν ἢ πλείω περὶ ὧν αὐτὸς ἐν τῷ Λτῆσδε τῆς πραγματείας λέγει raquo
Mais110 sil y a aussi quelque cause par soi endehors de la matiegravere il affirme quil faut eacutegalementexaminer autre chose agrave savoir si cette cause estseacutepareacutee de la matiegravere et si elle-mecircme subsiste en soiou bien si elle est dans la matiegravere comme lest laforme dans la matiegravere et agrave la maniegravere dont lesstoiumlciens estimaient que le dieu crsquoest-agrave-dire la causeagente est dans la matiegravere Et srsquoil y a quelque causeseacutepareacutee et immateacuterielle il faut examiner si elle estune en nombre ou plusieurs ce dont Aristote parleau livre Λ de ce traiteacute
(In Met 178 15-21)
Ce texte est riche et important pour saisir la position personnelle dAlexandre et la
108 Et bien plus encore comme F Nef en fait plaisamment le catalogue (F Nef [2004] p 31-37) finissantpar reacutesumer laquo ltLadjectifgt meacutetaphysique en langage peacutedant seacutetant deacuteseacutemantiseacute est devenu uneespegravece de vide qui attire la reseacutementisation sauvage La meacutetaphysique pour notre contemporain est untrou noir qui avale tout et ne restitue rien raquo (p 37)
109 J Brunschwig [2003] p 206
110 Ou mais mecircme si Mais le passage assez parallegravele de 179 1 laisse plutocirct entendre une addition unequestion suppleacutementaire se deacuteroulant par arborescence (comme aussi dans la Meacutetaphysique deTheacuteophraste)
45
La meacutetaphysique comme science une enjeux
maniegravere dont il conccediloit celle-ci dans son propre contexte On y reviendra Agrave tout le moins faut-il
dembleacutee constater combien la contextualisation du projet alexandrinien dune meacutetaphysique se
leacutegitime de ce passage Assureacutement dans le Commentaire agrave la Meacutetaphysique il constitue sauf
erreur un hapax aucun autre texte nexplicite agrave ce point les enjeux poleacutemiques du Commentaire
Mais sa singulariteacute nempecircche pas son importance Le silence dAlexandre dans ses reacutefeacuterences
contemporaines on la dit est sans doute conventionnel On a donc la chance de tenir ici un texte
qui va au-delagrave de la convention et nous renseigne autrement que par allusion (quoique ne
comportant toujours aucun nom propre)
Sur la question qui nous occupe on pourrait objecter que ce nest pas parce quon discute
de la position dun auteur en meacutetaphysique que celui-ci peut pour autant ecirctre annexeacute agrave ce
domaine dinvestigation et consideacutereacute sans reste comme meacutetaphysicien Certes Mais nous ne
sommes pas en quecircte dune deacutetermination interne de la meacutetaphysique chez les stoiumlciens Parler
de meacutetaphysique stoiumlcienne est pour partie leffet dun regard reacutetrospectif leacutegitimement
discutable par les speacutecialistes du stoiumlcisme comme le dit nettement D Sedley laquo It is primarily
when looking through a Platonist or Aristotelian lens that we are likely to see in them a unified area of
philosophical discourse raquo111 Toutefois dans la suite de son article D Sedley nuance ce jugement et
envisage que les stoiumlciens aient eux-mecircmes perccedilu le caractegravere meacuteta-philosophique de certaines
questions Quoi quil en soit cest justement ce regard reacutetrospectif qui nous inteacuteresse degraves lors
quon a fourni une deacutetermination relative du contexte en en rejetant la version positiviste Or
eacutetant donneacute lanonymat des reacutefeacuterences dAlexandre et la rareteacute de ces passages directement
dirigeacutes contre le Portique nous avons besoin de critegraveres externes nous permettant de deacuteterminer
ce qui a pu constituer une reacutefeacuterence (fucirct-elle critique) et ainsi agir au cœur mecircme de la
meacutetaphysique alexandrinienne
Agrave ce titre et pour les raisons preacuteceacutedentes le critegravere dun objet hyper-physique nest pas
pertinent Ce nest probablement pas un hasard si la question de lobjet de la meacutetaphysique
deviendra un lieu commun de dispute dans tout le Moyen Acircge latin apregraves la reacuteception de la
Meacutetaphysique dAristote et des commentateurs arabes Mais tout le monde ne tient pas pour
acquis que la meacutetaphysique a pour objet le suprasensible ou plus preacuteciseacutement les formes
seacutepareacutees de la matiegravere (deacutetermination sans doute dorigine lointainement alexandrinienne112)
111 D Sedley [2005a] p 118 Cf aussi KM Vogt [2009]
112 Comparer le Guide de leacutetudiant parisien et le deacutebut du commentaire dAlexandre agrave Meacutetaphysique B (InMet 171 7-11) Pour certains nominalistes comme Duns Scot par exemple Dieu ne peut ecirctre objet de
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
Comme on sait la meacutetaphysique dans son histoire est prise dans un mouvement perpeacutetuel de
redeacutefinition ndash la meacutetaphysique elle-mecircme est un objet de la meacutetaphysique Cependant que la
meacutetaphysique se caracteacuterise par exemple comme enquecircte rationnelle sur le supra-sensible
science geacuteneacuterale de leacutetant commun ou eacutetude du laquo quelque chose raquo objet de lintellect113 il nous
semble possible de deacutegager agrave titre de critegraveres des attendus du discours meacutetaphysique lui-mecircme
des preacutetentions communes et intrinsegraveques qui sont autant dobjets (en un sens non reacutealiste) mais
qui diversement combineacutees et accentueacutees contribuent agrave eacutelire telle ou telle entiteacute ou tel ou tel
champ comme intenteacute privileacutegieacute de lenquecircte
Trois critegraveres nous paraissent ainsi pouvoir ecirctre deacutegageacutes
1 Lambition de totaliteacute ou duniversaliteacute cest lideacutee que la meacutetaphysique cherche agrave
produire une deacutetermination de la totaliteacute du laquo reacuteel raquo et ne se conccediloit pas comme
discours purement reacutegional laquo Reacuteel raquo est ici employeacute faute de mieux le reacuteel nest
jamais ce qui est donneacute pour un discours meacutetaphysique mais constitue le problegraveme
Cette ambition universaliste peut se deacutecliner sous divers degreacutes de lambition dune
universaliteacute transversale agrave des formes plus indirectes duniversaliteacute114
2 Un certain reacutegime de rationaliteacute au sens ougrave mecircme si cette rationaliteacute finit pas
seacutepuiser cest elle qui permet de reacuteduire ses propres preacutetentions Leacutelucidation dune
ineffabiliteacute du premier principe par exemple peut se faire de faccedilon parfaitement
dialectique et la laquo meacutethode neacutegative raquo de neacuteo-pythagoriciens comme Numeacutenius reste
bien une meacutethode ndash laquelle serait dailleurs peut-ecirctre issue de la geacuteomeacutetrie ndash et les
neacuteoplatoniciens comme Syrianus ou Proclus nabandonnent jamais limpeacuteratif de
rationaliteacute dans leur eacutelucidation des principes115 Il convient du reste de ne pas
la meacutetaphysique lequel est leacutetant au sens du laquo quelque chose raquo pensable par lintellect Duns Scotquoiquavec nuance choisit Avicenne contre Averroegraves
113 Sur ces diverses figures des meacutetaphysiques meacutedieacutevales cf O Boulnois [2001] A de Libera [2005a]p 7-8
114 On pense bien sucircr agrave Meacutetaphysique Γ 1 mais on peut ajouter parmi de multiples exemples le laquo grandprincipe raquo de Leibniz qui permet de sortir de la physique pour laquo seacutelever agrave la meacutetaphysique raquo laquo rienne se fait sans raison suffisante cest-agrave-dire que rien narrive sans quil soit possible agrave celui quiconnaicirctrait assez les choses de rendre une raison qui suffise pour deacuteterminer pourquoi il en est ainsi etnon pas autrement raquo cf Principes de la nature et de la gracircce fondeacutes en raison (1718) sect 7 La marque dugrand principe cest bien davoir toute chose pour sujet fucirct-ce neacutegativement
115 Alcinoos deacutejagrave dans son Didaskalikos compare explicitement la meacutethode neacutegative de labstraction pourconnaicirctre le dieu avec la conception du point laquo par abstraction du sensible en ayant penseacute la surfacepuis la ligne et pour finir le point raquo cf Didaskalikos 165 16-19 laquo Ἔσται δὴ πρώτη μὲν αὐτοῦ νόησις ἡ
47
La meacutetaphysique comme science une enjeux
confondre theacuteologie neacutegative et expeacuterience mystique
Cette rationaliteacute se reacutealise pleinement dans la reacuteflexiviteacute de toute entreprise
meacutetaphysique qui interroge toujours sa propre possibiliteacute comme discours ndash comme le disait
Merleau-Ponty en leacutetendant agrave toute interrogation philosophique
Quest-ce que le monde ou mieux Quest-ce que lEcirctre ces questions ne deviennentphilosophiques que si par une sorte de diplopie elles visent en mecircme temps quun eacutetat deschoses elles-mecircmes comme questions ndash en mecircme temps que la signification laquo ecirctre raquo lecirctrede la signification et la place de la signification dans lEcirctre Cest le propre delinterrogation philosophique que de se retourner sur elle-mecircme de se demander aussi ceque cest que questionner et ce que cest que reacutepondre116
3 Par addition des deux premiers critegraveres on peut attendre de la meacutetaphysique une
certaine viseacutee du principiel la meacutetaphysique cherche agrave rendre raison de la totaliteacute du
reacuteel au moyen par exemple dun terme premier auquel la recherche peut sarrecircter117
Si donc la meacutetaphysique choisit de se concentrer sur une reacutegion de lecirctre (par exemple
supra-sensible) cest au profit dune viseacutee universelle parce que dans son eacuteminence
et son caractegravere fondateur cette reacutegion laquo dit quelque chose raquo (pour rester neutre) des
autres reacutegions de lecirctre Ou encore si la meacutetaphysique se conccediloit comme effort pour
fonder le laquo reacuteel raquo dans des principes par deacutefinition elle aura pour tacircche deacutelucider ce
principe (deacutetablir son existence de justifier son caractegravere principiel den eacutetablir les
modaliteacutes) mais son discours sur ce principe a rapport avec lensemble du reacuteel en tant
que principieacute fondeacute par le principe lui-mecircme Toute theacuteologie nest pas delle-mecircme
meacutetaphysique118
κατὰ ἀφαίρεσιν τούτων ὅπως καὶ σημεῖον ἐνοήσαμεν κατὰ ἀφαίρεσιν ἀπὸ τοῦ αἰσθητοῦἐπιφάνειαν νοήσαντες εἶτα γραμμήν καὶ τελευταῖον τὸ σημεῖον raquo Le problegraveme de la scientificiteacutedune enquecircte sur les premiers principes se pose aussi dans la meacutetaphysique neacuteoplatonicienne delAntiquiteacute tardive Voir agrave ce sujet D OMeara [1986] p 10 sq
116 M Merleau-Ponty [1964] p 157-158 On ne pourra donc saccorder avec Hegel qui dans lEncyclopeacutedie(add au sect 28) fustige la laquo meacutetaphysique dentendement raquo pour ce manque de reacuteflexiviteacute Les cateacutegoriesdAristote que Hegel prend pour exemple au sect 33 interrogent la possibiliteacute du discours en geacuteneacuteral et afortiori la possibiliteacute dune science de leacutetant en tant queacutetant
117 Ces expressions peuvent se pluraliser On retrouve ici au fond la deacutefinition que donne lEncylopeacutedie deDiderot et DAlembert laquo Meacutetaphysique cest la science des raisons des choses raquo
118 Cest lun des enjeux de la distinction queffectue Thomas dAquin entre theacuteologie reacuteveacuteleacutee et theacuteologiedes philosophes (ou meacutetaphysique) dans son commentaire au De trinitate de Boegravece La theacuteologiephilosophique eacutetudie des principes au premier sens agrave savoir des principes qui meacuteritent une eacutetude eneux-mecircmes (cest celle queffectue en reacutealiteacute la theacuteologie reacuteveacuteleacutee) parce quils sont dune laquo naturecomplegravete raquo mais qui nen restent pas principes dautre chose queux-mecircmes par diffeacuterence desprincipes au deuxiegraveme sens qui sont bien principes dautre chose queux-mecircmes mais nont pas denature complegravete et ne peuvent donc ecirctre eacutetudieacutes pour eux-mecircmes La theacuteologie philosophique neacutetudie
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
Rappelons-le il nest pas dans notre objectif de fournir un eacutenonceacute de lessence de la
meacutetaphysique en geacuteneacuteral (pour autant quune telle chose soit possible et souhaitable) mecircme si agrave
plusieurs titres ces critegraveres nous paraissent pouvoir fonctionner pour dautres eacutepoques119 Nous
cherchons seulement agrave deacutegager des indices du meacutetaphysique en explicitant un certain nombre de
nos attendus face agrave un discours tel quil puisse meacuteriter le titre de meacutetaphysique dans le cadre
restreint dune contextualisation dAlexandre Ces indices ne preacutetendent mecircme pas constituer des
laquo propres raquo de la meacutetaphysique et ont davantage agrave voir avec des marques dappartenance des
ressemblances familiales agrave la Wittgenstein
Neacuteanmoins mecircme au cœur des deacutebats sur la laquo constitution onto-theacuteologique raquo de la
meacutetaphysique gisent bien ces trois indices Ce quajoute lideacutee heideggerienne du moins agrave partir
de 1949 cest 1) quon aurait affaire agrave un invariant agrave une laquo essence raquo120 du discours
meacutetaphysique malgreacute toutes ses transformations historiques 2) que la recherche meacutetaphysique
est premiegraverement recherche de leacutetantiteacute de leacutetant 3) que le principe laquo divin raquo est lui-mecircme un
eacutetant leacutetant suprecircme Il faut toutefois rappeler et souligner contre les trop courantes
meacutesinterpreacutetations que cet eacutetant eacuteminent nest pas neacutecessairement un ou le laquo Dieu raquo ndash ce peut
ecirctre lego comme chez Descartes121 Lexpression laquo constitution onto-theacuteologique raquo ne signifie
donc pas que laquo la philosophie est orienteacutee vers la theacuteologie ou mecircme quelle en est une au sens du
pas ces principes (les choses divines) pour eux-mecircmes mais comme principes de son sujet agrave savoirleacutetant en tant queacutetant thegravese reacutesumeacutee en laquo Sic ergo theologia sive scientia divina est duplex Una in quaconsiderantur res divinae non tamquam subiectum scientiae sed tamquam principia subiecti et talis esttheologia quam philosophi prosequuntur quae alio nomine metaphysica dicitur raquo (Super De Trinitate pars 3 q5 a 4 co 4)
119 Cest pourquoi nous ne nous sommes pas priveacute de reacutefeacuterences non antiques dans les passages quipreacutecegravedent Ces critegraveres fonctionnent eacutegalement pour des penseacutees qui ne se revendiquent pas commemeacutetaphysiques mais dont linteacutegration a posteriori dans une probleacutematique meacutetaphysique est renduepossible ndash cest le cas de Hume la science de la nature humaine se caracteacuterise en effet par son ambitionde totaliteacute ou duniversaliteacute parce quen eacutetudiant laquo les principes de la nature humaine raquo elle se donnecomme anteacuterieure agrave toutes les sciences particuliegraveres et se signale aussi par sa reacuteflexiviteacute (voirlintroduction au Traiteacute de la nature humaine)
120 Cf M Heidegger [1957] tr fr [1968] p 286 289 294 etc Cf a contrario sur cet essentialisme GDeleuze [1991] p 91 laquo Hegel et Heidegger restent historicistes dans la mesure ougrave ils posent lhistoirecomme une forme dinteacuterioriteacute dans laquelle le concept deacuteveloppe ou deacutevoile neacutecessairement sondestin La neacutecessiteacute repose sur labstraction de leacuteleacutement historique rendu circulaire On comprend malalors limpreacutevisible creacuteation des concepts raquo (Deleuze deacutesigne ici une conception de lhistoire qui sous-tend preacuteciseacutement la conception essentialiste de la meacutetaphysique) Cf aussi J Derrida [1972] p 67 Surles diffeacuterentes versions que Heidegger donne de lonto-theacuteologie voir O Boulnois [2001] p 380-389 etB Mabille [2004] p 293 sq
121 Cf M Heidegger [1980] (= GA Bd 32) tr fr [1984] p 196
49
La meacutetaphysique comme science une enjeux
concept [] de la theacuteologie speacuteculative ou rationnelle raquo122 La laquo theacuteologie raquo doit ici davantage ecirctre
entendue comme le projet de fonder leacutetantiteacute de tout eacutetant dans un eacutetant suprecircme conccedilu comme
principe ou laquo premier fond raquo laquo πρώτη ἀρχή raquo123 Degraves lors le θέος dont parle Heidegger peut
aussi bien ecirctre deacutefini comme laquo leacutetant purement et simplement raquo124 Lonto-theacuteologie deacutetermine
donc une dynamique unitaire daller-retour entre la recherche sur leacutetant et la consideacuteration de
son principe125
Ce que nous retirons agrave la constitution onto-theacuteologique ce sont donc agrave la fois le(s) trait(s)
dunion (luniteacute essentielle et impenseacutee dune constitution) le terme deacutetant et le divin conccedilu
comme eacutetant exemplaire Par abstraction nous reste donc de luniversel du principiel du logos
Il ne sagit mecircme plus de la structure katholou-protologique que R Brague avait justement
construite comme preacutemices de lonto-theacuteologie car nous ne preacutejugeons pas de lhomogeacuteneacuteiteacute de
nature entre le laquo premier raquo et ce quil fonde De fait la structure katholou-protologique est deacutefinie
par R Brague comme une voie de recherche qui ne se cantonne pas au seul domaine
laquo ontologique raquo Ce mouvement consiste dans le but de deacuteterminer une geacuteneacuteraliteacute (lamitieacute en
geacuteneacuteral la penseacutee en geacuteneacuteral etc) agrave prendre leacuteleacutement eacuteminent de lensemble consideacutereacute comme
exemplifiant particuliegraverement les traits propres agrave lensemble consideacutereacute et ce au point de
reacutesoudre ou dabsorber la recherche sur lensemble geacuteneacuteral126 La conseacutequence au niveau dune
enquecircte sur leacutetant est que son premier principe doit aussi ecirctre un eacutetant Cette structure nous
paraicirct encore trop deacutetermineacutee et pour le dire vite ne pas pouvoir sappliquer au cas dun quasi
contemporain dAlexandre agrave savoir Plotin127
122 M Heidegger [1980] tr fr [1984] p 157 Cette preacutecision qui vaut pour la premiegravere figure de lonto-theacuteo-logie (ici avec trois tirets) dans litineacuteraire de Heidegger se voit cependant maintenue dans lesversions suivantes qui leacutetendent agrave lensemble de lhistoire de la meacutetaphysique
123 M Heidegger [1957] tr fr [1968] p 294
124 Cf par exemple M Heidegger [2007] (= Gesamtausgabe Bd 26) p 13
125 Cest la raison pour laquelle Heidegger peut deacutefinir la theacuteologie de cette maniegravere laquo quand lameacutetaphysique pense leacutetant comme tel dans son Tout cest-agrave-dire dans la perspective de lEacutetantsuprecircme qui fonde en raison toutes choses elle est alors une logique en tant que theacuteo-logique raquo (MHeidegger [1957] tr fr [1968] p 305) La theacuteologie est donc ici une maniegravere de penser leacutetantlogiquement anteacuterieure aux theacuteologies historiquement formuleacutees Dit autrement ce que Heideggerappelle ici theacuteologie constitue comme la condition de possibiliteacute de ce qui a eacuteteacute nommeacute dans lhistoirede la penseacutee laquo theacuteologie raquo ndash sans que cette theacuteologie cette orientation theacuteologique de lontologie doiveneacutecessairement sincarner dans une laquo theacuteologie raquo explicitement constitueacutee
126 Voir en particulier R Brague [1988] p 513-515
127 Agrave propos de Plotin et du fait quil ne souscrit ni agrave une constitution onto-theacuteologique ni mecircme agrave lakatholou-protologie telle quon vient de rapidement lexpliciter voir W Beierwaltes [1972] B Mabille[2004] p 312 sq sur la laquo relativisation de lonto-theacuteo-logie raquo Sur llaquo autre meacutetaphysique raquo de Plotin
50
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Nos critegraveres repreacutesentent donc et nous lassumons quelque chose dencore plus pauvre
speacuteculativement parlant et de meacutethodologiquement plus sceptique Lenjeu est de laisser le
champ libre agrave lhistoire effective de la meacutetaphysique en refusant agrave la fois la pente dogmatique
dune laquo essence de la meacutetaphysique raquo et celle historiciste qui perd la meacutetaphysique dans une
multipliciteacute deacutesordonneacutee et irrationnelle faisant alors de laquo meacutetaphysique raquo un terme purement
eacutequivoque
Certains secteurs du deacutebat philosophique contemporain agrave Alexandre semblent bien
souscrire agrave cet ensemble de critegraveres
113 Implications meacutetaphysiques de deacutebats logique et physique
a) Le problegraveme des universaux ouverture vers une question de lecirctre
Notre examen des rapports dAlexandre avec les autres eacutecoles doit surmonter la difficulteacute
deacutejagrave mentionneacutee du freacutequent anonymat des interlocuteurs dans ses textes Si la mention de
contemporains est assez rare cependant lorsque Alexandre discute les positions de Platon ou de
Chrysippe il est douteux quil ny englobe pas aussi ceux qui professent leurs doctrines agrave son
eacutepoque Or son positionnement face au platonisme comme au stoiumlcisme semble assez net cest le
plus souvent lopposition frontale Alexandre figure certainement laboutissement dune tradition
anti-platonicienne chez les Peacuteripateacuteticiens128 ndash sa connaissance de certains textes dAristote
comme le De ideis ou le De bono ny est peut-ecirctre pas pour rien129 Le commentaire agrave certaines
apories de B par exemple se fait tregraves souvent en en explicitant sans concession lenjeu anti-
platonicien ou anti-acadeacutemicien Une telle position navait pourtant rien de totalement eacutevident
comme le rappelle M Frede le peacuteripateacuteticien Cleacutearque eacutetait aussi lauteur dun Eacuteloge de Platon130
Toutefois lanti-platonisme dAlexandre nest pas strictement symeacutetrique agrave son anti-stoiumlcisme Au
voir L Lavaud [2008a]
128 Cf M Rashed [2007b] n 5 p 2
129 Pour le De bono voir en particulier M Isnardi Parente [2000]
130 DL III 2 M Frede [1999] p 787
51
La meacutetaphysique comme science une enjeux
niveau explicite des textes lopposition aux stoiumlciens est souvent plus forte orchestreacutee plus
bruyamment ndash que ce soit sur la question du destin la nature du meacutelange ou la place de la
logique dans la philosophie La raison en est assez claire comme on la vu au IIegraveme s ce sont
encore les stoiumlciens qui deacutefinissent en grande partie lagenda des questions philosophiques Les
platoniciens peuvent alors parfois servir dallieacutes objectifs agrave cet anti-stoiumlcisme ndash on le verra cest en
partie le cas dans le deacutebat sur lincorporeacuteiteacute des qualiteacutes mais on peut aussi songer agrave la thegravese de
limmateacuterialiteacute de lacircme ou dans certaines questions eacutethiques131 ndash conformeacutement dailleurs agrave une
tradition contre laquelle reacuteagissent Taurus et Atticus132
Il reste quil est souvent aiseacute ou tentant de preacutesenter les probleacutematiques alexandriniennes
comme la recherche dune troisiegraveme voie par-delagrave stoiumlcisme et platonisme Cest particuliegraverement
le cas dans le problegraveme des universaux La question des universaux chez Alexandre a eacuteteacute
beaucoup travailleacutee dans la deuxiegraveme moitieacute du XXegraveme s peut-ecirctre mecircme trop133 son traitement
abondant a engendreacute un effet de loupe parfois biaiseacute sur lAntiquiteacute tardive et le Moyen Acircge
lequel a au moins eu le meacuterite de favoriser une certaine reviviscence des eacutetudes tardo-antiques et
meacutedieacutevales en geacuteneacuteral et alexandriniennes en particulier Pour la rappeler extrecircmement
briegravevement la laquo querelle des universaux raquo134 pose la question du mode decirctre des termes
universaux que nous employons dans les deacutefinitions les genres et les espegraveces On en lit la
formulation consacreacutee dans le questionnaire dresseacute par Porphyre au deacutebut de son Isagogegrave texte
souvent donneacute comme lorigine de la querelle meacutedieacutevale des universaux
Αὐτίκα περὶ τῶν γενῶν τε καὶ εἰδῶν τὸμὲν εἴτε ὑφέστηκεν εἴτε καὶ ἐν μόναις ψιλαῖςἐπινοίαις κεῖται εἴτε καὶ ὑφεστηκότασώματά ἐστιν ἢ ἀσώματα καὶ πότερονχωριστὰ ἢ ἐν τοῖς αἰσθητοῖς καὶ περὶ ταῦταὑφεστῶτα παραιτήσομαι λέγειν βαθυτάτηςοὔσης τῆς τοιαύτης πραγματείας καὶ ἄλληςμείζονος δεομένης ἐξετάσεως
Tout dabord agrave propos des genres et des espegravecesquant agrave savoir 1) srsquoils subsistent ou bien ne reacutesidentque dans de pures conceptions 2) ou dans le cas ougraveils subsistent sils sont des corps ou des incorporelset 3) srsquoils sont seacutepareacutes ou bien sils sont dans lessensibles et subsistent en rapport avec eux135 ndash de celaje refuserai de parler parce quune telle eacutetude est tregravesprofonde et quelle requiert un autre examen plus
131 M Frede [1999] p 789
132 Pour Taurus cf HB Gottschalk [1987] p 1143 Pour Atticus M Frede [1999] p 787 renvoie aupassage dAtticus citeacute par Eusegravebe Preacutep Ev XV 4 6-19 5 3
133 Cest ce qui explique sans doute la position trancheacutee de M Rashed [2007b] p 254 qualifiant de laquo fauxproblegraveme raquo le statut des universaux chez Alexandre
134 Selon lexpression populariseacutee par louvrage dA de Libera [1996]
135 Ou laquo ou bien srsquoils existent dans les sensibles et en rapport avec eux raquo (tr A de Libera et A-P Segonds[1998] p 1) mais cf J Barnes [2003] p 44 n 81 qui renvoie agrave Elias In Isag 49 22-24 laquo ἐν τοῖςαἰσθητοῖς τὰ ἐν τοῖς πολλοῖς περὶ ταῦτα ὑφεστῶτα τὰ ἐπὶ τοῖς πολλοῖς ὡς καὶ ἀνωτέρωεἴρηται raquo
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
important(Introduction aux Cateacutegories 1 9-14)
Texte paradoxal comme de nombreux lecteurs lont noteacute puisque le terme mecircme
drsquouniversel nrsquoy apparaicirct pas136 quil srsquoagit sans doute chez Porphyre plus drsquoun questionnaire que
drsquoun problegraveme137 et surtout drsquoun questionnaire ajourneacute par son auteur comme exceacutedant le projet
du livre Le texte pose trois questions qui semblent senchaicircner en arbre138 La chose est claire
pour les deux premiegraveres gracircce agrave la reacutepeacutetition de laquo ὑφιστάναι raquo mais il est de mecircme assez
naturel de penser que la troisiegraveme question se pose si la deuxiegraveme a eacuteteacute reacutesolue dans le sens des
incorporels puisque cette derniegravere question est peu senseacutee si elle porte sur des universaux
deacutetermineacutes comme corps (on se demande bien ce que seraient des universaux corporels existant
laquo dans les sensibles et subsistant en rapport avec eux raquo)
Cette structure en arbre exige donc de lire la premiegravere question comme la plus
fondamentale Or la formulation mecircme de cette question a fait deacutebat chez les lecteurs de
Porphyre Le mouvement plus naturel est dy lire des reacutefeacuterences au stoiumlcisme139 nombreux sont
les textes stoiumlciens ou les teacutemoignages sur les thegraveses stoiumlciennes agrave employer un tel vocabulaire
une telle opposition
Cette tendance a toutefois eacuteteacute battue en bregraveche par J Barnes selon qui le vocabulaire ici
employeacute par Porphyre est en reacutealiteacute tregraves courant agrave leacutepoque Porphyre se servirait de termes qui
relegravevent en reacutealiteacute dune laquo lingua franca philosophique raquo de leacutepoque un langage laquo neutre raquo dun
point de vue doctrinal140 Pour J Barnes en substance si ces termes ont eacuteteacute peut-ecirctre populariseacutes
par les stoiumlciens leur origine sest en effet perdue pour Porphyre La recherche de sources
stoiumlciennes relegraveve dun travail de laquo deacutetective amateur raquo141 et J Barnes donne agrave raison de multiples
reacutefeacuterences pour laquo ἐπίνοια raquo en soulignant par exemple que lajout de ladjectif laquo ψιλός raquo est
simplement pleacuteonastique142 Porphyre construirait son questionnaire indeacutependamment des
136 Cf par exemple LP Gerson [2004] p 245 laquo There is a certain irony in the fact that though this passagebecame the fons et origo of the problem of universals the word lsquouniversalrsquo does not appear here In fact it doesnot appear as a technical term at all in this work raquo
137 LP Gerson [2004] p 246
138 Ce quexplicite la traduction dA de Libera et A-P Segonds [1998] p 1 Contre les doutes de J Barnesagrave ce sujet cf R Chiaradonna [2008b] p 20-21
139 Cf A de Libera A-P Segonds [1998] p 33-35
140 J Barnes [2003] p XIX
141 J Barnes [2003] p XIX
142 J Barnes [2003] p 40-41
53
La meacutetaphysique comme science une enjeux
positions philosophiques qui lui sont contemporaines
Assureacutement ces termes (lopposition entre laquo ὑφιστάναι raquo et laquo ἐπίνοια raquo) sont employeacutes
par tous les penseurs de leacutepoque et non pas seulement les stoiumlciens Tel est le reacutesultat du
pheacutenomegravene deacutejagrave signaleacute de porositeacute terminologique entre les diffeacuterentes eacutecoles Assureacutement
aussi la preacutesence de vocables stoiumlciens nautorise pas agrave infeacuterer une influence stoiumlcienne subie par
Porphyre Cependant il est dune part douteux que Porphyre a fortiori en tant queacutelegraveve de Plotin
soit totalement innocent en matiegravere stoiumlcienne Dautre part cela ninterdit pas de chercher les
anteacuteceacutedents des positions typiques auxquelles il se reacutefegravere ici143 Lattitude de linterpregravete ne se
limite pas ici agrave deux positions possibles soit reconnaicirctre le caractegravere stoiumlcien du vocabulaire
employeacute par Porphyre et soutenir quil y a ipso facto influence soit admettre que ce vocabulaire
est neutre dun point de vue philosophique Il y a une diffeacuterence entre subir une influence et
reprendre un vocabulaire en se reacutefeacuterant agrave des thegraveses pour poser un problegraveme144 Agrave comparer les
sources lexpression laquo ἐν μόναις ψιλαῖς ἐπινοίαις κεῖται raquo renvoie clairement agrave une conception
stoiumlcienne ou stoiumlcisante de luniversel145
De fait la position du problegraveme du statut de luniversel via lopposition entre une position
platonisante et une position stoiumlcisante se lit deacutejagrave chez Alexandre dAphrodise Or sur un certain
nombre de points et en particulier la question de luniversel on suspecte souvent Porphyre
davoir puiseacute agrave la source dAlexandre146 Lopposition entre laquo ὑφιστάναι raquo et laquo ἐπίνοια raquo sert
couramment chez lExeacutegegravete non pas seulement agrave propos du statut de luniversel mais aussi du
statut ontique des objets matheacutematiques par exemple Mais on ne peut pas sarrecircter lagrave pour
deacutevider la pelote jusquau bout Alexandre lui-mecircme heacuterite de ce vocabulaire au moins en partie
des stoiumlciens De fait le problegraveme du statut des universaux trouve lune de ses origines agrave leacutepoque
post-helleacutenistique dans la confrontation des eacutecoles qui occasionne la consolidation dune
probleacutematique et dun vocabulaire communs
143 Voir dans un sens similaire R Chiaradonna [2008b] p 16-17
144 Comme le reacutesume tregraves bien R Chiaradonna ([2008b] p 16) laquo B posits a radical alternative either (i)Porphyry is quoting a Stoic theory without any alterations or (ii) he is simply ignoring Stoicism By ruling out(i) B infers (ii) Brsquos is certainly an elegant procedure but also a non sequitur what we know about thereception of Stoic theories among imperial and late antique authors often contradicts the positing of any suchradical alternative raquo
145 Sur cette expression ou des expressions approchantes cf Alexandre Quaestio I 16 29 21 et Sextus MVIII 459 1-2 Cf surtout Syrianus qui deacutecrit ainsi la position stoiumlcienne In Met 106 12
146 Le laquo problegraveme de Porphyre raquo est la laquo dramatisation drsquoune discussion anteacuterieure meneacutee parAlexandre raquo selon A de Libera [1999a] p 49
54
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Alexandre fait lui-mecircme eacutetat dun tel deacutebat
ltΤίνων εἰσὶν οἱ ὁρισμοίgtΟἱ ὁρισμοὶ τῶν μὲν καθέκαστα οὐκ εἰσίν
ὅτι ταῦτα μετὰ συμβεβηκότων τινῶν τὸ εἶναιτοιαῦτα ἔχει καὶ οὐκ ἀεὶ τῶν αὐτῶν ἀλλὰμεταπιπτόντων καὶ αἰσθήσεων μᾶλλον ἢλόγου δηλώσοντος αὐτὰ δεομένων ἀλλ οὐδὲκοινοῦ τινος τῶν καθέκαστα κεχωρισμένουκαὶ ὄντος ἀσωμάτου [725] τινὸς φύσεως καὶἀιδίου πῶς γὰρ ἂν εἴη δίπουν ἀσώματόν τιἢ πῶς θνητὸν ἀίδιον λέγομεν δὲ ὁριζόμενοιτὸν ἄνθρωπον ποτὲ μὲν ζῷον πεζὸν δίπουνποτὲ δὲ ζῷον λογικὸν θνητόν ἀλλ εἰσὶν οἱὁρισμοὶ τῶν ἐν τοῖς καθέκαστα κοινῶν ἢτῶν καθέκαστα κατὰ τὰ ἐν αὐτοῖς κοινά
laquo De quoi il y a deacutefinition raquoLes deacutefinitions ne sont pas deacutefinitions des
particuliers parce que lecirctre de ces dernierssaccompagne daccidents qui ne sont pas toujours lesmecircmes mais changeants et qui neacutecessitent plutocirct dessensations qursquoun eacutenonceacute qui les fasse voir147 Maiselles ne sont pas non plus deacutefinitions de quelqueltreacutealiteacutegt commune seacutepareacutee des particuliers et quiserait quelque nature incorporelle et eacuteternelleComment en effet bipegravede serait-il quelque chosedrsquoincorporel ou mortel quelque chose drsquoeacuteternel Nous disons pourtant en deacutefinissant lhomme tantocirctquil est animal terrestre bipegravede tantocirct animalrationnel mortel148 Bien plutocirct les deacutefinitions sontdeacutefinitions des communs dans les particuliers ou desparticuliers selon les communs qursquoil y a en eux
(Quaestio I 3 7 20-28)
Pour reacutepondre agrave la question laquo de quoi il y a deacutefinition raquo Alexandre commence en effet par
y preacutesenter deux vues contradictoires et selon lui eacutegalement erroneacutees Lune est nettement
platonicienne qui soutient que les deacutefinitions deacutefinissent laquo quelque chose de commun seacutepareacute des
particuliers et qui serait quelque nature incorporelle et eacuteternelle raquo (7 24-25) dans un vocabulaire
dont lExeacutegegravete se sert aussi dans son commentaire agrave A 9 par exemple Il y a cependant un doute
quant agrave lautre position preacutesenteacutee tregraves succinctement dans la premiegravere phrase selon laquelle les
deacutefinitions deacutefinissent des particuliers et leurs accidents et qui appelle dans le deuxiegraveme
paragraphe149 la position dune laquo nature raquo commune Selon M Rashed cette clarification est laquo agrave
usage interne de leacutecole raquo laquo les aristoteacuteliciens ne doivent pas combatte le platonisme en sombrant
dans le nominalisme raquo150
Cependant cette clarification fait au moins double emploi en visant aussi les stoiumlciens
(voire ne vaut que pour ces derniers) La strateacutegie employeacutee ici par Alexandre pour contrer cette
thegravese ndash agrave savoir la position dune nature dune essence commune la forme qui joue le rocircle de
fondement reacuteel de la deacutefinition ndash est exactement la mecircme que celle dont il use dans son
147 laquo Δηλόω raquo a probablement un sens technique on retrouve par exemple de nombreuses occurrences decet emploi dans le Commentaire agrave Meacutetaphysique Γ
148 RW Sharples [1992] p 24 et M Rashed [2007b] p 257 suppriment les parenthegraveses de Bruns
149 Quaestio I 3 8 8-17 Nous suivons la division en paragraphes proposeacutee par M Rashed [2007b] p 257-258
150 M Rashed [2007b] p 259
55
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Commentaire aux Topiques contre la conception stoiumlcienne de la deacutefinition Celle-ci en effet selon
Alexandre confond diffeacuterence speacutecifique et propre parce quelle meacuteconnaicirct justement la notion
de forme cest-agrave-dire laquo ce en fonction eacuteminente de quoi le deacutefini a lecirctre raquo151 La deacutefinition
stoiumlcienne comme laquo ἰδίου ἀπόδοσις raquo se contente au moins au niveau formel dun critegravere
extensif la reacuteciprocabiliteacute du deacutefini avec sa deacutefinition ce que la Quaestio I 3 de faccedilon peut-ecirctre
plus diffuse critique aussi Assureacutement lidentiteacute des gestes reacutefutatifs entre la Quaestio et le
Commentaire aux Topiques nassure pas que les adversaires viseacutes soient chaque fois les mecircmes
comme le montre la Quaestio la mecircme thegravese sur la deacutefinition permet agrave la fois de reacutefuter la position
platonicienne et celle opposeacutee selon laquelle les deacutefinitions laquo sont ltdeacutefinitionsgt des particuliers raquo
(ὁρισμοὶ τῶν καθέκαστα) La thegravese selon laquelle laquo les deacutefinitions deacutefinissent les communs dans
les particuliers ou les particuliers selon les communs qursquoil y a en eux raquo152 suivant la faccedilon dont
on laccentue sadresse agrave lune ou lautre des positions reacutefuteacutees Toutefois un argument de poids
agrave porter au creacutedit de lidentiteacute des premiers adversaires est que la position stoiumlcienne sur la
deacutefinition est preacuteciseacutement tregraves proche de celle esquisseacutee par Alexandre Cest un fait connu quen
reacutegime stoiumlcien la deacutefinition saffirme dabord comme deacutefinition des particuliers les eacutenonceacutes
universels sur lhomme sont toujours reacuteductibles dapregraves le teacutemoignage de Sextus agrave des eacutenonceacutes
portant sur un homme particulier La deacutefinition laquo lhomme est un animal raisonnable mortel raquo dit
Sextus eacutequivaut dabord et en reacutealiteacute agrave laquo si quelque chose est un homme cette chose est un
animal raisonnable mortel raquo153 Si la similariteacute du contre-argument de la Quaestio avec celui du
Commentaire aux Topiques ne saurait agrave elle seule emporter la conviction elle devient toutefois
davantage probante une fois coupleacutee avec cette similariteacute des sources154
Lenjeu pour Alexandre dans cette Quaestio est donc aussi de caracteacuteriser la position
aristoteacutelicienne par diffeacuterence davec la doctrine stoiumlcienne Alexandre soutient lui aussi une
position qui pourrait paraicirctre conceptualiste mais ce qui fait lobjet dun concept cest cette
151 laquo Καθ ὃ μάλιστά ἐστι τῷ ὁριστῷ τὸ εἶναι raquo In Top 46 10-11 Cf aussi In Top 42 25 ndash 438 (= SVF II228)
152 Quaestio I 3 7 27-28 laquo ἀλλ εἰσὶν οἱ ὁρισμοὶ τῶν ἐν τοῖς καθέκαστα κοινῶν ἢ τῶν καθέκαστα κατὰτὰ ἐν αὐτοῖς κοινά raquo Sur cette proposition et sa formulation en deux temps voir M Rashed [2007b] p258-259
153 Sextus M XI 8-11 (= SVF II 224 et LS 30 I)
154 M Rashed ne produit en revanche pas darguments textuels sur lidentiteacute peacuteripateacuteticienne de cespremiers adversaires ndash mais seulement (si lon peut dire) des arguments systeacutematiques qui quoiquetregraves solides et offrant une belle coheacuterence ne nous paraissent pas absolument contraignants Cf MRashed [2007b] p 258-260
56
La meacutetaphysique comme science une enjeux
nature commune la forme laquo τὸ τοιοῦτον ἐν ἑκάστῳ νοούμενον κοινόν τί ἐστι καὶ ἐν πλείοσι
ταὐτόν raquo (8 21-22) Cest ce qui explique les deacuteveloppements sur la nature conceptuelle de la
forme le conceptualisme alexandrinien ndash le fait que laquo les deacutefinitions se rapportent aux concepts raquo
(νοημάτων 8 17) ndash saccompagne dun reacutealisme quant agrave lexistence in re de la forme et diffegravere en
ce sens du conceptualisme stoiumlcien dans lequel du moins selon une certaine lecture appeleacutee agrave
devenir populaire les universaux ne subsistent que dans de laquo purs concepts raquo155
On dispose dun dernier indice de lopposition alexandrinienne aux stoiumlciens (et que telle
est la lecture la plus probante de la Quaestio I 3) dans un autre passage du Commentaire aux
Topiques
Θείη δ ἂν τὸ τοιοῦτον ἐπεὶ τὰ γένη οὔτεκαθ αὑτά ἐστιν ὑφεστῶτά που οὔτε ἐστὶψιλὰ χωρὶς ὑπάρξεως νοήματα ὡςἱπποκένταυρος ἀλλ ἔστιν ἡ ὑπόστασιςαὐτῶν ἐν τούτοις ὧν κατηγορεῖται καὶἀναιρουμένοις τοῖς ἐν οἷς [35515] ἐστι καὶφθειρομένοις ἀνάγκη συμφθείρεσθαι καὶ τὸἐν ἐκείνοις ὂν τοῦ γένους ἡ γὰρ οὐσίαἔμψυχος αἰσθητικὴ ἡ ἐν Ἀλεξάνδρῳφθείρεται φθειρομένου Ἀλεξάνδρουσήμερον
On poserait la chose suivante puisque les genresne subsistent pas par eux-mecircmes ni ne sont de pursconcepts seacutepareacutes de lexistence (commelhippocentaure) mais que leur subsistance reacutesidedans ce dont ils sont preacutediqueacutes si ce dans quoi ils setrouvent est supprimeacute ou deacutetruit il est neacutecessaire quesoit deacutetruit aussi avec eux lecirctre du genre En effet lalaquo substance animeacutee capable de sensation raquo156 qui setrouve en Alexandre est deacutetruite si est deacutetruitlAlexandre daujourdhui
(In Top 355 12-17157)
Les similariteacutes avec la premiegravere alternative du questionnaire porphyrien sont frappantes
Dans cette preacutehistoire de la querelle des universaux Alexandre construit donc sa position dans
une double opposition agrave la fois contre ceux qui font des universaux les Ideacutees le centre de leur
ontologie et contre ceux qui les renvoient dans les limbes du laquo non quelque chose raquo Pour
comprendre comment la querelle repose sur des questions meacutetaphysiques et appelle agrave des
deacuteveloppements meacutetaphysiques selon les critegraveres poseacutes ci-dessus on doit alors repartir de la
theacuteorie stoiumlcienne des universaux ndash agrave titre deacutecole la plus influente
Le terrain eacutetant mineacute on propose den rappeler ici quelques eacuteleacutements connus et agrave peu
155 Voir la reacutefeacuterence rappeleacutee ci-dessus de Syrianus In Met 106 12 cfaussi Simplicius In Cat 222 30-33Sur la lecture conceptualiste de la theacuteorie stoiumlcienne des universaux cf D Sedley [1985] pour unecritique de cette position cf V Caston [1999] et en particulier laffirmation nette de la note 14 p 161Que la position stoiumlcienne ne soit pas en soi exactement un conceptualisme nempecircche pas quelle aiteacuteteacute ainsi lue dans la tradition et quAlexandre soit peut-ecirctre lune des sources de ce que Castonconsidegravere comme un faux-sens
156 Deacutefinition du genre animal
157 Contexte Commentaire de Top IV 5 (les lieux du genre) 127a 3 sq critique de la deacutefinition du ventcomme air en mouvement
57
La meacutetaphysique comme science une enjeux
pregraves consensuels Degraves lancien stoiumlcisme158 le Portique procegravede agrave une critique radicale des Ideacutees
platoniciennes Syrianus lexpose dans son commentaire agrave Meacutetaphysique M 4 1078b 12 sq ougrave il
est question de la genegravese de la doctrine des Ideacutees Syrianus en profite alors pour rappeler
ἄρα τὰ εἴδη παρὰ τοῖς θείοις τούτοιςἀνδράσιν οὔτε πρὸς τὴν χρῆσιν τῆς τῶνὀνομάτων συνηθείας παρήγετο ὡς Χρύσιπποςκαὶ Ἀρχέδημος καὶ οἱ πλείους τῶν Στωικῶνὕστερον ᾠήθησαν (πολλαῖς γὰρ διαφοραῖςδιέστηκε τὰ καθ αὑτὰ εἴδη τῶν ἐν τῇ συνηθείᾳλεγομένων) [10525] οὔτε τοῖς λεκτοῖς τοῖςπολυθρυλήτοις ἀνάλογον τῷ νῷ παρυφίσταταιὡς ᾑρεῖτο Λογγῖνος πρεσβεύειν οὐδὲν γὰρὅλως παρυφίσταται τῷ νῷ εἴπερ ἀνούσιόν ἐστιτὸ παρυφιστάμενον πῶς δ ἂν τὸ αὐτὸ νοητόντε εἴη καὶ παρυφίσταιτο οὐ μὴν οὐδ ἐννοήματάεἰσι παρ αὐτοῖς αἱ ἰδέαι ὡς Κλεάνθης ὕστερονεἴρηκεν οὐδ ὡς Ἀντωνῖνος μιγνὺς τὴνΛογγίνου καὶ Κλεάνθους [10530] δόξαν τῷ νῷπαρυφίστανται κατὰ τὰς ἐννοητικὰς ἰδέας
Les Formes donc nont pas eacuteteacute introduites159
par ces hommes divins160 pour lusageconventionnel des noms comme lont cruChrysippe Archeacutedegraveme et la plupart des stoiumlciensulteacuterieurs (car les Formes en soi diffegraverent demultiples faccedilons de ce qui se dit par convention)Elles ne subsistent pas non plus dans lintellect agravela maniegravere des fameux laquo exprimables raquo commeLongin avait deacutecideacute de sen faire lambassadeurcar absolument rien ne subsiste dans lintellect silest vrai que ce qui subsiste dans autre chose estsans substance Comment donc la mecircme chosepourrait-elle agrave la fois ecirctre intelligible et subsisterdans autre chose Cependant pour eux les Ideacuteesne sont pas non plus des concepts commeCleacuteanthe la ensuite dit ni comme la dit Antoninen meacutelangeant les opinions de Longin et Cleacuteanthene subsistent dans lintellect agrave la maniegravere des ideacuteesconceptuelles
(In Met 105 21-30)
Syrianus preacutesente ainsi de faccedilon systeacutematique et non chronologique trois critiques
stoiumlciennes de type geacuteneacutealogique sur la formation des Ideacutees leur introduction ou leur laquo mise en
scegravene raquo par les platoniciens La premiegravere est dobeacutedience laquo nominaliste raquo les Ideacutees neacutetant au fond
que leffet dune substantialisation indue de termes geacuteneacuteraux la deuxiegraveme agrave cheval entre une
critique nominaliste et conceptualiste identifie Ideacutees et exprimables ou plus exactement assimile
le mode decirctre des Ideacutees agrave celui des exprimables Il nest en effet pas certain que beaucoup de
stoiumlciens auraient accepteacute de parler des exprimables comme des universaux Enfin Syrianus
preacutesente une critique conceptualiste remontant agrave Cleacuteanthe Ces trois critiques progressent
logiquement depuis un eacuteliminativisme qui procircne la destruction pure et simple des Ideacutees comme
simples conventions linguistiques agrave la reacuteduction de la substantialiteacute des Ideacutees et leur conversion
en autre chose La proposition laquo pour eux les Ideacutees ne sont certes pas non plus des concepts
comme Cleacuteanthe la ensuite dit raquo implique que pour Cleacuteanthe les Ideacutees ne sont valides que si
158 Cf J Brunschwig [1988] V Caston [1999] et en particulier p 149 sq
159 Voire en mauvaise part laquo mises en scegravene raquo sens courant dans le grec plus tardif de Plutarque etDiogegravene Laeumlrce
160 laquo Socrate Platon les parmeacutenidiens et les pythagoriciens raquo cf Syrianus In Met 105 20-21
58
La meacutetaphysique comme science une enjeux
elles sont reacuteduites agrave des concepts161 Lensemble signifie donc que si dans lancien stoiumlcisme au
moins plusieurs positions avaient cours elles avaient toutefois pour point commun de refuser
aux Ideacutees une subsistance par elles-mecircmes Le maximum de reacutealiteacute qui leur est accordeacute est de
subsister en autre chose quelles-mecircmes ce quindique le verbe laquo παρυφίσταναι raquo162 La reacutealiteacute
des concepts ou des exprimables est une reacutealiteacute heacuteteacuteronome deacuteriveacutee ndash ce qui attire bien sucircr les
leacutegitimes foudres de Syrianus
Si les stoiumlciens du moins certains dentre eux reacuteduisent les Ideacutees agrave des concepts il faut
degraves lors comprendre comment la chose est compatible avec la thegravese (dailleurs partageacutee avec les
eacutepicuriens) selon laquelle au sens fort il ny a que des particuliers163 On sen souvient la
physique stoiumlcienne est gouverneacutee par une thegravese de fond seuls les corps sont Or cette ontologie
neacutetant pas accueillante agrave lideacutee de degreacutes de lecirctre ce qui nest pas un corps ou quelque chose du
corps ie lincorporel devrait sombrer dans le neacuteant ndash theacutematique pourtant absente de nos
sources stoiumlciennes On a pu soutenir que cette absence serait preacuteciseacutement due au deacutesinteacuterecirct des
stoiumlciens pour la notion deacutetant ou decirctre et au caractegravere laquo trop complexe raquo de la cateacutegorie du non-
eacutetant164 Il nous semble au contraire que leffort des stoiumlciens et leur grandeur est de navoir pas
ceacutedeacute agrave linfeacuterence selon laquelle si cest incorporel alors ce nest rien
Les stoiumlciens reconnaissent en effet qulaquo il y a raquo des choses qui ne sont pas des corps et qui
sont en quelque sorte ce dans quoi les corps prennent place ainsi le vide le temps le lieu Le
tout du monde prend place dans le vide et un corps est un objet spatio-temporel ce qui interdit
daccorder un statut corporel agrave lespace et au temps puisque par exemple un corps pouvant
changer de lieu le lieu doit diffeacuterer du corps lui-mecircme Or mecircme dans une ontologie
corporaliste il est difficile dadmettre que ce dans quoi sont les corps nest rien Si lune des
caracteacuteristiques des corps est la tridimensionnaliteacute cette proprieacuteteacute doit bien se reacutealiser dans un
lieu Si en outre le propre des corps est de changer de se mouvoir selon des chaicircnes de causaliteacute
161 En tout cas dapregraves ce texte ndash voir agrave linverse V Caston [1999] p 176 sq
162 Le LSJ deacutefinit laquo stand close beside raquo laquo subsist coordinately with raquo (avec reacutefeacuterences agrave Sextus DiogegravenePlotin Porphyre Ascleacutepius Simplicius) laquo arise in consequence raquo Sur ce sens chez Porphyre cf A Smith[1994] p 36-38
163 Dont teacutemoigne Syrianus lui-mecircme cf In Met 104 21 Pour V Caston cest la preuve que les stoiumlciensont geacuteneacuteralement refuseacute de penser les Ideacutees comme des concepts laquo Had the Stoics identified Forms withconcepts and included them within their ontology as not-somethings Syrianus global claim would be false ndashthere would be common entities as well as particulars But if there are not then the Stoics are not admittingForms when they acknowledge concepts raquo (V Caston [1999] p 168) On va tenter de montrer que laposition nous paraicirct malgreacute tout plus complexe
164 KM Vogt [2009]
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
il est difficile de ne pas admettre que ces mouvements impliquent ou supposent une temporaliteacute
En conceacutedant quen un sens faible laquo il y a raquo des incorporels les stoiumlciens ont donc ducirc ameacutenager
leurs concepts fondamentaux pour dire le reacuteel Notre langage est ici agrave la limite les incorporels ne
sont pas seulement ils ne laquo sont raquo pas rien Il doit donc y avoir un genre au-dessus de lecirctre agrave
savoir le laquo quelque chose raquo Ecirctre quelque chose (sans aucun poids existentiel au verbe ecirctre) cest
ecirctre ce dont on peut parler ce quon peut penser sur lequel on peut raisonner (les incorporels
sont atteints via une certaine infeacuterence165) cest aussi sans doute ecirctre individuel Le laquo τι raquo stoiumlcien
serait le laquo τόδε τι raquo aristoteacutelicien amputeacute de la substantialiteacute et de la manifestation ou de la
monstration ndash cest-agrave-dire pas grand-chose mais quelque chose quand mecircme Lincorporel donc
bien quincapable daction ou de passion neacuteant au sens ougrave il nest pas un corps est toutefois
quelque chose qui a partie lieacutee au corps qui est comme le reacutesume justement I Kupreeva
laquo concomitant dune action raquo166
La plupart des textes octroient aux incorporels le mode decirctre dune certaine
subsistance167 Le vocabulaire nindique pas que ceux-ci aient agrave proprement parler une autre
forme de reacutealiteacute par exemple une reacutealiteacute inteacutegralement mentale les incorporels sont certes
atteints par abstraction168 mais doivent le fait dlaquo ecirctre raquo quelque chose agrave un corps ils sont lieacutes
(dune maniegravere propre agrave chacun) agrave des entiteacutes corporelles169 Dans ce cas la subsistance deacutesigne la
liaison dun non-eacutetant agrave un eacutetant Il y a une forme dobjectiviteacute du temps du lieu du vide et des
165 DL VII 53
166 I Kupreeva [2003] p 301
167 Voire une certaine existence mais dans ce cas laquo ὑπάρχειν raquo est toujours modaliseacute Cf par exemplePlutarque Contre Colotegraves 1116 bc laquo τοῦτο δὲ καὶ τοῖς νεωτέροις συμβέβηκε πολλὰ γὰρ καὶ μεγάλαπράγματα τῆς τοῦ ὄντος ἀποστεροῦσι προσηγορίας τὸ κενὸν τὸν χρόνον τὸν τόπον ἁπλῶς τὸτῶν λεκτῶν γένος ἐν ᾧ καὶ τἀληθῆ πάντ ἔνεστι ταῦτα γὰρ ὄντα μὲν μὴ εἶναι τινὰ δ εἶναιλέγουσι χρώμενοι δ αὐτοῖς ὡς ὑφεστῶσι καὶ ὑπάρχουσιν ἐν τῷ βίῳ καὶ τῷ φιλοσοφεῖνδιατελοῦσιν raquo Sur le mode decirctre des incorporels voir plus geacuteneacuteralement AA Long [1971] Ladistinction entre ὑφιστάναι et ὑπάρχειν a eacuteteacute discuteacutee par P Hadot [1969] et V Goldschmidt [1972] les arguments de ce dernier nous paraissent plus convaincants On ocircte de toute faccedilon une partie dusens de la poleacutemique degraves lors que lon savise (en eacutetudiant ce vocabulaire de faccedilon transversale entreles diverses eacutecoles) que ces termes ne prennent sens que speacutecifieacutes ou modaliseacutes et en un certaincontexte Cf aussi ci-dessous Pour la subsistance par la penseacutee des incorporels cf Proclus In Plat Tim271d (LS 51F) sur les exprimables DL VII 63 (LS 33F) Sextus Empiricus M VIII 70 (LS 33C) M VIII11-12 (LS 33B)
168 DL VII 53 (SVF II 87 LS 39 D) parle dun laquo transfert raquo pour les exprimables ou le lieu
169 Cf aussi V Caston [1999] p 154 De ce point de vue laquo ὑφιστάναι raquo pour un incorporel cest toujoursen fait laquo παρυφίσταναι raquo Cf par exemple Simplicius In Cat 361 10-11 laquo καί φησιν ὅτι εἰ μὲν ὡς οἱΣτωικοὶ λέγουσιν παρυφίσταται τοῖς σώμασιν ὁ τόπος raquo (SVF II 507) Voir V De Harven [agrave paraicirctre]p 7-10
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
exprimables Ainsi comprise la position dincorporels ne vient pas remettre en cause la thegravese
centrale de lontologie du Portique
En outre la reacutealiteacute des incorporels ne seacutepuise pas dans leur relation agrave la penseacutee agrave linverse
des concepts Dans la subsistance par la penseacutee il faudrait alors distinguer cette objectiviteacute des
incorporels170 et la pure subsistance mentale des correacutelats de nos conceptions que sont les
concepts Cette pure subsistance mentale est aussi celle des phantasmes de limagination ou des
hallucinations des fous ce que pour les stoiumlciens les platoniciens ne sont pas loin decirctre Les
platoniciens sont fous parce quils croient quexiste quelque chose qui na plus rien agrave voir avec les
corps Le correacutelat mental dune Ideacutee pour un stoiumlcien cest bien un phantasme une attraction agrave
vide de limagination le concept de chien naboie pas Comme le dit tregraves bien D Sedley lIdeacutee
dHomme pour un stoiumlcien est comparable agrave llaquo homme moyen raquo des statistiques171
Les concepts universaux sont rapprocheacutes des incorporels par leur subsistance mentale
mais simultaneacutement ils en sont distingueacutes parce queux ne sont plus rien des corps dougrave sans
doute le fait quils ne figurent jamais dans la liste canonique des incorporels Et pour cause si les
incorporels sont laquo quelque chose raquo parce quils sont particuliers les universaux tombent agrave la
limite du paysage ainsi dessineacute La question est alors de savoir si les concepts universels sont agrave
classer hors du quelque chose ou sils doivent ecirctre rattacheacutes agrave un groupe flottant sous le quelque
chose ni corps ni incorporels Il sagit ici de comprendre les liens entre la critique stoiumlcienne des
Ideacutees et la position de concepts universels auxquels les stoiumlciens reconnaissent du moins agrave
certaines conditions une leacutegitimiteacute eacutepisteacutemique172
Ce nœud a fait deacutebat chez les interpregravetes il nest pas neacutecessaire den deacuteployer toutes les
implications Deux textes centraux sont en effet discuteacutes lun de Stobeacutee lautre de Diogegravene qui
font des universaux des phantasmes issus de lacircme et des laquo quasi quelque chose raquo Lexpression
laquo quasi quelque chose raquo doit bien sentendre au sens ougrave par exemple ce qui est laquo presque vrai raquo
ne lest en reacutealiteacute pas du tout a fortiori dans une penseacutee qui nest pas friande des degreacutes de lecirctre
170 Pour les phantasmes qui ne renvoient agrave rien (cf par exemple Marc Auregravele Penseacutees IX 42 2 ou ladeacutefinition des phantasmes dans Aetius IV 12 1-5 LS 39B) Lincorporel est atteint via une abstractionmais demeure analysable en un particulier rattacheacute agrave un corps Par exemple le lieu en geacuteneacuteral estlensemble abstrait des lieux particuliers dans lesquels sont les corps
171 D Sedley [1985]
172 Cf D Sedley [1985] p 88-89 Le concept laquo ἐννόημα raquo est le correacutelat objectif dune conceptionlaquo ἔννοια raquo et doit ecirctre distingueacute de lensemble des laquo νοούμενα raquo (voir les textes rassembleacutes dans JBrunschwig [1988] p 34 sq) Sur la question de la leacutegitimiteacute eacutepisteacutemique des concepts voir AA Long[1971] p 113 J Brunschwig [1988] p 37-39 AA Long DN Sedley [1987] tr fr [2001] t II p 185-186
61
La meacutetaphysique comme science une enjeux
ou en loccurrence du quelque chose Que les concepts ne soient quelque chose que laquo pour ainsi
dire raquo signifient quils ne sont pas quelque chose mais ne sont pas rien du tout Pour meacutemoire il
sagit des passages suivants
ltΖήνωνοςgt Τὰ ἐννοήματα φασὶ μήτετινὰ εἶναι μήτε ποιά ὡσανεὶ δὲ τινὰ καὶὡσανεὶ ποιὰ φαντάσματα ψυχῆς ταῦτα δὲὑπὸ τῶν ἀρχαίων ἰδέας προσαγορεύεσθαιΤῶν γὰρ κατὰ τὰ ἐννοήματα ὑποπιπτόντωνεἶναι τὰς ἰδέας οἷον ἀνθρώπων ἵππωνκοινότερον εἰπεῖν πάντων τῶν ζῴων καὶ τῶνἄλλων ὁπόσων λέγουσιν ἰδέας εἶναι Ταύταςδὲ οἱ ltΣτωικοὶgt φιλόσοφοι φασὶνἀνυπάρκτους εἶναι καὶ τῶν μὲνἐννοημάτων μετέχειν ἡμᾶς τῶν δὲπτώσεων ἃς δὴ προσηγορίας καλοῦσιτυγχάνειν
De Zeacutenon les concepts selon eux ne sont niquelque chose ni qualifieacutes mais des phantasmesissus de lacircme qui sont presque quelque chose etpresque qualifieacutes ces concepts sont appeleacutes laquo Ideacutees raquopar les Anciens Les Ideacutees en effet sont Ideacutees de cequi tombe sous les concepts par exemple deshommes ou des chevaux et pour parler plusgeacuteneacuteralement de tous les animaux et de toutes lesautres choses dont selon eux173 il y a des Ideacutees Maisces Ideacutees les philosophes stoiumlciens disent quellessont inexistantes dune part ce sont des conceptsque nous participons et dautre part nous sommesporteurs des termes deacuteclinables quils nommentlaquo appellatifs raquo174
(Stobeacutee I 136 20 ndash 137 6175)
Ἐννόημα δέ ἐστι φάντασμα διανοίαςοὔτε τὶ ὂν οὔτε ποιόν ὡσανεὶ δέ τι ὂν καὶὡσανεὶ ποιόν οἷον γίνεται ἀνατύπωμαἵππου καὶ μὴ παρόντος
Un concept est un phantasme issu de la penseacuteequi nest ni quelque chose ni qualifieacute mais presquequelque chose176 et presque qualifieacute agrave la faccedilon dontse produit la repreacutesentation dun cheval mecircme en sonabsence
(Diogegravene Laeumlrce VII 61)
Notre traduction reflegravete un parti-pris qui a tout au moins lavantage de maintenir la
coheacuterence entre ces deux textes eux-mecircmes et entre ces textes et dautres177 parmi lesquels un
passage parallegravele chez Alexandre
173 Les platoniciens
174 Sur le vocabulaire technique de cette fin de phrase cf LS 30 A et 33 B
175 = Arius Didyme Physique Fr 40 = SVF I 65
176 Le problegraveme se situe dans lexpression laquo ὡσανεὶ δέ τι ὄν raquo que V Caston ([1999] p 169) traduit par laquo as if it were something existent raquo En ce sens le concept est bien un quelque chose mais seulementlaquo quasi existant raquo en prenant laquo ὄν raquo au sens existentiel Il devient degraves lors inutile de forger aux cocircteacutes dela classe des quelque chose une nouvelle classe des non quelque chose V Caston libegravere en outre lesstoiumlciens de la critique qui consiste agrave demander sil y a un genre supeacuterieur au-dessus des quelque choseet non quelque chose Voir lexcellente reacuteponse de Brunschwig [2003] p 226 Surtout comme lamontreacute J Brunschwig ([2003] p 225-226) la solution de V Caston demeure difficile au point de vuesyntaxique cette compreacutehension suppose de faire porter le laquo ὡσανεί raquo seulement sur laquo ὄν raquo et nonpas pas sur laquo τι raquo De surcroicirct cest lagrave une traduction philosophiquement coucircteuse car elle implique deconsideacuterer que le texte parallegravele de Stobeacutee contient une distorsion
177 Cf aussi Simplicius In Cat 105 8-16 (SVF II 278 LS 30 E) On laisse ici de cocircteacute le difficile texte deSextus M I 17 (SVF II 330 LS 27C) dont V Caston se sert eacutevidemment beaucoup et sur lequel JBrunschwig a eacutemis de leacutegitimes doutes cf J Brunschwig [2003] p 226
62
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Οὕτω δειχθήσεται μηδὲ τὸ τὶ γένος ὂντῶν πάντων ἔσται γὰρ καὶ τοῦ ἑνὸς γένος ἢἐπ ἴσης ὄντος αὐτῷ ἢ καὶ ἐπὶ πλέον εἴ γε τὸμὲν ἓν καὶ κατὰ τοῦ ἐννοήματος τὸ δὲ τὶκατὰ [35915] μόνων σωμάτων καὶἀσωμάτων τὸ δὲ ἐννόημα μηδέτερον τούτωνκατὰ τοὺς ταῦτα λέγοντας Οὕτωςἁμαρτάνοι ἂν ὁ τοῦ ὄντος διαφορὰν τὸδοξαστὸν ἀποδούς ἐπὶ πλέον γὰρ τοῦ ὄντοςτὸ δοξαστόν εἴ γε δοξαστὸν καὶ τὸ μὴ ὄν
On montrera de cette faccedilon que le laquo quelquechose raquo non plus nest pas le genre de toutes chosesEn effet le quelque chose sera aussi le genre de lunqui a une extension eacutegale agrave la sienne ou mecircmesupeacuterieure si du moins lun sattribue aussi auconcept tandis que le quelque chose sattribueseulement aux corps et aux incorporels et que leconcept nest ni lun ni lautre dapregraves ceux qui disentcela Cest commettre la mecircme erreur que de donnerlobjet dopinion comme diffeacuterence de leacutetant carlrsquoobjet drsquoopinion a plus drsquoextension que lrsquoeacutetant sil estvrai que le non-eacutetant aussi est objet dopinion
(In Top 359 12-18178)
La fiabiliteacute de ce teacutemoignage a pu ecirctre remise en cause179 Pris dans un mouvement
poleacutemique Alexandre trahirait lesprit de la doctrine stoiumlcienne La chose nest pas impossible
puisqursquoil lui arrive bien de radicaliser voire de caricaturer les stoiumlciens pour mieux faire ressortir
les contradictions internes agrave leurs doctrines Il serait cependant eacutetonnant de la part dAlexandre
de combiner une preacutemisse authentique et attesteacutee (celle selon laquelle le quelque chose comprend
les corps et les incorporels) avec une inauthentique (celle selon laquelle les concepts ne sont ni
corps ni incorporels)180 Degraves lors conformeacutement au teacutemoignage dAlexandre en coheacuterence avec
les textes preacuteceacutedents il ny a pas de troisiegraveme possibiliteacute entre corporels et incorporels les
fictions de lesprit par exemple quelles soient fictions dindividus ou espegraveces fictives sont des
non quelque chose Ainsi comprise la position stoiumlcienne meacutenage donc agrave luniversel une place agrave
la limite ou dans les marges dun paysage non pas ontologique mais si lon peut dire
tinologique
Or cette thegravese puissante et agrave plusieurs eacutegards reacutevolutionnaire a tregraves probablement connu
un regain dinteacuterecirct agrave leacutepoque post-helleacutenistique De fait les teacutemoignages deacutejagrave mentionneacutes
semblent la faire remonter jusquagrave lancien stoiumlcisme181 il ny a cependant aucune raison de
limiter agrave cette peacuteriode les interrogations sur le statut des universaux et la distinction entre
178 Contexte Commentaire de Top IV 6 127a 26 sq (contre les confusions possibles sur le genre quil nya pas de genre de toutes choses donc pas de genre de leacutetant ni de lun)
179 V Caston [1999] p 162 sq
180 J Brunschwig [2003] p 222-223
181 Il faut toutefois garder agrave lesprit que Stobeacutee emploie toujours laquo Zeacutenon raquo pour deacutesigner les stoiumlciens engeacuteneacuteral mecircme pour des thegraveses moins anciennes ndash dougrave le pluriel qui suit Cf D Sedley [2005a] p 119n 8 contre V Caston [1999]
63
La meacutetaphysique comme science une enjeux
quelque chose et non quelque chose Le passage de Syrianus fait eacutetat dune discussion suivie ndash
mecircme si nous savons peu de choses des thegraveses de Longin et Antonin agrave ce sujet Mais si la peacuteriode
post-helleacutenistique deacutemontre un inteacuterecirct pour ces questions cest aussi voire surtout agrave la faveur du
retour sur la scegravene philosophique dacadeacutemiciens non sceptiques Les stoiumlciens discutent ainsi agrave
nouveau les thegraveses platoniciennes182
En teacutemoigne nettement la Lettre 58 de Seacutenegraveque
Illud genus quod est generale supra senihil habet initium rerum est omnia sub illosunt
(13) Stoici uolunt superponere huic etiamnunc aliud genus magis principale de quostatim dicam si prius illud genus de quolocutus sum merito primum poni docuerocum sit rerum omnium capax
(14) Quod est in has species diuido utsint corporalia aut incorporalia nihil tertiumest Corpus quomodo diuido ut dicam autanimantia sunt aut inanima Rursus animantiaquemadmodum diuido ut dicam quaedamanimum habent quaedam tantum animam atsic quaedam impetum habent incedunttranseunt quaedam solo affixa radicibusaluntur crescunt Rursus animalia in quasspecies seco aut mortalia sunt aut immortalia
(15) Primum genus Stoicis quibusdamuidetur quid quare uideatur subiciam Inrerum inquiunt natura quaedam suntquaedam non sunt et haec autem quae nonsunt rerum natura complectitur quae animosuccurrunt tamquam Centauri Gigantes etquidquid aliud falsa cogitatione formatumhabere aliquam imaginem coepit quamuis nonhabeat substantiam183
Ce genre geacuteneacuteral laquo ce qui est raquo na rien au-dessusde lui il est le principe des choses tout lui estsubordonneacute
Les stoiumlciens veulent encore lui superposer unautre genre plus premier jen parlerai tout agrave lheurequand jaurai eacutetabli que celui dont je viens de traiterest mis agrave bon droit le premier puisquil enveloppetoutes choses
laquo Ce qui est raquo je le divise en deux espegraveces quiseront le corporel ou lincorporel Il ny a pas de tierceespegravece Et pour le corps comment le diviseacute-je Comme je vais le dire il y a des ecirctres animeacutes il y ades ecirctres inanimeacutes Derechef comment diviseacute-je lesecirctres animeacutes Comme je vais le dire certains ecirctresont un esprit dautres nont que lacircme et ainsi certains ont limpulsion marchent se deacuteplacent certains implanteacutes dans le sol se nourrissentsaccroissent par leurs racines Derechef pour lesanimaux en quelles espegraveces les partager Ils sontmortels ou immortels
Le premier genre dans lopinion de certainsstoiumlciens est laquo quelque chose raquo Voici sur quoi ilsfondent leur opinion laquo Dans la nature disent-ils il ya des choses qui sont des choses qui ne sont pas Orla nature embrasse les choses qui ne sont pas ce quise preacutesente agrave lesprit comme les Centaures lesGeacuteants et tout ce qui issu dune penseacutee fausse acommenceacute agrave prendre quelque consistance dimagetout en eacutetant deacutepourvu de substance raquo
(Tr H Noblot [1947] tregraves modifieacutee)
182 Cf Antipater Posidonius Paneacutetius Cornutos auxquels se reacutefegravere D Sedley [2005a] La p 118 cite mecircmeun ouvrage dAntipater sur le bien platonicien
183 On pourrait penser que le grec derriegravere le latin laquo substantia raquo ne peut ecirctre οὐσία eacutetant donneacute queSeacutenegraveque a proposeacute un peu plus haut (sect 6) de traduire οὐσία par essentia D Sedley ([2005] p 124 n 18)propose de lire ici une reacutefeacuterence agrave la ὑπόστασις que les stoiumlciens accordent normalement auxincorporels tandis que οὐσία dit le mode decirctre des corps (Proclus In Tim 138e = SVF II 533) Ilfaudrait se reacutesoudre agrave comprendre que dans la theacuteorie preacutesenteacutee par Seacutenegraveque les fictions sontdeacutepourvues non seulement decirctre mais aussi de laquo reacutealiteacute raquo ou de laquo subsistance raquo Les fictions nauraientdonc mecircme pas la subsistance des incorporels parce quelles sont illusoires sans aucune attache dans lecorporel Toutefois on pourrait eacutemettre lhypothegravese que ὑπόστασις est bien plutocirct agrave chercher derriegraverelaquo animo succurrunt raquo qui rendrait laquo ὑφιστάναι τῇ ἐπινοίᾳ raquo (cf V de Harven [agrave paraicirctre]) Seacutenegraveque
64
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Dans cette lettre apregraves secirctre plaint de la pauvreteacute du latin pour traduire laquo ὄν raquo Seacutenegraveque
preacutesente de faccedilon scolaire six usages dlaquo eacutetant raquo chez Platon avant den venir au problegraveme de la
position dlaquo eacutetant raquo comme genre suprecircme Le philosophe ne preacutesente guegravere ici la theacuteorie
stoiumlcienne des universaux mais il parle de la division genre ndash espegravece et des fictions de lesprit184
et fait aussi eacutetat de deacutebats sur la distinction entre laquo eacutetant raquo (ou laquo ce qui est raquo) et laquo quelque chose raquo
dans le contexte dune preacutesentation de la notion platonicienne dὀυσία et des diffeacuterents degreacutes de
la reacutealiteacute
Contre une lecture simplement eacuteclectique de cette lettre contre lideacutee dun Seacutenegraveque
stoiumlcien versatile ou peu orthodoxe185 meacutelangeant sans coheacuterence des sources diverses il nous
paraicirct au contraire plus pertinent de prendre la lettre au seacuterieux Celle-ci prouve non seulement
lexistence de poleacutemiques entre stoiumlciens et platoniciens mais aussi la diffusion de certaines
thegraveses stoiumlciennes chez les platoniciens186 Mais Seacutenegraveque teacutemoigne aussi de deacutebats internes au
stoiumlcisme sous la pression de la reviviscence du platonisme Seacutenegraveque revendique ainsi comme sa
propre position le maintien de leacutetant comme genre suprecircme187 tout en restreignant agrave laquo certains
stoiumlciens raquo une version heacuteteacuterodoxe du moins non standard de la theacuteorie du quelque chose
comme genre suprecircme188 Mais cest preacuteciseacutement cette heacuteteacuterodoxie qui est inteacuteressante la Lettre
emploie en effet une expression latine destineacutee agrave devenir courante pour parler de lirreacuteel comme ce quine possegravede pas de substance (laquo habere substantiam raquo cf les passages listeacutes par J-F Courtine [1980] agravecomparer aussi avec Ciceacuteron Top V 25-27) Ainsi comprise la thegravese serait coheacuterente avec les textes ougravelon parle des phantasmes fictions ou concepts comme doteacutes dune seule subsistance mentale (cf lespassages deacutejagrave citeacutes de Syrianus et Stobeacutee voir aussi Marc Auregravele Penseacutees IX 42 2) mais bien sucircrdeacutepourvus de toute substance cest-agrave-dire de toute corporaliteacute En ce cas substantia ne peut traduireὑπόστασις puisque celle-ci est effectivement accordeacutee aux fictions de lesprit qui laquo animo succurrunt raquoDougrave notre traduction par laquo substance raquo et non laquo subsistance raquo
184 On peut toujours tenter de penser que les universaux sont compris dans la cateacutegorie des Centaures etdes Geacuteants et laquo quidquid aliud falsa cogitatione formatum habere aliquam imaginem coepit quamvis non habeatsubstantiam raquo (Lettre 58 15) Cf V Caston [1999] p 154 sq et agrave linverse J Brunschwig [2003] p 222
185 KM Vogt [2009]
186 Ainsi au paragraphe 22 dans sa description de la hieacuterarchie ontologique platonicienne Seacutenegraveque place-t-il le vide et le temps deacutetermineacutes comme laquo quasi eacutetants raquo (quae quasi sunt) au dernier rang de cetteeacutechelle des eacutetants Cf D Sedley [2005a] p 125
187 Cette attribution agrave eacuteteacute discuteacutee cf J Mansfeld [1992a] p 84-85 n 22 et agrave linverse D Sedley [2005a] p125 Voir les usages de la premiegravere personne dans le sect 14 dont il nous paraicirct difficile de penser quilssont simplement rheacutetoriques
188 Non standard par exemple parce quici les laquo quelque chose non eacutetant raquo ne sont pas la liste canoniquedes incorporels mais des fictions les centaures et les geacuteants On laissera ici de cocircteacute les hypothegraveses agravenotre sens assez faibles selon lesquelles Seacutenegraveque aurait commis une laquo erreur raquo dans sa liste (cf PPasquino [1978] et en particulier p 378) On laisse eacutegalement de cocircteacute la question plus cruciale de savoir
65
La meacutetaphysique comme science une enjeux
vient deacutementir les affirmations de certains interpregravetes selon lesquelles les stoiumlciens se seraient
deacutesinteacuteresseacutes des notions deacutetant ou decirctre auraient buteacute sur le caractegravere laquo trop complexe raquo de la
cateacutegorie du non-eacutetant189 Au contraire la lettre constitue un document sur les deacutebats
ontologiques qui ont eu cours degraves le deacutebut de legravere post-helleacutenistique sur ce qui est reacuteel agrave partir de
ce qui ne lest pas
Cest en effet dans ce contexte que lon peut inscrire un certain nombre de thegraveses et
darguments platoniciens et peacuteripateacuteticiens de leacutepoque Comme la noteacute J Brunschwig au
premier chef les stoiumlciens deacutefont en effet la ligature platonicienne et aristoteacutelicienne entre ecirctre et
ecirctre quelque chose ndash celle par exemple queacutenonce le Parmeacutenide en 132 b-c190 Cest ce qui exige
reacuteponse de la part des eacutecoles rivales Les platoniciens par exemple se font fort de reacuteaffirmer
presque brutalement limpossibiliteacute de seacuteparer le τι de lὄν191 Les strateacutegies plus raffineacutees
consisteront agrave montrer limpossibiliteacute pour le quelque chose decirctre un genre supeacuterieur agrave lecirctre192
ou du cocircteacute peacuteripateacuteticien agrave rappeler les arguments qui interdisent la position dun genre de
leacutetant Plusieurs passages dAlexandre recyclent ainsi les arguments aristoteacuteliciens explicitement
contre les stoiumlciens193
Top IV 1 121a10 ldquoΠάλιν εἰ ἀνάγκη ἢἐνδέχεται τοῦ τεθέντος ἐν τῷ γένει μετέχειντὸ γένοςrdquo
Τί μέν ἐστι μετέχειν αὐτὸς ἐδήλωσε τὸγὰρ ltἐπιδέχεσθαι τὸν [30110] τοῦμετέχεσθαι λεγομένου λόγονgt μετέχεινἐστὶν αὐτοῦ Τὸ δὲ τιθέμενον ἐν τῷ γένειἐστὶ τὸ εἶδος οὗ τὸ ἀποδιδόμενον ὡς γένοςἀποδίδοται Ἐπεὶ τοίνυν κεῖται τὰ μὲν εἴδητὸν τῶν γενῶν ἐπιδέχεσθαι λόγον τὰ δὲγένη τὸν τῶν εἰδῶν οὐκέτι τὰ μὲν εἴδημετέχοι ἂν τῶν γενῶν οὐκέτι δὲ καὶ τὰ γένητῶν εἰδῶν
Οὕτως τοίνυν τούτων ἐχόντων εἰ τοῦ
laquo Et encore voir sil ne se trouve pas que le genre doitou peut participer de ce qui a eacuteteacute placeacute en lui raquo
Ce que cest que laquo participer raquo dune partAristote la lui-mecircme fait voir lten disantgt laquo admettrela deacutefinition du terme dont on est dit participer raquocest y participer Ce qui est laquo placeacute dans le genre raquodautre part cest lespegravece dont leacutenonceacute est donneacutecomme genre Donc puisquil a eacuteteacute poseacute que lesespegraveces admettent leacutenonceacute des genres tandis que lesgenres nadmettent plus celui des espegraveces alors lesespegraveces participeront aux genres mais les genres neparticiperont plus aux espegraveces
Degraves lors les choses eacutetant ce quelles sont si duterme placeacute comme en un genre194 le terme preacutediqueacute
si ces choses (centaures geacuteants) sont des particuliers fictifs ou bien des espegraveces fictives
189 KM Vogt [2009]
190 Cest la thegravese ceacutelegravebre de J Brunschwig [1988] reprise et deacuteveloppeacutee par P Aubenque [1991]
191 Et ce mecircme quand ils reprennent apparemment la theacuteorie stoiumlcienne du genre suprecircme ainsi chezPhilon dAlexandrie (SVF II 334) Severus aurait quant agrave lui argumenteacute le fait que les Ideacutees sontlaquo quelque chose raquo (D Sedley [2005a] p 129-131) Plutarque enfin preacutesente une affirmation brute de cetype voir par exemple De Comm Not 1073a sq
192 Cf Plotin Traiteacute 42 Enn VI 1 25-27 et largument de limpossibiliteacute dun genre commun au corporel etagrave lincorporel
193 Voir le passage deacutejagrave citeacute dIn Top 359 12-18
194 Agrave savoir lespegravece
66
La meacutetaphysique comme science une enjeux
τεθέντος [30115] ὡς ἐν γένει τινὶ τὸκατηγορηθὲν ὡς γένος αὐτοῦ τὸν λόγον τεκαὶ ὁρισμὸν ἢ ἐπιδέχεται ἢ οἷόν τεἐπιδέχεσθαι οὐκ ἂν εἴη γένος τὸεἰλημμένον
Οἷον ἂν λέγῃ τις τοῦ ὄντος γένος [τὸ] τιεἶναι ἢ τοῦ ἑνός τὸ γὰρ τούτων τινὸςἀποδοθὲν ὡς γένος πάντως ἐπιδέξεται τόντε τοῦ ὄντος λόγον καὶ τὸν τοῦ ἑνός πᾶνγὰρ τὸ ἐν ὑπάρξει ὂν καὶ ὂν καὶ ἕν ἐστινΟὕτω δεικνύοις [30120] ἂν ὅτι μὴ καλῶς τὸτὶ οἱ ἀπὸ τῆς Στοᾶς γένος τοῦ ὄντος τίθενταιεἰ γὰρ τί δῆλον ὅτι καὶ ὄν εἰ δὲ ὄν τὸν τοῦὄντος ἀναδέχοιτο ἂν λόγον
Ἀλλ ἐκεῖνοι νομοθετήσαντες αὑτοῖς τὸὂν κατὰ σωμάτων μόνων λέγεσθαιδιαφεύγοιεν ἂν τὸ ἠπορημένον διὰ τοῦτογὰρ τὸ τὶ γενικώτερον αὐτοῦ φασιν εἶναικατηγορούμενον οὐ κατὰ σωμάτων μόνονἀλλὰ καὶ κατὰ [30125] ἀσωμάτων Ἀλλ ἐπεὶγενικώτατον τὸ τί εἴη ἂν ὑπ αὐτὸ καὶ τὸ ἕνἀλλἔστι καὶ τοῦ τινὸς αὐτοῦ τὸ ἓνκατηγορῆσαι ὥστε οὐ γένος τὸ τὶ τοῦ ἑνόςἐπιδεχόμενον αὐτοῦ τὸν λόγον
comme eacutetant son genre admet ou peut admettre soneacutenonceacute et sa deacutefinition195 alors ce quon a poseacute ne serapas un genre
Par exemple quelquun pourrait soutenir que lequelque chose196 est genre de leacutetant ou de lun Defait le genre de lun de ces deux si on le donnaitcomme genre de toutes choses admettra aussi agrave lafois la deacutefinition de leacutetant et celle de lun car tout cequi est dans lexistence est agrave la fois eacutetant et un Tumontrerais ainsi que cest de faccedilon incorrecte que lesstoiumlciens posent le quelque chose comme genre delrsquoeacutetant Si en effet il y a quelque chose il est clair quecest aussi un eacutetant Et si cest un eacutetant il recevra ladeacutefinition de lrsquoeacutetant
Mais ceux-lagrave eacutedictant pour eux-mecircmes la loiselon laquelle lrsquoeacutetant se dit uniquement des corpsvoudraient eacutechapper agrave la difficulteacute pour cette raisonen effet ils disent que le quelque chose est plusgeacuteneacuterique que leacutetant preacutediqueacute qursquoil est nonseulement des corps mais aussi des incorporelsNeacuteanmoins puisque le quelque chose est le genre leplus haut lun sera sous lui Or il est possible depreacutediquer lun du quelque chose lui-mecircme de sorteque le quelque chose nest pas le genre de lunpuisquil admet sa deacutefinition
(In Top 301 9-27)
La reacutefeacuterence du commentaire agrave la doctrine du Portique semble appeleacutee par le texte
dAristote lui-mecircme Dans ce chapitre des Topiques le Philosophe eacutetudie le genre en tant quatome
de toute deacutefinition et eacutetablit les critegraveres agrave partir desquels on peut eacutetablir un genre ou deacutecider si
telle chose appartient ou non agrave tel genre Lextrait que commente ici Alexandre eacutetablit comme
critegravere la non-participation agrave ce qui est placeacute sous soi Il sagit bien dun critegravere neacutegatif si ce quon
a pris pour un laquo genre raquo participe de ce quon a pris pour lune de ses espegraveces alors ce nest pas
un genre car cest lespegravece qui doit participer du genre et non linverse Que veut dire ici
participer Lemploi aristoteacutelicien nest bien sucircr pas totalement homonyme avec lemploi
platonicien (mais dans ce cadre il est deacutelesteacute de toute implication ontique) participer signifie
laquo admettre la deacutefinition du terme dont on participe raquo (ἐπιδέχεσθαι τὸν τοῦ μετεχομένου λόγον
121a 11-12) En reacutesumeacute si la deacutefinition dun preacutetendant au titre de genre admet dans sa deacutefinition
195 La deacutefinition de lespegravece Si un genre peut ecirctre deacutefini par la deacutefinition de lespegravece alors ce nest pas ungenre car comme le dit Aristote laquo lespegravece admet bien la deacutefinition du genre mais le genre nadmetpas celle de lespegravece raquo (121a 13-14 traduction J Brunschwig)
196 Latheacutetegravese proposeacutee par Wallies contre tous les manuscrits ne semble pas neacutecessaire
67
La meacutetaphysique comme science une enjeux
un eacuteleacutement deacutefinitionnel de lespegravece alors ce nest pas un genre Et Aristote de lillustrer en
prenant sans deacutetour un exemple agrave la fois philosophiquement lourd et dialectiquement
convaincant ndash leacutetant et lun dont lextension197 est telle que rien ne peut en constituer le genre De
fait tout ce qui preacutetendrait au titre de genre de leacutetant et de lun devrait admettre dans sa
deacutefinition le fait decirctre un eacutetant ou decirctre un Il est donc aiseacute pour Alexandre demployer ce
raisonnement contre le quelque chose stoiumlcien en reacuteinstaurant le lien rompu entre ecirctre et ecirctre
quelque chose
Mais platoniciens et peacuteripateacuteticiens ne se cantonnent pas agrave la reacutefutation logique de la
thegravese stoiumlcienne qui fait des universaux des non quelque chose Il sagit aussi pour chaque eacutecole
de reacuteaffirmer sa propre conception de luniversel et den deacutemontrer la supeacuterioriteacute Dans cette pars
construens les platoniciens sattachent ainsi agrave distinguer les Ideacutees de concepts universaux en
mettant en exergue la causaliteacute des Ideacutees qui donnent lecirctre au sensible198 On verra aussi plus loin
comment tous les platoniciens reacutepegravetent le geste platonicien du laquo renversement raquo199 en deacutemontrant
que lincorporel est le veacuteritable ecirctre
Au sein du Peripatos Alexandre constitue un exemple de choix dans la discussion du
statut des universaux et la reacuteflexion ontologique que soulegraveve cette discussion On rappellera
briegravevement sur cette question tregraves disputeacutee200 que lExeacutegegravete distingue deux eacutetats et deux modes
decirctre de lrsquouniversel in re et post rem Il ny a bien sucircr pas duniversel ante rem ou selon un
vocabulaire freacutequent chez lExeacutegegravete duniversel subsistant par soi ayant une laquo ἰδία ὑπόστασις raquo
La thegravese dAlexandre est agrave grands traits la suivante pour quune essence puisse ecirctre qualifieacutee
drsquouniverselle elle doit reacutesider en plusieurs particuliers Si elle ne reacuteside que dans un particulier
lrsquouniversaliteacute est supprimeacutee201 Lrsquouniversel a une certaine laquo existence raquo dans les choses
particuliegraveres et ce nest quau terme drsquoun acte drsquoabstraction que le concept universel est obtenu
doteacute alors dune subsistance par la penseacutee (laquo τῇ ἐπινοίᾳ raquo)202 Contrairement peut-ecirctre aux
197 Cf aussi Met I 2 1053b 17 sq
198 Plutarque Contre Colotegraves 1115e sq Cest lagrave aussi le seul texte quon ait trouveacute agrave faire eacutetat duneincursion eacutepicurienne dans le deacutebat
199 Selon le titre eacutevocateur de H Joly [1974]
200 Voir entre autres AC Lloyd [1981] MM Tweedale [1984] A de Libera [1999a] RW Sharples [2005]
201 Cf Alexandre In Top 355 18 sq
202 Cf DA 90 2-11 laquo Ἐπὶ μὲν οὖν τῶν ἐνύλων εἰδῶν ὥσπερ εἶπον ὅταν μὴ νοῆται τὰ τοιαῦτα εἴδηοὐδέ ἐστιν αὐτῶν τι νοῦς εἴ γε ἐν τῷ νοεῖσθαι αὐτοῖς ἡ τοῦ νοητοῖς εἶναι ὑπόστασις Τὰ γὰρκαθόλου καὶ κοινὰ τὴν μὲν ὕπαρξιν ἐν τοῖς καθέκαστά τε καὶ ἐνύλοις ἔχει Νοούμενα δὲ χωρὶςὕλης κοινά τε καὶ καθόλου γίνεται καὶ τότε ἐστὶ νοῦς ὅταν νοῆται εἰ δὲ μὴ νοοῖτο οὐδὲ ἔστιν ἔτιὭστε χωρισθέντα τοῦ νοοῦντος αὐτὰ νοῦ φθείρεται εἴ γε ἐν τῷ νοεῖσθαι τὸ εἶναι αὐτοῖς ὅμοια δὲ
68
La meacutetaphysique comme science une enjeux
apparences Alexandre ny soutient donc pas un conceptualisme qui le rapprocherait des stoiumlciens
puisque les universaux ne sont pas purement mentaux Lobjectif est bien de substantialiser
luniversel (agrave la faveur de sa coordination avec la forme hyleacutemorphique) de lui accorder une
subsistance in re contre le conceptualisme stoiumlcien sans tomber pour autant dans le platonisme
conformeacutement au deacutefi poseacute par exemple par la Quaestio I 3 Ce geste suppose en amont tout un
travail pointu et technique sur la nature de la forme du composeacute hyleacutemorphique son lien avec la
diffeacuterence speacutecifique et le genre sur leacuteterniteacute speacutecifique de la forme une modeacutelisation de lacte
de connaicirctre par labstraction matheacutematique203 quon esquissera plus loin Certes ce
positionnement dAlexandre pour ecirctre totalement compris devrait eacutegalement ecirctre rattacheacute agrave un
contexte interne au Peripatos la discussion sans doute du conceptualisme de Boeacutethos de Sidon Il
en va de mecircme pour les platoniciens la theacuteorie des Ideacutees et les arguments au profit de la thegravese
identifiant lincorporel et lecirctre ont neacutecessairement partie lieacutee avec des probleacutematiques
exeacutegeacutetiques et des querelles internes au meacutedio-platonisme Il nen demeure pas moins impossible
de lire ces deacuteveloppements hors du contexte agonistique de leacutepoque post-helleacutenistique
Au terme de ce premier parcours nous sommes en mesure de fonder davantage notre
thegravese Leacutepoque post-helleacutenistique outre quelle a servi dincubateur agrave la querelle tardo-antique et
meacutedieacutevale des universaux nest pas deacutenueacutee de preacuteoccupations laquo meacutetaphysiques raquo selon les
critegraveres eacutetablis ci-dessus Linterrogation sur les universaux est loccasion de deacuteveloppements
rationnels et transversaux sur la reacutealiteacute du reacuteel en ses genres ultimes La diffusion en ce contexte
du terme de laquo ὑπόστασις raquo tant chez les stoiumlciens que les platoniciens ou les peacuteripateacuteticiens
signe la constitution dun vocabulaire ontologique commun La thegravese de J Barnes selon laquelle
le questionnaire de Porphyre sexprime dans la laquo lingua franca raquo philosophique de leacutepoque
constitue moins une objection quun argument en faveur de la recherche des sources du Tyrien
Faut-il pour autant en deacuteduire une uniformisation doctrinale de leacutepoque Cest
τούτοις καὶ τὰ ἐξ ἀφαιρέσεως ὁποῖά ἐστι τὰ μαθηματικά raquo laquo Ainsi pour les formes donneacutees dansune matiegravere comme je lrsquoai dit quand de telles formes ne sont pas penseacutees aucune drsquoelles nrsquoest unintellect sil est vrai que crsquoest dans le fait drsquoecirctre penseacutees que reacuteside pour elles la reacutealiteacute de leur ecirctredintelligibles En effet les universels et les communs existent dans les choses particuliegraveres etmateacuterielles Crsquoest une fois penseacutes agrave part de la matiegravere qursquoils deviennent communs et universels et ilssont intellects au moment ougrave ils sont penseacutes Srsquoils ne sont pas penseacutes ils ne ltlegt sont plus de sorte queseacutepareacutes de lrsquointellect qui les pense ils se corrompent puisque leur ecirctre reacuteside dans le fait drsquoecirctre penseacuteSont semblables agrave eux les choses obtenues par abstraction comme les ecirctres matheacutematiques raquo
203 On a tenteacute den dire quelques mots dans G Guyomarch [2008]
69
La meacutetaphysique comme science une enjeux
lhypothegravese deacutefendue par exemple par J-F Courtine selon qui la traduction dοὐσία en substantia
qui se fait jour agrave leacutepoque post-helleacutenistique et dans lAntiquiteacute tardive est le reacutesultat de la
popularisation du corporalisme stoiumlcien204 Cette thegravese ne nous paraicirct pas reacutesister aux textes205
Chaque eacutecole emploie laquo ὑπόστασις raquo ou laquo ὑφιστάναι raquo agrave sa maniegravere pour formuler ses propres
thegraveses pour poser la question de la reacutealiteacute du reacuteel Il est ainsi net que lorsque Alexandre reprend
laquo ὑπόστασις raquo il aristoteacutelise un vocable dorigine stoiumlcienne Quand lExeacutegegravete deacutenie une laquo ἰδία
ὑπόστασις raquo ou une laquo ὑπόστασις καθ αὑτά raquo aux Ideacutees il entend explicitement par
laquo ὑπόστασις raquo lindeacutependance de la substance en un sens typiquement aristoteacutelicien206 Mais
mecircme chez lExeacutegegravete le terme ne prend sens quen contexte quand il est qualifieacute et cest pourquoi
Alexandre eacutevoque parfois une subsistance de luniversel mais cest alors une subsistance laquo τῇ
ἐπινοίᾳ raquo207 La mecircme amplitude seacutemantique se lira chez Plotin qui parle aussi bien de
lhypostase des Ideacutees que de lhypostase de lacircme des relatifs ou de la matiegravere208 Ce vocabulaire
ne prend consistance quau sein dun systegraveme ontologique global sans quoi il demeure une
coquille vide un signifiant flottant comme laquo chose raquo209
Si saffine un tel vocabulaire ontologique cest bien que la question de lecirctre na pas
disparu agrave leacutepoque dAlexandre et que le traitement quen donne Alexandre nest pas isolable de
ce contexte On aura bien du mal sans cela agrave comprendre pourquoi en plein deacutebut de son
commentaire agrave Meacutetaphysique Γ lExeacutegegravete sexclame quil ny a rien au-dessus de leacutetant210 Du
204 Cf J-F Courtine [1980] On notera en passant que la dissension entre Courtine (ou de Libera) et Barnesmime pour le coup de faccedilon assez nette lune des lignes de fractures entre philosophies ditesanalytique et continentale Se dessine en creux le problegraveme classique de lhistoriciteacute du mot et du statutveacutehiculaire ou non du langage Sommes-nous maicirctres de nos mots lesquels seraient en particulierdans les contextes techniques comme ceux de la philosophie par exemple de purs instruments Ousommes-nous le jouet de forces historiales agrave lœuvre dans une langue qui parle delle-mecircme
205 Sauf agrave reacutegresser agrave une thegravese extrecircmement vague cette eacutepoque penserait uniformeacutement la reacutealiteacutecomme le fait de subsister (sous-entendu alors quon peut concevoir autrement le reacuteel ndash comme ek-sistence etc) Mais une telle thegravese par sa geacuteneacuteraliteacute en devient peu discriminante Or entre lasubsistance du corps stoiumlcien celle de la substance alexandrinienne et celle des Ideacutees plotiniennes il ya discussion diffeacuterence eacutecarts Agrave notre sens concevoir le corps stoiumlcien (qui est une fonction ou uneacuteveacutenement) comme une substance aristoteacutelicienne est extrecircmement discutable
206 Voir entre autres exemples lemploi du terme dans le commentaire agrave Met A (In Met 92 19 110 13etc)
207 Ainsi en DA 90 2-11 Alexandre accepte aussi bien de parler dune ὑπόστασις des universaux mais ilsagit de laquo ἡ τοῦ νοητοῖς εἶναι ὑπόστασις raquo la reacutealiteacute de leur ecirctre dintelligibles ou de leur essenceintelligible Nous nous permettons de renvoyer aussi agrave G Guyomarch [2008] p 333-334
208 Cf les listes eacutetablies par C Rutten [1994]
209 On nemploie pas ici laquo signifiant flottant raquo dans son sens rigoureusement levi-straussien
210 In Met 240 20 laquo ἀλλ οὐδὲν ὑπὲρ τὸ ὄν raquo Linterpreacutetation que donne J-F Courtine ([2005] p 131 n
70
La meacutetaphysique comme science une enjeux
laquo problegraveme de lecirctre raquo on nattendra toutefois pas une formulation dans les termes de la
Meacutetaphysique dAristote Agrave cet eacutegard la situation de leacutepoque post-helleacutenistique est similaire agrave
celle du haut Moyen Acircge latin211 De mecircme quune penseacutee politique de la justice ou une penseacutee de
la liberteacute prennent leur essor sur fond dune eacutepreuve de linjustice ou de la contrainte de mecircme le
point de deacutepart du Portique pour poser la question de lecirctre serait ces choses qui ne sont pas ou agrave
peine Le problegraveme nest donc pas laquo onto-logique raquo au sens de leacutelaboration dun discours (ou
dune science) sur lecirctre mais laquo ontique raquo La question stoiumlcienne des modes decirctre eacutemerge en effet
agrave partir de questions locales Des eacutetants divers soffrent agrave mon regard et de lagrave se posent les
questions les corps ou les universaux sont-ils et sont-ils seulement quelque chose Sils ne sont
pas de la mecircme maniegravere comment dire ces deux modes decirctre sans briser la continuiteacute de ce qui
est Il sagit alors de classer ce qui nest pas au sens plein en fonction de ce qui est proprement
en eacutelaborant des critegraveres et une taxinomie des eacutetants ndash comme un inventaire du monde et qui
rapprocherait plutocirct cette penseacutee de lontologie au sens de Russell ou Armstrong212 On pourrait
par ailleurs se demander si la vogue des Cateacutegories dAristote213 jusque chez les stoiumlciens (mecircme si
cest sur un mode critique) et quelques platoniciens na pas joueacute un rocircle dans cette question du
mode decirctre des genres et des espegraveces214 On aurait ainsi affaire agrave une une transmission comme
laquo lateacuterale raquo de questions meacutetaphysiques via les Cateacutegories agrave linstar encore de ce qui se produira
dans le Haut Moyen Acircge latin215
2) de la proposition ndash qui nest pas lue dans son contexte ndash nous semble discutable
211 Voir A de Libera [1999b] et [2005]
212 Voir S Chauvier [2003] p 413
213 Ce souci classificatoire est peut-ecirctre agrave lorigine chez Aristote de la distinction des cateacutegories Cest lagraveune thegravese de Ross selon qui la distinction des cateacutegories a dabord eacuteteacute motiveacutee chez Aristote par lesouci de classer et non la question des sens de lecirctre (voir aussi en ce sens A Stevens [2000] p 184) Surle fait que la plurivociteacute de leacutetant chez Aristote ne doive justement pas sentendre au sens de lapluraliteacute de classes deacutetants divers ou mecircme seulement de classes de preacutedicats cf M Crubellier PPellegrin [2002] p 346
214 Sur cette datation tardive cf aussi J-B Gourinat [2009] p 73
215 Cf A de Libera [1999b] et [2005] Nous manquons cependant de sources pour totalement eacutetablir cettehypothegravese Les extraits stoiumlciens agrave ce sujet (dans Simplicius par exemple) ne semblent pas deacuteborder lestrict cadre de la logique On se rappelle en outre que parler de laquo cateacutegories raquo stoiumlciennes est un effetreacutetrospectif jamais le mot napparaicirct dans les sources stoiumlciennes (cf S Menn [1999]) et des diffeacuterencesimportantes seacuteparent les cateacutegories aristoteacuteliciennes des stoiumlciennes qui ne constituent pas des classesde preacutedicats ou de sens de lecirctre mais des couches dans toute chose du monde Les quatre genres ducorps sont en effet quatre strates de tout corps Neacuteanmoins le regard reacutetrospectif linteacutegration parSimplicius des positions stoiumlciennes dans son commentaire aux Cateacutegories nest-il pas fondeacute par desdeacutebats plus anciens Cf agrave ce sujet les hypothegraveses de Sharples agrave propos du renouveau des Cateacutegories agraveleacutepoque post-helleacutenistique dans RW Sharples [2008b] et surtout les corrections rapidementapporteacutees dans RW Sharples [2010] p 48 qui nous semblent plus probables
71
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Mais quoiquelle en naisse cette question de lecirctre nest ni confineacutee ni assujettie agrave ces
secteurs purement locaux Il se pourrait mecircme au contraire que certains stoiumlciens naient pas eacuteteacute
inconscients des problegravemes transversaux et meacuteta-philosophiques que posaient ces questions216 La
tendance intrinsegraveque agrave la systeacutematisation nest sans doute pas eacutetrangegravere agrave cela mais cette
propension au systegraveme devait ecirctre compenseacutee par la tendance (opposeacutee et correacutelative) agrave la
classification des problegravemes et leur traitement en fonction des parties de la philosophie
Neacuteanmoins en se demandant si lecirctre est le preacutedicat le plus universel et au sommet de la
hieacuterarchie du monde ou bien sil est second en attaquant leacutequation platonicienne entre ecirctre et
quelque chose les stoiumlciens ne posent deacutejagrave plus seulement une question classificatoire ou ontique
Linventaire ontique nest pas deacutenueacute de toute ambition fondatrice La secondarisation ou la
reacutetrogradation de leacutetant quopegraverent les stoiumlciens sa disjonction davec le quelque chose peut bien
apparaicirctre comme un geste eacuteminemment laquo meacutetaphysique raquo selon les critegraveres que nous avons
proposeacutes plus haut217 Les reacuteactions platonicienne et peacuteripateacuteticienne en relegravevent elles aussi
Un deuxiegraveme deacutebat litteacuteralement crucial pour leacutepoque est agrave mecircme de conforter cette
conclusion Cette fois-ci la poleacutemique prend son essor agrave partir dune question de physique dont
la transversaliteacute et le caractegravere fondamental tendent au218 meacutetaphysique
b) lincorporeacuteiteacute des qualiteacutes la question des principes
On se souvient de laffirmation fondamentale de la physique stoiumlcienne seuls les corps
sont Dit autrement seules les entiteacutes tri-dimensionnelles doteacutees de reacutesistance sont des eacutetants219
Comme chez les fils de la Terre dans le Sophiste220 le critegravere stoiumlcien de la corporeacuteiteacute consiste en la
216 Comme la bien vu D Sedley ([2005] p 140) qui termine en disant agrave propos de linteacuterecirct de Seacutenegravequepour les questions meacutetaphysiques laquo I have tried to sketch in a background which makes it plausible that farfrom being Senecas own quirk this attitude was characteristic of Roman Stoicism in his days raquo
217 Contre KM Vogt [2009]
218 En employant ici agrave nouveau un neutre par distinction de laquo la raquo meacutetaphysique comme science
219 Le critegravere de la reacutesistance nest pas toujours preacutesent mais cf Galien SVF II 381 Pour la tri-dimensionnaliteacute cf DL VII 135 Pour lidentiteacute corps et eacutetant cf deacutejagrave chez Platon Sophiste 246b Pourleacutequivalence entre eacutetant et corps cf Sextus Empiricus M X 3-4 (SVF II 505 et LS 49B)
220 Platon Sophiste 247c Le critegravere est commun aux fils de la terre et aux amis des formes comme critegraverede la reacutealiteacute Il sagit en fait ici dune complication introduite dans la doctrine des fils de la Terre suiteaux apories ougrave les conduisait leur theacuteorie premiegravere professant un corporalisme assez simpliste Surtout cela cf J Brunschwig [1988] voir aussi I Kupreeva [2003] p 300-301
72
La meacutetaphysique comme science une enjeux
capaciteacute dagir ou decirctre affecteacute (Alexandre lui-mecircme en teacutemoigne221) Le laquo ou raquo importe sil est
vrai que certains ecirctres ne sont capables que de lun ou de lautre agrave savoir les deux principes
ultimes le dieu et la matiegravere222 Cependant agrave la diffeacuterence des fils de la Terre les stoiumlciens
utilisent le critegravere action-passion pour eacutelargir la classe des eacutetants corporels agrave des eacutetants qui ne le
semblent pas et ne sont pas perceptibles223 Ainsi lacircme ou les vertus eacutetant capables dagir elles
doivent donc ecirctre compteacutees parmi les corps Cela teacutemoigne de ce que le corporalisme stoiumlcien est
plus une position theacuteorique quune simple geacuteneacuteralisation inductive ou une reprise irreacutefleacutechie
dun mateacuterialisme naiumlf224 La conseacutequence de cette thegravese corporaliste est que dans la nature seuls
les corps sont causes225 mecircme si selon le teacutemoignage de Sextus226 leffet de la cause nest pas un
nouveau corps mais un preacutedicat incorporel (un exprimable) qui se surajoute au corps lequel
continue de persister dans la chaicircne causale avec de nouvelles deacuteterminations corporelles
Ce qui va devenir le problegraveme de lincorporeacuteiteacute des qualiteacutes consiste agrave se demander ce
qui qualifie (en un sens tregraves large) ce qui deacutetermine un corps est-il ou non corporel Le problegraveme
part en effet dune conseacutequence de la thegravese corporaliste esquisseacutee ci-dessus Les stoiumlciens
distinguent dans un corps son substrat et ses qualiteacutes227 Les qualiteacutes sont des modifications de la
corporeacuteiteacute qui deacuteterminent et diffeacuterencient chaque corps et qui reacutesultent de lactiviteacute divine228 Le
laquo qualifieacute raquo correspond donc au corps au sens plein du terme229 Il faut alors ici jouer de prudence
et ne pas ceacuteder agrave la tentation den conclure que dun strict point de vue stoiumlcien les qualiteacutes sont
corporelles (ainsi que le comprendront platoniciens et peacuteripateacuteticiens) Il nest en effet pas certain
que les stoiumlciens aient soutenu sans condition la pleine corporeacuteiteacute des laquo qualiteacutes raquo230 ce qui existe
221 Par exemple De mix 230 26 sq et surtout 224 32 sq (SVF II 310)
222 Le statut corporel de ces deux principes nest toutefois pas unanime comme le montrent les difficulteacutestextuelles de DL VII 134
223 Cest la laquo greffe de corporeacuteiteacute raquo deacutecrite par J Brunschwig [1988] p 88
224 Cf I Kupreeva [2003] p 301
225 Selon le teacutemoignage de Cleacutement dAlexandrie (cf SVF II 345) Une telle thegravese implique avec elle derepenser ce quest la cause une theacuteorie stoiumlcienne bien documenteacutee et dont les enjeux historiques sontdeacutecisifs cf M Frede [1980] et dans un style diffeacuterent V Carraud [2002]
226 Sextus M IX 211 (SVF II 341)
227 Sur ce quon nomme les laquo cateacutegories raquo stoiumlciennes voir S Menn [1999]
228 Simplicius In Cat 222 30-33 (SVF II 378 LS 28H) Cf aussi justement Alexandre In Top 360 9-12(SVF II 379) laquo κατὰ μὲν οὖν τὸν ἐν ὑποκειμένῳ ἀναιροῖτ ἂν τὸ τὴν ποιότητα εἶναι πνεῦμά πωςἔχον ἢ ὕλην πως ἔχουσαν οὐ γὰρ δύναται τὸ πνεῦμα ἢ ἡ ὕλη γένος εἶναι τῆς ποιότητος ἐνὑποκειμένοις γὰρ αὐτοῖς ἡ ποιότης raquo
229 Cf M Frede [2005] p 222-223
230 Cf V Cordonier [2008] p 361 laquo la thegravese de la corporeacuteiteacute des qualiteacutes elle non plus nest pas attesteacutee
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
corporellement pour un stoiumlcien ce nest pas tant la coupure du couteau encore moins la
caballeacuteiteacute cest mon doigt coupeacute en cuisinant ou le cheval lui-mecircme comme laquo qualifieacute raquo231 La
preacutecision terminologique des textes stoiumlciens qui consiste agrave poser comme second genre le
laquo qualifieacute raquo (ποῖον) ou encore plus clairement lindividu qualifieacute (ποῖος) et non la qualiteacute
(ποιότης) doit donc ecirctre respecteacutee232
Cette thegravese physique est pleinement coheacuterente avec la critique des Ideacutees quon a vue ci-
dessus incorporelles et mecircme moins eacutetantes que les veacuteritables incorporels elles sont moins que
rien incapables de subir ou dexercer quelque action que ce soit Lattaque frontale ne peut
quexiger reacuteponse de la part des platoniciens a fortiori degraves lors que le courant platonicien comme
cest le cas au II egraveme s se recentre sur la theacuteorie des Ideacutees233 Contre les stoiumlciens les platoniciens
doivent donc rendre compte du pouvoir causal de lincorporel et de son rocircle dans la
deacutetermination du corps Il leur faut donc deacutemontrer le caractegravere incorporel des laquo qualiteacutes raquo et leur
pleine existence Mais comme par effet de retour la critique platonicienne va eacutegalement tendre agrave
simplifier la position stoiumlcienne en lissant les nuances quon a tenteacute de rendre ci-dessus pour
leur faire soutenir la thegravese dune corporeacuteiteacute des qualiteacutes ndash quon retrouvera chez Alexandre234
De fait les parallegraveles entre les textes sur lincorporeacuteiteacute des qualiteacutes et en particulier chez
Plutarque laissent supposer une origine acadeacutemique des critiques adresseacutees agrave la thegravese
stoiumlcienne235 Comme lindique un passage du De Qualitatibus incorporeis236 la deacutemonstration de
lincorporeacuteiteacute des qualiteacutes devient un locus communis des eacutecoles qui conduit agrave deacuteployer des
dans les fragments et les teacutemoignages stoiumlciens fiables raquo Mais pour nuancer cette affirmation il fautrappeler que certains textes deacutecrivent les qualiteacutes comme actives ou principes dactiviteacute du corps ndash ence sens elles remplissent le critegravere de la corporeacuteiteacute
231 Selon Antisthegravene dapregraves Simplicius In Cat 211 15-21 Voir A Brancacci [2005] p 57
232 Cf AA Long DN Sedley [1987] tr fr [2001] t II p 38
233 Selon le teacutemoignage dAtticus Fr 13 41-6 (Des Places) M Zambon ([2002] p 77-78) avance cependantque Plutarque par exemple serait peu inteacuteresseacute par la doctrine des Ideacutees Agrave ce compte toutefois oncomprendrait mal la radicaliteacute de sa critique de la corporeacuteiteacute des qualiteacutes par exemple dans le DeComm Not 50 ou les preacutecisions apporteacutees agrave ce sujet dans le Contre Colotegraves 1115e sq Plutarque resteencore assez platonicien pour avoir agrave cœur de maintenir lincorporeacuteiteacute de lecirctre
234 Cf DA 18 7-10 Cette simplification de la thegravese est reprise sans vergogne par Simplicius (SVF II 383-393)
235 I Kupreeva [2003] p 304
236 De Qualitatibus incorporeis 318 25 eacutedition Giusta (citeacutee par Kupreeva [2003] p 304) ou dans leacuteditionKuumlhn 19 481 7-10 laquo Τί δὲ ποιήσουσι πρὸς τοὺς οὐδὲ ποιεῖν φάσκοντας τὰ σώματα μόνα δὲ τὰἀσώματα τί δὲ πρὸς Ἀριστοτέλην ὃς καὶ αὐτὸς γενικὴν τῶν ὄντων διαίρεσιν ποιούμενος τὰ μὲνεἶναί φησιν οὐσίας τὰ δὲ συμβεβηκότα raquo Sur ce texte et lidentiteacute de son auteur voir P Moraux[1984] p 470-471 n 130 et les reacutefeacuterences plus reacutecentes listeacutees par I Kupreeva [2003] p 304 n 23
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
arguments bien rodeacutes parfois eacuteculeacutes237 La section du Didaskalikos dAlcinoos deacutevolue agrave ce sujet
atteste encore plus nettement de ce caractegravere scolaire agrave travers une suite de syllogismes simples
sans justification des preacutemisses
Καὶ μὴν καὶ αἱ ποιότητες τοῦτον τὸντρόπον δεικνύοιντ ἂν ἀσώματοι Πᾶν σῶμαὑποκείμενόν ἐστιν ἡ δὲ ποιότης οὐχὑποκείμενον ἀλλὰ συμβεβηκός οὐκ ἄρασῶμα ἡ ποιότης Πᾶσα ποιότης ἐνὑποκειμένῳ οὐδὲν δὲ σῶμα ἐν ὑποκειμένῳοὐκ ἄρα σῶμα ἡ ποιότης []
Εἰ δὲ αἱ ποιότητες ἀσώματοι καὶ τὸδημιουργικὸν τούτων ἀσώματον Ἔτι τὰποιοῦντα οὐκ ἂν ἄλλα εἴη ἢ τὰ ἀσώματαπαθητὰ γὰρ τὰ σώματα καὶ ῥευστὰ καὶ οὐκἀεὶ κατὰ τὰ αὐτὰ καὶ ὡσαύτως ἔχοντα οὐδὲμόνιμα καὶ ἔμπεδα ἅ γε καὶ ἐν οἷς δοκεῖ τιποιεῖν πολὺ πρόσθεν εὑρίσκεται πάσχονταὥσπερ οὖν ἔστι τι παθητικὸν εἰλικρινῶςοὕτως ἀναγκαῖόν τι εἶναι καὶ ἀτρεκῶςποιητικόν οὐκ ἄλλο δὲ εὕροιμεν ἂν τοῦτο ἢἀσώματον
laquo De plus que les qualiteacutes soient incorporelles onpeut le montrer de la faccedilon suivante Tout corps estun sujet or la qualiteacute nest pas un sujet mais unaccident donc la qualiteacute nest pas un corps Toutequaliteacute est dans un sujet or aucun corps nest dans unsujet donc la qualiteacute nest pas un corps []
Et si les qualiteacutes sont incorporelles ce qui lesproduit doit lui aussi ecirctre incorporel De plus lescauses efficientes ne sauraient ecirctre autre chose que lesincorporels les corps en effet sont passibles etfluents ils ne sont jamais identiques agrave eux-mecircmes niinvariables ils nont ni stabiliteacute ni soliditeacute et mecircmelorsquils paraissent produire une action onsaperccediloit que ce sont dabord eux qui la subissentDonc de mecircme quil existe aussi quelque chose depurement passif de mecircme est-il neacutecessaire quil existeaussi quelque chose de reacuteellement actif or cela nesaurait ecirctre autre chose quincorporel raquo
(Alcinoos Enseignement des doctrines de Platon XI166 15-35 tr P Louis modifieacutee)
De mecircme que la critique platonicienne conduit agrave simplifier la position stoiumlcienne et y
injecter de la laquo qualiteacute raquo lagrave ougrave le Portique parle de laquo qualifieacute raquo de mecircme aussi le deacutebat pousse les
eacutecoles concurrentes agrave modifier leur vocabulaire traditionnel Ainsi le terme de laquo ποιότης raquo est-il
un hapax chez Platon238 et il nest eacutevidemment pas anodin que les platoniciens convertissent le
laquo ποῖον raquo stoiumlcien en une laquo ποιότης raquo La neacutecessiteacute de reacutepondre aux stoiumlciens nest ainsi pas sans
conseacutequence sur la conception meacutedio-platonicienne des Ideacutees
En effet les platoniciens travaillent agrave deacutemontrer que lincorporel est lecirctre (et
reacuteciproquement) agrave partir dun critegravere proche de celui des stoiumlciens Le texte dAlcinoos qui en
offre une version peu raffineacutee se contente de renverser la descriptions stoiumlcienne du corps les
corps en effet selon un terme extrecircmement courant agrave leacutepoque chez les platoniciens239 sont
237 On pourrait comparer terme agrave terme le passage citeacute du Didaskalikos et celui eacutegalement tregraves scolairedAlexandre dans la Mantissa sect 6
238 Platon Theacuteeacutetegravete 182a 8 Pour la reprise meacutedio-platonicienne du terme de qualiteacute cf deacutejagrave Antiochus etles reacutefeacuterences donneacutees par J Dillon [1977] p 82-83
239 Cf la note 9 de J Whittaker [1990] p 74-75 Pour une origine platonicienne Whittaker renvoie parexemple au Philegravebe 43a 3 ndash lequel renvoie sans doute aussi au mobilisme heacuteracliteacuteen
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
laquo ῥευστά raquo ils noffrent donc pas la reacutesistance et la consistance240 que leur accordent les stoiumlciens
Bien sucircr la soliditeacute est ici identifieacutee avec la capaciteacute de perdurer dans lecirctre et non une proprieacuteteacute
physique Selon un critegravere agrave la fois temporel et qualitatif le plus reacutesistant le plus consistant cest
ce qui nest jamais soumis agrave modification et demeure tel quen lui-mecircme Dans un geste reacutepeacutetant
le renversement platonicien les meacutedio-platoniciens proposent donc une doctrine contre-intuitive
ou litteacuteralement paradoxale241 Le manuel dAlcinoos conserve ainsi le critegravere daction et de
passion eacuteleveacute par les stoiumlciens au rang de critegravere de la corporeacuteiteacute (et donc de leacutetantiteacute) mais
introduit la coupure platonicienne au sein mecircme du couple les corps ne sont que passiviteacute et
laction est reacuteserveacutee agrave lintelligible agrave la faveur dun lien eacutetymologisant entre laquo ποιότητες raquo et
laquo ποιεῖν raquo242 Alcinoos dans la section XI tout en tentant une reacutefutation des stoiumlciens reprend la
distinction des deux principes eacuteternels de la physique du Portique un eacuteleacutement purement passif
identifieacute avec les corps en geacuteneacuteral (alors quagrave la section VIII il leacutetait avec la matiegravere laquo ni
corporelle ni incorporelle raquo du Timeacutee) et un eacuteleacutement purement actif donc incorporel agrave savoir le
deacutemiurge
On perccediloit donc deacutejagrave comment la dispute sur lincorporeacuteiteacute des qualiteacutes implique des
choix philosophiques qui outrepassent la seule physique ou du moins interrogent cette derniegravere
dans ce quelle a de plus fondamental En reprenant la meacutetaphore kantienne on peut dire que
loffensive du stoiumlcisme contraint les eacutecoles concurrentes agrave assurer leurs arriegraveres agrave la faveur dun
retour agrave leurs principes fondamentaux En ce sens la reacuteponse des platoniciens agrave la question de
lincorporeacuteiteacute des qualiteacutes ndash mecircme chez ceux qui reprennent sans ciller la tripartition stoiumlcienne
en logique physique eacutethique ndash ne se situe pas dans la physique proprement dite La question est
telle quAlcinoos par exemple lextirpe du champ physique et la place agrave la fin de la section
theacuteologique Selon lui en effet la theacuteologie appartient agrave la partie theacuteoreacutetique de la philosophie
240 Cf aussi le passage de Galien (SVF II 440) par exemple qui parle du laquo συνέχειν raquo des corps que leurassurent le feu et le souffle Pour lἀντιτυπία cf aussi Galien De Qualitatibus incorporeis SVF II 381
241 Cf entre autres le Pheacutedon 78c sq etc Le pheacutenomegravene savegravere dautant plus complexe que lon admetcertaines filiations ndash mecircme sur un mode critique ndash entre le stoiumlcisme et la philosophie platonicienneAinsi identifier comme le fait Alcinoos le deacutemiurge du Timeacutee au principe actif ndash dans des termesconsonants avec le dieu stoiumlcien ndash peut-il tregraves bien passer pour un juste retour de cette thegravese dans legiron du platonisme si lon admet que la theacuteologie stoiumlcienne nest pas sans racine platonicienne (cf DSedley [2002]) Sinterroger sur la part respective du platonisme dorigine et du stoiumlcisme ambiant dansla doctrine meacutedio-platonicienne constitue un champ de recherches passionnant a fortiori pour laquestion de la cosmologie du Timeacutee
242 Pour lorigine de ce lien cf J Whittaker [1990] n 215 p 108 et J Dillon [1977] p 285
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
partie qui consiste en la connaissance des eacutetants243 (expression dans laquelle on doit sans doute
donner un sens fort agrave laquo eacutetants raquo) et soppose aux parties pratique et dialectique On reconnaicirct ici
sans difficulteacute la tripartition stoiumlcienne ndash agrave ceci pregraves que la physique noccupe plus le champ
theacuteorique agrave elle seule la partie theacuteoreacutetique comprend la theacuteologie la physique et la
matheacutematique244 Lobjet de la theacuteologie ce sont preacuteciseacutement laquo les causes premiegraveres cest-agrave-dire
ltles causesgt suprecircmes et principielles raquo245 qui seront deacuteveloppeacutees par une eacutetude de la matiegravere des
Ideacutees et du Dieu avant den venir agrave la deacutemonstration de lincorporeacuteiteacute des qualiteacutes Le texte du
Didaskalikos que nous citions plus haut se termine en effet par laquo Tel est donc le discours au sujet
des principes que lon pourrait appeler theacuteologique raquo246
De mecircme Numeacutenius subsume clairement le deacutebat de lincorporeacuteiteacute des qualiteacutes sous la
question laquo quest-ce que leacutetant raquo qui constitue lobjet de la laquo science suprecircme raquo (Fr2) La reacuteponse
agrave cette question est en effet lincorporel dont le nom est laquo essence et ecirctre raquo Ce nom eacutetait dit
Numeacutenius laquo chercheacute depuis longtemps [πάλαι ζητούμενον] raquo247 Agrave la diffeacuterence dAlcinoos ou
de Plutarque Numeacutenius propose donc agrave partir de la question du statut de lincorporel une
theacuteologie dont les enjeux ontologiques sont explicites et assumeacutes Le point de deacutepart est
semblable ndash agrave la fois platonicien (etou pythagoricien) et stoiumlcien Dans le De bono en effet
Numeacutenius eacutecarte les candidats au titre de reacuteponses agrave la question laquo quest-ce que leacutetant raquo en
visant manifestement le corporalisme stoiumlcien248 Calcidius considegravere dailleurs que si Numeacutenius
use de la doctrine de Pythagore cest dans lobjectif de reacutefuter la doctrine stoiumlcienne des
principes249 De Platon Numeacutenius cite le passage du Timeacutee divisant ecirctre et devenir
Platon sexprime ainsi (voyons que je me rappelle la phrase) laquo Quest-ce que ce qui est
243 Alcinoos Didaskalikos 153 25-30 Voir aussi le tableau reacutecapitulatif de la division de la philosophieselon Alcinoos proposeacute par I Hadot [1990] p 77
244 Notons quAtticus lui reacuteduit la physique agrave la theacuteologie (cf Fr 1 2) tout en rappelant la deacutenominationplatonicienne dlaquo histoire de la nature raquo Sur lideacutee dun deacuteveloppement autonome de la theacuteologie agraveleacutepoque post-helleacutenistique cf RW Sharples [2002a] et [2010] p X
245 Alcinoos Didaskalikos 161 1 Le vocabulaire est ici satureacute de reacutefeacuterences tant platoniciennesquaristoteacuteliciennes Cf aussi 162 24-26
246 Alcinoos Didaskalikos 166 35-36 laquo Ὁ μὲν δὴ περὶ τῶν ἀρχῶν λόγος τοιοῦτος ἄν τις εἴη θεολογικὸςλεγόμενος raquo
247 Numeacutenius Fr 6 laquo Καὶ δῆτα λέγω τὸ ὄνομα αὐτῷ εἶναι τοῦτο τὸ πάλαι ζητούμενον raquo dans uneexpression qui consonne avec le laquo πάλαι τε καὶ νῦν καὶ ἀεὶ ζητούμενον raquo aristoteacutelicien (Met Z 11028b 2)
248 Cf Fr 4b sur la reacutefeacuterence explicite aux stoiumlciens Pour les autres lieux voir M Zambon [2002] p 205
249 Cf Fr 52 (Calcidius In Tim 297 7 sq) laquo magisterio Stoicorum hoc de initiis dogma refellens Pythagoraedogmate raquo
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
eacuteternellement et na pas de devenir Et quest-ce que ce qui devient mais na jamaislecirctre raquo()250
Entre la poleacutemique anti-stoiumlcienne et la reacutefeacuterence platonicienne sexplicite naturellement
chez Numeacutenius leacutequation entre laquo ecirctre et essence raquo divin incorporel et intelligible LApameacuteen
deacutefinit en effet le premier dieu comme laquo celui qui est raquo sinscrivant peut-ecirctre ainsi dans la
meacutetaphysique de lexode chegravere agrave Gilson251 Lidentification du dieu et de lecirctre nest dailleurs pas
circonscrite agrave lœuvre de Numeacutenius ndash mecircme si chez lui la filiation biblique est sans doute plus
claire Numeacutenius qualifie Platon de laquo Moiumlse parlant attique raquo fait preuve dune certaine
connaissance de la Bible et montre une bienveillance agrave lendroit des veacuteriteacutes deacutecouvertes par laquo les
Brahmanes les Juifs les Mages et les Eacutegyptiens raquo252 Mais deacutejagrave Plutarque dans lenquecircte Sur lE
de Delphes expliquait finalement la preacutesence dans le temple de cet E par la nature du dieu
Nous reacutepondons au dieu en lui disant laquo tu es raquo lui donnant lappellation vraie deacutepourvuede fausseteacute la seule qui ne convienne quagrave lui seul et qui soit lappellation de son ecirctre253
Mecircme Alcinoos dans leacutenumeacuteration des noms du dieu lui accorde celui dοὐσιότης254 On
est donc fondeacute agrave affirmer que les meacutedio-platoniciens agrave la faveur du deacutebat sur les qualiteacutes tentent
de renverser le stoiumlcisme en concentrant dans lincorporel lecirctre et la diviniteacute dans une deacutemarche
explicitement theacuteologique mais quil nest pas exageacutereacute de qualifier eacutegalement dontologique
Quelles conclusions tirer de cela Un constat simpose on deacutecegravele une structure de
transgression du domaine physique qui conduit rationnellement (au moins en partie) agrave la
connaissance de lecirctre et du divin Certes chez Numeacutenius comme chez Plutarque par exemple
laccegraves final agrave lecirctre se fera davantage par une sorte de vision dans le domaine supra-rationnel de
leacutepoptique255 Mais le chemin pour y parvenir est rigoureusement dialectique ou dialogique256
250 Fr 7 et Timeacutee 27d
251 Fr 13 laquo Ὁ μέν γε ὤν raquo dans une formule proche de Exode 3 14 dans la version des LXX laquo καὶ εἶπενὁ θεὸς πρὸς Μωυσῆν Ἐγώ εἰμι ὁ ὤν raquo
252 Fr 1a Pour Moiumlse cf fr 8 et les tregraves fines analyses de M Burnyeat [2005] p 143-169
253 Plutarque Sur lE de Delphes 392a laquo ἡμεῖς δὲ πάλιν ἀμειβόμενοι τὸν θεόν lsquoεἶrsquo φαμέν ὡς ἀληθῆ καὶἀψευδῆ καὶ μόνην μόνῳ προσήκουσαν τὴν τοῦ εἶναι προσαγόρευσιν ἀποδιδόντες raquo traduction FIldefonse
254 Did 164 34
255 Cf Plutarque De Iside 382d par exemple Voir I Hadot [1990] p 42
256 Cf le laquo dialogue avec soi-mecircme raquo du Fr 4a de Numeacutenius et les arguments deacuteployeacutes pour eacutetablirlincorporeacuteiteacute du premier dieu
78
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Cette eacutepoptique Cleacutement dAlexandrie lassimile agrave la laquo meacutetaphysique raquo dAristote257 et agrave la
dialectique platonicienne qui permet de deacutecouvrir lexplication ou la manifestation des eacutetants
(laquo τῆς τῶν ὄντων δηλώσεως εὑρετική τίς ἐστιν ἐπιστήμη raquo) Il semble mecircme dapregraves Calcidius
que Numeacutenius distinguait clairement leacutepoptique de la physique la physique eacutetant lieacutee agrave la
lecture du Timeacutee et leacutepoptique se reacutefeacuterant au Parmeacutenide interpreacuteteacute comme dialogue theacuteologique258
Bref contrairement agrave ce que lon avait pu croire la tripartition stoiumlcienne na pas empecirccheacute des
secteurs du savoir de se deacutetacher en sorientant vers la meacutetaphysique259 Cependant il ne suffit
pas de constater la preacutesence de theacutematiques ou de deacuteveloppements orienteacutes vers la
meacutetaphysique encore faut-il rendre raison de ce deacutebordement dune poleacutemique physique et
identifier les figures de la meacutetaphysique ici en jeu Or une objection simpose la theacuteologie et
leacutepoptique meacutedio-platoniciennes heacuteritent-elles reacuteellement de lambition totalisante et
universalisante que nous avions fixeacutee comme indice du meacutetaphysique Moins quune
meacutetaphysique na-t-on pas affaire agrave une connaissance purement reacutegionale du domaine supra-
sensible du laquo monde intelligible raquo
La reacuteponse agrave cette question qui indique simultaneacutement lorientation et le contenu de ces
deacuteveloppements meacutetaphysiques agrave leacutepoque dAlexandre tient en un mot celui de principe Dans
son Commentaire agrave Meacutetaphysique B Alexandre renvoie ainsi dos agrave dos stoiumlciens et platoniciens
laquo Ἀλλεἰ καὶ ἔστι τι καθ αὑτὸ αἴτιον παρὰτὴν ὕλην καὶ ἄλλο τί φησι δεῖν ἐπισκέψασθαιπότερον τοῦτό ἐστι κεχωρισμένον ὕλης καὶαὐτὸ καθαὑτὸ ὑφεστώς ἢ ἐν τῇ ὕλῃ ὁποῖόνἐστι τὸ ἔνυλον εἶδος καὶ ὡς τοῖς ἀπὸ τῆςΣτοᾶς ἔδοξεν ὁ θεὸς καὶ τὸ ποιητικὸν αἴτιονἐν τῇ ὕλῃ εἶναι Καὶ εἰ ἔστι τι αἴτιον χωριστὸν[17820] καὶ ἄυλον πότερον ἓν τοῦτοκατἀριθμόν ἐστιν ἢ πλείω περὶ ὧν αὐτὸς ἐντῷ Λ τῆσδε τῆς πραγματείας λέγει raquo
Mais mecircme srsquoil existe une certaine cause par soi agravecocircteacute de la matiegravere il faut selon Aristote examiner unautre point agrave savoir si cette cause est seacutepareacutee de lamatiegravere et si elle subsiste par elle-mecircme comme telleou bien si elle est dans la matiegravere comme la formedonneacutee dans la matiegravere et au sens ougrave les stoiumlcienspensaient que le dieu crsquoest-agrave-dire la cause agente estdans la matiegravere Et srsquoil existe une certaine causeseacutepareacutee et immateacuterielle [il faut examiner] si elle estune en nombre ou plusieurs ce qursquoAristote eacutetudiedans le livre Λ de ce traiteacute
(In Met 178 15-21)
Le contexte exeacutegeacutetique de cette incise dans le commentaire dAlexandre est
257 Cleacutement dAlexandrie Stromates I 28 176 2-3 laquo τέταρτον ἐπὶ πᾶσι τὸ θεολογικὸν εἶδος ἡ ἐποπτείαἥν φησιν ὁ Πλάτων τῶν μεγάλων ὄντως εἶναι μυστηρίων Ἀριστοτέλης δὲ τὸ εἶδος τοῦτο μετὰ τὰφυσικὰ καλεῖ raquo
258 Cf lanalyse et les reacutefeacuterences donneacutees par M Zambon [2002] p 59 Sur lattribution de cette division dela philosophie agrave Numeacutenius cf p 181
259 Sur leacutepoptique et son identification agrave la laquo meacutetaphysique raquo cf aussi P Hadot [1966] p 127-129 (reprisdans P Hadot [1999] p 317-319)
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
linterpreacutetation de B 1 995b 31 qui preacutesente la huitiegraveme aporie du livre B Quoi quil en soit des
divergences entre la preacutesentation de laporie en B 1 et son deacuteveloppement en B 4 le
questionnement en B 1 semble se concentrer sur 1) lexistence dune cause par soi immateacuterielle 2)
sa seacuteparation 3) son nombre 4) la possibiliteacute quelle soit laquo agrave cocircteacute raquo du composeacute 5) la question de
savoir si cette cause agrave cocircteacute du composeacute concerne tous les ecirctres ou seulement certains et 6) dans ce
dernier cas lesquels Dans son commentaire Alexandre divise cette preacutesentation en exposant les
questions 1 2 et 3 dun cocircteacute puis 4 5 6 comme deux apories distinctes Outre la raison de
syntaxe260 la raison exeacutegeacutetique en est sans doute quil nest pas immeacutediatement eacutevident de
comprendre en quoi sinterroger sur une cause laquo agrave cocircteacute du composeacute raquo ne reacutepegravete pas le premier
sous-groupe de questions261
Notre passage se situe donc dans la preacutesentation de ce premier sous-groupe Alexandre
identifie immeacutediatement la position selon laquelle seule la matiegravere est cause par soi comme celle
des anciens physiologues (laquo τῶν ἀρχαίων φυσικῶν τινες raquo 178 5) Ces causes (lair leau ou
lintermeacutediaire) eacutetaient donc les seules laquo par soi raquo les affections de la matiegravere neacutetant que causes
accidentelles Il est eacutetrange au premier abord de voir Alexandre se concentrer sur une branche
de la premiegravere alternative qui ne semble pas ici la plus en cause le vocabulaire mecircme dAristote
la notion de seacuteparation lapparente reacutepeacutetition de celle-ci dans le laquo παρά raquo invitent plutocirct agrave
envisager la position platonicienne Mais comme le montre le commentaire du lemme suivant
(995b34) selon Alexandre cest ce que nous avons appeleacute le laquo second groupe raquo de questions qui
interroge proprement lexistence dune forme immateacuterielle de type platonicien262 Le terme clef du
premier groupe serait donc celui de cause non celui de forme Et il est inteacuteressant de noter que le
commentaire de ce premier groupe souvre avec les anciens physiologues et sachegraveve sur une
reacutefeacuterence stoiumlcienne Alexandre recyclerait les arguments aristoteacuteliciens en les reacutecupeacuterant pour
les faire jouer contre des positions qui lui sont contemporaines via une identification entre les
positions des adversaires dAristote et celles de ses propres opposants263 En clair il sefforcerait
de se placer lui-mecircme dans ce quil comprend du contexte aristoteacutelicien par-delagrave Platon et le
260 Les deux groupes de questions semblent avoir deux sujets diffeacuterents dun cocircteacute τι παρὰ τὴν ὕληναἴτιον et de lautre τι παρὰ τὸ σύνολον
261 Voir S Broadie [2009] particuliegraverement p 138-141
262 In Met 179 1-5 laquo εἴη δἂν διὰ μὲν τῆς πρὸ ταύτης ἀπορίας ζητῶν εἰ ἔστι τι παρὰ τὴν ὕλην καὶἄλλο αἴτιον καθ αὑτό καὶ εἰ ἔστι πότερον κεχωρισμένον ὕλης ἢ σὺν ὕλῃ καὶ αὐτό διὰ δὲ τῆςδευτέρας ἁπλῶς εἰ ἔστι τι εἶδος ἄυλον raquo
263 Pour un autre exemple cf le laquo recyclage raquo contre les stoiumlciens des arguments aristoteacuteliciens contre lesSophistes In Met 301 18
80
La meacutetaphysique comme science une enjeux
mateacuterialisme des preacutesocratiques pour Aristote par-delagrave les meacutedio-platoniciens et le mateacuterialisme
stoiumlcien pour lui-mecircme
Malgreacute cette insistance il semble bien que dans notre extrait la premiegravere branche de
lalternative renvoie aux platoniciens Toutefois ladjectif laquo χώριστος raquo se lit tregraves peu souvent
chez les meacutedio-platoniciens On le trouve par exemple sous linspiration peut-ecirctre de E 1 dans
un passage dAlcinoos264 au neacutegatif (ἀχώριστα) pour deacutesigner les formes engageacutees dans la
matiegravere et donc inseacuteparables delles par opposition aux Ideacutees les premiers intelligibles dont on
peut deacuteduire quelles sont seacutepareacutees de la matiegravere Le participe laquo κεχωρισμένον raquo est lui aussi
rare mais Atticus sen sert dans un fragment qui semble pertinent pour notre propos et dont nous
sommes deacutesormais en mesure de saisir les enjeux poleacutemiques Dans ce fragment 5 Atticus
vilipende Aristote qui en laquo mauvais imitateur raquo naurait fait quinducircment transfeacuterer les
proprieacuteteacutes dimpassibiliteacute et dincorruptibiliteacute agrave des reacutealiteacutes ne les meacuteritant pas par exemple les
astres Or reacutetorque Atticus un corps ne peut ecirctre impassible Si une reacutealiteacute est κεχωρισμένον et agrave
part de la matiegravere alors elle est incorporelle265 Malgreacute ces rareteacutes lexicales la description des
Ideacutees platoniciennes comme laquo seacutepareacutees raquo nest donc pas absente de leacutepoque alexandrinienne ndash
sans compter quagrave limage du doublet laquo αὐτὸ καθαὑτό raquo elle deacutecoule naturellement du contexte
aristoteacutelicien dans lequel se trouve Alexandre
Plus inteacuteressante est la formulation employeacutee par Alexandre pour deacutecrire la position
stoiumlcienne Comme la tregraves bien montreacute V Cordonier ces modifications lexicales apporteacutees par
Alexandre agrave la doctrine stoiumlcienne sont reacuteveacutelatrices de son propre projet Elles forment en
quelque sorte des reacuteeacutecritures de termes stoiumlciens en vocabulaire aristoteacutelicien ou plutocirct
peacuteripateacuteticien266 Alexandre transforme en effet le laquo ποιοῦν raquo du Portique en laquo ποιητικόν raquo et le
laquo λόγος raquo en laquo ἔνυλον εἶδος raquo Or le choix de ces termes par les stoiumlciens nest sans doute pas
anodin Laissons ici de cocircteacute la transformation du ποιοῦν en ποιητικόν agrave propos de laquelle il
faudrait se demander si eacutetant poseacute la diffeacuterence entre lefficience stoiumlcienne et llaquo agence raquo
aristoteacutelicienne il ny a pas contamination de la seconde par la premiegravere chez lAphrodisien
La seconde traduction est plus importante pour notre propos Du point de vue lexical et
historique il eacutetait sans doute plus aiseacute de concevoir un λόγος totalement immanent le refus
264 Alcinoos Didaskalos 155 40
265 Atticus Fr 5 71-74 (Des Places) laquo Εἰ δέ τι ἀπαθὲς εἴη τοῦτο ἀφειμένον καὶ ἐλεύθερον ἀπὸ τοῦπάσχοντος εἶναι δεῖ ὥστε χωρὶς ἂν εἴη τῆς ὕλης ἧς κεχωρισμένον ἀσώματον ἀναγκαίωςὁμολογοῖτ ἄν raquo
266 Lexpression ἔνυλον εἶδος ne se lit pas chez Aristote
81
La meacutetaphysique comme science une enjeux
stoiumlcien des Ideacutees a donc ducirc jouer dans labandon dεἶδος267 Pourquoi alors cette reacuteeacutecriture (dont
Alexandre serait au surplus le premier auteur) La reacuteponse proposeacutee par V Cordonier est agrave la
fois ingeacutenieuse et peut-ecirctre trop contourneacutee Pour comprendre cette traduction du λογὸς en
εἶδος V Cordonier part en effet des deacuteterminations de la matiegravere selon Aetius Sans qualiteacute ni
figure (ἄμορφον ἀνείδεον ἀσχημάτιστον ἄποιον et pourtant σωματοειδῆ268) la matiegravere
premiegravere se deacutecrit par la neacutegativiteacute et la privation Selon V Cordonier il est tout agrave fait possible
quAlexandre reprenant agrave son compte cette description de la matiegravere ait laquo projeteacute raquo les
laquo eacutequivalents positifs raquo des adjectifs privatifs pour deacutecrire le principe actif stoiumlcien269
La chose nous semble agrave la fois plus simple et plus massive comme laquo λόγος raquo le dieu
stoiumlcien est ce qui vient laquo qualifier raquo la matiegravere donc la deacuteterminer (dans tous les sens du terme)
Pour un aristoteacutelicien comme pour les platoniciens cela est lœuvre dun principe intelligible ndash
seacutepareacute ou non De mecircme que les platoniciens reprennent le vocabulaire stoiumlcien de la qualiteacute (le
ποῖον ou plutocirct dans la version meacutedio-platonicienne la ποιότης) de mecircme Alexandre peut-il
appeler εἶδος le principe stoiumlcien de qualification des corps la conversion ou la traduction
fonctionne dans les deux sens
Linteacutegration des stoiumlciens dans un deacutebat meacutetaphysique sur les principes est ainsi
accomplie par Alexandre Or cette inteacutegration est rendue possible par la nature mecircme du
discours stoiumlcien Si comme le dit J Brunschwig la meacutetaphysique a geacuteneacuteralement agrave voir avec une
science des principes premiers alors la physique du Portique nen est en effet pas tregraves eacuteloigneacutee270
Puisque pour les stoiumlciens ecirctre cest ecirctre un corps cest la physique qui prend la position de
philosophie premiegravere271 et qui en assume les ambitions dans sa partie speacutecifique la physique
preacutetend en effet ecirctre une eacutetude rationnelle de lensemble de la reacutealiteacute et de ses constituants
267 Les stoiumlciens ont donc preacutefeacutereacute des verbes plus concrets comme laquo σχηματίζω raquo ou laquo μορφόω raquo cf VCordonier [2008] p 364
268 Aetius Placita I 9 2-5 p 307 sq
269 V Cordonier [2008] p 365
270 J Brunschwig [2003] p 208-209 Cf aussi AA Long DN Sedley [1987] tr fr [2001] t II p 239 ougrave ALong et D Sedley nheacutesitent pas agrave identifier la partie speacutecifique de la physique avec la philosophiepremiegravere dAristote On se rappelle que selon la distinction opeacutereacutee par DL VII 132-133 la physiquespeacutecifique a cinq objets corps principes eacuteleacutements dieux ltlimite lieu et videgt et ces objets sontpropres agrave la seule physique La partie geacuteneacuterique soccupe de trois objets monde eacuteleacutements recherchedes causes Ces objets peuvent ecirctre pris en charge par dautres disciplines Cf MJ White [2003] p 125et J Brunschwig [2003] p 206-208
271 Nous prenons ce terme ici en un sens large et fonctionnel par opposition avec lideacutee que la physiqueserait seulement philosophie seconde ndash cest ce que font eacutegalement J Brunschwig et A Long etD Sedley (cf note preacuteceacutedente) Cf ci-dessous sect 122c
82
La meacutetaphysique comme science une enjeux
premiers et universels La nature selon le Portique est laquo ce qui fait tenir le monde ensemble raquo ou laquo ce
qui fait pousser les choses sur la terre raquo272 La physique a ainsi pour objet principal ce qui
maintient la coheacutesion (συνέχειν)273 du monde compris comme lensemble de ce qui est Le
Portique conccediloit le monde (et donc lecirctre) comme menaceacute par un neacuteant agrave venir (sans quoi on ne
chercherait pas ce qui permet cette coheacutesion) et la physique doit rendre raison de ce qui fait tenir
le monde entre deux embrasements cycliques
Pour ce faire les stoiumlciens posent deux laquo principes raquo qui contrairement par exemple aux
eacuteleacutements ne subissent pas lembrasement peacuteriodique et permettent une continuiteacute de lecirctre
Lembrasement est le moment ougrave la laquo biographie raquo du dieu ne sidentifie plus agrave celle du monde274
et ougrave le dieu et la matiegravere manifestent leur statut principiel Mais le dieu et la matiegravere ne sont pas
seulement des principes du devenir ils sont aussi indissolublement principes eacutepisteacutemologiques
Ce nest pas un hasard sil y a homologie entre les critegraveres de corporeacuteiteacute (la capaciteacute dagir et de
pacirctir) et les principes ultimes Le dieu et la matiegravere nexpliquent pas seulement pourquoi les
choses sont mais aussi pourquoi elles sont ce quelles sont ndash et par-lagrave ce que lon peut en dire ou
en penser Dans un remarquable souci deacuteconomie comme le disent A Long et D Sedley la
matiegravere et le dieu laquo donnent agrave eux deux le fondement meacutetaphysique de tout eacutenonceacute sur le monde
puisque preacutediquer une proprieacuteteacute dun sujet nest rien dautre que de deacutecrire une qualiteacute ou une
disposition de dieu dans la matiegravere raquo275
Nous sommes donc deacutesormais en mesure de comprendre pourquoi le deacutebat physique sur
la corporeacuteiteacute ou non des qualiteacutes a neacutecessairement conduit les eacutecoles adverses agrave une mise au
point theacuteologique et meacutetaphysique theacuteologique parce que la raison des qualiteacutes dans les corps
reacuteside dans le dieu et provient de lui meacutetaphysique parce quil est ici question des principes du
devenir et du sens du monde La notion mecircme dune connaissance des principes de la totaliteacute du
reacuteel souscrit en effet aux critegraveres que nous avions deacutegageacutes comme indice dune meacutetaphysique
elle implique agrave la fois une quecircte de rationaliteacute (le principe rend raison de ce dont il est principe)
272 DL VII 148 laquo φύσιν δὲ ποτὲ μὲν ἀποφαίνονται τὴν συνέχουσαν τὸν κόσμον ποτὲ δὲ τὴν φύουσαντὰ ἐπὶ γῆς raquo
273 Le terme est encore reacutepeacuteteacute une ligne plus loin la nature via les laquo σπερματικοί λόγοι raquo conduit agravelachegravevement et agrave la coheacutesion laquo ἀποτελοῦσά τε καὶ συνέχουσα raquo On a vu ci-dessus comment cettelaquo coheacutesion raquo est pour les stoiumlciens la marque de lecirctre cest-agrave-dire des corps
274 Pour cette belle meacutetaphore selon laquelle le Feu artisan nest pas seacutepareacute du monde et dont lalaquo biographie est coextensive agrave celle du monde quil creacutee raquo cf AA Long DN Sedley [1987] tr fr[2001] t II p 261
275 AA Long DN Sedley [1987] tr fr [2001] t II p 247
83
La meacutetaphysique comme science une enjeux
et conserve neacutecessairement une vocation totalisante
Quen est-il chez les platoniciens Comme on la noteacute poser une reacutegion de lecirctre plus
stable et plus peacuterenne seacutepareacutee de celle du devenir (ainsi que le fait Plutarque agrave la fin du traiteacute sur
LE de Delphes276) ne suffit pas pour constituer une meacutetaphysique Mais la puissance laquo archique raquo
ou principielle des objets de la theacuteologie deacuteveloppeacutee par certains meacutedio-platoniciens va au-delagrave
de ce seul geste La vocation totalisante de la theacuteologie nest pas toujours perceptible dans un
manuel comme le Didaskalikos du fait de son mode dexposition scolaire et la deacutefinition de la
theacuteologie comme science des laquo causes premiegraveres cest-agrave-dire ltles causesgt suprecircmes et
principielles raquo277 semble parfois bien nominale Le projet de fondation des corps naturels par la
theacuteologie est plus perceptible dans les fragments de Numeacutenius De fait ce dernier remonte au
principe apregraves en avoir montreacute la neacutecessiteacute pour que les corps fluents puissent se maintenir dans
lecirctre En effet
Ἀλλὰ τί δή ἐστι τὸ ὄν ἆρα ταυτὶ τὰστοιχεῖα τὰ τέσσαρα ἡ γῆ καὶ τὸ πῦρ καὶ αἱἄλλαι δύο μεταξὺ φύσεις ἆρα οὖν δὴ τὰὄντα ταῦτά ἐστιν ἤτοι συλλήβδην ἢ καθ ἕνγέ τι αὐτῶν
ndash Καὶ πῶς ἅ γέ ἐστι καὶ γενητὰ καὶπαλινάγρετα εἴ γ ἔστιν ὁρᾶν αὐτὰ ἐξἀλλήλων γιγνόμενα καὶ ἐπαλλασσόμενακαὶ μήτε στοιχεῖα ὑπάρχοντα μήτεσυλλαβάς
ndash Σῶμα μὲν ταυτὶ οὕτως οὐκ ἂν εἴη τὸὄν Ἀλλ ἄρα ταυτὶ μὲν οὔ ἡ δὲ ὕλη δύναταιεἶναι ὄν
ndash Ἀλλὰ καὶ αὐτὴν παντὸς μᾶλλονἀδύνατον ἀρρωστίᾳ τοῦ μένειν ποταμὸςγὰρ ἡ ὕλη ῥοώδης καὶ ὀξύρροπος βάθος καὶπλάτος καὶ μῆκος ἀόριστος καὶ ἀνήνυτος
Mais quest-ce donc que leacutetant Seraient-ce cesquatre eacuteleacutements la terre le feu les deux autresnatures intermeacutediaires Seraient-ils donc enfin leseacutetants soit en bloc soit isoleacutement ndash Et comment (le seraient-ils) sagissant de chosesengendreacutees et susceptibles de meacutetamorphosespuisquon peut les voir naicirctre les uns des autressalteacuterer ne subsister ni comme eacuteleacutements ni commeagreacutegats ndash Ainsi en tant que corps ces eacuteleacutements ne seront pasleacutetant Mais peut-ecirctre si eux ne le sont pas lamatiegravere elle sera leacutetant ndash Mais elle aussi en est plus que tout incapableimpuissante quelle est agrave demeurer dans le mecircmeeacutetat car cest un fleuve impeacutetueux et instable que lamatiegravere elle est en profondeur en largeur enlongueur indeacutefinie et illimiteacutee
(Fr 3tr Des Places modifieacutee)
Degraves lors
Τὰ σώματα τῇ οἰκείᾳ φύσει τρεπτὰ ὄντακαὶ σκεδαστὰ καὶ διόλου εἰς ἄπειρον τμητάμηδενὸς ἐν αὐτοῖς ἀμεταβλήτουὑπολειπομένου δεῖται τοῦ συνέχοντος καὶσυνάγοντος καὶ ὥσπερ συσφίγγοντος καὶσυγκρατοῦντος αὐτά ὅπερ ψυχὴν λέγομεν
Les corps eacutetant par leur nature proprechangeants susceptibles de se dissiper etinteacutegralement divisibles agrave linfini sans que demeureen eux rien dimmuable il leur faut quelque chose quiles contienne les rassemble les lie ensemble pourainsi dire et les retienne ensemble ce que
276 Agrave partir de 392a
277 161 1 et 162 24-26
84
La meacutetaphysique comme science une enjeux
preacuteciseacutement nous appelons une acircme(Fr 4b 5-9
tr Des Places modifieacutee)
On notera agrave nouveau le vocabulaire de la coheacutesion du rassemblement par opposition agrave
une matiegravere vue comme seacutecoulant de toute part Dun cocircteacute donc les corps parce quils sont
mateacuteriels peuvent ecirctre deacutecrits comme volatiles ou liquides mais de lautre ils ont bien malgreacute
tout une certaine soliditeacute qui rend raison des erreurs du mateacuterialisme naiumlf et du corporalisme
stoiumlcien Pour un stoiumlcien dans une peacuteriode situeacutee entre deux embrasements les corps sont le
modegravele mecircme de la consistance et de la reacutesistance alors que pour les platoniciens ils sont par
leur nature propre perpeacutetuellement soumis agrave la dissolution et menaceacutes par le neacuteant Surtout
selon les platoniciens lerreur des stoiumlciens est deacutechouer dans leur preacutetention de fondation de
cette coheacutesion des corps En effet lanalyse (ici restreinte par Numeacutenius aux corps vivants) insiste
sur la neacutecessiteacute de poser un principe de coheacutesion qui soit heacuteteacuterogegravene et extrinsegraveque agrave son
principieacute il ny a pas simple chaicircne de causaliteacute Cest pourquoi Numeacutenius poursuit laquo on a
montreacute que tout corps requiert de quoi le maintenir [δεῖσθαι τοῦ συνέχοντος] et il en ira ainsi agrave
linfini jusquagrave ce que nous parvenions agrave lincorporel raquo (Fr 4b)
Entre les stoiumlciens et les meacutedio-platoniciens Alexandre se situe donc lui-mecircme agrave
lintersection des deux impeacuteratifs agrave la fois contradictoires et propres agrave tout principe Le principe
doit ecirctre simultaneacutement lieacute agrave ce dont il est le principe pour pouvoir le fonder et seacutepareacute pour en
eacuteviter la contingence278 Un principe purement homogegravene agrave ce dont il est le principe risque de
deacutechoir en simple cause parmi dautres ou en simple eacuteleacutement et ne pouvoir assumer son statut
premier Un principe totalement deacutetacheacute de ses effets perd sa puissance agrave la fois explicative et
ontologique et se recroqueville comme un dieu eacutepicurien dont on na que faire ndash comme aussi
justement un dieu aristoteacutelicien selon lattaque dAtticus qui renvoie dos agrave dos Eacutepicure et
Aristote279
Le deacutefaut des platoniciens de leacutepoque et pour autant quon puisse en juger leur
infeacuterioriteacute par rapport agrave Plotin cest peut-ecirctre ce manque de deacuteveloppement sur la relation
ontologique280 des principes agrave leurs effets La chose a agrave voir avec une tendance au dualisme ndash non
278 Voir par exemple les analyses de S Roux [2004] p 14 sq et B Mabille [2006]
279 Atticus Fr 3 52-57 Des Places Sur ce texte et le deacutefi quil pose aux aristoteacuteliciens cf RW Sharples[2002] et ci-dessous sect 333
280 On laisse de cocircteacute ici la relation eacutethique que peut impliquer la thegravese dune Providence
85
La meacutetaphysique comme science une enjeux
sans lien avec la vogue de la gnose Cest pourquoi agrave notre connaissance les deacuteveloppements sur
la participation par exemple sont quasi absents des corpus281 Il reste quon lit dans le meacutedio-
platonisme une reprise de la tentative acadeacutemicienne de poser ces principes ultimes que sont lun
et la dyade282 ie des principes qui soient conditions de possibiliteacute agrave la fois de lecirctre des corps et
de la connaissance en geacuteneacuteral On y lit aussi une reacuteflexion sur la Providence qui si elle ne se
deacuteveloppe pas prioritairement du cocircteacute des effets ontologiques de la puissance divine les eacutevoque
cependant283 Mais la seacuteparation des laquo mondes raquo sensible et intelligible propre au meacutedio-
platonisme284 rendra neacutecessaire une nouvelle penseacutee de la maniegravere dont le principe fonde
Pour le stoiumlcien la corporeacuteiteacute du qualifieacute provient de laction du feu divin sur la matiegravere
premiegravere mais degraves lors que la causaliteacute est reacuteduite agrave lefficience dun corps285 et que le dieu est un
principe automoteur (preacuteciseacutement pour eacuteviter la reacutegression agrave linfini) il doit ecirctre cause
laquo sustentatrice raquo et neacutecessairement immanent agrave ce sur quoi il agit Selon la formule rapporteacutee par
Alexandre laquo Rien dans le monde en effet nest ni ne devient sans cause parce que rien dans le
monde nest deacutelivreacute ni seacutepareacute de tout ce qui le preacutecegravede raquo286 Tout le problegraveme est cependant de
comprendre comment cette cause par excellence ce principe quest le dieu peut lui-mecircme ecirctre dit
laquo corps raquo sans tomber dans la reacutegression agrave linfini que tous se sont plu agrave railler287 et si son
caractegravere automoteur suffit pour en garantir la principialiteacute
114 Conclusions trois reacutequisits pour la meacutetaphysique alexandrinienne
Quil y ait une (ou laquo de la raquo) meacutetaphysique agrave leacutepoque post-helleacutenistique est discutable si
281 Toutefois cette mise en retrait du concept de participation est peut-ecirctre aussi lieacutee agrave lalaquo subjectivisation raquo des Ideacutees (lexpression est de J-F Pradeau [2003] p 25) deacutesormais comprisescomme penseacutees du deacutemiurge
282 Pour une reprise numeacutenienne de ces thegravemes cf Fr 11 et 39 Plutarque est plus prolixe sur lun et ladyade cf par exemple De Iside 354f 370e 374a etc Pour lorigine acadeacutemicienne de la doctrine de lunet de la dyade cf M Isnardi Parente [1981]
283 Sur la providence dans le meacutedio-platonisme voir par exemple M Dragona-Monachou [1994] Sur ladoctrine des principes voir M Zambon [2002]
284 J Laurent [2002] p 57 sq J-F Pradeau [2003] p 26
285 Sextus M IX 211 (SVF II 341 et LS 55B) Pour lidentification du dieu agrave laquo la raquo cause cf Seacutenegraveque Lettre65 2 (LS 55E)
286 De fato XXII 43 20-22 (Thillet) Pour ces chaicircnes causales cf aussi Ciceacuteron De div I 126
287 Cf Plutarque De Comm Not 50 Pour une tentative de reacutesolution de ce problegraveme cf M Frede [2005]
86
La meacutetaphysique comme science une enjeux
lon entend par lagrave un champ deacutelimiteacute du savoir un espace eacutepisteacutemique deacutefini commun aux
diffeacuterents auteurs par-delagrave les divergences scolaires Certes dans le meacutedio-platonisme se font
jour des tentatives pour surmonter la tripartition logique-physique-eacutethique pour eacutelaborer une
theacuteologie et ce qui se rapproche dune meacutetaphysique Mais ces tentatives seffectuent encore ndash agrave
notre connaissance ndash en labsence de probleacutematisation du statut eacutepisteacutemologique de la
meacutetaphysique
Quil y ait laquo du raquo meacutetaphysique de puissantes tendances inheacuterentes aux deacutebats post-
helleacutenistiques faisant signe vers le meacutetaphysique cela nous paraicirct en revanche incontestable Or
ces diffeacuterentes tendances ont quant agrave elles pu laquo faire contexte raquo pour Alexandre Vont dans ce
sens les deacuteveloppements stoiumlciens sur les universaux ou lincorporeacuteiteacute des qualiteacutes qui nous ont
servi dexemples types ou du cocircteacute platonicien la renaissance dun platonisme dogmatique de la
doctrine des Ideacutees de lideacutee dun premier dieu qui est lecirctre Certes dans le contexte de lExeacutegegravete
ces questionnements meacutetaphysiques se font agrave loccasion de deacutebats plus laquo brucirclants raquo mais ils ont
bien comme le dit J Brunschwig un statut meacuteta-philosophique ndash meacuteta-physique ou meacuteta-
logique288
Si donc comme lon peut penser au premier abord Alexandre marque une reviviscence
meacutetaphysique il faut preacuteciser Dune part lExeacutegegravete sinscrit dans les deacutebats quon peut qualifier a
posteriori de meacutetaphysiques Dautre part son innovation doit ecirctre chercheacutee du cocircteacute de la
constitution de la meacutetaphysique en science La contextualisation permet donc si ce nest de
rendre raison du moins deacuteclairer les deacutefis que doit affronter une meacutetaphysique aristoteacutelicienne agrave
leacutepoque post-helleacutenistique Eu eacutegard agrave son contexte et degraves lors quAlexandre sinteacuteresse agrave la
meacutetaphysique et entreprend de commenter la Meacutetaphysique289 il se doit en effet
1) De procurer aux questions quon vient deacutenoncer un statut eacutepisteacutemique et de lutter contre
leur dispersion en minant de linteacuterieur la tripartition logique-physique-eacutethique Par
statut eacutepisteacutemique il faut entendre agrave la fois la meacutethode dune science mais surtout et au
premier chef son uniteacute interne et sa deacutelimitation
2) De reacuteaffirmer luniversaliteacute de lecirctre en luttant contre sa reacutetrogradation On a pu dire que
la deacutetermination neacuteoplatonicienne du premier principe comme au-delagrave de lecirctre neacutetait
288 J Brunschwig [2003] p 209
289 Sur ce point bute lentreprise de contextualisation et telle est la limite du pouvoir explicatif ducontexte la raison pour laquelle Alexandre se reacute-inteacuteresse agrave la meacutetaphysique comme science demeuredans lombre Le contexte permet agrave tout le moins de diagnostiquer ici par eacutecart linnovation
87
La meacutetaphysique comme science une enjeux
pas sans rapport avec la theacuteorie stoiumlcienne du τι comme genre suprecircme290 Cette thegravese
semble difficile agrave confirmer historiquement mais il reste quAlexandre se situe bien au
croisement de deux attaques magistrales contre luniversaliteacute ou la primauteacute de lecirctre Agrave
cet eacutegard le geste alexandrinien peut paraicirctre ici comme ailleurs selon le mot de M
Rashed laquo reacuteactionnaire raquo comme plus geacuteneacuteralement le laquo retour agrave la science theacuteoreacutetique
pure raquo quil procircne291 Le contexte est ici ce agrave quoi le penseur reacutesiste sil le deacutetermine cest
neacutegativement
3) De concevoir enfin un principe du monde qui ne soit ni purement immanent ni
totalement seacutepareacute
Comme on voit ces trois projets correspondent agrave des poleacutemiques que nous avons
abordeacutees dans ce qui preacutecegravede Ils correspondent eacutegalement aux trois critegraveres que nous avions
deacutetermineacutes pour deacuteceler la preacutesence du meacutetaphysique agrave leacutepoque dAlexandre le principe de
rationaliteacute lambition duniversaliteacute et la recherche du fondement ou du principe Linstitution
alexandrinienne de la meacutetaphysique se comprend donc sur le fond de lencyclopeacutedisme de son
eacutepoque et de son opposition aux autres eacutecoles la notion dune philosophie premiegravere est le propre
et la marque du neacuteo-aristoteacutelisme alexandrinien
Mais contextualiser linstitution alexandrinienne de la meacutetaphysique cest aussi faire
droit agrave lœuvre du commentateur On a souhaiteacute le souligner dentreacutee de jeu lAphrodisien est un
philosophe et sa lecture exige agrave ce titre les mecircmes meacutethodes dhistoriographie quon applique
couramment aux stoiumlciens ou aux platoniciens post-helleacutenistiques Le lire dans son seul face-agrave-
face avec le texte aristoteacutelicien sub specie aeternitatis cest manquer la reacutealiteacute (lrsquohistoriciteacute) de son
geste philosophique En revanche loin decirctre contradictoire avec une approche purement
exeacutegeacutetique de lœuvre alexandrinienne notre tentative de contextualisation achemine
naturellement vers celle-ci Philosophe Alexandre lest indissociablement en ce quil est exeacutegegravete
Et linstitution de la meacutetaphysique comme science une ressortit eacutevidemment agrave cette activiteacute
interpreacutetative
290 Il sagit de P Hadot [1968] p175 sq Voir toutefois les arguments de P Aubenque [1991] [2009a] p320
291 M Rashed [2007b] p 317 n 864
88
La meacutetaphysique comme science une enjeux
12 Alexandre exeacutegegravete Uniteacute des noms uniteacute du traiteacute
121 Luniteacute de la laquo πραγματεία raquo
On vient de voir comment le projet alexandrinien dune meacutetaphysique eacutemerge dans un
contexte ougrave en leacutetat de nos sources la meacutetaphysique nexiste pas comme science constitueacutee Mais
degraves lors quAlexandre se donne pour objectif de la reacuteinteacutegrer dans le champ scientifique de son
eacutepoque il lui incombe deacutetablir et dassurer son uniteacute Cela rend raison de la maniegravere dont
lExeacutegegravete lit le traiteacute lui-mecircme Si comme nous en faisons lhypothegravese linterpreacutetation
alexandrinienne a contribueacute agrave autonomiser la meacutetaphysique comme science en la deacutetachant de
son origine textuelle (faire de la meacutetaphysique ne se reacuteduirait plus agrave lire et eacutetudier Aristote) il
nen demeure pas moins quAlexandre est dabord un commentateur Alexandre identifie ainsi
meacutetaphysique et Meacutetaphysique tout en rendant possible leur deacutecollement ulteacuterieur La position
laquo unitarienne raquo dont on fait lhypothegravese chez Alexandre salimente en effet dune entente stricte
de luniteacute litteacuteraire de la Meacutetaphysique
Pourtant en bonne logique une position unitarienne quant agrave lobjet et la structure de la
science meacutetaphysique ie laffirmation de son laquo uniteacute theacuteorique raquo292 nimplique pas
neacutecessairement laffirmation de luniteacute de composition du traiteacute On peut tregraves bien tout agrave la fois
concevoir luniteacute du projet aristoteacutelicien dune philosophie premiegravere mais admettre que le traiteacute
exposant celle-ci preacutesente des irreacutegulariteacutes de reacutedaction voire quil nest pas un laquo livre raquo que cest
une laquo chimegravere raquo293 Lun des moyens dassurer cette uniteacute theacuteorique peut mecircme ecirctre de se
deacutebarrasser de la diversiteacute des objets que le traiteacute passe en revue en tirant argument de
292 A Jaulin [1999]
293 A Jaulin [2003] p 11
89
La meacutetaphysique comme science une enjeux
linauthenticiteacute de sa composition On montrerait ainsi que le projet dune science de leacutetant en
tant queacutetant est celui dune science unifieacutee qui ne concurrence pas une autre science speacuteciale et
subordonneacutee la theacuteologie dE 1 et du livre Λ que cest une erreur dinterpreacutetation qui a pousseacute
les eacutediteurs agrave rassembler sous un mecircme ensemble des textes quen fait ils ne comprenaient pas
reacuteellement
Alexandre est agrave mille lieues de ces tendances Non que celles-ci soit reacuteserveacutees aux
interpreacutetations qui nous sont contemporaines comme on va le voir il y a sans doute eu degraves
avant Alexandre des lecteurs qui ont douteacute que la Meacutetaphysique fucirct un livre LExeacutegegravete aurait
donc tregraves bien pu lui aussi proceacuteder agrave une critique de la composition du traiteacute pour salleacuteger de
certains problegravemes connus Au contraire lAphrodisien fait preuve dune option hermeacuteneutique
dautant plus forte quelle ne simplifie pas son travail de commentateur selon lui la
Meacutetaphysique telle quil la possegravede est ordonneacutee coheacuterente rien ne doit ecirctre deacuteplaceacute ou en ecirctre
retireacute Le traiteacute unifieacute preacutesente une science une
Cest ce quindique lambiguiumlteacute de lemploi alexandrinien de laquo πραγματεία raquo On le sait le
terme embarrassant pour les traducteurs deacutesigne aussi bien leacutetude la doctrine et en
loccurrence une science que le traiteacute au sens physique dun ensemble de livres Conformeacutement
aux emplois courants du terme Alexandre emploie laquo πραγματεία raquo pour dire lun autant que
lautre ndash au sens ougrave comme le dira V Cousin laquo elle [la meacutetaphysique] est tout autant dans cet
ensemble [la Meacutetaphysique] raquo294 Aussi quand Alexandre soutient que cest sur la sagesse que
porte laquo ἡ προκειμένη πραγματεία raquo295 est-il difficile de ne pas y entendre les textes
aristoteacuteliciens De mecircme lorsquil se reacutefegravere aux diffeacuterents livres qui composent la πραγματεία296
Le sens premier de laquo πραγματεία raquo cependant reperce quand le terme deacutesigne une
294 V Cousin dans KL Michelet [1836] si Andronicos avait composeacute louvrage Meacutetaphysique alors laquo ceserait un homme du plus beau geacutenie puisquil aurait creacuteeacute lensemble de la Meacutetaphysique cest-agrave-direla Meacutetaphysique elle-mecircme car elle est tout entiegravere dans cet ensemble cest cet ensemble qui nous enmanifeste la meacutethode la marche les proceacutedeacutes raquo p XXV (nous reproduisons la typographie qui laisseeacutevidemment dans lambiguiumlteacute la question de savoir si lon a affaire au traiteacute ou agrave la science) Lamusantest que V Cousin reacutesumant Michelet sen sert dargument pour refuser la paterniteacute de la Meacutetaphysiqueagrave Andronicos dans un syllogisme du type la Meacutetaphysique est un ouvrage de geacutenie si Andronicoslavait composeacutee il en serait un (or ndash preacutemisse sous-entendue sans doute si eacutevidente quil seraitineacuteleacutegant de la dire ndash Andronicos nest pas un geacutenie) il ne peut donc ecirctre lauteur de la Meacutetaphysiquelaquo comme ce nest ni Lycurgue ni Pisistrate qui ont fait lIliade raquo
295 In Met 6 2-3 laquo συνιστὰς καὶ δεικνὺς ὅτι μάλιστα τῆς σοφίας ἐστὶν ἴδιον τὸ τὰς αἰτίαςγιγνώσκειν περὶ ἧς ἡ προκειμένη πραγματεία raquo
296 Par exemple la reacutefeacuterence agrave M en In Met 111 13-14 laquo λέγει δὲ περὶ αὐτῶν ἐν τῷ Μ τῆσδε τῆςπραγματείας raquo ou agrave Λ en 178 21 Voir aussi 169 22-23 172 21-22 179 33 201 20
90
La meacutetaphysique comme science une enjeux
certaine recherche celle qui nous est proposeacutee ici par le traiteacute ndash donc une activiteacute qui nest pas le
traiteacute lui-mecircme puisquelle en fait lobjet Alexandre commente en effet la subordonneacutee de 982a
4 laquo ἐπεὶ δὲ ταύτην τὴν ἐπιστήμην ζητοῦμεν raquo en compleacutetant laquo τουτέστιν ἐπειδὴ ἡ
προκειμένη ἡμῖν πραγματεία ζήτησίς ἐστι ταύτης τῆς ἐπιστήμης δεῖ ἰδεῖν περὶ ποῖά ἐστιν
ἐπιστήμη ἡ ζητουμένη raquo (8 19-21) De surcroicirct le thegraveme de la naturaliteacute de cette πραγματεία
peut difficilement sappliquer au traiteacute lui-mecircme297
Neacuteanmoins la distinction entre les deux sens est parfois tregraves malaiseacutee Par exemple la
laquo πραγματεία raquo nommeacutee par Aristote laquo theacuteologie raquo deacutesigne-t-elle la science elle-mecircme ou lun
des noms possibles du traiteacute298 De mecircme l laquo ἀποδεικτικὴν πραγματείαν raquo qui pourrait laquo en
un sens raquo faire partie de la philosophie299 deacutesigne-t-elle le(s) traiteacute(s) selon la traduction
dA Madigan ou plutocirct leacutetude que megravene lOrganon
Une maniegravere de reacutepondre serait de soutenir que lambiguiumlteacute est sinon volontaire du
moins eacuteloquente Le passage par meacutetonymie300 du traiteacute qui lexpose agrave leacutetude pourrait signaler un
certain rapport agrave leacutecrit bien diffeacuterent de celui de leacutepoque classique Pour le dire briegravevement il
ne serait pas absurde de soutenir quagrave laube de lEgravere des Commentateurs une science consiste
autant en une disposition de lacircme quen louvrage qui lexpose ou que tout au moins un lien
puissant unit ces deux modes decirctre
En ce sens lambiguiumlteacute du premier commentaire agrave B 1 sen trouverait fondeacutee Le texte
ceacutelegravebre est le suivant
Ἡ μὲν ἐπιζητουμένη ἐπιστήμη καὶπροκειμένη νῦν αὐτή ἐστιν ἡ σοφία τε καὶ ἡθεολογική ἣν καὶ Μετὰ τὰ φυσικὰἐπιγράφει τῷ τῇ τάξει μετ ἐκείνην εἶναιπρὸς ἡμᾶς λέγει δὲ αὐτὴν καὶ πρώτηνσοφίαν ὅτι τῶν πρώτων καὶ τιμιωτάτων ἐστὶθεωρητική Διὰ τὸ αὐτὸ δὲ τοῦτο καὶθεολογική περὶ γὰρ τοῦ αἰτίου καὶ εἴδους ὃπάντῃ ἄυλός ἐστιν οὐσία [17110] κατ αὐτόν
La science quAristote recherche celle-lagrave mecircmequil propose maintenant est la sagesse et la ltsciencegttheacuteologique quil intitule aussi laquo Meacuteta-physique raquo dufait que dans lordre elle vient pour nous apregraves laphysique Et il dit quelle est aussi laquo sagessepremiegravere raquo parce quelle eacutetudie les choses premiegraveres etles plus estimables Cest pour cette mecircme raisonquelle est eacutegalement laquo theacuteologique raquo Pour Aristote eneffet le discours contenu dans ces livres porte
297 In Met 140 2-4 laquo δοκεῖ δέ μοι διὰ μὲν τοῦ πολλούς τε ἐπιβάλλεσθαι λέγειν περὶ αὐτῆς καὶμηδένα αὐτῶν πάντῃ διαμαρτάνειν δείκνυσθαι τὸ κατὰ φύσιν ἡμῖν εἶναι τήνδε τὴνπραγματείαν raquo
298 In Met 18 10-11 laquo διὰ τούτων δὲ ἔδειξεν ὅτι καὶ εὐλόγως ἥδε ἡ πραγματεία θεολογικὴ καλεῖται raquoVoir aussi 210 26 ougrave lon trouve lexpression laquo πρὸς τὴν γνῶσιν τῶν ἀρχῶν καὶ ὅλως πρὸς τὴνπροκειμένην πραγματείαν raquo
299 In Met 191 11-12 laquo εἴη δ ἄν πως διὰ τούτων καὶ τὸ μέρος φιλοσοφίας εἶναι τὴν ἀποδεικτικὴνπραγματείαν τιθέμενον raquo Pour la traduction anglaise par laquo treatise raquo cf A Madigan [1992] p 119
300 Ou synecdoque si lon prend ce terme au sens du transfert reposant non pas sur une inclusionmeacutereacuteologique mais sur la base dune deacutependance mateacuterielle
91
La meacutetaphysique comme science une enjeux
ἣν καὶ πρῶτον θεὸν καὶ νοῦν καλεῖ ὁ λόγοςἐν τούτοις προηγουμένως αὐτῷ γίνεται
principalement sur la cause plus preacuteciseacutement laforme qui est selon lui une substance totalementimmateacuterielle quil appelle aussi Premier dieu etintellect
(171 5-11)
Le verbe qui introduit la deacutenomination de laquo μετὰ τὰ φυσικά raquo laquo ἐπιγράφει raquo deacutesigne
neacutecessairement une opeacuteration bibliographique le fait de donner un titre agrave un ouvrage ndash le terme
renvoie dabord agrave laction deacutegratigner ou de graver sans que ce soit automatiquement pour
eacutecrire puis au fait dinscrire des lettres laquo au-dessus raquo par exemple en eacutepitaphe intituler ou
apposer sa signature etc301 Il na en tout eacutetat de cause jamais le sens de laquo καλέω raquo ou de
laquo λέγω raquo On pourrait objecter que lanteacuteceacutedent de la relative (laquo ἡ μὲν ἐπιζητουμένη
ἐπιστήμη raquo) renvoie bien agrave une science et non agrave des livres La question est donc de savoir si
laquo μετὰ τὰ φυσικά raquo est un nom propre (deacutesignant uniquement le traiteacute) ou deacutejagrave un nom
commun (deacutesignant la science) Au strict point de vue lexical et grammatical Alexandre est en
train de dire quAristote a laquo aussi raquo (laquo καὶ raquo 171 6) donneacute ce titre agrave la science La synecdoque joue
donc agrave plein Sans doute ne faut-il pas exageacuterer ce point lExeacutegegravete sait tregraves bien quune science
est dabord une ἕξις (celle justement de lintellect ἐν ἕξει et ἐπίκτητός302) mais agrave titre
heuristique un bon moyen de comprendre comment il unifie la meacutetaphysique serait donc de
repeacuterer si et comment il unifie la Meacutetaphysique
Il est inutile de revenir ici inteacutegralement sur lhermeacuteneutique geacuteneacuterale dAlexandre La
chose a deacutejagrave eacuteteacute eacutetudieacutee avec preacutecision303 et lon peut se contenter den tirer les conseacutequences pour
ce qui nous inteacuteresse sa lecture de la Meacutetaphysique Plutocirct que de proceacuteder uniquement a priori
on cherchera agrave deacutechiffrer ses proceacutedeacutes hermeacuteneutiques agrave mecircme son interpreacutetation du traiteacute
Rappelons seulement que dans le but de clarifier les textes du Stagirite son Exeacutegegravete
travaille agrave expliquer laquo Aristotelem ex Aristotele raquo304 La premiegravere partie de lexpression a son
importance Alexandre vise la penseacutee du Philosophe il commente davantage Aristote que les
301 Sur ce verbe et son emploi posteacuterieur chez les commentateurs neacuteoplatoniciens cf P Hoffmann [1997]p 75 sq
302 Cf Alexandre DA 82 1 sq et 85 25 sq
303 Cf principalement RW Sharples [1987] p 1179-1181 J Barnes [1992] P Donini [1995] S Fazzo[2004] Voir aussi les indications de M Bonelli [2001] p 22 sq
304 Lexpression se lit deacutejagrave agrave la Renaissance chez Bartolomeo Pascual laquo si Aristotelem ex Aristoteleinterpraetemur quae una ratio Aristotelis interpretandi auditoribus Philosophiae idonea semper visa est et mihivehementer probata raquo De optimo genere explanandi Aristotelem cf L Bianchi [2002]
92
La meacutetaphysique comme science une enjeux
textes aristoteacuteliciens305 Ou plus exactement Alexandre explique aussi des textes aristoteacuteliciens
mais la finaliteacute et le critegravere de linterpreacutetation consistent autant en ce qua dit le Philosophe quen
ce quil a laquo voulu dire raquo en sorte que lensemble soit coheacuterent Le principe de chariteacute
hermeacuteneutique est pousseacute agrave son maximum ndash ce qui nempecircche pas de tregraves rares corrections du
texte aristoteacutelicien en soulignant par exemple lemploi inadeacutequat dun terme306 Alexandre
propose parfois plusieurs interpreacutetations dun mecircme passage sans trancher ouvertement en
faveur dune option ou de lautre eacutenonce eacutegalement les diverses leccedilons des manuscrits quil a
sous les yeux307 Les commentaires proposeacutes seacutechelonnent depuis la simple note de bas de page
qui rappelle un eacuteleacutement technique ou une deacutefinition jusquagrave la reprise inteacutegrale du passage sa
mise en ordre logique son inscription dans le projet geacuteneacuteral du traiteacute308 De ce point de vue la
meacutethode est beaucoup moins systeacutematique ou formaliseacutee que celle dun Averroegraves par exemple
LExeacutegegravete sadapte aux textes va plus vite sur des passages dont le sens est plus clair sarrecircte tregraves
longuement sur ceux qui exigent explication ndash autant de traits que nimporte quel professeur
reconnaicirct comme caracteacuteristiques de la situation denseignement des textes
La seconde partie de la proposition laquo ex Aristotele raquo indique loption dune lecture
interne ndash on y reviendra mais il faut preacuteciser dembleacutee que cet laquo inteacuterieur raquo deacutesigne lensemble du
corpus aristoteacutelicien Linterpreacutetation alexandrinienne dAristote est en effet marqueacutee par le
proceacutedeacute de laquo deacuteterritorialisation raquo ou plus modestement du transfert de llaquo import-export raquo309
des thegraveses ou des concepts du Stagirite LAphrodisien se sert du reste du corpus pour interpreacuteter
tel ou tel passage Cela preacutesume de la part dAlexandre une forme deacutegalisation du corpus en tout
cas dune certaine partie de celui-ci310 Si donc lon peut employer dans la Meacutetaphysique un concept
305 Voir la belle formule de M Rashed [2007b] n 515 p 181 distinguant lhermeacuteneutique dAlexandre decelle de J Brunschwig laquo le premier explique Aristote et le second des textes aristoteacuteliciens raquo
306 Cf ci-dessous par exemple agrave propos du vocabulaire du genre et de lespegravece en Γ (sect 242c)
307 Les exemples se lisent agrave chaque page du commentaire on en donnera de nombreux dans les pages quisuivent (voir les diffeacuterentes interpreacutetations dans le commentaire agrave la fin dA 9 avec la grande reprise de116 25 sq ou les deux interpreacutetations cruciales de Γ 3 1005b 5-7 (267 24 sq) sur lesquelles onreviendra plus bas) Pour laccegraves aux divers manuscrits voir par exemple la mentions dun γράφεταιen In Met 46 23 sq (sur ce passage cf H Diels [1905] C Luna [2001] p 127 B Bydeacuten [2005] p 107sq)
308 Pour une laquo note de bas de page raquo voir par exemple le commentaire agrave B 1 995b 18 sur la distinction desproprieacuteteacutes par soi (In Met 176 19 sq) pour un exemple frappant de mise en forme logique voir lecommentaire agrave A 3 983b 32 (In Met 25 13 sq) Pour la reacuteinscription dun passage dans le projet dutraiteacute voir sur la fin dA 9 In Met 133 22 ndash 134 14
309 Il ne faut entendre dans cette expression quune seule et mecircme opeacuteration qui peut ecirctre vue commelaquo importation raquo ou laquo exportation raquo selon le point de vue adopteacute
310 On a deacutejagrave remarqueacute que lExeacutegegravete fait peu de cas des traiteacutes biologiques par exemple Cf M Rashed
93
La meacutetaphysique comme science une enjeux
ou une thegravese issus de lEacutethique agrave Nicomaque ou des Seconds Analytiques cest parce que ces
ouvrages sont deacutegale valeur exprimant chacun agrave leur faccedilon sur leur sujet une parcelle de la
penseacutee monoiumlde dAristote
Une telle maniegravere de faire est au fond assez banale en histoire de la philosophie (se reacutefeacuterer
agrave telle lettre de Descartes agrave Eacutelisabeth pour commenter tel paragraphe des Passions de lacircme agrave
lanalytique des principes de la Critique de la raison pure pour telle section de la Critique de la
faculteacute de juger) Mais elle a eacuteteacute pousseacutee agrave un tel degreacute dans la lecture dAristote que les travaux
contemporains sur le Stagirite voire en philosophie ancienne en geacuteneacuteral en ont souligneacute les
limites Il a en effet eacuteteacute plusieurs fois remarqueacute combien les eacutelaborations conceptuelles dAristote
sont deacutependantes de la position dun problegraveme deacutetermineacute L Couloubaritsis la par exemple mis
en eacutevidence agrave propos de la notion de changement311 P Aubenque le dit de faccedilon plus
affirmative
On ne commente pas une phrase dAristote comme on commenterait un verset de la Biblecar elle renvoie agrave la totaliteacute des autres elle est moins signifiante que co-signifiante et saveacuteriteacute ne seacuteclairera que reacutetrospectivement au regard de la totaliteacute de ce quelle contribue agraveconstituer312
Agrave vrai dire ce principe doit ecirctre nuanceacute sous peine de tomber dans un holisme aussi
imprudent dun point de vue hermeacuteneutique que la meacutethode dexeacutegegravese purement locale Sil faut
avoir commenteacute la totaliteacute du corpus aristoteacutelicien avant de lire un texte il serait bien difficile de
seulement commencer agrave lire ce corpus Il y a donc neacutecessairement un cercle entre le tout et la
partie et sans doute Alexandre procegravede-t-il dune maniegravere assez similaire en ce que comme on
la dit il commente Aristote avec une impressionnante partie du corpus preacutesente agrave lesprit
La diffeacuterence est quAlexandre table313 sur une coheacuterence geacuteneacuterale et assez stricte des
textes des thegraveses et des concepts Cela nimplique pas une meacuteconnaissance des difficulteacutes qui se
posent alors ndash on ne peut lui reprocher une vision agrave ce point naiumlve de lrsquoœuvre aristoteacutelicien ndash mais
leffort constant quoique souvent implicite de leur reacutesolution Agrave tout le moins nest-il pas toucheacute
[2007b] p 27
311 L Couloubaritsis [1997] p 54 laquo peut-on utiliser chez lui [Aristote] une notion dont la theacuteorie estdeacuteployeacutee ulteacuterieurement pour eacutelucider une probleacutematique exposeacutee anteacuterieurement dans le texte raquo
312 P Aubenque [1964] [2009a] p 139 La comparaison avec lexeacutegegravese biblique est au demeurantdiscutable sil est vrai que traditionnellement la tradition exeacutegeacutetique favorise agrave plein les renvoisinternes voire les eacutechos entre lAncien et le Nouveau Testament
313 Cest davantage une preacutesomption quun donneacute le travail de commentateur eacutetant de deacutemontrer cettecoheacuterence lagrave mecircme ougrave elle nest pas eacutevidente
94
La meacutetaphysique comme science une enjeux
par le soupccedilon dune eacutevolution dAristote ou lideacutee quon aurait affaire agrave une penseacutee inchoative et
non systeacutematique Il ny a donc pas lieu de deacutevaluer des parties du corpus sous preacutetexte quelles
seraient laquo de jeunesse raquo ndash ainsi le Protreptique dont M Rashed a bien montreacute limportance pour
Alexandre314 Bref luniteacute organique du corpus permet cette deacuteterritorialisation ces imports-
exports que nous eacutevoquions Mais cette uniteacute vaut agrave linteacuterieur mecircme du corpus pour ces uniteacutes
que sont les traiteacutes La Meacutetaphysique en est un exemple Pour eacuteclairer comment seacutelabore cette
position de lExeacutegegravete on montrera comment loption unitarienne sillustre au premier chef dans
lidentiteacute en extension des titres du traiteacute et des noms de la science que celui-ci expose on
deacuteveloppera ensuite linterpreacutetation geacuteneacuterale quAlexandre offre de la composition de la
Meacutetaphysique
122 Luniteacute des noms une science heacuteteacuteronyme ou polyonyme
On sait que la science proposeacutee par la Meacutetaphysique reccediloit diverses appellations sagesse
philosophie premiegravere science theacuteologique agrave quoi on peut ajouter des descriptions comme science
de leacutetant en tant queacutetant science rechercheacutee science de la substance315 Cette diversiteacute se
maintiendra jusquagrave leacutepoque moderne avec la concurrence entre laquo metaphysica raquo et laquo prima
philosophia raquo (on songe agrave Descartes) et indique agrave elle seule une difficulteacute pour tout lecteur de la
Meacutetaphysique Alexandre neacutechappe pas agrave la regravegle il est mecircme le premier agrave affronter cette
difficulteacute
Or le contexte scolaire dAlexandre pousse ainsi agrave un travail de justification continue de la
doctrine et de deacutemonstration de sa supeacuterioriteacute par rapport aux autres Cet enjeu agonistique voire
concurrentiel qui peut paraicirctre relever de la vulgaire conjoncture a en reacutealiteacute joueacute le rocircle dun
puissant aiguillon dans la formalisation et leacutenonciation des thegraveses propres agrave chaque penseacutee
Laffirmation dune science de leacutetant en tant queacutetant science des principes et causes premiers
etc a sans doute eacuteteacute pour Alexandre lun des marqueurs de laristoteacutelisme316 or du point de vue
314 Cf M Rashed [2000] et M Rashed [2007b] p 40 304 311
315 Au sujet de la distinction deacutejagrave mentionneacutee entre dune part les laquo noms raquo (sagesse science rechercheacuteephilosophie premiegravere) et dautre part les laquo caracteacuterisations raquo ou laquo deacutefinitions raquo (science des premiersprincipes et des premiegraveres causes science de leacutetant en tant queacutetant enquecircte sur la substance sciencede leacutetant immobile et seacutepareacute) cf F Wolff [1997] p 293
316 Plus en tout cas que dans lancien Peripatos
95
La meacutetaphysique comme science une enjeux
rheacutetorique et dialogique de la deacutefense et de laffirmation de la doctrine on peut leacutegitimement
penser que la pluraliteacute des deacutenominations neacutetait pas un avantage Lunification de la
meacutetaphysique et au premier chef de ses noms lui incombe donc agrave titre de diadoque
De fait lExeacutegegravete semble souvent faire feu de tout bois en multipliant les deacutenominations
de la meacutetaphysique Agrave lanonymat progressif dans lequel senfonce la science au fur et agrave mesure
de la Meacutetaphysique dAristote reacutepond chez Alexandre une profusion de noms Le fait est frappant
dans son proegraveme agrave Γ ougrave la beacuteance quouvre lindeacutefini de Γ 1 (laquo ἐπιστήμη τις raquo 1003a 21) se voit
combleacutee par tous les noms possibles La premiegravere impression est ainsi celle dune assimilation des
diffeacuterents intituleacutes317
Toutefois en reacutegime alexandrinien il y a deux maniegraveres pour des noms de seacutequivaloir
soit la science que ces noms deacutesignent est un laquo polyonyme raquo318 cest-agrave-dire quun mecircme reacutefeacuterent
se trouve deacutesigneacute par plusieurs noms posseacutedant exactement la mecircme deacutefinition soit elle est un
laquo heacuteteacuteronyme raquo319 cest-agrave-dire une chose doteacutee de noms diffeacuterents chaque nom renvoyant agrave une
description diffeacuterente mais ayant strictement la mecircme extension Cette possibiliteacute ouverte par la
terminologie de lExeacutegegravete invite donc contrairement agrave ce que font geacuteneacuteralement ses lecteurs agrave
jouer de prudence peut-ecirctre faut-il aller au-delagrave de cette apparente eacutequivalence des intituleacutes de
la meacutetaphysique La comparaison de lensemble des occurrences de σοφία πρώτη φιλοσοφία
θεολογική et μετὰ τὰ φυσικά fait paraicirctre des diffeacuterences dans leur traitement quil va falloir
analyser On peut partir en premier lieu du nom qui ne se trouve pas dans le corpus alexandrinien
mais dont heacuterite Alexandre celui promis agrave la fortune que lon sait le nom de meacutetaphysique
a) Linvention de la laquo meacutetaphysique raquo
Le syntagme laquo μετὰ τὰ φυσικά raquo est assez rarement employeacute par Alexandre Son sens est
majoritairement bibliographique par exemple lorsque lExeacutegegravete fait reacutefeacuterence agrave lun des laquo livres raquo
ou agrave leacutenonceacute dune thegravese contenue dans les livres320
317 Voir In Met 15 32 175 4 237 3-4 238 3-4 239 36
318 Cf In Met 247 27-28 280 18-35 281 24 282 21
319 Le terme napparaicirct pas chez Aristote Pour Alexandre cf In Met 378 13-14 et 379 20-22 laquo δύναταιδιαφέροντα λέγειν καὶ ὅσα κατὰ τὸ ὑποκείμενον ὄντα ταὐτά κατὰ τὴν οὐσίαν καὶ τὸν ὁρισμὸνἔχει τὴν ἑτερότητα ὡς ἔχει τὰ ἑτερώνυμα raquo Cf aussi In Top 398 2 405 6 475 16 Mais le terme esteffectivement assez rare (dix fois dans le TLG)
320 In Met 137 2 169 22 172 21 344 2-3 In Top 26 20 45 9 420 11 504 15 Mantissa 170 10
96
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Restent trois passages ambigus deux dans le Commentaire agrave la Meacutetaphysique et un dans
celui aux Topiques321 ougrave lon peut leacutegitimement se demander si Alexandre nemploie pas pour la
premiegravere fois laquo meacutetaphysique raquo comme un nom commun se livrant ainsi une antonomase
deacutecisive322 Cependant dune part les deux passages de lIn Met sont particuliers puisquil sagit
du deacutebut du commentaire agrave B et du proegraveme agrave Γ dautre part lexpression y est toujours
distingueacutee des autres noms Ainsi dans le deacutebut de B323 laquo sagesse raquo et laquo ltsciencegt theacuteologique raquo
sont indiscutablement des noms de la science qui est selon lexpression tregraves usuelle laquo proposeacutee raquo
par ce traiteacute Mais le texte montre certainement en seacuteparant par une relative laquo μετὰ τὰ φυσικά raquo
des autres deacutenominations quAlexandre sait que ce terme napparaicirct jamais dans le corps du
traiteacute ni dans le reste du corpus Certes le sujet sous-entendu dlaquo ἐπιγράφει raquo est Aristote mais si
lauthenticiteacute du terme ne semble pas remise en cause son traitement particulier est au moins le
signe de la preacutecaution dAlexandre
Le proegraveme du commentaire agrave Γ preacutesente une ambiguiumlteacute similaire
Προθέμενος ἐν τῇ Μετὰ τὰ Φυσικὰπραγματείᾳ ἣν καὶ σοφίαν καὶ πρώτηνφιλοσοφίαν ἔστι δὲ ὅτε καὶ θεολογικὴν ἔθοςαὐτῷ καλεῖν
Puisque Aristote sest proposeacute dans le traiteacute deMeacutetaphysique quil a pour habitude dappeler sagesse et philosophie premiegravere et parfois aussitheacuteologique
(237 3-4)
Lambiguiumlteacute releveacutee preacuteceacutedemment quant agrave la πραγματεία joue ici agrave plein Alexandre
mecirclant indication bibliographique et noms de la science De mecircme le syntagme laquo μετὰ τὰ
φυσικά raquo est agrave nouveau seacutepareacute des autres noms De mecircme enfin il est agrave nouveau difficile
daffirmer sans aucune heacutesitation quAlexandre emploie ici laquo meacutetaphysique raquo comme le nom
dune science quoique le texte en trace la voie
Autant dire que le seul lieu ougrave Alexandre use indiscutablement de laquo μετὰ τὰ φυσικά raquo
comme dun nom commun est le passage du Commentaire aux Topiques Alexandre y explique une
proposition dAristote qui a sans doute une certaine importance pour lui puisquelle se trouve
citeacutee ailleurs avec force dans le commentaire agrave B sur lutiliteacute de la dialectique pour la recherche
de la veacuteriteacute324 Ce faisant lExeacutegegravete explicite quelles sont les laquo τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας raquo
321 In Met 171 5-7 237 3-4 In Top 28 26
322 Cf M Bonelli [2001] p 56
323 In Met 171 5-7 laquo Ἡ μὲν ἐπιζητουμένη ἐπιστήμη καὶ προκειμένη νῦν αὐτή ἐστιν ἡ σοφία τε καὶ ἡθεολογική ἣν καὶ Μετὰ τὰ φυσικὰ ἐπιγράφει τῷ τῇ τάξει μετ ἐκείνην εἶναι πρὸς ἡμᾶς raquo
324 Comparer In Top 28 26 sq et In Met 173 22 sq On y retrouve lanalogie avec le juge qui pour mieuxjuger doit entendre les deux parties plaider lune contre lautre (ἀντιδικέω mecircme verbe dans les deux
97
La meacutetaphysique comme science une enjeux
du texte dAristote (101a 27-28) auxquelles la dialectique sera profitable325 Tels sont selon
Alexandre les savoirs qui visent la connaissance scientifique et la deacutecouverte de la veacuteriteacute cest-agrave-
dire laquo la physique leacutethique la logique et la meacutetaphysique raquo La proposition centrale est en
effet
Τρίτον τῆς ὠφελείας αὐτῆς ἐκτίθεταιτρόπον τὸν πρὸς φιλοσοφίαν καὶ τὴν κατἐπιστήμην γνῶσιν τοῦτ ἔστι πρὸς τὴν τοῦἀληθοῦς εὕρεσίν [2825] τε καὶ γνῶσινltκατὰ φιλοσοφίανgt δὲ ltἐπιστήμαςgt εἶπε τὴνφυσικήν τὴν ἠθικήν τὴν λογικήν τὴν μετὰτὰ φυσικά
Il expose la troisiegraveme faccedilon dont elle est utilepour la philosophie et la connaissance scientifiquecest-agrave-dire pour la deacutecouverte et la connaissance duvrai Par laquo sciences philosophiques raquo il veut dire326 laltsciencegt physique leacutethique la logique lameacutetaphysique
(In Top 28 23-26)
Le texte est agrave leacutevidence traverseacute par une double reacutefeacuterence agrave la fois aristoteacutelicienne et
stoiumlcienne nous avons vu en effet comment un passage posteacuterieur des Topiques (105b 19-21) a
servi agrave asseoir la tripartition helleacutenistique du logos en physique logique et eacutethique et par la suite
sa reacutecupeacuteration peacuteripateacuteticienne Le coup de force dAlexandre est manifeste puisquil rompt
cette tripartition327 De ce point de vue il nest pas exageacutereacute de tenir ce texte pour lacte de
naissance de la meacutetaphysique comme science quoiquil sagisse lagrave en toute rigueur du seul texte
ougrave lantonomase semble parfaitement consommeacutee cest-agrave-dire le seul lieu ougrave lExeacutegegravete appelle
sans doute possible une science laquo μετὰ τὰ φυσικά raquo
b) La promotion de laquo philosophie premiegravere raquo la meacutetaphysique agrave lendroit
Dans lapparente eacutequivalence des noms une premiegravere distinction doit donc ecirctre faite eu
eacutegard agrave la prudence de lemploi alexandrinien de laquo μετὰ τὰ φυσικά raquo Mais Alexandre est tout
aussi prudent avec ladjectif laquo θεολογικός raquo De ce point de vue leacuteconomie dAristote dans
textes) In Top commente justement le passage ougrave Aristote eacutenumegravere les types de services que peutrendre la dialectique et Alexandre en commentant B conclut laquo ἀληθὲς ἄρα τὸ ἐν τοῖς Τοπικοῖςεἰρημένον τὸ χρήσιμον εἶναι τὴν διαλεκτικὴν πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ζητήσεις raquo (174 2-4)
325 In Top 28 23-26 laquo Τρίτον τῆς ὠφελείας αὐτῆς ἐκτίθεται τρόπον τὸν πρὸς φιλοσοφίαν καὶ τὴν κατἐπιστήμην γνῶσιν τοῦτ ἔστι πρὸς τὴν τοῦ ἀληθοῦς εὕρεσίν τε καὶ γνῶσιν ltκατὰ φιλοσοφίανgt δὲltἐπιστήμαςgt εἶπε τὴν φυσικήν τὴν ἠθικήν τὴν λογικήν τὴν μετὰ τὰ φυσικά raquo
326 Par convention on ne traduit pas les aoristes dont Alexandre se sert dans ses commentaires pour sereacutefeacuterer au texte par un temps du passeacute le preacutesent convenant mieux en franccedilais
327 Quoiquen veacuteriteacute si lon se fie au deacutebut du Commentaire aux Premiers Analytiques la logique ne tiendrapas longtemps son rang de science On y revient ci-dessous
98
La meacutetaphysique comme science une enjeux
lemploi de laquo θεολογικός raquo se retrouve telle quelle chez lExeacutegegravete Dans le Commentaire agrave la
Meacutetaphysique Alexandre nutilise laquo θεολογικός raquo que pour parler dune partie ou dun aspect
(restons pour le moment dans ce flou) de la science proposeacutee Il ne le fait en outre quen trois
passages328 agrave lexclusion de tout autre dans le corpus dans le contexte du commentaire agrave A 2 par
simple effet de reacutepeacutetition exeacutegeacutetique qui opegravere le lien entre lappellation de E 1 et la qualification
en A 2 de la sagesse comme laquo θειοτάτη raquo (983a 5) et dans les textes deacutejagrave rencontreacutes du deacutebut du
commentaire agrave B et du proegraveme de Γ
Or sil est dans lessence dun commentaire daugmenter le texte-source cette eacuteconomie en
paraicirct dautant plus frappante Une objection serait que nous ne posseacutedons pas la totaliteacute du
commentaire dAlexandre ndash en particulier celui de E ou de Λ ndash mais lobjection ne tient pas
reacuteellement puisque comme on va le voir Alexandre emploie par exemple laquo philosophie
premiegravere raquo bien au-delagrave des seuls lieux ougrave Aristote la mentionne Il atteste dailleurs lui-mecircme de
cet usage parcimonieux du terme chez Aristote comme le deacutenote le laquo ὅτε raquo dans le proegraveme agrave Γ en
237 3-4329 Reacutepeacutetons un fait connu la lexicographie comprise comme la mesure des occurrences
dun terme chez un auteur est un instrument philosophiquement ambigu Un concept rare peut
ecirctre central et un concept courant se reacuteveacuteler parfaitement superficiel Ce qui est inteacuteressant ici
cest la comparaison la freacutequence relative agrave la fois des termes entre eux agrave linteacuterieur du corpus
alexandrinien et par rapport agrave leurs emplois aristoteacuteliciens Degraves lors par opposition aux noms
preacuteceacutedents les usages courants chez Alexandre de laquo sagesse raquo et plus encore de laquo philosophie
premiegravere raquo apparaissent deacutelibeacutereacutes
De fait chez Alexandre les occurrences de laquo sagesse raquo et de laquo philosophie premiegravere raquo
rivalisent agrave peu de choses pregraves non seulement en quantiteacute mais en qualiteacute dans les passages
significatifs il sagit aussi des passages ougrave leacutequivalence des noms est la plus bruyamment
orchestreacutee330 Or dans la Meacutetaphysique dAristote il y a une incontestable disproportion entre les
328 In Met 18 11 171 6-9 (deux occurrences) 237 4
329 Cest le texte citeacute ci-dessus laquo Προθέμενος ἐν τῇ Μετὰ τὰ Φυσικὰ πραγματείᾳ ἣν καὶ σοφίαν καὶπρώτην φιλοσοφίαν ἔστι δὲ ὅτε καὶ θεολογικὴν ἔθος αὐτῷ καλεῖν raquo
330 Agrave titre dexemple degraves le commentaire agrave A 2 (In Met 15 32-33) laquo τὴν αὐτὴν δὲ ἔθος αὐτῷ καλεῖνσοφίαν τε καὶ πρώτην φιλοσοφίαν raquo Voir aussi 175 4 238 4 239 36 245 37 sq 266 14 sq Pourdautres occurrences de laquo philosophie premiegravere raquo dans le Commentaire voir aussi 177 9-12 (Aristotemontrera quil incombe au philosophe premier deacutetudier le mecircme et lautre le semblable etc Cettediscipline qui nest pas une laquo logique raquo soccupe de leacutetant en tant queacutetant) 191 10 (ce nest peut-ecirctrepas la tacircche du philosophe premier deacutetudier les principes de la deacutemonstration ndash mais cest bien la tacircchedu philosophe) Les textes qui suivent font lobjet dun traitement speacutecifique ci-dessous au sect 24 24534 250 27 sq 264 1 sq 265 8 266 32 Voir enfin le proegraveme agrave Δ 344 6 sq (le philosophe premier
99
La meacutetaphysique comme science une enjeux
eacutenonceacutes de laquo sagesse raquo et de laquo philosophie premiegravere raquo331 La freacutequence chez Alexandre de
laquo σοφία raquo sexplique dabord par la mention du terme dans le texte aristoteacutelicien ie par le travail
exeacutegeacutetique qui reprend les terme des lemmes quil commente La promotion alexandrinienne de
laquo sagesse raquo peut aiseacutement se revendiquer du livre A ou de son eacutevocation en Γ 3 1005b 1-2
Toutefois rien de tel ne vient justifier une preacutesence aussi importante de laquo philosophie
premiegravere raquo Nous sommes degraves lors fondeacutes agrave y lire plus encore que pour laquo sagesse raquo une
opeacuteration volontaire ndash et cela seul suffit agrave justifier lattention particuliegravere que nous accorderons
plus avant agrave ce concept Du reste par contraste encore il est notable que toute proportion
gardeacutee lexpression laquo philosophie seconde raquo soit aussi exceptionnelle chez Alexandre que chez
Aristote332
Cest en effet comme on le verra plus loin sur laquo philosophie premiegravere raquo quAlexandre va
jouer pour poser la question de luniteacute et de la deacutelimitation de la science rechercheacutee et ce
probablement en raison du fait que lintituleacute de laquo philosophie premiegravere raquo appelle la question du
partage du travail avec une laquo philosophie seconde raquo333 Lexpression couvre sans aucun doute
possible lensemble du champ de la meacutetaphysique puisque tous les objets deacutevolus agrave la science
rechercheacutee sont agrave un moment ou un autre attribueacutes agrave la philosophie premiegravere Dans le
commentaire laquo philosophie premiegravere raquo deacutesigne ainsi tantocirct la science universelle de leacutetant en
tant queacutetant (elle est aussi en ce sens laquo philosophie geacuteneacuterale raquo334) et tantocirct la laquo theacuteologie raquo Par
exemple dans le proegraveme agrave Δ Alexandre confirme apregraves le commentaire agrave Γ quil incombe au
philosophe premier deacutetudier leacutetant de faccedilon universelle et laquo de faccedilon commune les attributs qui
sont communs agrave leacutetant raquo335 Mais il emploie aussi couramment laquo philosophie premiegravere raquo pour
deacutesigner la science speacuteciale qui eacutetudie les substances laquo ingeacuteneacutereacutees et incorruptibles incorporelles
eacutetudie universellement leacutetant et ses proprieacuteteacutes en geacuteneacuteral)
331 Pour meacutemoire laquo philosophie premiegravere raquo est employeacutee deux ou trois fois dans la Meacutetaphysique suivantque lon tienne ou non K pour authentique et si lon accepte leacutequivalence de laquo sagesse premiegravere raquo aveclaquo philosophie premiegravere raquo en Γ 3 En revanche laquo σοφία raquo se lit entre quatorze et vingt fois (en comptantou non K)
332 Sauf erreur laquo philosophie seconde raquo apparaicirct une seule fois en Met Z 11 1037a 15 et peut se deacuteduirede Γ 2 1004a 6-9 Dans lensemble des eacutecrits dAlexandre on la lit seulement trois fois In Met 250 31 251 24-25 251 36 tous trois passages qui commentent justement 1004a 2
333 Voir dembleacutee par exemple In Met 245 34 sq
334 Pour lexpression de laquo φιλοσοφία καθόλου raquo cf 244 26 et 32 258 24 264 24 344 6 sq
335 In Met 344 5-8 laquo δέδειχε μὲν γὰρ ὅτι τοῦ πρώτου φιλοσόφου ἡ περὶ τοῦ ὄντος καθόλουπραγματεία καὶ τῶν τούτῳ κοινῶς ὑπαρχόντων κοινὰ δὲ τοῦ ὄντος εἰσίν οἷς ἐπιστῆμαι πᾶσαιχρῶνται περὶ τούτων γὰρ ἡ θεωρία τοῦ πρώτου φιλοσόφου raquo Cf aussi 177 9-12 383 15
100
La meacutetaphysique comme science une enjeux
et immobiles raquo336 Y a-t-il donc lagrave inconsistance dun Exeacutegegravete davantage preacuteoccupeacute de questions
hermeacuteneutiques locales et peu rigoureux dans lemploi du vocabulaire aristoteacutelicien La chose
serait pour le moins surprenante quand on sait la tendance geacuteneacuterale dAlexandre au lissage des
diffeacuterences lexicales et agrave la normalisation des terminologies Comment donc rendre raison de
cette promotion
Une premiegravere explication est quAlexandre y a vu un moyen de leacutegitimer le titre Μετὰ τὰ
Φυσικὰ tout en employant un terme authentiquement aristoteacutelicien en tout cas preacutesent dans le
corps des traiteacutes Cest ce quatteste le deacutebut du commentaire agrave B Lexpression de laquo sagesse
premiegravere raquo (171 7) y est strictement eacutequivalente agrave laquo philosophie premiegravere raquo comme sen avise
laltera recensio qui remplace lune par lautre Le passage deacutejagrave citeacute de Γ 3 1005b 1-2 eacutevoque
assureacutement une sagesse premiegravere dans un contexte ougrave lon aurait tout agrave fait pu lire laquo philosophie
premiegravere raquo Dapregraves le commentaire agrave B donc laquo philosophie premiegravere raquo nest rien dautre que
lenvers pris en soi de ce que laquo meacutetaphysique raquo deacutesigne laquo pour nous raquo P Aubenque et dautres agrave
sa suite lisent ce passage en parallegravele avec celui correspondant dAscleacutepius337 Leur comparaison
devrait toutefois faire ressortir la relative prudence dAlexandre eu eacutegard au contresens signaleacute
par P Aubenque Ce dernier a en effet insisteacute sur le caractegravere inauthentique dune telle
application de la distinction laquo en soi raquo (ou laquo par nature raquo) et laquo pour nous raquo338 Jamais Aristote
nemploie cette terminologie pour distinguer ce qui est de ce que nous en connaissons puisque la
distinction ne fonctionne que par rapport au connu ou plus connu laquo γνωριμώτερον raquo339 Or au
commencement de B Alexandre paraicirct bien opposer ce qui est posteacuterieur pour nous dans lordre
de la connaissance agrave (et ici il faut ecirctre preacutecis) un savoir dont la primauteacute sexplique parce quil
336 Par exemple en 193 10 sur la laquo substance intelligible raquo 251 34-35
337 Ascleacutepius In Met 1 10-18 laquo Δεῖ ἡμᾶς ἀρχομένους τῆς παρούσης πραγματείας εἰπεῖν τὸν σκοπόντὴν τάξιν τὴν αἰτίαν τῆς ἐπιγραφῆς σκοπὸς μὲν οὖν ἐστι τῆς παρούσης πραγματείας τὸθεολογῆσαι θεολογεῖ γὰρ ἐν αὐτῇ Ἀριστοτέλης ἡ δὲ τάξις ὅτι ἐκ τῶν φύσει ὑστέρων ἡμεῖς τὰςἀρχὰς ποιούμεθα ἐπειδὴ ταῦτα μᾶλλον [110] συνεγνωσμένα ἡμῖν ὑπάρχουσι διὰ τοῦτο τοίνυν ὁἈριστοτέλης πρότερον διελέχθη ἡμῖν περὶ τῶν φυσικῶν πραγμάτων ταῦτα γὰρ τῇ φύσει ὕστεραὑπάρχουσιν ἡμῖν δὲ πρότερα ἡ δὲ παροῦσα πραγματεία τῇ μὲν φύσει προτέρα ὡς τὸ τέλειονἔχουσα ἡμῖν δὲ ὑστέρα πρότερα γὰρ τὰ ἄφθαρτα τῶν φθαρτῶν καὶ τὰ ἀγένητα τῶν γινομένωνδιὰ τοῦτο τοίνυν ὁ Ἀριστο-[115]τέλης πρότερον διελέχθη ἡμῖν περὶ τῶν ἀτάκτως κινουμένων ἐντοῖς Μετεώροις καὶ πάλιν περὶ τῶν τεταγμένως κινουμένων ἐν τῇ Περὶ οὐρανοῦ φημὶ δὴ περὶἀστέρων καὶ σφαιρῶν καὶ λοιπὸν ἐν ταύτῃ τῇ πραγματείᾳ διαλέγεται ἡμῖν περὶ τῶν πάντῃἀκινήτων τοῦτο δέ ἐστι θεολογία raquo
338 P Aubenque [1962] p 32-33 et 66-68
339 Cf par exemple AnPr II 23 68b 35-36 AnPo I 2 72a 1-4 I 3 72b 27-30 Top VI 4 141b 5-14 MetZ 3 1029b 7-8 Phys I 1 184a 16-18 EN I 2 1095b 2-4 etc
101
La meacutetaphysique comme science une enjeux
eacutetudie des laquo choses raquo premiegraveres et plus estimables Alexandre sinscrit dailleurs peut-ecirctre dans
une certaine tradition dexeacutegegravese si nous ne connaissons pas dexplications du titre anteacuterieures agrave
celle quil fournit on sait neacuteanmoins que Boeacutethos mettait la physique au commencement du
corpus parce quelle est familiegravere et plus proche de lexpeacuterience340 Alexandre agrave la suite dAristote
emploie bien quant agrave lui deux comparatifs341
Cependant la distinction entre un premier pour nous (dans lordre de la connaissance) et
un premier en soi (dans lordre de lecirctre) reste extrecircmement teacutenue au laquo πρὸς ἡμᾶς raquo du texte
par exemple ne reacutepond aucun laquo φύσει raquo contrairement agrave ce qui se produit chez Ascleacutepius La
thegravese est par ailleurs assez circonscrite dans le corpus Assureacutement Alexandre assigne souvent agrave
la physique une position premiegravere dans lordre de la connaissance pour nous La physique est
premiegravere pour nous dit-il parce quelle part de la sensation ndash lagrave encore il sagit bien de
connaissabiliteacute Dans son commentaire agrave Δ 1 Alexandre affirme ainsi que laquo καὶ ἡ φυσικὴ ἀπὸ
τῶν αἰσθητῶν ὅτι ἡμῖν γνωριμώτερα ἀλλ οὐκ ἀπὸ τῶν πρώτων ἀρχῶν raquo (345 33-34) ce qui
oppose bien deux ordres de connaissance Ce sont les laquo αἰσθητῶν raquo qui sont laquo γνωριμώτερα raquo et
la prioriteacute des principes peut encore tregraves bien sentendre dans lordre de la connaissance non
celui de lecirctre Alexandre ne dit donc pas aussi explicitement quAscleacutepius que lobjet de la
philosophie premiegravere se signale par la conjonction de deux prioriteacutes agrave savoir quil serait agrave la fois
premier par nature et anteacuterieur dans lordre de la connaissance par nature ndash mais posteacuterieur dans
lordre de la connaissance pour nous
Il est neacuteanmoins tregraves probable comme on le verra342 que lExeacutegegravete a bien a lesprit
quelque chose comme cette correacutelation du premier dans lordre de lecirctre et dans lordre de la
connaissance en soi En Δ 1 en effet lexemple de la physique fait suite agrave une reacutefeacuterence aux
Cateacutegories sur la qualiteacute laquo ποιότης raquo ougrave Alexandre loue Aristote davoir commenceacute son
explication par le laquo ποιός raquo Le laquo ποιός raquo dit lExeacutegegravete est plus connaissable pour nous il nous
est plus familier bien quen reacutealiteacute il soit posteacuterieur agrave la qualiteacute laquo ὑστέρου μὲν ὄντος τῆς
ποιότητος γνωριμωτέρου δέ raquo (345 31-32) Il est tout de mecircme difficile de ne pas lire lexemple
suivant sur la physique par analogie avec ce qui preacutecegravede Or si la physique est agrave la connaissance
340 Cf Philopon In Cat 5 16-18 laquo Βόηθος μὲν οὖν φησιν ὁ Σιδώνιος δεῖν ἀπὸ τῆς φυσικῆς ἄρχεσθαιπραγματείας ἅτε ἡμῖν συνηθεστέρας καὶ γνωρίμου δεῖν δὲ ἀεὶ ἀπὸ τῶν σαφεστέρων ἄρχεσθαικαὶ γνωρίμων raquo Voir agrave ce sujet P Moraux [1973] p143 sq HB Gottschalk [1987] p 1099
341 RW Sharples [2010] p 43 note que le Fr 3 de Nicolas de Damas contient les mecircmes termes que celuide Boeacutethos
342 Cf ci-dessous sect 21
102
La meacutetaphysique comme science une enjeux
des premiers principes ce quest la connaissance du laquo ποιός raquo agrave celle de la laquo ποιότης raquo alors
immanquablement la physique est anteacuterieure dans lordre de notre connaissance parce quelle
part des sensations mais son objet est posteacuterieur par nature aux premiers principes
Toutefois la plupart des passages sur lanteacuterioriteacute de la physique ne vont pas aussi loin et
sen tiennent au champ de la connaissance Telle est selon Alexandre la raison principale de la
prioriteacute de la sagesse qui partant de ce qui est le plus eacuteloigneacute des sensations (les principes) est
aussi laquo la plus difficile raquo des sciences Commentant ce passage de A 2 Alexandre renvoie
explicitement la prioriteacute par nature de la sagesse agrave lordre de la connaissance et citera ensuite
Physique I 1 pour justifier le lien entre le plus connaissable pour nous et la sensation343 Il en va de
mecircme lorsque Alexandre commente la derniegravere phrase du livre α selon laquelle laquo il faut dabord
examiner ce quest la nature raquo344 LrsquoExeacutegegravete propose alors deux interpreacutetations de cette ouverture
du livre α vers la physique Selon la premiegravere le livre est une introduction agrave la philosophie
theacuteoreacutetique en geacuteneacuteral et nappartient pas speacutecifiquement agrave la Meacutetaphysique dapregraves la seconde
le livre est agrave la bonne place et fait effectivement partie de la Meacutetaphysique Le point commun de
ces deux interpreacutetations est la place premiegravere assigneacutee agrave la physique dans lordre du connaissable
pour nous laquo ἀλλὰ προγραφόμενόν τι πάσης τῆς θεωρητικῆς φιλοσοφίας ἧς ὡς πρὸς ἡμᾶς
πρώτη ἡ φυσική raquo (169 23-25) ou encore laquo ἀλλ ὅτι πρὸ τῆσδε τῆς πραγματείας δεῖ περὶ τῶν
φυσικῶν πεπραγματεῦσθαι raquo (170 1-2)
Comme au deacutebut du commentaire agrave B la posteacuteriteacute de la meacutetaphysique saffirme donc
dans lordre de la connaissance pour nous Mais cela nimplique pas une prioriteacute de la
philosophie premiegravere agrave cause de la prioriteacute ontologique de son objet plutocirct quagrave cause de la
prioriteacute eacutepisteacutemologique du connaissable par nature Or si cette conception de la meacutetaphysique
comme posteacuterieure agrave la physique dans lordre du savoir est souvent pointeacutee du doigt comme
lune des interpreacutetations majeures du titre inauthentique on doit cependant rappeler
quAlexandre sacrifie sans doute ici agrave une banaliteacute de leacutepoque P Hadot en effet a bien montreacute le
floregraves agrave leacutepoque post-helleacutenistique de la division des parties de la philosophie en fonction de
lordre peacutedagogique chez les stoiumlciens autant que chez les platoniciens Linteacuterecirct de la position
343 In Met 11 12-13 laquo τῇ φύσει γὰρ ἐκεῖνα τῶν αἰσθητῶν γνωριμώτερα raquo Cf Phys I 1 184a 18-21 laquo Διόπερ ἀνάγκη τὸν τρόπον τοῦτον προάγειν ἐκ τῶν ἀσαφεστέρων μὲν τῇ φύσει ἡμῖν δὲσαφεστέρων ἐπὶ τὰ σαφέστερα τῇ φύσει καὶ γνωριμώτερα raquo Voir In Met 12 5-14 Alexandre essaieaussi et surtout de justifier lemploi difficile de laquo καθόλου raquo dans ce passage Voir aussi le commentaireagrave 983a 27 (In Met 20 5 sq)
344 Met α 3 995a 17-19 laquo διὸ σκεπτέον πρῶτον τί ἐστιν ἡ φύσις οὕτω γὰρ καὶ περὶ τίνων ἡ φυσικὴδῆλον ἔσται raquo
103
La meacutetaphysique comme science une enjeux
alexandrinienne se situe plutocirct dans son effort pour concilier divers types dorganisation du
savoir philosophique qua classeacutes P Hadot celui heacuteriteacute de Platon et Aristote (qui classent les
disciplines en fonction de leur objet) avec les preacuteoccupations grandissantes de peacutedagogie et
dordre de lenseignement345 On la vu Alexandre est dabord un laquo universitaire raquo346
Pour reacutesumer il convient donc deacutevaluer plus preacuteciseacutement ce quil y a de non
aristoteacutelicien dans la position alexandrinienne Le premier grief de P Aubenque on la dit
concerne lexportation de la distinction pour nous par nature en dehors du seul champ
eacutepisteacutemologique Ce grief est partiellement fondeacute mecircme sil faut jouer de prudence puisque le
contresens nest pas formuleacute sans deacutetours ni sous-entendus et ne constitue pas la thegravese la plus
constante de lExeacutegegravete La thegravese majoritaire de son corpus ne fait quappliquer ladite dichotomie
dans le champ de la connaissance Agrave tout le moins Alexandre fournit-il agrave Ascleacutepius les moyens
pour commettre clairement le contresens auquel lui-mecircme semble encore reacutepugner ndash et ce nest
pas un hasard si les interpregravetes347 se fondent davantage sur les textes dAscleacutepius que ceux
dAlexandre pour deacutenoncer ce contresens
Lautre reproche formuleacute par P Aubenque est que selon lui la philosophie premiegravere doit
lecirctre aussi dans lordre de la connaissance laquo Or on voit mal que la philosophie premiegravere
souvent deacutesigneacutee comme la plus haute des sciences puisse obeacuteir agrave un autre ordre que celui-lagrave raquo agrave
savoir lordre de la science deacutemonstrative des Seconds Analytiques P Aubenque poursuit laquo la
theacuteologie eacutetait appeleacutee par Aristote philosophie premiegravere non seulement parce que son objet eacutetait
premier dans lordre de lecirctre mais aussi parce quelle-mecircme devait ecirctre premiegravere dans lordre du
savoir raquo348 Passons sur la reacuteduction de la philosophie premiegravere agrave la theacuteologie que nous tenterons
plus loin de deacutefaire Mais pourquoi donc la philosophie premiegravere ne pourrait-elle ecirctre premiegravere
par nature dans lordre du savoir mais moins familiegravere pour nous (donc posteacuterieure) P
Aubenque souhaite que cette philosophie soit premiegravere ou anteacuterieure dans tous les sens du terme
deacutegageacutes en Δ 11349 mais quand ce chapitre aborde lanteacuterioriteacute selon la connaissance cest bien
pour montrer la reacuteversibiliteacute entre notre connaissance et la connaissabiliteacute en soi350 Si la
345 P Hadot [1979] p 214 sq
346 M Rashed [2007b] p 1
347 Par exemple J-F Courtine [2005] p 127 sq
348 P Aubenque [1962] p 67
349 P Aubenque [1962] p 47
350 Quoique lon doive noter que la distinction ny est pas donneacutee sous sa forme la plus courante cf MetΔ 11 1018b 30 sq
104
La meacutetaphysique comme science une enjeux
philosophie premiegravere est par nature plus connaissable et anteacuterieure nest-elle pas neacutecessairement
posteacuterieure dans cet ordre pour nous cest-agrave-dire moins familiegravere Il y aurait alors contre
P Aubenque et agrave la maniegravere dAlexandre un moyen de rendre raison du doublet meacutetaphysique
philosophie premiegravere agrave condition de ne pas sortir dune question de connaissance ndash cest par
exemple la lecture proposeacutee par M Burnyeat351
Il est plus deacutecisif de rappeler que jamais Aristote nutilise cette dichotomie pour reacutegler la
question des rapports entre philosophies premiegravere et seconde Ce couple ne sapplique quagrave
linteacuterieur dune mecircme science ndash quelle soit la physique la science pratique ou la science
deacutemonstrative en geacuteneacuteral Lutilisation hors contexte du couple conceptuel est bien une
construction dinterpregravete La thegravese alexandrinienne de la posteacuteriteacute de la meacutetaphysique est sans
doute le produit dun croisement de textes et dinfluences la distinction des Analytiques lideacutee
tireacutee agrave la fois du Protreptique et du livre α selon laquelle la philosophie est difficile laquo pour nous raquo
et sans doute la lecture de Theacuteophraste352 Mais cest plus geacuteneacuteralement la notion mecircme
dlaquo ordre raquo (τάξις) qui est eacutetrangegravere agrave Aristote comme le signale E Martineau353 qui soutient en
effet que sur ce point P Aubenque ne se deacutemarque pas dAlexandre ou Ascleacutepius lorsquil pose
une distinction entre un ordre de fait et un ordre de droit dans le savoir Nous pourrions aller
plus loin la diffeacuterence qui seacutepare Aristote et Alexandre sur ce point la diffeacuterence qui seacutepare une
laquo progression raquo au sein dune mecircme science (laquo προάγειν raquo laquo μεταβαίνειν raquo354) et un laquo ordre raquo
entre deux sciences distinctes serait comparable agrave la diffeacuterence entre le continu et le discret La
primauteacute de la philosophie premiegravere chez Aristote na sans doute rien agrave voir avec un ordre
peacutedagogique355 Le changement de contexte de lactiviteacute philosophique entre Aristote et
Alexandre se deacutecegravele ici nettement et lon se rappellera que lun des preacutedeacutecesseurs dAlexandre
Adraste dAphrodise est lauteur dun laquo Περὶ τῆς τάξεως τῆς Ἀριστοτέλους φιλοσοφίας raquo356
Enfin et ce nest pas le moindre il y a incontestablement un contresens agrave identifier lordre entre
351 M Burnyeat [2001] p 6-8 et 120-124
352 Cf Theacuteophraste Met 9b 8-16
353 E Martineau [1974]
354 Respectivement Phys I 1 184a 19 (Cf aussi la meacutetaphore du laquo chemin raquo) et Met Z 3 1029b 3
355 Cf ci-dessous sect 122c
356 Le traiteacute est citeacute par Simplicius In Cat 16 1-2 18 16-17 In Phys 4 11 Cependant pour ecirctre honnecirctenous ne posseacutedons aucune preuve dun lien directe entre Adraste et Alexandre Quils soient tous deuxpeacuteripateacuteticiens et originaires dAphrodise ne fournit quune forte preacutesomption (voir aussi P Thillet[2002] p XXXII) Agrave tout le moins peut-on utiliser la reacutefeacuterence agrave Adraste pour deacutemontrer au sein dupeacuteripateacutetisme lexistence de questions dordre
105
La meacutetaphysique comme science une enjeux
physique et philosophie premiegravere avec un ordre entre sensible et intelligible comme si la
physique navait pas affaire agrave de lintelligible comme si la meacutetaphysique navait pas affaire agrave la
substance sensible Cette thegravese est tregraves probablement une simplification dont lExeacutegegravete lui-mecircme
devait avoir conscience puisquil attribue ailleurs agrave la philosophie premiegravere une eacutetude de la
substantialiteacute en geacuteneacuteral ndash donc aussi de la substance sensible quoique pas en tant que mobile
Mais la simplification se lit bien en toutes lettres dans le Commentaire357
c) La promotion de laquo philosophie premiegravere raquo louverture dun champ
Alexandre a donc ducirc trouver dans laquo philosophie premiegravere raquo une appellation authentique
propre agrave justifier celle de laquo meacutetaphysique raquo Cependant cette promotion du nom de philosophie
premiegravere implique-t-elle aussi dembleacutee une orientation quant agrave lobjet de la meacutetaphysique
Induit-elle par exemple une quelconque laquo theacuteologisation raquo de celle-ci comme le soutiennent
plusieurs interpregravetes358 Il nous semble au contraire que cette promotion sexplique en second lieu
par le caractegravere relativement geacuteneacuteral quAlexandre a ducirc y percevoir ou tout du moins la
possibiliteacute de sa geacuteneacuteralisation agrave lensemble de la meacutetaphysique Contrairement agrave nombre de
commentateurs contemporains qui reacuteduisent chez Aristote la philosophie premiegravere agrave la
theacuteologie359 Alexandre a su voir quune telle reacuteduction est en fait impossible Le problegraveme de
lobjet de la laquo science rechercheacutee raquo est preacutesent dans la seule notion de laquo philosophie premiegravere raquo
Deacutevelopper inteacutegralement la thegravese selon laquelle lexpression laquo philosophie premiegravere raquo a
chez le Stagirite un sens plus large que la seule science theacuteologique nous conduirait trop loin
Toutefois la thegravese de lidentiteacute theacuteologique de la philosophie premiegravere est suffisamment
reacutepandue pour quon prenne la peine de donner ici quelques indications360
Une eacutetude de lensemble des textes dAristote sur la philosophie premiegravere a eacuteteacute meneacutee en
357 In Met 193 10-12 laquo δοκεῖ ἡ περὶ τὴν οὐσίαν πραγματεία ἅπασα φιλοσοφία εἶναι οὐ μὴν πᾶσαπάσης τῆς οὐσίας ἐστίν ἀλλὰ κατὰ μὲν ἄλλο μέρος αὐτῆς τῆς αἰσθητῆς τε καὶ φυσικῆς κατ ἄλλοδὲ τῆς νοητῆς raquo laquo on estime que leacutetude de la substance est toute la philosophie ndash non pas que toutela philosophie porte sur toute la substance mais lune porte sur la substance sensible et naturellequand lautre porte sur la substance intelligible raquo On aborde ci-dessous au sect 242d la question desavoir si Alexandre prescrit bien agrave la philosophie premiegravere une eacutetude geacuteneacuterale de la substantialiteacute
358 Cf P Aubenque [1962] p 66 sq P Donini [2005] J-F Courtine [2005] est toutefois plus nuanceacute cfp 125
359 Cf entre autres A Mansion [1958] et P Aubenque [1962]
360 Quon pourra deacutevelopper dans un travail ulteacuterieur
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
deacutetail par A Mansion Il en conclut que la deacutetermination du contenu de la philosophie premiegravere
est constante dans lensemble du corpus celle-ci porte sur laquo lecirctre suprasensible raquo Il sagit lagrave des
laquo formes analogues ou semblables aux Ideacutees platoniciennes et deacutegageacutees comme elles de la
matiegravere ndash ou encore de Dieu le premier moteur caracteacuteriseacute par son immateacuterialiteacute et son
immobiliteacute ndash ou enfin de lintelligence ou de lacircme en tant quintelligente raquo361 La lecture
dA Mansion est souvent partageacutee non pas forceacutement dans sa formulation assez poleacutemique (qui
eacutevoque des analogues des Ideacutees chez Aristote ou parle de Dieu avec une majuscule) mais dans
lideacutee que la philosophie premiegravere correspond assez bien agrave la science theacuteologique dE 1 Une vue
plus attentive agrave la fonction argumentative de lexpression laquo philosophie premiegravere raquo pourrait
toutefois permettre de nuancer ou partiellement contredire la thegravese de lidentiteacute theacuteologique de la
philosophie premiegravere
Agrave strictement parler le syntagme laquo philosophie premiegravere raquo apparaicirct sept fois dans le
corpus aristoteacutelicien De anima I 1 De caelo I 8 De motu animalium Physique I 9 et II 2
Meacutetaphysique E 1 et K 4362 Agrave cet ensemble de textes il faut encore ajouter deux passages qui
mentionnent une philosophie ou une enquecircte laquo anteacuterieure raquo (προτέρα) agrave la physique en
Geacuteneacuteration et corruption I 3 et De caelo III 1
Au regard de cette eacutenumeacuteration un premier constat simpose la philosophie premiegravere
est bien plus preacutesente dans les traiteacutes de philosophie seconde On reacutetorquera que cest
statistiquement explicable par la plus grande quantiteacute des traiteacutes physiques qui nous sont
parvenus mais sil y a un endroit ougrave lon aurait pu attendre davantage dexplicitations sur la
philosophie premiegravere cest bien dans les traiteacutes qui composent la Meacutetaphysique Au demeurant
leacutetude des divers contextes de ces occurrences vient fonder cette premiegravere remarque purement
formelle En un mot la preacutesence de la laquo philosophie premiegravere raquo dans les traiteacutes physiques se
comprend aiseacutement si lon savise quelle est une expression fonctionnelle qui renseigne plus sur le
statut laquo non-premier raquo de la physique que sur le statut de cette laquo autre raquo363 enquecircte Dans le texte
361 A Mansion [1958] p 166
362 Ce dernier passage est en fait le doublon de Γ 2 dans lequel on lit quil y a autant de parties de laphilosophie quil y a de sortes substances et quil y a donc une premiegravere partie de la philosophie Ausurplus dit ensuite Aristote le philosophe est laquo comme le matheacutematicien raquo et puisquil y a unematheacutematique premiegravere on peut en deacuteduire quil y a une philosophie premiegravere ndash cest le pas quefranchit K 4 mais il est inteacuteressant de noter que le texte de Γ est plus contourneacute et plus prudent Demecircme en Γ 3 lideacutee dune laquo sagesse premiegravere raquo napparaicirct que neacutegativement pour refuser ce statut agrave laphysique
363 Sur cette expression dune laquo autre raquo enquecircte cf De Caelo III 1 298b 19-20 et peut-ecirctre GC I 3 318a 5-6mais les manuscrits ne sont pas unanimes sur ce point et il pourrait justement y avoir contamination agrave
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
aristoteacutelicien lexpression laquo philosophie premiegravere raquo a toujours pour fonction argumentative de
limiter la physique de deacutesigner ce qui ne peut pas en faire lobjet et partant de servir une
strateacutegie de secondarisation ou si lon preacutefegravere de limitation de la physique
Cest ainsi que le recours et le renvoi agrave la philosophie premiegravere arrivent souvent agrave des
points critiques ou des carrefours dans les textes Les deux passage citeacutes de la Physique par
exemple figurent comme des laquo fins raquo dargumentation ou des charniegraveres364 Physique I 9 par
exemple clocirct leacutetude des principes du devenir annonceacutee en I 1365 Le chapitre donne alors agrave lire
un eacutetrange retour du platonisme366 en se livrant agrave une sorte de redressement ou de rectification
des principes acadeacutemiciens La confrontation avec le platonisme aboutit agrave une deacutefinition de la
matiegravere et Aristote contraste immeacutediatement leacutetude de la forme pour elle-mecircme est en
revanche ajourneacutee367 Aristote trace ainsi un programme de recherche sur laquo le principe selon la
forme raquo par opposition aux formes naturelles et corruptibles qui seront traiteacutees dans les livres
suivants (ou dans lensemble des traiteacutes physiques) La reacutefeacuterence agrave la philosophie premiegravere
deacutelimite effectivement ce que peut eacutetudier la physique et il nest pas anodin que cela se situe au
sein dune critique du platonisme Cette remarque sur le principe formel et la philosophie
partir du texte preacuteceacutedent dans le De caelo ndash voir la note de M Rashed ad loc
364 Mecircme sil faut prendre avec preacutecaution les deacutecoupages en chapitres qui on le sait ne sont pasdAristote il nempecircche que ces deux passages ont manifestement une fonction darrecirct et de transitionet que le deacutecoupage en chapitres ou en livres agrave ces endroits est tout agrave fait deacutefendable
365 Quon accepte ou non le deacuteplacement de la premiegravere phrase de II 1 agrave la fin de I 9 comme le fait lemanuscrit E il demeure que la proposition se reacutefeacuterant agrave la philosophie premiegravere appartient bien agrave laconclusion du chapitre I 9 et du livre I en entier qui se terminent alors par la neacutecessiteacute toutaristoteacutelicienne dun nouveau commencement (laquo ἄλλην ἀρχήν raquo) En fait pour saisir pourquoiAristote renvoie agrave cet endroit leacutetude du principe formel agrave la philosophie premiegravere il faudrait retracer leplan de lensemble du livre I
366 Lexamen doxographique semble avoir eacuteteacute meneacute agrave bien dans les chapitres 2 3 et 4 Certes lePhilosophe a peut-ecirctre deacutejagrave eacutevoqueacute les platoniciens par exemple en I 2 185a 27-29 mais cest agrave titredhypothegravese theacuteorique agrave partir des thegraveses eacuteleacuteatiques Cette allusion ne constitue pas une preacutesentation niune reacutefutation des thegraveses platoniciennes pour elles-mecircmes De mecircme en I 3 Aristote pense-t-il peut-ecirctre aux platoniciens quand il parle de ceux qui ont laquo ceacutedeacute raquo [ἐνέδοσαν] aux arguments parmeacutenidiensmais lagrave encore les platoniciens naccegravedent pas au rang dadversaires bien deacutefinis et sont explicitementrangeacutes sous la banniegravere dune sorte de post-eacuteleacuteatisme Il nest donc pas abusif davancer que letraitement doxographique des chapitres 2 3 et 4 est structureacute par lopposition entre Eacuteleacuteates etlaquo physiciens raquo au sens large
367 Phys I 9 92a 34-b2 laquo Περὶ δὲ τῆς κατὰ τὸ εἶδος ἀρχῆς πότερον μία ἢ πολλαὶ καὶ τίς ἢ τίνες εἰσίνδιἀκριβείας τῆς πρώτης φιλοσοφίας ἔργον ἐστὶν διορίσαι ὥστ εἰς ἐκεῖνον τὸν καιρὸν [192b1]ἀποκείσθω περὶ δὲ τῶν φυσικῶν καὶ φθαρτῶν εἰδῶν ἐν τοῖς ὕστερον δεικνυμένοις ἐροῦμεν raquo laquo En ce qui concerne le principe selon la forme quant agrave savoir srsquoil est un ou multiple quelle chose lrsquoestou quelles choses le sont crsquoest la tacircche de la philosophie premiegravere de le deacuteterminer avec preacutecision aussi laissons cela de cocircteacute jusqursquoagrave cette occasion Quant aux formes naturelles et peacuterissables nous enparlerons dans nos prochains exposeacutes raquo (tr A Stevens)
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
premiegravere doit en effet ecirctre lue au sein du chapitre sauf agrave perdre lordre du propos et reacuteduire la
rigueur du texte aristoteacutelicien Or si lon veut maintenir un lien entre ce passage et ce qui
preacutecegravede il faut sans doute comprendre le laquo δὲ raquo dans laquo περὶ δὲ τῆς κατὰ τὸ εἶδος ἀρχῆς raquo
comme venant compleacuteter la liste des principes aristoteacuteliciens du devenir apregraves avoir eacutevoqueacute la
privation (en 192a 27) puis la matiegravere (deacutefinie en 192a 31-32) Mais vu que la distinction entre
matiegravere et privation prend deacutejagrave sens au sein dune rectification du platonisme on peut penser
quil en va de mecircme pour le laquo principe selon la forme raquo il y aurait lagrave une maniegravere de renvoyer la
critique des Formes platoniciennes agrave dautres traiteacutes tandis que la discussion de la deacutefinition de
la matiegravere a sa place en physique
Ainsi en va-t-il en II 2 qui traite de la diffeacuterence entre le physicien et le matheacutematicien et
permet agrave Aristote de preacuteciser ce quil entend par science physique son objet propre et sa
meacutethode Le Stagirite mentionne la philosophie premiegravere en 194b 9-15 dans un passage dont
leacutetablissement est difficile mais qui vient conclure largumentation preacuteceacutedente368 Il revient agrave la
philosophie premiegravere de sinterroger sur le laquo seacutepareacute raquo (laquo τὸ χωριστόν raquo) comment il est et ce quil
est La mention de la laquo philosophie premiegravere raquo sert donc bien ici agrave montrer ce qui outrepasse la
tacircche du physicien
On pourrait ecirctre tenteacute de nuancer cette conclusion en objectant que laspect fonctionnel de
lexpression laquo philosophie premiegravere raquo a partie lieacutee au statut mecircme de ces extraits de la Physique Il
serait preacutevisible que ces passages traitent des limites (au double sens du terme) de la physique et
que le Philosophe y eacutevoque ce qui excegravede la laquo reacutegion raquo propre agrave la science physique sil est vrai
que la Physique surtout en son deacutebut relegraveve tout autant dun meacuteta-discours sur la science
naturelle Toutefois notre hypothegravese se laisse confirmer par dautres passages qui eux ne
relegravevent pas dune eacutepisteacutemologie de la physique Ainsi en va-t-il du De Caelo I 8 ougrave Aristote
montre que la thegravese (physique) de luniciteacute du ciel a pour elle agrave la fois des arguments physiques et
des arguments extra-physiques quoique ce ne soit pas le lieu de les deacutevelopper La deacutelimitation
de la physique sopegravere ici in actu dans la deacutemonstration particuliegravere dune thegravese deacutetermineacutee De
mecircme dans De generatione I 3 comme dans le De caelo III 1 Le seul fait quAristote parle non
pas dune philosophie premiegravere mais dune enquecircte laquo anteacuterieure raquo agrave la physique indique le
caractegravere relatif du concept Lhabitude interpreacutetative est didentifier immeacutediatement comme
368 Les chevilles qui lient ce passage avec le reste du chapitre sont de fait nombreuses la question de laseacuteparation qui court depuis le deacutebut en est une lanalogie avec lart une autre la question du laquo μέχρι raquoune troisiegraveme
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
laquo philosophie premiegravere raquo cette philosophie laquo anteacuterieure raquo Agrave linverse on pourrait bien plutocirct
partir de cette expression de laquo philosophie anteacuterieure raquo pour comprendre et interpreacuteter ce quest
la philosophie premiegravere Que cette philosophie soit premiegravere au sens danteacuterieure montre quelle
doit ecirctre comprise en reacutefeacuterence agrave la physique Et de fait agrave chaque fois les occurrences de
philosophie premiegravere nous renseignent davantage sur la physique elle-mecircme369
En ce sens on pourrait sans truisme affirmer que la laquo philosophie premiegravere raquo est premiegravere
parce que la physique est (et doit ecirctre) seconde Lenvers positif de cette secondarisation est la
limitation agrave un genre par laquelle la physique gagne ses galons de science Eacutetant donneacute
lextension du genre des choses naturelles Aristote tient agrave reacutefuter la preacutetention agrave la totaliteacute et agrave
luniversaliteacute qui aurait marqueacute les premiegraveres physiques Cest ainsi le mecircme motif qui sous-tend
la critique de la dialectique platonicienne et de cette ancienne physique le refus dune science
universelle370 La strateacutegie de secondarisation de la physique (et de reacutegionalisation de leacutetant
naturel) est donc autant due agrave la deacutefinition aristoteacutelicienne de la science quagrave la maniegravere dont il se
situe dans lhistoire de la philosophie Et cette strateacutegie est indissociable du projet aristoteacutelicien
dune laquo refondation raquo371 de la physique Dans lexpression certes assez rare de laquo philosophie
seconde raquo laquo second raquo veut surtout dire laquo non total raquo comme le montre aussi Meacutetaphysique E 1372
369 La chose est tregraves nette dans le De Caelo III 1 ougrave Aristote procegravede agrave une reacutefutation de Parmeacutenide etMeacutelissos lesquels se montrent incapables de fonder une theacuteorie authentiquement laquo physique raquo (DeCaelo III 1 298b 14-18 laquo Οἱ μὲν γὰρ αὐτῶν ὅλως ἀνεῖλον γένεσιν καὶ φθοράν οὐθὲν γὰρ οὔτεγίγνεσθαί φασιν οὔτε φθείρεσθαι τῶν ὄντων ἀλλὰ μόνον δοκεῖν ἡμῖν οἷον οἱ περὶ Μέλισσόν τεκαὶ Παρμενίδην οὕς εἰ καὶ τἆλλα λέγουσι καλῶς ἀλλ οὐ φυσικῶς γε δεῖ νομίσαι λέγειν raquo) Leurtheacuteorie sous le coup de la critique aristoteacutelicienne se reacutevegravele en effet inapte agrave rendre compte despheacutenomegravenes ndash si elle nest pas φυσικῶς cest peut-ecirctre selon lopposition courante dans le corpusparce quelle est laquo verbeuse raquo λογικῶς Mais de surcroicirct parce quelle ne parvient pas agrave eacutelaborer uneeacutetude scientifique de la geacuteneacuteration des corps elle consiste en de la mauvaise laquo science physique raquo(φυσικῶς au sens de ce qui relegraveve de la φυσική ἀκρόασις) Il sagit donc bien ici pour Aristote de poserune caracteacuterisation neacutegative de la physique elle nest pas la science de lingeacuteneacuterable et de limmobile etles Eacuteleacuteates se rendent coupables dune confusion des sciences et leurs domaines
370 Met Γ 3 1005a 34 Comme le reacutesume P Pellegrin dans son eacutelaboration de la physique Aristotetravaille donc agrave partir dune double opposition aux Mileacutesiens pour qui laquo tout eacutetait inclus dans laphysis raquo et aux Eacuteleacuteates qui eacutetaient agrave lorigine dune laquo nouvelle science raquo laquo celle de lecirctre immobile etidentique agrave lui-mecircme Pour eux tout est donc justiciable de lontologie y compris la physique raquo cf PPellegrin [2000] p 15
371 P Pellegrin [2000] p 16
372 Sans entrer dans le deacutetail de ce chapitre qui a lapparence de laquo la fausse simpliciteacute des textesprogrammatiques raquo (M Crubellier P Pellegrin [2002] p 217) il faut neacuteanmoins souligner sa coheacuterenceavec les autres passages que nous avons citeacutes Ici comme ailleurs Aristote insiste sur les limites de laphysique Celle-ci porte sur laquo un genre de leacutetant raquo laquo ἡ φυσικὴ ἐπιστήμη τυγχάνει οὖσα περὶ γένοςτι τοῦ ὄντος raquo (1025b 18-19) ce qui permet de la promouvoir au rang des sciences theacuteoreacutetiquesToutefois il faut aussi entendre dans la suite du chapitre quelle ne porte que sur un genre de leacutetant En
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
La primauteacute de la philosophie premiegravere doit alors sentendre comme une anteacuterioriteacute relative
anteacuterioriteacute qui tient agrave la digniteacute et leacuteminence de son objet selon le motif connu de Meacutetaphysique
A373 repris par E 1
Aristote se sert donc manifestement de la reacutefeacuterence agrave une philosophie premiegravere pour
exprimer la limitation de la physique et son statut second cela implique-t-il que le reacutesidu de
cette opeacuteration soit le mecircme dans tous les passages Tous ces passages octroient-ils le mecircme
objet agrave la philosophie premiegravere Certes dans la seule occurrence que nous posseacutedions ne
deacutesignant plus la philosophie premiegravere comme une science mais comme les livres lexposant agrave
savoir le De motu animalium 6 Aristote renvoie nommeacutement le premier moteur agrave la philosophie
premiegravere374 Mais le passage implique aussi que la philosophie premiegravere puisse eacutetudier le
mouvement375 Sans cela les passages du De caelo et du De motu circonscrivent en fait la
effet agrave partir de la combinatoire des proprieacuteteacutes seacuteparable mobile et leurs contraires le Stagirite endeacuteduit la neacutecessiteacute dune science portant sur une substance seacutepareacutee et immobile Le nœud delargument est que si cette substance nexistait pas laquo ἡ φυσικὴ ἂν εἴη πρώτη ἐπιστήμη raquo (1026a 28-29) or faut-il sous-entendre par modus tollens ce nest pas le cas Quoique la viseacutee de ce chapitreprogrammatique soit plus vaste que les autres mentions de la philosophie premiegravere que nous avonsvues il reste bien un motif constant la physique est seconde au sens ougrave elle nest pas universelleparce quil y a quelque chose qui restera neacutecessairement en dehors de son champ deacutetude Cest doncpar rapport agrave elle que lautre philosophie est premiegravere cest la limitation de la physique qui exige unephilosophie premiegravere au sens danteacuterieure comme le souligne bien le chapitre agrave deux reprises en1026a 13 (laquo ἀλλὰ προτέρας ἀμφοῖν raquo) et surtout en 1026a 29-30 (laquo εἰ δ ἔστι τις οὐσία ἀκίνητος αὕτηπροτέρα καὶ φιλοσοφία πρώτη raquo)
373 Cf A 2 983a 4-5 laquo οὔτε τῆς τοιαύτης ἄλλην χρὴ νομίζειν τιμιωτέραν Ἡ γὰρ θειοτάτη καὶτιμιωτάτη raquo agrave comparer avec E 1 1026a 21-22 laquo καὶ τὴν τιμιωτάτην δεῖ περὶ τὸ τιμιώτατον γένοςεἶναι raquo et le doublon de K 7 1064b 4-6 On peut eacutegalement songer agrave lexpression de Λ 10 1075b 20-21 laquo καὶ τοῖς μὲν ἄλλοις ἀνάγκη τῇ σοφίᾳ καὶ τῇ τιμιωτάτῃ ἐπιστήμῃ εἶναί τι ἐναντίον ἡμῖν δ οὔ raquo
374 Cf DMA 6 700b 4-11 laquo Περὶ μὲν οὖν ψυχῆς εἴτε κινεῖται εἴτε μή καὶ εἰ κινεῖται πῶς κινεῖταιπρότερον εἴρηται ἐν τοῖς διωρισμένοις περὶ αὐτῆς Ἐπεὶ δὲ τὰ ἄψυχα πάντα κινεῖται ὑφ ἑτέρουπερὶ δὲ τοῦ πρώτου κινουμένου καὶ ἀεὶ κινουμένου τίνα τρόπον κινεῖται καὶ πῶς κινεῖ τὸ πρῶτονκινοῦν διώρισται πρότερον ἐν τοῖς περὶ τῆς πρώτης φιλοσοφίας λοιπόν ἐστι θεωρῆσαι πῶς ἡψυχὴ κινεῖ τὸ σῶμα καὶ τίς ἡ ἀρχὴ τῆς τοῦ ζῴου κινήσεως raquo laquo Agrave propos dune part de lacircme ltetde la question de savoirgt si elle se meut ou non et si elle se meut comment elle se meut on en a deacutejagraveparleacute dans les analyses agrave son sujet Puisque dautre part tous les ecirctres inanimeacutes sont mus par autrechose et que quant au premier mucirc qui est toujours mucirc de quelle faccedilon il est mucirc et comment le meutle premier moteur on la deacutejagrave analyseacute dans le traiteacute de philosophie premiegravere il reste donc agrave eacutetudiercomment lacircme meut le corps et quel est le principe du mouvement de lanimal raquo
375 Dapregraves ce passage en effet (voir note preacuteceacutedente) la philosophie premiegravere peut bien eacutetudier un ecirctremobile le compleacutement laquo περὶ δὲ τοῦ πρώτου κινουμένου raquo deacutepend de laquo διώρισται πρότερον raquo Onpeut neacuteanmoins imaginer que cest parce quelle le fait agrave partir de son eacutetude du premier moteur qui estlui immobile Mais comme on la vu le De caelo I 8 lui-mecircme renvoie agrave la philosophie premiegraverecomme agrave une eacutetude fournissant des arguments suppleacutementaires pour deacutemontrer luniciteacute du ciel Defait Aristote y dit laquo Ἔτι δὲ καὶ διὰ τῶν ἐκ [b10] τῆς πρώτης φιλοσοφίας λόγων δειχθείη ἄν καὶ ἐκτῆς κύκλῳ κινήσεως ἣν ἀναγκαῖον ἀΐδιον ὁμοίως ἐνταῦθά τ εἶναι καὶ ἐν τοῖς ἄλλοις κόσμοις raquo(277b 9-12) que C Dalimier et P Pellegrin traduisent par laquo De plus on peut aussi montrer cela par le
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
laquo philosophie premiegravere raquo agrave une portion extrecircmement congrue du corpus aristoteacutelicien en gros Λ
6-8 parfois associeacute agrave Physique VIII ndash on se retrouve agrave nouveau agrave la limite entre physique et
meacutetaphysique376
Il faut toutefois se garder dune tendance agrave lhomogeacuteneacuteisation on pourrait ainsi tout agrave
fait montrer que le texte eacutevoqueacute du De caelo III 1 est plus indeacutetermineacute et supporterait sans peine
la thegravese selon laquelle la philosophie premiegravere a aussi agrave soccuper des formes des composeacutes
hyleacutemorphiques On sen souvient dans la critique des Eacuteleacuteates Aristote confie agrave cette enquecircte
anteacuterieure agrave la physique leacutetude de laquo certaines choses (ἄττα τῶν ὄντων) inengendreacutees et
totalement immobiles raquo (ἀγένητα καὶ ὅλως ἀκίνητα)377 Or certaines propositions de la
Meacutetaphysique peuvent laisser penser que la forme serait en un sens immobile et inengendreacutee378 et
biais darguments tireacutes de la philosophie premiegravere ainsi que du [ou en particulier par le] mouvementen cercle qui est neacutecessairement eacuteternel aussi bien ici que dans les autres mondes raquo Comme le souligneP Pellegrin en note on peut en effet traduire le καὶ de la proposition laquo καὶ ἐκ τῆς κύκλῳ κινήσεως raquosoit comme conjonction de coordination (laquo et en outre raquo) soit dans sa valeur expleacutetive (laquo cest-agrave-dire raquoou laquo plus preacuteciseacutement raquo) Eacutetant donneacute la briegraveveteacute de largument il paraicirct difficile de ne pas penser quelaquo καὶ ἐκ τῆς κύκλῳ κινήσεως raquo vient deacutevelopper le renvoi agrave la philosophie premiegravere sans quoi cerenvoi resterait bien eacutenigmatique et de peu deffet argumentatif
376 Comme sen avisent pour le De caelo Alexandre et Simplicius cf Simplicius In De caelo 269 31 sqQuant au passage du De generatione Aristote lui-mecircme renvoie agrave un Traiteacute du mouvement (laquo ἐν τοῖς περὶκινήσεως λόγοις raquo 318a 3-4) dans lequel a eacuteteacute montreacute que lautre cause de la perpeacutetuiteacute de lageacuteneacuteration (autre que la matiegravere dont il va ecirctre ici question) doit ecirctre immobile cause dun mobiletoujours en mouvement et cest ce premier moteur queacutetudie la philosophie premiegravere
377 On trouve dailleurs ce mecircme couple dadjectifs dans le De generatione et corruptione II 10 quand leStagirite montre quil est neacutecessaire quil y ait un moteur premier origine absolue du mouvement cfGC II 10 337a 15 sq et en particulier l 19-20 laquo ἓν τὸ αὐτὸ καὶ ἀκίνητον καὶ ἀγένητον καὶἀναλλοίωτον raquo
378 Certes sauf erreur ladjectif laquo ἀγένητος raquo napparaicirct quune seule fois dans toute la Meacutetaphysique en B4 999b 7-8 dans le deacuteveloppement de la huitiegraveme aporie Il est cependant envisageable que lareacutesolution de cette aporie ne se fasse pas en Λ mais bien dans les livres centraux en tant quilsdeacuteveloppent la question de lοὐσία celle des relations entre forme et matiegravere et quils reacutefutent par lagrave-mecircme la seacuteparation de la forme selon les platoniciens Or que la forme dune substance composeacutee nesoit pas seacutepareacutee au sens platonicien nimplique pas quelle soit laquo geacuteneacutereacutee raquo pour autant agrave titre deprincipe du devenir elle preacutecegravede le devenir lui-mecircme et ce qui devient agrave proprement parler cesttoujours un composeacute (Cf par exemple Z 9 1034b 7-19) En outre que la forme ne puisse peacuterir commeleacutetablit Aristote agrave plusieurs endroits implique neacutecessairement quelle ne soit pas geacuteneacutereacutee et exclue duflux du devenir Enfin la forme est immobile au sens ougrave comme le rappelle K 11 par exemple le sontles formes comme termes du changement (1067b 9-11) Plusieurs moments de la Meacutetaphysiquementionnent dailleurs une substance (οὐσία) immobile ou seacutepareacutee des sensibles et sans trancher dansla preacutecipitation il est remarquable que ces passages font eacutegalement sens (et peut-ecirctre davantage) silon y entend non pas le premier moteur immobile mais bien la forme substantielle Annick Jaulinrenvoie par exemple agrave Γ 5 1009a 36-38 qui mentionne lexistence dune laquo autre substance des eacutetants agravelaquelle nappartiennent pas du tout ni le mouvement ni la corruption ni la geacuteneacuteration raquo A Jaulinrenvoie eacutegalement agrave Z 11 1037a 10-17 et Λ 1 1069a 33-b 2 cf A Jaulin M-P Duminil [2008] p 16A Jaulin a en effet soutenu que la philosophie premiegravere na pas pour seul objet les premiers moteurs
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
le contexte du chapitre du De caelo III 1 peut venir asseoir cette lecture quoique les indices
textuels demeurent assureacutement assez minces379 En reacutealiteacute tout se passe comme si dans ce
passage lidentiteacute des laquo choses raquo immobiles et inengendreacutees neacutetait pas ce qui importait
Pourquoi Parce que justement il suffit agrave Aristote dexclure du champ de la physique ces deux
proprieacuteteacutes (peu importe leur porteur) pour que sa critique fasse mouche Cest agrave la philosophie
premiegravere de deacuteterminer sil y a ou non [laquo τὸ γὰρ εἶναι raquo] des ecirctres de ce type et le cas eacutecheacuteant
de les eacutetudier pour eux-mecircmes Le programme assigneacute par ces deux adjectifs serait alors
deacutelibeacutereacutement ouvert puisquil peut aussi bien comprendre les parties plus theacuteologiques du corpus
que lousiologie des livres centraux voire la reacutefutation du platonisme Le principal est que cela ne
fasse pas lobjet de la physique pour disqualifier lentreprise parmeacutenidienne On pourrait montrer
dans le mecircme esprit quidentifier en Physique I 9 le laquo principe selon la forme raquo (qui constitue un
hapax) agrave un renvoi agrave la theacuteologie des moteurs immobiles revient agrave ceacuteder agrave une tradition
peacuteripateacuteticienne laquelle remonte au moins agrave Alexandre et systeacutematise la notion de forme depuis
les reacutegions infeacuterieures du sensible au niveau eacuteleacutementaire jusque dans les cieux380
Ainsi en va-t-il encore de louverture du laquo χωριστόν raquo que la Physique II 2 octroie comme
objet agrave la philosophie premiegravere ou du laquo ᾗ δὲ κεχωρισμένα raquo du De anima Agrave chaque fois
lindeacutetermination lampleur du champ perceacute parce quelle se reacutepegravete ne peut ecirctre due au pur
hasard381 Le concept aristoteacutelicien de laquo philosophie premiegravere raquo exemplifie agrave plein la ductiliteacute
divins mais aussi ndash et sans contradiction ndash les formes comme substances immobiles des substancescomposeacutees sensiblesVoir en particulier A Jaulin [2008a] p 347-360 Pour la reacutepeacutetition volontaire delaquo οὐσία raquo cf A Jaulin dans A Jaulin M-P Duminil [2008] p 12
379 Sur la diffeacuterence entre les moteurs ceacutelestes et les formes des composeacutes cf Z 15 1039b 20-27 qui montreque les formes des composeacutes sont certes inengendreacutees et impeacuterissables et mecircme immobiles mais ellene sont pas toujours elles sont et ne sont pas Sur la maniegravere dont physique et meacutetaphysique separtagent leacutetude de la forme cf A Stevens [agrave paraicirctre] qui montre comment la philosophie premiegraverelaquo ne se deacutefinit pas par des objets propres mais par eacutetude propre des objets qui sont aussi ceux drsquoautressciences raquo sur lesquels elle prend une perspective particuliegravere
380 Cf infra sect 32 et 33
381 A Mansion comme on sen doute se sert du passage de Phys II 2 194b 14 pour opposer deux sortesde formes celles dans la matiegravere et celles seacutepareacutees (dans leur ecirctre) de la nature On reconnaicirct aiseacutementici lascendance alexandrinienne comme on le verra Pour la fin de Physique II 2 comme pour lepassage du DA I 1 403 b 7-16 la prudence est requise Ce dernier passage meacuteriterait agrave lui seul touteune eacutetude eu eacutegard aux deacutesaccords des traducteurs et des interpregravetes Il est en effet possible que bienconstruite la proposition cruciale de 403b 10-16 (laquo ἀλλ ὁ φυσικὸς περὶ ἅπανθ ὅσα τοῦ τοιουδὶσώματος καὶ τῆς τοιαύτης ὕλης ἔργα καὶ πάθη ὅσα δὲ μὴ τοιαῦτα ἄλλος [hellip] ᾗ δὲ κεχωρισμένα ὁπρῶτος φιλόσοφος raquo) ramasse lideacutee que le philosophe premier doit soccuper non pas du seacutepareacutesimplement (lintellect agent selon Mansion) mais des laquo affections de la matiegravere raquo en tant quelles sontseacutepareacutees de la matiegravere (ie ces deacuteterminations de la matiegravere prises en tant que seacutepareacutees)
113
La meacutetaphysique comme science une enjeux
terminologique du Stagirite ndash les concepts aristoteacuteliciens sont comme on dit dans lindustrie
textile des laquo mateacuteriaux souples raquo382 De fait luniteacute fonctionnelle de laquo philosophie premiegravere raquo
nimplique pas en ce qui concerne son objet la reacuteduction agrave luniteacute Par laquo philosophie premiegravere raquo
le Stagirite ouvre un horizon qui peut renvoyer certes agrave la theacuteologie du moteur immobile mais
aussi bien agrave linterrogation sur la forme du composeacute voire agrave la critique des Ideacutees383
Contre lideacutee que la promotion alexandrinienne de laquo philosophie premiegravere raquo sexpliquerait
a priori par un projet de theacuteologisation de la meacutetaphysique il faut donc bien plutocirct faire
lhypothegravese dune conscience de la largeur de leacuteventail ouvert par lexpression dans le corpus
aristoteacutelicien Cest ce qui explique que lExeacutegegravete emploie aussi souvent laquo philosophie premiegravere raquo
avec sagesse deux expressions conccedilues comme synonymes384
Toutefois si Alexandre a perccedilu la geacuteneacuteralisation possible de laquo philosophie premiegravere raquo agrave
lensemble de la meacutetaphysique chez lui en revanche laquo philosophie premiegravere raquo nest plus le nom
dune thegravese qui deacutelimite la physique nest plus un concept qui prend son sens relativement agrave la
philosophie seconde Du fait mecircme de son hermeacuteneutique Alexandre cherche par delagrave la
coheacuterence fonctionnelle du syntagme agrave en fixer la signification et donc agrave fixer lobjet de la
meacutetaphysique ou agrave les articuler entre eux La possibiliteacute mecircme de la question de lobjet de la
philosophie premiegravere est bien le reacutesultat dune opeacuteration exeacutegeacutetique typique dAlexandre
Et de fait comme on la vu dans le Commentaire agrave la Meacutetaphysique Alexandre utilise
preacuteciseacutement laquo philosophie premiegravere raquo comme un terme collectif qui en vient agrave deacutesigner
lensemble de la science proposeacutee par le traiteacute dans toutes ses dimensions Le problegraveme de lobjet
de la meacutetaphysique se concentre dans la question de la signification de laquo philosophie premiegravere raquo
En atteste un passage du Commentaire aux Premiers analytiques
382 Cf J Brunschwig [1979] qui se fonde en particulier sur lideacutee dune dune souplesse du lexiquearistoteacutelicien comme en teacutemoigne limportante proposition finale qui demeure une sourcedinspiration selon laquelle il faut lire Aristote avec preacutesente agrave lesprit la regravegle laquo reconnaicirctre aux motsle sens tout le sens rien que le sens que la fonction quils remplissent dans les eacutenonceacutes contraint deleur reconnaicirctre raquo (p 158)
383 En Phys II 2 194b 14-15 cest bien une question (τί ἐστι ) qui est attribueacutee agrave la philosophie premiegravereOr cette question de savoir si la forme est laquo χωριστόν raquo peut sentendre selon les trois sens de ladjectifchez Aristote la forme est-elle seacuteparable seulement τῷ λόγῳ ou ἁπλῶς Si la forme nest seacuteparableque τῷ λόγῳ peut-elle agrave bon droit prendre le titre de substance premiegravere Si lon maintient en outre lasubstantivation de τὸ χωριστόν sans sous-entendre laquo forme raquo alors la perspective seacutelargit davantage quest-ce qui est seacutepareacute Ces questions sont toutes traiteacutees dans les livres centraux dont linterrogationinitiale part de la substance et deacutefinit parmi ses critegraveres la seacuteparabiliteacute Mais plus encore la critiquede Formes universelles seacutepareacutees courant de A agrave N cest en un sens une grande partie de laMeacutetaphysique qui pourrait ici ecirctre viseacutee
384 Au sens contemporain
114
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Πάλιν εἴ τις λάβοι ὅτι ἡ τοῦ ὄντοςἐπιστήμη ᾗ ὂν ἐπιστήμη ἐστὶ τοῦ πρώτουαἰτίου κινοῦντος ἡ δέ γε ἐπιστήμη ἡ τοῦπρώτου αἰτίου κινοῦντος ἡ πρώτη [35735]ἐστὶ φιλοσοφία καὶ συνάγοι ἐκ τούτων ὅτιἡ τοῦ ὄντος ᾗ ὂν ἐπιστήμη ἡ [3581] πρώτηἐστὶ φιλοσοφία
laquo Ensuite si lon posait que la science de leacutetant entant queacutetant est science de la premiegravere cause motriceet que la science de la premiegravere cause motrice est laphilosophie premiegravere alors on en infeacutererait385 de lagraveque la science de leacutetant en tant queacutetant est laphilosophie premiegravere raquo
(In AnPr 357 32 ndash 358 1)
Sans vouloir pousser le goucirct du paradoxe ce passage est inteacuteressant justement parce quil
est anodin ce nest lagrave quun exemple comme donneacute en passant mais cet exemple nappartient
pas au Commentaire agrave la Meacutetaphysique et nest donc pas le fruit dune exeacutegegravese locale Au surplus
rien dans le passage des Premiers Analytiques ne pousse agrave son usage Le contexte en effet est le
commentaire du chapitre I 35 qui sinsegravere dans un moment du traiteacute ougrave Aristote deacutenonce les
erreurs agrave eacuteviter dans les raisonnements deacuteductifs Il est ici question des erreurs lieacutees agrave la
formulation des deacuteductions en langage naturel386 et du problegraveme des laquo noms raquo des termes du
syllogisme Alexandre commente la proposition dAristote selon laquelle laquo il ne faut pas toujours
chercher agrave exprimer les termes par un nom souvent en effet il y aura des expressions [λόγοι]
pour lesquelles on na pas eacutetabli de nom raquo387 Ce nest pas parce quun des termes na pas de nom
et ne sexprime que par une laquo locution composeacutee raquo (ainsi Tricot traduit-il laquo λόγοι raquo) que pour
autant il ne faut pas consideacuterer ce terme comme une uniteacute logiquement repreacutesentable par une
lettre par exemple mecircme si reconnaicirct Aristote cela peut poser des difficulteacutes lors de la
reconduction du syllogisme en question agrave lune des trois figures
Alexandre a dabord choisi un cas ougrave seul le moyen terme du syllogisme sexprime par
une proposition et non par une expression nominale ou un adjectif laquo le courageux deacutedaigne son
propre salut au profit de lutiliteacute commune or tout homme qui deacutedaigne son propre salut au
profit de lutiliteacute commune est digne deacuteloge donc le courageux est digne deacuteloge raquo388 Peu
importe donc dit Alexandre que le moyen-terme ne sexprime pas ici par un nom pour pouvoir
reconduire ce syllogisme agrave la premiegravere figure Alexandre complique ensuite laffaire en prenant
385 Les traducteurs anglais du Commentaire aux Topiques par exemple proposent aussi en ce sens laquo todeduce raquo
386 M Crubellier [2008] p 144
387 An Pr I 35 48a 29-30 laquo Οὐ δεῖ δὲ τοὺς ὅρους ἀεὶ ζητεῖν ὀνόματι ἐκτίθεσθαι πολλάκις γὰρ ἔσονταιλόγοι οἷς οὐ κεῖται ὄνομα raquo
388 In AnPr 357 27-29 laquo lsquoὁ ἀνδρεῖος καταφρονεῖ τῆς ἑαυτοῦ σωτηρίας ὑπὲρ τοῦ κοινῇ συμφέροντοςπᾶς ὁ καταφρονῶν τῆς ἑαυτοῦ σωτηρίας ὑπὲρ τοῦ κοινῇ συμφέροντος τιμῆς ἄξιος ὁ ἄρα ἀνδρεῖοςτιμῆς ἄξιοςrsquo raquo
115
La meacutetaphysique comme science une enjeux
un exemple ndash le passage citeacute ndash ougrave ce sont agrave la fois un extrecircme et le moyen-terme qui sexpriment
par des locutions complexes et ougrave au surplus le syllogisme porte sur une question de
deacutenomination Lagrave encore pour analyser ce syllogisme comme relevant de la premiegravere figure il
est inutile voire preacutejudiciable de chercher les noms des termes agrave la place de ces expressions389
Ce simple exemple suffit ainsi agrave montrer premiegraverement que lexpression laquo philosophie
premiegravere raquo est bien au centre dune question de deacutenomination et deuxiegravemement quAlexandre a
choisi de nommer ainsi lontologie Cela confirme donc que le double emploi de laquo philosophie
premiegravere raquo autant que laquo sagesse raquo que nous avions eacutevoqueacute preacuteceacutedemment nest pas une
maladresse une neacutegligence ni une scorie de lExeacutegegravete
Nous nous interrogions donc sur lapparente eacutequivalence des noms de la science
rechercheacutee Peut-ecirctre sommes-nous deacutesormais en mesure daffiner cette eacutequivalence Si lon reacuteduit
les candidats aux seuls noms (en laissant de cocircteacute les laquo λόγοι raquo comme laquo science de leacutetant en tant
queacutetant raquo)390 alors il y a disproportion entre les deacutenominations les plus employeacutees par
Alexandre sagesse et philosophie premiegravere et les autres theacuteologie et meacutetaphysique Cette
diffeacuterence quantitative est signifiante elle signale la lecture unitarienne de lExeacutegegravete qui
privileacutegie des termes agrave la fois explicitement conceptualiseacutes par Aristote et susceptibles de couvrir
lensemble du champ perceacute par la Meacutetaphysique alors que laquo theacuteologique raquo neacutevoque quun aspect
de cette science Avec ces deux premiers noms il semble quon ait affaire agrave de parfaits synonymes
au sens contemporain ou polyonymes391 Alexandre emploie lun autant que lautre lun agrave la
place de lautre lun avec lautre Cest strictement la mecircme personne qui est sage et philosophe
premier392 et la mecircme science qui est sagesse et philosophie premiegravere ougrave lexpression se construit
comme un hendiadyn laquo τὴν αὐτὴν δὲ ἔθος αὐτῷ καλεῖν σοφίαν τε καὶ πρώτην φιλοσοφίαν raquo
15 32-33)
389 In AnPr 358 1-4
390 Comme le fait F Wolff [1997] p 293
391 En toute rigueur cest le reacutefeacuterent deacutesigneacute par ces termes qui est polyonyme et non les noms eux-mecircmes
392 In Met 239 34-37 ougrave ces deux noms deacutesignent Aristote en personne laquo λαμβάνει τὸ δεῖν τὰς ἀρχὰςτὰς πρώτας καὶ τὰς ἀκροτάτας αἰτίας ἃς νῦν φησιν εἶναι τὰς ζητουμένας ὑπ αὐτοῦ τουτέστινὑπὸ τοῦ σοφοῦ τε καὶ πρώτου φιλοσόφου φύσεώς τινος ἀρχὰς εἶναι καθ αὑτὸ καὶ μὴκατὰσυμβεβηκός raquo
116
La meacutetaphysique comme science une enjeux
123 La Meacutetaphysique selon Alexandre
a) Une lecture interne
Loption unitarienne de lExeacutegegravete se perccediloit donc dans lidentiteacute en extension des titres du
traiteacute et des noms de la science que celui-ci expose La promotion et lemploi alexandrinien de
laquo philosophie premiegravere raquo indiquent toutefois deacutejagrave agrave titre de piste que cette unification ne se fera
pas neacutecessairement au profit de leacutelection dun seul objet de la meacutetaphysique On a vu de fait
comment le choix de lExeacutegegravete en faveur de laquo sagesse raquo et surtout de laquo philosophie premiegravere raquo
sexpliquait par leur capaciteacute agrave couvrir une tregraves large partie de la Meacutetaphysique Il convient degraves
lors de se demander comment lExeacutegegravete conccediloit en geacuteneacuteral la composition du traiteacute Nous nous
cantonnerons ici principalement aux cinq premiers livres Des conjectures pour les livres restants
seraient envisageables sur la base des remarques donneacutees par Alexandre au fil du commentaire
des cinq premiers mais lentreprise restera assez speacuteculative393 Au surplus ces cinq livres offrent
deacutejagrave de solides indications sur la conception alexandrinienne du traiteacute et posent agrave lExeacutegegravete des
problegravemes (dauthenticiteacute et de place) similaires agrave ceux quont pu lui poser les livres suivants
Dans une synthegravese remarquable394 M Frede a deacutecrit la situation de tout interpregravete
contemporain devant la Meacutetaphysique Voilagrave un traiteacute dont le nom est inauthentique et dont la
composition paraicirct au moins irreacuteguliegravere Ces textes nont tregraves probablement pas eacuteteacute eacutecrits dune
seule traite et sont de statuts diffeacuterents395 mais nous ne posseacutedons aucune preuve indiscutable du
fait que la Meacutetaphysique soit ou non un agreacutegat (au sens leibnizien) composeacute par les successeurs ou
les eacutediteurs dAristote Comme le souligne en effet S Menn396 contre une opinion reacutepandue ce
deacutefaut de preuves externes laisse encore ouverte la possibiliteacute que la Meacutetaphysique ait eacuteteacute formeacutee
par Aristote lui-mecircme On a rappeleacute les doutes agrave ce sujet ci-dessus il semble tregraves improbable
quon puisse acceacuteder agrave une certitude quant agrave la formation (et encore moins au sens) de la
Meacutetaphysique agrave partir de ces teacutemoignages externes Pour hasarder une comparaison le lecteur
contemporain de la Meacutetaphysique se trouve devant son texte dans une situation pire que celle dun
393 Voir cependant avec laide dAverroegraves les conjectures ci-dessous sect 243
394 M Frede [1987b] p 81-83
395 Voir aussi A Stevens [2000] p 11 et 17
396 S Menn [1995]
117
La meacutetaphysique comme science une enjeux
speacutecialiste des Essais priveacute des indications marginales A B C397 Degraves lors pour comprendre quel
est le sens du projet dAristote il ne nous reste selon M Frede quune voie et une possibiliteacute
laquo the only avenue raquo
We have to go by Aristotles explicit remarks about the project he is engaged in see to what extendthis project actually is carried out and extrapolate on what the finished project would have lookedlike398
Bref cest limpeacuteratif hermeacuteneutique dune lecture interne qui doit preacutevaloir Pour un
lecteur contemporain la regravegle deviendrait donc autant quil est possible chercher le sens de ces
textes agrave partir deux-mecircmes sans employer la deacuterobade dune composition inauthentique ou
dadditions extrinsegraveques399 Cette regravegle soit dit en passant nastreint pas delle-mecircme agrave une
option unitarienne elle consiste bien plutocirct en lassomption dun scepticisme preacutealable
paradoxalement producteur de sens400
Or il est frappant de constater agrave quel point Alexandre nest pas si eacuteloigneacute de ce lecteur
contemporain On aurait pu attendre de lExeacutegegravete une documentation historique plus preacutecise des
sources plus autoriseacutees Jamais Alexandre ne fait intervenir Eudegraveme Pasiclegraves ou Andronicos ou
qui que ce soit dautre comme auteurs de corrections exteacuterieures pour justifier tel eacutetat du texte
Est-ce par ignorance de ces hypothegraveses On peut en douter les teacutemoignages sur leacutedition de la
Meacutetaphysique lui sont posteacuterieurs il fait lui-mecircme eacutetat de remises en causes eacuteditoriales du traiteacute il
preacutesente des variantes des manuscrits et naffiche donc pas en ce sens de sacralisation excessive
du texte en son niveau le plus mateacuteriel Cela deacutenote bien plutocirct une certaine option
hermeacuteneutique celle dune lecture interne qui pousse agrave son maximum la preacutesomption de
coheacuterence geacuteneacuterale du texte
397 Quoique bien sucircr la laquo rapsodie raquo montanienne (cf Essais I 13 et 56) soit tregraves diffeacuterente de celle queKant reproche agrave Aristote ne serait-ce que par leur rapport agrave la veacuteriteacute
398 M Frede [1987b] p 83
399 Cf aussi S Menn [1995] p 208 laquo Of course we may very well conclude that the order of the text as we haveit fails in some major way to reflect Aristotles intentions [] but we cannot draw such conclusions fromauthority We can only draw them if after serious effort we are unable to make sense of the text as we have it raquo
400 Parce que la mise en suspens des questions externes et de la valeur de veacuteriteacute des teacutemoignages eacutevite dessolutions faciles et pousse agrave lapprofondissement des interpreacutetations On nous reacutetorquera que cela estcontradictoire avec limpeacuteratif de contextualisation soutenu au deacutebut de ce travail Toutefois ce seraitfaire un mauvais procegraves la mise en suspens de ces indices externes douteux quant agrave la composition dela Meacutetaphysique ninterdit pas par exemple la prise en compte de la dimension collective et dialogiquedu travail philosophique agrave leacutepoque dAristote
118
La meacutetaphysique comme science une enjeux
b) Authenticiteacute des livres et uniteacute du traiteacute
Un fait trop rarement souligneacute est en effet que le commentaire dAlexandre teacutemoigne agrave
maintes reprises de discussions anteacuterieures sur la composition de la Meacutetaphysique ou sur
lauthenticiteacute de certains livres Degraves avant Alexandre ndash assez tocirct donc ndash les lecteurs de la
Meacutetaphysique auraient eu conscience davoir affaire agrave un ensemble plus ou moins instable voire
corrompu Agrave chaque fois pourtant sans relacircche Alexandre seacutelegraveve contre ces soupccedilons La
question de lauthenticiteacute du livre A quAlexandre eacutetablit entre autres au deacutetour dun
commentaire agrave B 2 en est un bon exemple
Μέλλων δὲ πρὸς αὐτὰς λέγειν πρῶτονὑπομιμνήσκει ἡμᾶς ὁποίας τινὰς [19620]ἔλεγον αὐτὰς εἶναι ἀναπέμπων εἰς τὰεἰρημένα ἐν τῷ πρώτῳ Ὅθεν καὶ δῆλον ἐκπλειόνων ἤδη ὅτι κἀκεῖνο Ἀριστοτέλους τέἐστι καὶ ἐκ ταύτης τῆς πραγματείας Καὶ γὰρἐν τῷ ἤθει ὁμοίως ἐκεῖ τε περὶ αὐτῶν εἴρηκεκαὶ ἐνταῦθα ἐμνημόνευσεν ὡς γὰρ περὶοἰκείας τῆς δόξης τῆς περὶ ἰδεῶν οὔσης τοὺςλόγους ἐν ἀμφοτέροις πεποίηται
Dans lintention de parler contre ces substancesAristote nous rappelle dabord quelle sorte desubstances elles sont aux dires ltplatoniciensgtrenvoyant agrave ce quil a dit dans le premier livre De lagraveaussi il est eacutevident ndash comme ce leacutetait deacutejagrave agrave partir demultiples points ndash que ce ltlivregt est dAristote et faitpartie de ce traiteacute De fait cest dans un espritsimilaire quil a parleacute de ces substances au premierlivre et quil les eacutevoque ici car dans les deux cas il aconstruit son discours comme si la doctrine des Ideacuteeseacutetait la sienne propre
(196 19-24)
Largument est simple ndash lauthenticiteacute de A et donc luniteacute du traiteacute seacutetablissent agrave la
faveur de ce renvoi ndash quoiquil soit amusant de voir Alexandre sassurer de lauthenticiteacute du livre
gracircce agrave un passage ougrave Aristote se comprend parmi les platoniciens Pour lExeacutegegravete la deacuteclaration
dAristote laquo or comment nous disons que les formes sont causes et substances par soi cela a eacuteteacute
dit dans nos premiers exposeacutes agrave leur sujet raquo401 ne peut viser que A ndash on imagine quil sagit de A 6
et peut-ecirctre 9402 Quant aux autres lieux visant A et mentionneacutes par Alexandre ce sont sans doute
995b 4-6 et 996b 8-10 Alexandre aurait-il eu connaissance de lattribution du livre agrave Pasiclegraves de
Rhodes Laffirmation est risqueacutee mais E Berti la oseacutee en mettant en parallegravele la thegravese
alexandrinienne et un passage dAscleacutepius refusant lattribution du livre agrave Pasiclegraves403 Selon Berti
401 Met B 2 997b 3-5 laquo ὡς μὲν οὖν λέγομεν τὰ εἴδη αἴτιά τε καὶ οὐσίας εἶναι καθ ἑαυτὰς εἴρηται ἐντοῖς πρώτοις λόγοις περὶ αὐτῶν raquo
402 Voir F De Haas [2009] p 81 et 85
403 Voir E Berti [1982] et M Hecquet-Devienne [2005] p 146 Pour Ascleacutepius cf In Met 4 17-24 laquo Εἶταλοιπὸν δεῖ εἰπεῖν καὶ περὶ τοῦ μεγάλου ἄλφα καὶ περὶ τοῦ μικροῦ ἄλφα εἰδέναι τοίνυν χρὴ ὅτιδεκατέσσαρα βιβλία ἔγραψεν ὁ Ἀριστοτέλης ἐν τῇ παρούσῃ πραγματείᾳ μέχρι γὰρ τοῦ ltνgtστοιχείου ἔγραψε καὶ [420] αὐτοῦ τινὲς δὲ εἰρήκασιν ὅτι δεκατρία τὸ γὰρ μεῖζον ἄλφα περὶ οὗνῦν πρώτως διαλέγεται οὔ φασιν εἶναι αὐτοῦ ἀλλὰ Πασικλέους τοῦ υἱοῦ Βοήθου τοῦ ἀδελφοῦ
119
La meacutetaphysique comme science une enjeux
si Ascleacutepius connaicirct cette fausse attribution et reprend la thegravese dAlexandre cest que deacutejagrave
Alexandre devait en ecirctre informeacute Une telle interpreacutetation ne peut quen rester au stade de la
conjecture404 Largument dAlexandre est en tout cas promis agrave un beau succegraves Syrianus par
exemple lempruntera dans son propre commentaire ndash mais de faccedilon plus cinglante ndash et il
constitue certainement la source dune des scolies marginales du manuscrit E405
De telles poleacutemiques sur le texte mecircme du traiteacute se perccediloivent aussi agrave propos des livres α
et Δ Commenccedilons par le plus simple Δ dit Alexandre est manifestement un livre de la
Meacutetaphysique et qui plus est il se trouve agrave la bonne place Contrairement agrave ce qui se produit dans
nos deacutebats contemporains sur Δ les discussions anteacuterieures agrave Alexandre vont donc bien au-delagrave
de sa seule appartenance ou non au traiteacute Lenjeu nest pas seulement de savoir si le livre que
Diogegravene Laeumlrce cite comme Περὶ τῶν ποσαχῶς λεγομένων ἢ κατὰ πρόσθεσιν est un livre
indeacutependant ou non mais mecircme sil est dAristote sil est agrave la bonne place et enfin sil est
complet
Le proegraveme semble ainsi deacutejagrave annoncer les introductions scolaires quon pourra lire chez
les auteurs neacuteo-platoniciens Aux dires de Simplicius celles-ci devaient traiter laquo du but de
lutiliteacute de la raison decirctre du titre de la place du traiteacute dans lordre de la lecture de son
authenticiteacute de la division en chapitres raquo auxquels sajoute linterrogation sur laquo la partie de la
philosophie raquo sous laquelle se range le traiteacute406 La formule demeure manifestement moins
conventionnelle que chez Simplicius mais une bonne part des reacutequisits de lintroduction selon ce
dernier est deacutejagrave un passage obligeacute chez Alexandre
Comme dans le passage preacuteceacutedent lauthenticiteacute saffirme via lemploi explicite du nom
dἈριστοτέλης et se fonde agrave la fois sur le fond et la forme du traiteacute laquo ἀπὸ τῆς λέξεως καὶ ἀπὸ
Εὐδήμου τοῦ ἑταίρου αὐτοῦ οὐκ ἔστι δὲ ἀληθές σώζεται γὰρ ἡ τοῦ Ἀριστοτέλους δεινότης καὶ ἐκτῆς λέξεως καὶ ἐκ τῆς θεωρίας καὶ πολὺ πλέον ὅτι μέμνηται αὐτοῦ ἐν τῷ ἐλάττονι ἄλφα raquo
404 Cf M Hecquet-Devienne [2005] p 146 laquo Le fait quAscleacutepios oppose directement lavis dAlexandre agravelopinion qui faisait de Pasiclegraves lauteur de Grand Alpha semble donner raison agrave Berti lorsquilconsidegravere quAlexandre connaissait deacutejagrave cette derniegravere la discussion sur lauthenticiteacute de Grand Alphaagrave laquelle il reacutepond sinscrit probablement dans la mecircme tradition que celle qui est rapporteacutee parAscleacutepios quatre siegravecles plus tard Mais on ne peut pas exclure son inscription dans une tradition quifaisait de Theacuteophraste lauteur de Grand Alpha et qui neacutetait pas connue dAscleacutepios raquo
405 Pour Syrianus voir In Met 23 8-9 laquo ἀναπέμπει ἡμᾶς ἐπὶ τὰ ἐν τῷ μείζονι Α ῥηθέντα γελοῖοι οὖνκαὶ ταύτῃ οἱ τὸ βιβλίον νοθεύοντες raquo C Luna eacutetablit ce parallegravele (parmi de multiples autres) ensoulignant par exemple la structure commune laquo ἀναπέμπει ἡμᾶς ἐπὶ τὰ ἐν τῷ μείζονι Α ῥηθέντα raquo(Syrianus) et laquo ἀναπέμπων εἰς τὰ εἰρημένα ἐν τῷ πρώτῳ raquo (Alexandre) Cf C Luna [2001] p 83Pour le manuscrit E cf M Hecquet-Devienne [2005] p 135-136
406 Simplicius In Cat 8 10-13 Voir agrave ce sujet I Hadot [1990] en particulier p 23-47 et 138-160
120
La meacutetaphysique comme science une enjeux
τῶν ἐν αὐτῷ λεγομένων raquo (344 2-3)407 Le lien theacutematique permet eacutegalement agrave Alexandre
denteacuteriner la position du livre dans le traiteacute Reacutesumons la longue argumentation dAlexandre408
du point de vue qui nous inteacuteresse sans pour le moment entrer dans tous les enjeux conceptuels
qui sy concentrent Selon Alexandre Δ a pour objet la distinction de certains plurivoques Or le
livre Γ a fermement eacutetabli quil appartenait au philosophe premier de traiter leacutetant en tant
queacutetant et ses proprieacuteteacutes par soi En outre le philosophe premier a pour tacircche de traiter
scientifiquement ce que le dialecticien ne fait que traiter logiquement (laquo λογικῶς raquo 344 19) agrave
partir des laquo ἔνδοξα raquo Or les plurivoques de Δ sont de ces proprieacuteteacutes communes que toutes les
sciences particuliegraveres utilisent sans pouvoir les eacutetudier speacutecifiquement parce quelles
appartiennent agrave toutes choses Le livre Δ est donc un livre de philosophie premiegravere il appartient
bel et bien au traiteacute
Qui plus est ce livre est agrave sa juste place (laquo τάξις raquo 344 20) dans le traiteacute il fallait B puis Γ
pour eacutetablir que parmi les objets du philosophe premier figurent ces notions plurivoques qui
sont des proprieacuteteacutes communes de leacutetant en tant queacutetant Alexandre conccediloit ainsi leacutetude de Δ
comme une suite directe de lanalyse des axiomes (le principe de non-contradiction) queffectuait
la seconde partie de Γ puisque les axiomes de Γ et les plurivoques de Δ ont en commun de servir
aux sciences particuliegraveres
Fait assez deacutesespeacuterant pour le lecteur dAlexandre lExeacutegegravete eacutenonce lhypothegravese dun
livre tronqueacute comme le fait danonymes laquo certains raquo (laquo ὅτι δὲ μὴ ἀτελὲς τὸ βιβλίον ὡς οἴονταί
τινες raquo 345 4) Toutefois agrave lopposeacute de ce qui se produit chez Ascleacutepius cette affirmation ne
repose pas ici sur lideacutee daccidents affectant le manuscrit ou de la perte de parties409 Largument
comme le contre-argument sont bien internes agrave lideacutee que le livre est incomplet parce quil nest
pas exhaustif (Aristote ny deacutefinit pas tous les plurivoques) Alexandre riposte en reacuteaffirmant
lobjet de Δ Le livre na simplement pas agrave traiter de tous les plurivoques mais seulement de ceux
qui sont employeacutes en commun par les sciences particuliegraveres pour laquo prouver leur objet raquo (laquo τὰ
προκείμενα αὐταῖς δεικνύουσιν raquo 345 5) Or ces notions agrave titre dattributs de leacutetant en tant
queacutetant heacuteritent en quelque sorte de la plurivociteacute de leur sujet dougrave le neacutecessaire travail de
division (laquo διαίρεσις raquo) de leurs sens
407 Alexandre ne renvoie pas au livre I (qui semble faire reacutefeacuterence agrave Δ en 1052a 15-16 laquo ἐν τοῖς περὶ τοῦποσαχῶς διῃρημένοις raquo)
408 In Met 344 2 ndash 345 20
409 Ascleacutepius In Met 305 20
121
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Lemploi par Alexandre de lindeacutefini ou labsence de sujet explicite sont constants dans ce
genre de questions ndash par exemple pour savoir si B est ou non le premier livre du traiteacute410 ou si la
premiegravere aporie de B doit ecirctre placeacutee agrave la fin de α411 Il est difficile de savoir si les pratiques
exeacutegeacutetiques et philologiques ainsi eacutevoqueacutees sont seulement anteacuterieures agrave Alexandre ou encore
contemporaines lExeacutegegravete emploie dans ces circonstances aussi bien le preacutesent que limparfait et
laoriste mais le preacutesent et laoriste nont peut-ecirctre pas leur valeur temporelle412 Agrave tout le moins
cela teacutemoigne de la vigueur de lacircpreteacute de ces pratiques413 Les allusions dAlexandre sont en effet
congruentes avec lune des rares descriptions de lexeacutegegravese et de la philologie agrave leacutepoque post-
helleacutenistique celle de P Moraux Selon le savant
Avec Andronicus commence leacutepoque des commentaires ceux-ci ne sont pas en tant quetels des creacuteations ex nihilo ils ont comme modegraveles lointains les commentaires agrave diversauteurs dont Homegravere conccedilus et reacutealiseacutes par les grands philologues alexandrins Lesmeacutethodes proprement philologiques eacutegalement creacuteeacutees par leacuterudition alexandrine ont eacuteteacuteappliqueacutees par les commentateurs au texte dAristote Degraves avant Alexandre dAphrodiseceux-ci pratiquaient ce que nous appelons aujourdhui la critique des textes ilsmentionnaient et interpreacutetaient les leccedilons de plusieurs manuscrits le cas eacutecheacuteant ilssefforccedilaient dameacuteliorer par des conjectures diverses un eacutenonceacute quils trouvaient fautif oupeu satisfaisant Enfin la critique dite supeacuterieure a laisseacute des traces assez nombreuses danslœuvre des commentateurs Nous apprenons ainsi que lauthenticiteacute de plusieurs livresavait eacuteteacute contesteacutee surtout en raison de preacutetendues divergences doctrinales aveclaristoteacutelisme authentique Lhypothegravese a aussi eacuteteacute avanceacutee que tel livre ne serait pas agrave saplace lagrave ougrave nous le trouvons quil naurait pas eacuteteacute termineacute par Aristote ou nous seraitarriveacute incomplet414
Si lon cherche un nom propre on pourra ecirctre tenteacute de prononcer celui de Nicolas de
Damas qui aux dires dAverroegraves aurait proposeacute un ordre diffeacuterent pour les livres ndash par exemple
en parsemant les apories de B comme les deacutefinitions de Δ tout au long du traiteacute sur le modegravele de
ce qui se produit dans la Physique Lopinio communis date en effet geacuteneacuteralement lactiviteacute de
410 In Met 172 21-22 laquo διό τισιν ἔδοξε τῆς Μετὰ τὰ φυσικὰ πραγματείας τοῦτο εἶναι τὸ πρῶτον raquo
411 In Met 174 24-25 laquo τινὲς μέντοι διὰ τὸ νῦν εἰρημένον ὑπ αὐτοῦ ἐπὶ τέλει τοῦ τῶν Α ἐλάττονοςταύτην τὴν ἀπορίαν προσγράφουσι κατ οὐδένα λόγον ἐκεῖ κειμένην raquo
412 Voir par exemple ndash outre les exemples citeacutes ci-dessus In Met 141 10 345 4
413 M Crubellier a compareacute certaines pratiques philologiques de leacutecole de Tuumlbingen avec les deacutebuts delarcheacuteologie moderne laquo Les deacutebuts de larcheacuteologie moderne ont eacuteteacute le fait dhommes qui recircvaient dedeacutecouvrir des treacutesors et que leur passion a conduits agrave deacutetruire bon nombre de grands sites Lesarcheacuteologues daujourdhui regrettent ces pillages plus patients et plus modestes (mais parce quilsont dautres ambitions) ils savent quavant de toucher agrave quoi que ce soit il est indispensable de fairedes releveacutes soigneux agrave chaque eacutetape de la fouille raquo Cf M Crubellier [1994] p 11-12 Cette oppositionpourrait bien sappliquer aux pratiques philologiques dont Alexandre semble se deacutegager dans sonCommentaire
414 P Moraux [1986] p 143-144
122
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Nicolas et la reacutedaction du De philosophia Aristotelis du Ier s et la description donneacutee par Averroegraves
pourrait fort bien convenir aux allusions laisseacutees par Alexandre415 Toutefois rien ne permet
daller au-delagrave de la simple hypothegravese sans compter le statut d laquo outsider raquo de Nicolas416
Cette tradition philologique anonyme satteste encore dans le traitement reacuteserveacute au livre
α Ce livre est tregraves probablement celui qui pose le plus difficulteacute agrave Alexandre (agrave juste titre sans
doute) comme le montre la pluraliteacute des passages agrave ce sujet et le caractegravere ouvert de ses
hypothegraveses de lecture La question de son authenticiteacute est toutefois rapidement reacutegleacutee degraves la
premiegravere ligne du commentaire ndash cela ne semble pas faire vraiment difficulteacute Notons en passant
que des cinq premiers livres du traiteacute seuls Β et Γ auraient donc eacutechappeacute au soupccedilon
dinauthenticiteacute La difficulteacute se concentre plutocirct dans la double question ce livre est-il issu de la
Meacutetaphysique et est-il agrave la bonne place Mais dans toutes ses hypothegraveses de lecture Alexandre
nenvisage jamais une autre position pour α que la deuxiegraveme lalternative est donc simple soit
α suit A soit il ne fait pas partie du traiteacute ou du moins pas totalement
Cette seconde branche de lalternative laisse en effet ouvertes plusieurs possibiliteacutes ou
bien le livre est une introduction agrave la philosophie theacuteorique en geacuteneacuteral et nest donc pas eacutetranger
agrave la Meacutetaphysique ou bien il est une introduction agrave la seule Physique thegravese supporteacutee par la
derniegravere phrase du livre laquo Crsquoest pourquoi il faut dabord examiner ce qursquoest la nature ainsi en
effet on verra aussi clairement de quoi traite la physique raquo qui semble ouvrir agrave la physique en
dressant un programme que le livre B ne remplira pas417 Le contenu mecircme du livre favorise
lhypothegravese de proleacutegomegravenes agrave toute philosophie theacuteorique ndash le thegraveme de la faciliteacute ou non de la
recherche de la veacuteriteacute par exemple Cela explique la circonspection dAlexandre qui dans cette
hypothegravese soutient seulement que laquo ce qui est dit dans ce livre nrsquoest agrave mon avis pas non plus
totalement eacutetranger au preacutesent traiteacute raquo418 Paradoxalement au premier abord la mention
aristoteacutelicienne du terme de laquo φύσις raquo (celle de 993b 2 et non de 995a 18) est pour Alexandre un
argument en faveur de lhypothegravese de proleacutegomegravenes agrave toute philosophie theacuteorique ndash et non
415 Voir les passages citeacutes par S Fazzo [2008b] p 116-117 S Fazzo entreprend cependant dans cet articlede discuter la datation de Nicolas et du De philosophia Aristotelis quelle propose de rejeter auxalentours du IVegraveme s
416 Le terme est de D Gutas [2010] p 17
417 Pour toute cette lecture voir Met α 3 995a 17-19 laquo διὸ σκεπτέον πρῶτον τί ἐστιν ἡ φύσις οὕτω γὰρκαὶ περὶ τίνων ἡ φυσικὴ δῆλον ἔσται raquo commenteacute ad loc(169 20 sq) mais annonceacute degraves le deacutebut en137 15 sq
418 In Met 138 6-7 laquo οὐ μὴν οὐδὲ τὰ ἐν τούτῳ λεγόμενα ἀλλότρια πάντῃ τῆς προκειμένηςπραγματείας εἶναί μοι δοκεῖ raquo Pour cette hypothegravese voir aussi 140 1 sq et 169 22
123
La meacutetaphysique comme science une enjeux
seulement agrave la physique Cest sans doute que pour lui laquo φύσις raquo peut ici prendre un sens large
non pas la nature en particulier mais la reacutealiteacute en geacuteneacuteral ce qui est de mecircme que le terme peut
semployer pour dire ces ecirctres que sont la substance ou pour les platoniciens les Ideacutees419
Lhypothegravese selon laquelle le livre est agrave la bonne place reccediloit moins darguments explicites
de la part dAlexandre ndash sans quon puisse en conclure de sa part un rejet de cette ideacutee Le trait
commun avec la preacuteceacutedente fil rouge de la reacuteflexion dAlexandre est que le livre α ne ressemble
pas agrave un veacuteritable livre mais plutocirct agrave une partie (laquo μέρος βιβλίου raquo)420 en particulier parce que
lExeacutegegravete a sous les yeux deux leccedilons pour la toute premiegravere phrase avec et sans laquo ὅτι raquo Voilagrave
sans doute pourquoi dans le proegraveme de Δ par exemple Alexandre deacutesigne B comme le
deuxiegraveme livre et Γ comme le troisiegraveme421 Dans ce cas α pourrait ecirctre une sorte dappendice agrave A
et sa suite logique (laquo ἀκόλουθον raquo422) au motif que α discute lui aussi des difficulteacutes preacutealables agrave
propos des causes comme annonceacute agrave la fin de A423 Cet argument est implicitement preacutesent dans
B agrave au moins deux reprises Alexandre se reacutefegravere agrave α agrave propos de la reacutegression agrave linfini ou non
des principes424
La discussion sera reprise agrave la fin du livre reacuteduite aux deux hypothegraveses 1) soit le livre
nappartient pas agrave la Meacutetaphysique parce quil est un prologue agrave toute philosophie theacuteorique
Lideacutee dune introduction agrave la physique a donc eacuteteacute abandonneacutee alors quAlexandre est en train de
commenter 995a 17-19 ougrave apparaicirct pourtant laquo ἡ φυσική raquo La justification nous lavons deacutejagrave lue
est que dans lordre de notre connaissance la physique est premiegravere 2) La seconde hypothegravese
consiste agrave enteacuteriner la place de α dans le traiteacute en justifiant ndash assez acrobatiquement ndash la
derniegravere phrase du livre par la volonteacute dAristote de distinguer physique et meacutetaphysique et
donc dindiquer la neacutecessiteacute de lire en premier la Physique avant la Meacutetaphysique425 Lorsque
419 Cf W E Dooley [1992] p 13 n 14
420 In Met 137 2 sq et 138 25 sq
421 In Met 344 22-25 Voir aussi 184 16 ougrave comme le note WE Dooley ([1992] p 10 n7) laquo ἐν τῷ πρὸτούτου τῷ μείζονι raquo deacutesigne bien A La question est toutefois de savoir si laquo πρὸ τούτου raquo signifieneacutecessairement laquo le livre immeacutediatement anteacuterieur raquo car mecircme si on place α entre A et B A reste bienlaquo πρὸ τούτου raquo Notons toutefois que selon laltera recensio de Γ le livre est compteacute comme eacutetant lequatriegraveme (cf 238 1) titre quil partage avec Δ en 344 1
422 In Met 143 23
423 Voir Met A 10 993a 25-27 (laquo ὅσα δὲ περὶ τῶν αὐτῶν τούτων ἀπορήσειεν ἄν τις ἐπανέλθωμενπάλιν τάχα γὰρ ἂν ἐξ αὐτῶν εὐπορήσαιμέν τι πρὸς τὰς ὕστερον ἀπορίας) Et le commentairedAlexandre en 136 12-17 et la reprise de largument en 137 7 sq
424 In Met 174 18-20 et 221 34
425 In Met 169 26 ndash 170 4 laquo εἰ δέ τις ἀκούοι τοῦ λόγου οὕτως εἰρημένου πρὸς διάκρισιν τῶν τεφυσικῶν λόγων καὶ τῶν κατὰ τήνδε τὴν πραγματείαν (ὁ γὰρ ἐπεσκεμμένος πρῶτον τί ἐστι φύσις
124
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Alexandre donne plusieurs interpreacutetations sa preacutefeacuterence semble souvent aller vers la derniegravere
quil preacutesente et il est tentant ici den tirer la mecircme conclusion Une raison suppleacutementaire de
laccepter est la suivante on pourrait tout de mecircme attendre si Alexandre eacutetait profondeacutement
convaincu de lexteacuterioriteacute du livre α au traiteacute quil lui fasse un sort plus cateacutegorique et deacutefinitif
En ce sens quAlexandre sy reacutefegravere dans les livres suivants (comme un livre complet ou non peu
importe) relegraveve soit de la faiblesse (laquo malgreacute mon argumentation jaccepte la position et
linteacutegration du livre dans le traiteacute raquo) soit signale quAlexandre considegravere non sans reacuteserves et
apregraves atermoiements que lon peut agrave raison conserver le livre agrave sa place
Trois conclusions doivent ecirctre tireacutees de ce premier tour dhorizon de la lecture
alexandrinienne du traiteacute ndash trois conclusions qui sont particuliegraverement mises en lumiegravere par sa
lecture de α
Agrave chaque fois en effet les arguments dAlexandre 1) dessinent une position assez
conservatrice426 agrave la diffeacuterence de laquo certaines raquo pratiques anteacuterieures moins preacutecautionneuses ou
plus interventionnistes 2) reposent sur des eacuteleacutements textuels et sur des preuves internes ndash et non
sur de quelconques informations extrinsegraveques enfin 3) concourent tous agrave eacutetablir luniteacute du traiteacute
Mises ensemble ces trois conclusions permettent den tirer une plus geacuteneacuterale loption
unitarienne dAlexandre nest pas la conseacutequence dune tradition ou la force dune habitude elle
est le fruit dune interpreacutetation consciente
c) La marche du traiteacute
Cela eacutetabli nous sommes deacutesormais mieux en mesure de dresser dans linterpreacutetation
dAlexandre le plan des cinq premiers livres du traiteacute Deux types de passages se reacutevegravelent
fructueux de ce point de vue les deacutebuts de traiteacute (tous et non pas seulement les proegravemes agrave α Γ et
Δ) mais aussi les nombreux passages ougrave Alexandre reacutesume la progression du propos dAristote
καὶ εἰδὼς περὶ τίνων ἡ φυσική οἶδεν οὗτος ὅτι οἵδε οἱ λόγοι οὐ φυσικοὶ ἀλλ ἀκριβέστεροί τε καὶπερὶ ἀύλων) οὐχ ὅτι δὲ χρὴ νῦν ἐπισκέπτεσθαι τί ἐστι φύσις λέγοι ἄν ἀλλ ὅτι πρὸ τῆσδε τῆςπραγματείας δεῖ περὶ τῶν φυσικῶν πεπραγματεῦσθαι αὕτη γὰρ ἡ τάξις τῶν πραγματειῶν καὶ ὁἐν τῇ περὶ ἐκείνων θεωρίᾳ γεγυμνασμένος οὕτως ἂν καὶ τοῖς εἰς τήνδε συντείνουσιπαρακολουθεῖν δύναται raquo
426 Cf P Moraux [1986] p 144
125
La meacutetaphysique comme science une enjeux
en employant meacutecaniquement des structures telles que laquo εἰπὼν ἑξῆς ἐδήλωσε raquo (ou
laquo προστίθησιν raquo laquo ἔδειξε raquo) ou simplement laquo λέγει ἑξῆς raquo
Les livres A et α forment donc une introduction au traiteacute tandis que B en est le veacuteritable
commencement
Ἔστι δὲ αὐτῷ τῆς προκειμένηςπραγματείας ἐντεῦθεν ἡ ἀρχή περὶ γὰρ τῶνἀναγκαίως συντεινόντων εἰς τὰ προκείμεναἐνταῦθα λέγειν ἄρχεται [17220] ὅσα δὲ ἐντοῖς Α εἴρηται προλεγόμενα ἂν εἴη αὐτῆςκαὶ εἰς τὴν προκατάστασιν συντελοῦνταΔιό τισιν ἔδοξε τῆς Μετὰ τὰ φυσικὰπραγματείας τοῦτο εἶναι τὸ πρῶτον
Pour Aristote cest ici que se trouve le deacutebut dupreacutesent traiteacute car il commence ici agrave parler de chosesqui ont neacutecessairement trait427 aux preacutesentesquestions Tout ce qui a eacuteteacute dit au livre A constitueraitdonc des proleacutegomegravenes agrave ce traiteacute et contribuerait agravelintroduire Cest pourquoi certains ont cru que lelivre B eacutetait le premier livre du traiteacute Meacutetaphysique
(172 18-22)
Ces proleacutegomegravenes ont dabord en charge lexamen doxographique des preacuteconceptions
communes (laquo κοιναὶ προλήψεις raquo) sur le sage et la sagesse428 Ces preacute-conceptions ont
naturellement leur place dans des pro-leacutegomegravenes et par voie de conseacutequence au vu de lobjet de
ces preacuteconceptions ces proleacutegomegravenes appartiennent agrave juste titre au traiteacute Cet examen est preacuteceacutedeacute
dune courte introduction (A 1) ougrave selon Alexandre Aristote deacutecrit le deacuteveloppement graduel
des puissances de lacircme afin daboutir au plus haut degreacute du savoir qui fait lobjet du traiteacute la
sagesse429 Le recours aux preacuteconceptions permet alors de speacutecifier lobjet du sage les principes
et les causes et plus preacuteciseacutement ceux qui sont premiers430 Ici au fond dapregraves Alexandre
Aristote suivrait la mecircme meacutethode que dans la Physique ougrave il a eacutegalement recours aux notions
communes (laquo κοιναὶ ἔννοιαι raquo 9 23431) La saturation du vocabulaire est eacutevidente et Alexandre ne
semble eacuteprouver aucune difficulteacute agrave traduire en vocabulaire stoiumlcien les laquo ὑπολήψεις raquo dAristote
(982a 6) mais comme on la dit il est bien possible quen ces matiegraveres lExeacutegegravete aristoteacutelise les
concepts stoiumlciens plus quil ne stoiumlcise Aristote
427 Ce terme est souvent employeacute par Alexandre et en particulier dans cet usage exeacutegeacutetique cf 170 3 etc
428 Cf In Met 184 14-19 laquo Εἰπὼν τίνα τούτων φατέον τὴν ζητουμένην ὅτι πάσας ἐνδέχεται λέγεινδείκνυσι χρώμενος τοῖς ἐν τῷ Α περὶ τῆς σοφίας εἰρημένοις Εἶπε γὰρ ἐν τῷ πρὸ τούτου τῷ μείζονιτίνες κοιναὶ περὶ τοῦ σοφοῦ προλήψεις ἐν οἷς ἦν τὸ δεῖν ἀρχικωτάτην καὶ ἀρχιτεκτονικωτάτηναὐτὴν εἶναι ἀλλὰ καὶ ἀκριβεστάτην καὶ μάλιστα εἰδυῖαν ἀλλὰ καὶ τῶν χαλεπῶν γνωστικήνἀλλὰ καὶ πάντα εἰδυῖαν ὡς ἐνδέχεται ἀλλὰ καὶ διδασκαλικήν raquo
429 Cf la phrase tregraves nette de 3 6-7 laquo τείνει δ αὐτῷ ταῦτα πάντα εἰς τὸν περὶ σοφίας λόγον καὶ τὸδεῖξαι τίς ἐστιν ὁ σοφός raquo
430 Voir le commentaire agrave 982a 4 en 8 20 sq
431 La suite dit en effet laquo οὕτως καὶ ἐν τῇ Φυσικῇ ἀκροάσει πεποίηκε περὶ τόπου ζητῶν ὁμοίως δὲ καὶπερὶ χρόνου σχεδὸν δὲ καὶ περὶ τῶν ἄλλων ἁπάντων προβλημάτων τῇ ὁδῷ ταύτῃ κέχρηται raquo (923-25)
126
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Le livre A aboutit bien agrave ce que lon peut consideacuterer comme une deacutefinition de la sagesse
(laquo la science qui eacutetudie theacuteoriquement les premiers principes et les premiegraveres causes raquo432) et il est
coheacuterent quAristote enchaicircne avec la division des causes433 qui va loccuper jusquagrave la fin du
livre Si donc lon accepte la place de α le livre continue logiquement le preacuteceacutedent et ce pour
deux raisons La premiegravere est que α semble fonder en raison lexamen doxographique meneacute
preacuteceacutedemment quand Aristote affirme que
Il est juste decirctre reconnaissant non seulement envers ceux avec lesquels on peut avoir encommun des opinions mais aussi envers ceux qui forment des opinions plussuperficielles434
Alexandre commente
Comment en effet ecirctre reconnaissant envers eux ndash comme il se doit ndash sans avoir dabordenquecircteacute sur leurs opinions 435
Cette enquecircte est en effet agrave mecircme de nous procurer une familiariteacute436 avec de telles
opinions (laquo ἡ γὰρ τῶν καταβεβλημένων δοξῶν εὐπορία raquo 143 20-21) qui savegravere neacutecessaire agrave la
deacutecouverte de la veacuteriteacute Et cest preacuteciseacutement agrave cette occasion quAlexandre insiste sur la continuiteacute
entre les deux livres
La seconde raison tient agrave lannonce faite agrave la fin du premier livre des difficulteacutes quil
faudra soulever sur les causes Or on la vu dans ses reacutefeacuterences ou ses renvois Alexandre reacutesume
tregraves souvent α agrave une seule interrogation une aporie avant lheure celle de savoir laquo si la cause va agrave
linfini en seacuterie verticale ou en espegraveces ou bien si elle sarrecircte et est deacutelimiteacutee raquo437
Se pose degraves lors agrave Alexandre la question de la distinction entre lapproche des causes en
432 In Met 15 6-8 laquo Ἐφ οἷς δειχθεῖσι συγκεφαλαιοῦται τὰ εἰρημένα δεικνὺς ὅτι ἐξ ἁπάντων τῶν τοῖςσοφοῖς ἑπομένων δέδεικται σοφία οὖσα ἡ τῶν πρώτων ἀρχῶν τε καὶ αἰτίων θεωρητική raquo EtAlexandre dinsister juste apregraves en 15 11-12 laquo ἐξ ἁπάντων οὖν τῶν εἰρημένων γίγνεται ἡ σοφία ἡτῶν πρώτων ἀρχῶν τε καὶ αἰτίων θεωρητική raquo
433 In Met 19 17-18 laquo εὐλόγως πρῶτον τὴν τῶν αἰτίων ποιεῖται διαίρεσιν καθὰ καὶ ἐν τῇ Φυσικῇἀκροάσει εἰς τέσσαρα αἴτια διαιρῶν raquo
434 Met α 1 993b 11-13 laquo οὐ μόνον δὲ χάριν ἔχειν δίκαιον τούτοις ὧν ἄν τις κοινώσαιτο ταῖς δόξαιςἀλλὰ καὶ τοῖς ἐπιπολαιότερον ἀποφηναμένοις raquo
435 In Met 143 21-23 laquo πῶς γὰρ οἷόν τε χάριν ἔχειν τούτοις ὡς ἀξιοῖ μὴ πρῶτον αὐτῶν τὰς δόξαςἱστορηκότας raquo
436 Lemploi dlaquo εὐπορία raquo dans ce contexte est sans doute non technique
437 Voir par exemple dans le commentaire agrave B en 174 18-20 laquo ἐν δὲ τῷ ἐλάττονι ζητήσας εἰ ἐπ ἄπειρόνἐστι τὸ αἴτιον ἢ κατ εὐθυωρίαν ἢ κατεἶδος ἢ ἵσταται καὶ ἔστι πεπερασμένον raquo et en 213 13-15 laquo ἀλλὰ μὴν οὐδὲ ἐπἄπειρον οἷόν τε ἄλλο ἄλλου αἴτιον εἶναι καὶ ἄλλο ἄλλῳ ὑποκεῖσθαι κατεὐθυωρίαν ὡς ἔδειξεν ἐν τῷ ἐλάττονι τῶν Α ὄντι πρὸ τούτου raquo De mecircme dans le commentaire agrave Γen 309 19-20 laquo εἰ ἐπ ἄπειρον εἴη ἡ γένεσις ἄναρχος οὖσα ὡς καὶ ἐν τῷ Α τῷ ἐλάττονι ἐδείχθη raquo
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La meacutetaphysique comme science une enjeux
A laporie sur leur reacutegression agrave linfini en α et les authentiques apories de B Lenjeu est clair il
sagit pour lExeacutegegravete de rendre raison de la progression du traiteacute en attribuant agrave chaque livre la
tacircche qui lui revient Cest sans doute ce problegraveme qui rend raison du commentaire tregraves sinueux agrave
995b 4 laquo Une premiegravere difficulteacute concerne ce que nous avons exploreacute dans notre preacuteambule raquo
Alexandre y deacuteploie son commentaire avec un scrupule qui paraicirct presque maniaque surtout
dans un cas ougrave lon peine agrave voir ce qui justifie cet effort La phrase dAristote ne devient en fait
troublante que si lon rappelle dune part comme lExeacutegegravete quAristote na jamais deacuteveloppeacute ni
en A ni en α la premiegravere aporie que cette proposition introduit Si dautre part la proposition
engendre son embarras cest peut-ecirctre du fait du verbe laquo διηπορήσαμεν raquo qui pris au sens strict
ne relegraveverait pour Alexandre que de la meacutethode dialectique mise en œuvre dans B438
La solution consiste agrave comprendre que la reacutefeacuterence dAristote ne vaut que pour le sujet ou
la matiegravere de cette premiegravere aporie agrave savoir les causes et non pour laporie elle-mecircme
Οὐ τὴν ἀπορίαν ἣν τίθησι φησὶνἠπορῆσθαι ἐν τοῖς πεφροιμιασμένοις ἔστιγὰρ ἡ ἀπορία ἡ πρώτη ὡς λέγει ὀφείλουσαἀπορηθῆναι περὶ τοῦ πότερον μιᾶςἐπιστήμης θεωρῆσαι τὰς πάντων αἰτίας ἢπλειόνων ὡς [17410] ἄλλην ἐπιστήμηνἄλλων ἀρχῶν καὶ αἰτίων εἶναι θεωρητικήνταύτην δὲ τὴν ἀπορίαν οὐ δοκεῖ κεκινηκέναιἐν τοῖς πρὸ τούτου βιβλίοις ἐν γὰρ τῷπρώτῳ Περὶ ψυχῆς δοκεῖ αὐτῆςμεμνημονευκέναι διὸ εἴη ἂν τὸ εἰρημένονπερὶ ὧν ἠπορήσαμεν ἐν τοῖςπεφροιμιασμένοις ἡμῖν πρώτη ἔστινἀπορία ἣν καὶ πρώτην τίθησιν ἠπόρησε γὰρἐν ἐκείνοις περὶ αἰτίων περὶ [17415] δὲ τῶναἰτίων δὴ πρώτην φησὶν ἀπορίαν εἶναι ἧςμνημονεύει διηπόρησε δὲ περὶ αἰτίων ἐν μὲντῷ μείζονι Α ζητῶν πόσα τὰ εἴδη τῶν αἰτίωνκαὶ τὰς τῶν ἄλλων δόξας ἐκθέμενος περὶαἰτίων καὶ πρὸς αὐτὰς εἰπών ἐπιστώσατοεἶναι τέσσαρα αἰτίων εἴδη ἐν δὲ τῷ ἐλάττονιζητήσας εἰ ἐπ ἄπειρόν ἐστι τὸ αἴτιον ἢ κατεὐθυωρίαν ἢ κατ εἶδος ἢ ἵσταται καὶ ἔστι[17420] πεπερασμένον πρώτη δὲ ἀπορία ἡπερὶ τούτων εἴη ἂν ἡ νῦν λεγομένη
Ce nest pas la difficulteacute quil est en train de poserdont il affirme quelle a eacuteteacute souleveacutee dans lepreacuteambule En effet la difficulteacute la laquo premiegravere raquocomme il dit qui doit ecirctre souleveacutee concerne laquestion de savoir sil appartient agrave une science uniquedeacutetudier les causes de toutes choses ou agrave plusieursau sens ougrave des sciences diffeacuterentes eacutetudieraient desprincipes et des causes diffeacuterents Or cette difficulteacutene semble pas avoir eacuteteacute souleveacutee dans les livrespreacuteceacutedant celui-ci (cest en fait dans le premier livredu De lacircme quil semble lavoir eacutevoqueacutee439) Cestpourquoi ce quil veut dire cest sans doute quelaquo concernant ce que nous avons exploreacute dans notrepreacuteambule raquo il y a une laquo premiegravere difficulteacute raquo quilpose justement en premier car dans ces livres il asouleveacute des difficulteacutes agrave propos des causesConcernant les causes donc il y a affirme-t-il unepremiegravere difficulteacute quil est en train deacutevoquer Or il aexploreacute des difficulteacutes concernant les causes dunepart au livre A en cherchant combien il y a despegravecesde causes et ltougravegt apregraves avoir exposeacute les opinionsdautres ltpenseursgt sur les causes et les avoircritiqueacutees il a confirmeacute quil y a quatre espegraveces decauses Dans le livre α dautre part il a chercheacute si lacause va agrave linfini en seacuterie verticale ou en espegraveces ou
438 Il ne semble pas y avoir de preuve textuelle tangible dun embarras dAlexandre agrave cause de ce verbemais on peut tout de mecircme en faire lhypothegravese sur la base de sa pratique terminologique la pluscourante celle qui tend agrave constituer un lexique stable et relativement univoque Pour un traitementcontemporain de laquo διηπορήσαμεν raquo voir par exemple M Crubellier [2009] p 47 sq
439 Peut-ecirctre DA I 1 402a 11 sq Pour limportance de ce passage chez Alexandre cf par exemple ladifficile Quaestio I 11
128
La meacutetaphysique comme science une enjeux
bien si elle sarrecircte et est deacutelimiteacutee Or la laquo difficulteacute raquoqui concerne ces questions et dont il parlemaintenant sera la premiegravere
(174 7-20)
Alexandre deacutelivre Aristote du soupccedilon de reacutepeacutetition ndash et donc en partie dincoheacuterence ndash
en insistant sur la continuiteacute des livres et le traitement ordonneacute des questions avant de poser
laporie au sujet de la science des causes il fallait confirmer leur nombre Il latteste ensuite
Et il aurait donc raison de parler de laquo ce que nous avons exploreacute dans notre preacuteambule raquocar au livre A il a chercheacute sil y a quatre espegraveces de causes et cest agrave propos de ces quatrecauses quil va maintenant chercher si leur connaissance appartient agrave une uniquescience (174 30-31)
Les livres preacuteceacutedents ont poseacute des jalons indispensables agrave cette eacutetape dialectique De fait
Alexandre nest guegravere avare en B de renvois agrave A ou α aussi bien agrave propos des causes440 que de la
reacutefutation de Platon441 ou de la sagesse442
Mais la diffeacuterence entre A α et B tient aussi tregraves certainement agrave leur faccedilon daborder ces
questions La gain veacuteritable de B ce qui en fait laquo le deacutebut du preacutesent traiteacute raquo (laquo τῆς προκειμένης
πραγματείας ἡ ἀρχή raquo 172 18) et peut-ecirctre mecircme le commencement de la philosophie
premiegravere est cette meacutethode aporeacutetique et dialectique Cest de ce point de vue que la
doxographie de A est susceptible decirctre deacutevalueacutee au rang de simple propeacutedeutique et ne peut
acceacuteder agrave celui de partie inteacutegrante du cheminement scientifique lui-mecircme Il est significatif
quAlexandre affirme que le livre B est le vrai deacutebut de la Meacutetaphysique ce qui nen fait pas pour
autant le premier livre juste apregraves avoir deacutecrit limportance du moment aporeacutetique pour la
recherche scientifique (le deacutebut du commentaire agrave B est en effet truffeacute de formes de laquo ζητέω raquo)
Comme cest parfois le cas Alexandre soffre le luxe de corriger le texte dAristote443 ndash sans que
lon sache si cest Aristote lui-mecircme quil cherche agrave ameacuteliorer ou les manuscrits quil a sous les
yeux444 ndash et dit
440 Ιn Met 179 11 sq
441 Ιn Met 179 33 sq 197 22 sq 201 19 sq
442 Ιn Met 184 16 sq 187 8 sq
443 Pour meacutemoire le texte dAristote est Met B 1 995a 27-31 laquo ἔστι δὲ τοῖς εὐπορῆσαι βουλομένοιςπροὔργου τὸ διαπορῆσαι καλῶς ἡ γὰρ ὕστερον εὐπορία λύσις τῶν πρότερον ἀπορουμένων ἐστίλύειν δ οὐκ ἔστιν ἀγνοοῦντας τὸν δεσμόν ἀλλ ἡ τῆς διανοίας ἀπορία δηλοῖ τοῦτο περὶ τοῦπράγματος raquo
444 Rappelons quAlexandre a au moins deux manuscrits sous les yeux cf par exemple 46 23 sq
129
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Εἴη δὲ ἂν καταλληλότερον εἰ ἀντὶ τοῦltἔστι δέgt εἴη γεγραμμένον ltἔστι γάρgt ἡ γὰρὕστερον εὐπορία λύσις τῶν [17215]προειρημένων ἀπόρων ἐστίν Ἴσον δέ ἐστιτοῦτο τῷ ἡ γὰρ λύσις τῶν προηπορημένωναἰτία τῆς ὕστερον γιγνομένης εὐπορίας ἢοὕτως ἡ γὰρ ὕστερον εὐπορία γιγνομένη ἐκτῆς λύσεως τῶν πρώτων ἠπορημένωνγίγνεται
Ce serait plus coheacuterent si agrave la place de laquo mais ilest raquo (995a 27) eacutetait eacutecrit laquo en effet il est raquo445 car lafuture sortie de la difficulteacute cest la reacutesolution desdifficulteacutes quon a anteacuterieurement eacutevoqueacutees Or celaeacutequivaut agrave dire en effet la reacutesolution des difficulteacutesanteacuterieures446 est la cause de la sortie ulteacuterieure de ladifficulteacute Ou encore la sortie ulteacuterieure de ladifficulteacute provient de la reacutesolution de ce qui au deacutebutmettait en difficulteacute
(172 13-17)
Linsistance sur la relation causale entre moment aporeacutetique et moment euporeacutetique
reacuteversible en relation de provenance est nette Lagrave serait bien le commencement du chemin vers la
veacuteriteacute comme leacutetablit ensuite Alexandre lorsquil parle de lobligation de laquo commencer par ecirctre
en difficulteacute raquo (προαπορέω ou διαπορεῖν πρῶτον)
Διὰ δὲ τῶν προειρημένων περὶ τοῦ δεῖνδιαπορεῖν πρῶτον εἴη ἂν αὐτῷ δεικνύμενονἅμα καὶ τὸ χρήσιμον τῆς διαλεκτικῆς πρὸςφιλοσοφίαν καὶ τὴν τῆς ἀληθείας εὕρεσιντῆς γὰρ διαλεκτικῆς τὸ διαπορεῖν καὶἐπιχειρεῖν εἰς ἑκάτερα ἀληθὲς ἄρα τὸ ἐντοῖς Τοπικοῖς εἰρημένον τὸ χρήσιμον εἶναιτὴν διαλεκτικὴν πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίανζητήσεις
En outre par ce qui a eacuteteacute dit sur lobligation decommencer par explorer les difficulteacutes Aristote apeut-ecirctre simultaneacutement deacutemontreacute lutiliteacute de ladialectique pour la philosophie et la deacutecouverte de laveacuteriteacute Cest en effet agrave la dialectique quil revientdexplorer les difficulteacutes et dargumenter447 dans lesdeux ltdirectionsgt Ce qui a eacuteteacute dit dans les Topiquessur lutiliteacute de la dialectique pour les recherchesphilosophiques est donc vrai448
(173 27 ndash 174 4)
Ces passages deacutevoilent donc tregraves probablement la strateacutegie de lExeacutegegravete par rapport agrave la
place de B dans le traiteacute et au rocircle de la dialectique dans la meacutetaphysique sur lequel nous
reviendrons Il conviendra en effet de nous demander plus preacuteciseacutement si entre la doxographie
du livre A et la dialectique de B il faut distinguer des degreacutes dans les preacutealables ou si comme il
semble plutocirct nous sommes deacutejagrave de plain pied dans la philosophie premiegravere ndash ce qui implique
davoir avanceacute dans une question non plus exeacutegeacutetique ou bibliographique mais bien
philosophique et speacuteculative sur sa conception de la philosophie premiegravere
Cet ensemble de remarques et la constance de linterpreacutetation dAlexandre vont trouver
445 Cf A Laks [2009] p 39 n 43 qui indique quil nest pas rare quAlexandre preacutefegravere gar agrave de (In An Pr66 29-67 In Met 54 11-13 etc) et fait eacutetat de problegravemes paleacuteographiques avec ces deux particules
446 Pour ce terme cf aussi 173 8
447 Terme employeacute speacutecifiquement par Alexandre pour deacutecrire largumentation dialectique cf la notedA Madigan [1992] ad loc et son index
448 Cf In Top 28 23 sq qui commente les Topiques I 2 101a 26 sq
130
La meacutetaphysique comme science une enjeux
deacuteclatantes confirmations dans le proegraveme agrave Γ Comme la bien noteacute M Bonelli449 Alexandre
affirme ici le caractegravere central du livre Γ
Προθέμενος ἐν τῇ Μετὰ τὰ Φυσικὰπραγματείᾳ ἣν καὶ σοφίαν καὶ πρώτηνφιλοσοφίαν ἔστι δὲ ὅτε καὶ θεολογικὴν ἔθοςαὐτῷ καλεῖν περὶ [237 5] τοῦ ὄντος ᾗ ὂνθεωρῆσαι
καὶ δείξας ὅτι ἡ προκειμένη πραγματείαμήτε τῶν περὶ τὴν τῶν ἀναγκαίων γνῶσινκαταγινομένων ἐστὶ τεχνῶν ἢ ἐπιστημῶνμήτε τῶν περὶ τὰ χρήσιμα ἀλλ ἔστιν αὐτῆςχάριν τῆς γνώσεώς τε καὶ ἐπιστήμηςμετιοῦσα dagger αὐτὰ ἐπ αὐτὰ μέτεισι δείξας δὲαὐτὴν θεωρητικὴν οὖσαν τῶν πρώτωνἀρχῶν τε καὶ αἰτίων (ταῦτα γὰρ μάλιστα [10]ὄντα) πρὸ τοῦ ζητεῖν τίνες αἱ πρῶται ἀρχαίκινήσας καθόλου τὸν περὶ τῶν αἰτίων λόγονκαὶ τὰς δόξας τῶν πρὸ αὐτοῦ τὰς περὶ τῶνἀρχῶν ἐκθέμενός τε καὶ ἱστορήσας καὶἀντειπὼν πρὸς αὐτάς
δείξας δὲ ὅτι εἰσί τινες ἀρχαὶ πρῶται καὶοὐκ ἐπ ἄπειρον ἡ τῶν ἀρχῶν ἄνοδος
καὶ ἐπὶ τούτοις ὡς χρήσιμον καὶἀναγκαῖον πρὸς τὴν εὕρεσιν τῶν τῇ σοφίᾳ[15] προκειμένων ἀπορήσας τινὰς ἀπορίαςπερί τε τοῦ ὄντος καὶ τῶν ἀρχῶν καὶ [238 1]τῶν τούτοις παρακειμένων
μετὰ τὰς ἀπορίας ἄρχεται τοῦπροκειμένου τοῦ Γ βιβλίου λοιπὸν ἐν τούτῳλέγων τε καὶ κατασκευάζων τὰ αὐτῷδοκοῦντα καὶ λύων τὰ ἠπορημένα
Puisque Aristote sest proposeacute dans le traiteacute deMeacutetaphysique quil a pour habitude dappeler sagesse et philosophie premiegravere et parfois aussi theacuteologiquedeacutetudier leacutetant en tant queacutetant
1) il a dabord montreacute que leacutetude en questionnappartient ni aux techniques ni aux sciences ayanttrait agrave la connaissance du neacutecessaire ni agrave celles ayanttrait agrave lutile mais que cest en vue de la connaissanceet de la science elle-mecircme quelle recherche celamecircme quelle recherche450 il a ensuite montreacute quelleeacutetudie les principes et les causes premiers (ceux-ci eneffet sont au plus haut point) et avant de rechercherquels sont ces principes premiers il a introduit demaniegravere geacuteneacuterale agrave la discussion sur les causes enexposant et en rapportant les opinions de sesdevanciers sur les principes puis en les reacutefutant
2) il a ensuite montreacute quil existe des principespremiers et que la remonteacutee451 aux principes ne va pasagrave linfini
3) et lagrave-dessus dans lideacutee que cest chose utile etneacutecessaire agrave la deacutecouverte des objets de la sagesse il asouleveacute certaines difficulteacutes agrave propos de leacutetant desprincipes et de ce qui sy rattache
apregraves ces difficulteacutes il entame le preacutesent livre Γdans lequel deacutesormais il eacutenonce et eacutetablit ses propresopinions et ougrave il reacutesout ce qui faisait difficulteacute
(237 3 ndash 238 3)
La mise en paragraphes du passage rend deacutejagrave assez eacutevident le plan du traiteacute qui y est
deacuteveloppeacute Ce plan est au preacutealable attacheacute agrave un objet qui sera effectivement deacuteployeacute au livre Γ
mecircme si lon ne donne pas au premier participe laquo προθέμενος raquo un sens causal il apparaicirct au
moins quau niveau du sens les participes suivants en sont deacutependants Or la suite du texte qui
deacuteroule le plan de Γ le montre leacutetude de leacutetant en tant queacutetant est bien lobjet principal du
livre laquo Aristote montre dans le livre que voici ce sur quoi porte la sagesse quil nomme aussi
449 M Bonelli [2001] p 35-38 paragraphe intituleacute laquo La centralitagrave del commentario al libro Gamma dellaMetafisica raquo
450 Avec Bonitz nous lisons laquo μετιοῦσα αὐτὰ ἅ μέτεισι raquo
451 Le terme nest pas aristoteacutelicien On le lit trois fois chez Alcinoos dans des expressions du type laquo laremonteacutee depuis les sensibles jusquaux intelligibles premiers raquo (Didaskalikos V 4 l3)
131
La meacutetaphysique comme science une enjeux
bien philosophie que philosophie premiegravere En premier lieu il eacutetablit quelle porte sur leacutetant en
geacuteneacuteral raquo452 Or Alexandre affirme sans deacutetour le caractegravere selon lui theacutetique de Γ dans la
derniegravere phrase du passage citeacute Leacutetude de leacutetant en tant queacutetant eacutechoit donc agrave lensemble du
traiteacute et Γ ne peut en ecirctre que le livre central Alexandre assure en effet la transition des
preacuteceacutedents livres agrave Γ en annonccedilant degraves le livre A leacutetude de leacutetant en tant queacutetant (qui ne se
trouve pas chez Aristote) et en reprenant le motif dune recherche des premiers principes et des
premiegraveres causes (marque de A) agrave la faveur de Γ 1 La conclusion quen tire immeacutediatement et
implicitement Alexandre consiste en lrsquoidentiteacute de la sagesse et de la science de leacutetant en tant
queacutetant453 Lenquecircte de Γ est donc elle aussi pleinement une enquecircte causale454
Linterpreacutetation mecircme de lobjet des livres preacuteceacutedents illustre en effet cette cristallisation
autour de Γ lu comme laquo le raquo livre central de leacutetant en tant queacutetant Comme il eacutetait preacutevisible
Alexandre reacutesume en effet A agrave ses deux moments deacutejagrave citeacutes le premier A 1-2 ayant preacutesenteacute ces
preacuteconceptions sur la sagesse a aussi contribueacute agrave deacutelimiter la sagesse par rapport agrave ses autres et
fixeacute son objet tandis que le second A 3-10 est bien une laquo introduction geacuteneacuterale raquo Le verbe
laquo introduire raquo nest pas tel quel dans le texte mais il est difficile de reacutesister agrave la tentation de
traduire ainsi le groupe laquo κινήσας καθόλου raquo qui se rattache sans couture agrave ce que nous avons
vu du caractegravere preacuteparatoire de la doxographie de A Dans cette sous-partie Alexandre a
distingueacute deux tacircches ndash qui ont en reacutealiteacute eacuteteacute meneacutees de front exposition des opinions
preacuteceacutedentes (laquo ἐκθέμενός raquo et laquo ἱστορήσας raquo sont fortement coordonneacutes par laquo τε καὶ raquo) puis
reacutefutation (laquo ἀντειπὼν πρὸς αὐτάς raquo neacutetant lieacute au reste que par un seul laquo καὶ raquo) Alexandre
lavait deacutejagrave indiqueacute en B avec la formule laquo καὶ τὰς τῶν ἄλλων δόξας ἐκθέμενος περὶ αἰτίων καὶ
πρὸς αὐτὰς εἰπών raquo (174 16-17) Et comme dans ce passage le livre α est reacuteduit agrave laporie sur la
remonteacutee des causes ndash fait qui nest finalement pas sans indiquer la relative faiblesse de la
position dAlexandre et la difficulteacute de tout lecteur de la Meacutetaphysique agrave justifier la position du
livre agrave cet endroit Le livre B retrouve ici aussi sa position solide de preacutelude dialectique et
Alexandre emploie comme dans B lui-mecircme ou dautres commentaires lexpression figeacutee quasi
452 In Met 238 3-5 laquo δείκνυσι δὲ ἐν τῷδε τῷ βιβλίῳ περὶ τίνα ἐστὶν ἡ σοφία ἣν καὶ φιλοσοφίανὀνομάζει καὶ πρώτην φιλοσοφίαν Καὶ πρῶτον μὲν συνίστησιν ὅτι περὶ τὸ ὂν καθόλου raquo
453 Voir In Met 239 11-15
454 Nous soulignons cette interpreacutetation alexandrinienne car elle a eacuteteacute discuteacutee par W Leszl selon qui lonpourrait soutenir que Γ nest pas inteacutegralement voire pas du tout deacutevolu agrave une enquecircte causale et ceen deacutepit de lannonce faite agrave la fin de Γ 1 (cf W Leszl [2010] p 208 sq)
132
La meacutetaphysique comme science une enjeux
lexicaliseacutee dune phase laquo utile et neacutecessaire agrave la deacutecouverte raquo La deacutecouverte eacutetait auparavant
celle de la veacuteriteacute ou des objets de la recherche455 elle est ici celle des objets de la sagesse ou plus
litteacuteralement de ce que la sagesse se propose de traiter Si donc A eacutetait preacuteparatoire B comme
lest la dialectique en geacuteneacuteral selon Alexandre est positivement exploratoire ou heuristique B
pose ainsi les apories que Γ va reacutesoudre
Le livre Γ est quant agrave lui placeacute tout entier sous le signe de lobjet de la science rechercheacutee
B Cassin et M Narcy ont distingueacute deux faccedilons daborder ce livre celle du laquo penseur raquo qui dans
Γ met en avant la science de leacutetant en tant queacutetant (et donc les premiers chapitres du livre) et la
lecture du laquo logicien raquo qui insiste davantage sur le principe de non-contradiction et la poleacutemique
contre les sophistes456 Placer Alexandre dans le premier groupe ne fait aucune difficulteacute
Alexandre conccediloit en effet le lien entre les deux questions comme une relation deacuteductive en
interpreacutetant la primauteacute de la premiegravere question (la question ontologique) comme une primauteacute
tant logique que chronologique Une fois quon a montreacute quune science de leacutetant en tant queacutetant
est possible il faut en effet sattacher agrave eacutetudier les autres objets de cette science qui soccupe
eacutegalement des axiomes communs agrave toutes les sciences ndash au premier chef desquels le principe de
non-contradiction Dit autrement parce que la science rechercheacutee porte sur leacutetant en tant
queacutetant elle en eacutetudie aussi neacutecessairement les proprieacuteteacutes donc les axiomes donc le principe de
non-contradiction Cest ce que dit la suite du proegraveme
Ἀλλ εἰ περὶ πάντα τὰ ὄντα καὶ περὶπάντα τὰ [15] καθ αὑτά τε καὶ κοινῶς τῷὄντι ᾗ ὂν ὑπάρχονταmiddot τοιαῦτα δὲ καὶ τὰἀξιώματα Ἐφ οἷς δείκνυσιν ὅτι κοινότατονκαὶ γνωριμώτατον τῶν ἀξιωμάτων ἐστὶ τὸ
Mais si elle porte sur tous les eacutetants alors elleporte aussi sur tout ce qui appartient par soi etcommuneacutement agrave leacutetant en tant queacutetant or tels aussisont les axiomes A propos de ceux-ci il montre quelaxiome le plus commun et le plus connu est
455 Cette expression reacutepond certainement agrave labondance de ζητέω quon a souligneacutee plus haut Voir dansle seul commentaire agrave B 171 11-12 laquo φησὶ δὲ ἀναγκαῖον εἶναι πρὸς τὴν εὕρεσιν τῆς τε ἐπιστήμηςαὐτῆς καὶ τῶν κατὰ τὴν ἐπιστήμην ταύτην ζητουμένων raquo 172 11 laquo πρὸς τὴν τῶν ζητουμένωνεὕρεσιν raquo 174 1 laquo πρὸς φιλοσοφίαν καὶ τὴν τῆς ἀληθείας εὕρεσιν raquo Dans le Commentaire auxPremiers Analytiques 2 33-36 εἰ δὲ μὴ πᾶσαν λέγοιεν τὴν λογικὴν πραγματείαν πρὸς τὴν εὕρεσίντε καὶ σύστασιν τῶν κατὰ φιλοσοφίαν ζητουμένων τὴν ἀναφορὰν ἔχειν ἢ τῶν κατ ἄλληνἐπιστήμην ἢ τέχνην τινὰ θεωρουμένων τε καὶ ζητουμένων raquo 3 10-11 laquo ἔτι εἰ σπουδάζοιτο ὡςγυμνάσιον τῆς διανοίας πρὸς τὴν εὕρεσιν τῶν ἐν τοῖς μέρεσι τῆς φιλοσοφίας ζητουμένων raquo Cestaussi la premiegravere phrase du Commentaire aux Topiques laquo Τὴν μὲν πρόθεσιν τὴν κατὰ τὴν τοπικὴνπραγματείαν καὶ πρὸς πόσα τε καὶ τίνα χρήσιμός ἐστι τῷ φιλοσοφοῦντι ἥδε ἡ μέθοδος καὶ τί τὸτέλος αὐτῆς αὐτὸς λέγει τὸ μὲν ἀρχόμενος εὐθύς τὸ δὲ ὀλίγον προελθών δι ὧν γνώριμονποιεῖται ὅτι καὶ τοῖς προηγουμένως φιλοσοφοῦσιν ἀξία σπουδῆς ἡ διαλεκτική πρὸς τὴν εὕρεσιντῆς ἀληθείας αὐτοῖς συντελοῦσα ὃ τέλος ἐστὶ τῆς φιλοσόφου θεωρίας raquo puis en 27 2-4 laquo δείκνυσιν ὅτι καὶ πρὸς φιλοσοφίαν καὶ τὴν εὕρεσιν τῶν ἀληθῶν χρήσιμος ἡ διαλεκτικὴ καὶ οὐκἔξω φιλοσοφίας ἡ προκειμένη πραγματεία raquo Voir aussi 27 25 28 23 29 10-1 etc
456 B Cassin M Narcy [1989] p 13-14
133
La meacutetaphysique comme science une enjeux
μὴ δύνασθαι συνυπάρχειν τὴν ἀντίφασιν limpossibiliteacute de la coexistence de deuxcontradictoires457
(238 14-17)
La position quAlexandre assigne agrave Δ se comprend alors delle-mecircme Comme nous
lavons vu lExeacutegegravete conccediloit les termes du Livre des deacutefinitions comme des outils plurivoques et
communs agrave toutes les sciences particuliegraveres Alexandre est donc agrave cent lieues de laffirmation de
WD Ross laquo It (Δ) is a useful preliminary to the Metaphysics but it is not preliminary to it in
particular raquo458 ou du lapidaire laquo intruder raquo de M Burnyeat459 Ross poursuivait sa deacuteclaration en
arguant que certaines des notions du livre nont pas leur place dans la Meacutetaphysique par exemple
le laquo tronqueacute raquo ou le laquo faux raquo Largument porte sans doute pour le tronqueacute dont lanalyse
aristoteacutelicienne principalement neacutegative sefforce de restreindre lapplication Alexandre en est
dailleurs conscient et semble exprimer son malaise en soulignant agrave la fin de son commentaire
qulaquo Aristote ne produit pas de distinction de la pluraliteacute des sens du tronqueacute mais une
information et un enseignement ltagrave son sujetgt raquo460 Sappliquant uniquement agrave certaines quantiteacutes
doueacutees de position on pourrait donc douter que le tronqueacute relegraveve de ces notions transversales
aux sciences particuliegraveres Quant au laquo faux raquo cependant eacutetant donneacute que le vrai est un sens de
leacutetant et que la science de quelque chose doit aussi eacutetudier son opposeacute il eacutetait preacutevisible que
dans la perspective alexandrinienne il eacutechucirct agrave la philosophie premiegravere den exposer la
plurivociteacute
Rares sont les interpregravetes contemporains agrave aller aussi loin quAlexandre dans laffirmation
de la continuiteacute entre Γ et Δ461 Cest en effet clairement cela quavait en tecircte Alexandre dans son
proegraveme au livre Γ Alexandre va toutefois plus loin en mettant sur le mecircme plan les axiomes
laquo proprieacuteteacutes de leacutetant en tant queacutetant raquo et les plurivoques de Δ proprieacuteteacutes communes de leacutetant
en geacuteneacuteral462
457 Ou peut-ecirctre plus juste la co-reacutefeacuterence de deux propositions contradictoires ltagrave une mecircme chosegt
458 WD Ross [1924] p XXV
459 M Burnyeat [2001] p 127
460 In Met 428 8-10 laquo σημειωτέον ὅτι μὴ διαίρεσιν τοῦ κολοβοῦ πολλαχῶς λεγομένου πεποίηταιἀλλὰ μήνυσίν τε καὶ διδασκαλίαν raquo
461 Sauf peut-ecirctre S Menn qui retrouve un argument alexandrinien laquo so Γ 2 1004a16-31 calls for a study ofthe many senses of one and many and same and other and contrary and so on as well as of being ndashthat is it calls for Metaphysics Δ which deals with these terms as well as with arkhai cause and otherterms whose senses must be distinguished for the investigation of the arkhai to be carried out successfully raquoS Menn [agrave paraicirctre]
462 In Met 344 5-7 laquo δέδειχε μὲν γὰρ ὅτι τοῦ πρώτου φιλοσόφου περὶ τοῦ ὄντος καθόλου πραγματεία
134
La meacutetaphysique comme science une enjeux
Cette conception du livre Δ confirme sans aucun doute le caractegravere central du livre Γ (et
mecircme serait-on tenteacute de dire de Γ 1-2) Toutefois nuanccedilons pour finir la remarque de M Bonelli
Il faut ici se preacutemunir contre les effets de perspective dus au fait que nous ne posseacutedons que les
cinq premiers commentaires Le caractegravere central de Γ ne peut en toute rigueur saffirmer que de
ce premier moment ou morceau (chunk)463 de la Meacutetaphysique On peut sattendre agrave ce que les
morceaux Z-H-Θ ou Λ ne soient pas lus par Alexandre que comme des appendices agrave Γ Cette
position de Γ dans ce premier moment constitue agrave tout le moins une indication forte pour la
conception alexandrinienne de lobjet de la meacutetaphysique Cependant dans lun des rares
passages ougrave Alexandre esquisse un plan de la suite du traiteacute agrave la fin de son commentaire agrave Δ 7 ce
sont bien les divers sens de leacutetant qui servent agrave structurer les traiteacutes suivants E aurait en effet
pour objet (sans que cela soit exclusif pour lExeacutegegravete) leacutetant par accident Z et H leacutetant par soi et
Θ leacutetant selon lacte et la puissance464
d) Conclusion limpeacuteratif duniteacute
Il devient deacutesormais urgent de passer du premier au second sens de πραγματεία Si donc
Alexandre se livre agrave une lecture unitaire du traiteacute on a avec ce qui preacutecegravede toutes les raisons de
penser quil en va de mecircme pour la science De fait jamais lExeacutegegravete ne preacutesente le traiteacute comme
exposant plusieurs sciences Le singulier prime absolument La pluraliteacute des intituleacutes on la vu
renvoie agrave une mecircme science quoique diversement deacutecrite
Ce fait savegravere en toutes lettres dans le commentaire agrave Γ par exemple qui reacutepegravete
inlassablement quAristote preacutesente une laquo science une raquo (laquo μία ἐπιστήμη raquo) voire une laquo science
une par le genre raquo (laquo μία τῷ γένει ἐπιστήμη raquo)465 En nous faisant comme lanalyste du discours
alexandrinien nous avons indiqueacute dans lintroduction comment cela reacuteveacutelait a minima la
καὶ τῶν τούτῳ κοινῶς ὑπαρχόντων κοινὰ δὲ τοῦ ὄντος εἰσίν οἷς ἐπιστῆμαι πᾶσαι χρῶνται raquo
463 Lexpression est de M Burnyeat [2001]
464 In Met 372 34-37 laquo Ποιήσεται δὲ τὸν λόγον περὶ μὲν τοῦ κατὰ συμβεβηκὸς ὄντος καὶ περὶ τοῦ ὡςἀληθοῦς ἐν τῷ μετὰ τοῦτο περὶ δὲ τοῦ καθ αὑτὸ ὄντος ἐν τῷ Ζ καὶ Η περὶ δὲ τοῦ δυνάμει τε καὶἐντελεχείᾳ ἐν τῷ Θ raquo
465 Sans doute sagit-il lagrave dune reacuteminiscence par exemple de AnPo I 28 87a 38-39 Voir In Met 238 19-20 241 1 sq 243 20-28 243 33 (en reacutefeacuterence agrave 1003b 12) 244 5-11 244 18-25 245 2 sq 245 22sq 245 36 246 28 249 26 251 5 252 9-10 255 23-25 261 21-26 262 25-26 263 2-3 263 12-18 265 6
135
La meacutetaphysique comme science une enjeux
conscience chez lExeacutegegravete du problegraveme que pose lunification de la meacutetaphysique
Or on peut imaginer deux maniegraveres pour un interpregravete dAristote dunifier cette
apparente dispariteacute des noms de la science et des objets que ces noms recouvrent soit identifier
ces objets les uns aux autres en montrant par exemple que leacutetant en tant queacutetant nest autre que
leacutetant au sens absolu lequel nest autre que le principe divin le premier moteur soit unifier les
diverses tacircches de la science en montrant par exemple queacutetudier leacutetant en tant queacutetant
implique aussi neacutecessairement ndash en demeurant agrave linteacuterieur dune mecircme science ndash deacutetudier la
substance et le Premier moteur Voyons ce quil en est chez Alexandre
136
Chapitre II
CHAPITRE II
LA MEacuteTAPHYSIQUE COMME SCIENCE UNIVERSELLE ET PREMIEgraveRE
21 La science du premier une theacuteologisation de la meacutetaphysique
211 Limpossible reacuteduction
La question de lobjet de la meacutetaphysique selon Alexandre reste un terrain encore peu
laboureacute et par comparaison avec le champ aristoteacutelicien le lopin alexandrinien fait figure de
friche La rareteacute cependant nempecircche pas le deacutesaccord ndash au contraire peut-ecirctre Ainsi au XXegraveme
siegravecle lune des premiegraveres reacuteponses agrave cette question celle par rapport agrave laquelle toutes les autres
ont ducirc se positionner est due agrave P Merlan Dapregraves Merlan lidentification des intituleacutes de la
science chez Alexandre reacutevegravele une identification des objets cette identification seffectue au
profit du dieu de la substance premiegravere deacutefinie comme cause premiegravere agrave laquelle se ramegravene lὄν
ᾗ ὄν1 Alexandre engagerait ainsi une theacuteologisation de la meacutetaphysique que poursuivront les
commentateurs neacuteoplatoniciens2
1 P Merlan [1957] p 91
2 Sur le fait quil soit courant chez les neacuteoplatoniciens de classer la Meacutetaphysique dans les laquo eacutecritstheacuteologiques raquo (dapregraves la classification des sciences de Met E 1) voir le tableau synoptique de
137
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Commenccedilant par la fin du traiteacute Merlan se fonde tout dabord sur un fragment du
commentaire dAlexandre agrave Λ rapporteacute par Averroegraves Dapregraves le Cordouan Alexandre deacutefinirait
lobjet du livre comme laquo les principes de leacutetant en tant queacutetant cest-agrave-dire ceux de la substance
premiegravere raquo Or le livre Λ ayant pour objet le premier moteur divin cest bien quAlexandre
identifie lὄν ᾗ ὄν au premier moteur Cette thegravese unitaire est selon Merlan confirmeacutee par le
Commentaire conserveacute En effet en commentant α Alexandre eacutetablit aussi que les principes sur
lesquels enquecircte la sagesse sont au plus haut point et de ce fait sont vrais au plus haut point et
causes de lecirctre et de la veacuteriteacute de toutes les autres choses3 La thegravese se trouve dailleurs reacutepeacuteteacutee
dans le proegraveme agrave Γ quand Alexandre reacutesume lacquis du livre A4 Dailleurs souligne Merlan
dans le proegraveme du commentaire agrave Γ Alexandre se reacutefegravere agrave A qui preacutesente la philosophie
premiegravere comme la science du divin mais ne parle jamais deacutetant en tant queacutetant On doit donc
en infeacuterer une identification de lὄν ᾗ ὄν au premier moteur5 Lobjet de la philosophie premiegravere
se reacuteduit agrave cette substance comprise comme cause de lecirctre des autres eacutetants6 laquelle dapregraves
Merlan ne saurait ecirctre autre chose que la cause premiegravere le premier moteur Cette substance
premiegravere et divine est le sens premier de lecirctre par rapport auquel et agrave partir duquel tous les
autres eacutetants sont La science qui leacutetudie est donc agrave la fois premiegravere et universelle mais quand
Alexandre parle de καθόλου il ne peut pas vouloir dire que cette science porte sur la totaliteacute de
leacutetant καθόλου signifierait ici que la substance premiegravere accomplit partout son pouvoir causal
quelle est laquo uumlberall ursaumlchlich anwesend raquo7 En tant que science la plus haute la meacutetaphysique
classification des ouvrages dAristote par I Hadot ([1990] p 65) qui mentionne Philopon SimpliciusOlympiodore et David
3 In Met 138 19-23 laquo μάλιστα γὰρ ἔστι τὰ πρῶτα αἴτια καὶ αἱ ἀρχαί τὰ δὲ μάλιστα ὄντα καὶ ἀληθῆμάλιστα καὶ τοῖς ἄλλοις αἴτια τοῦ τε εἶναι καὶ τῆς ἐν αὐτοῖς ἀληθείας ταῦτα δείκνυσι δὲ ἐν αὐτῷκαθόλου τε καὶ κοινῶς καὶ ὅτι εἰσὶν ἀρχαὶ καὶ αἰτίαι τῶν ὄντων ἀνελὼν τὸ ἐπ ἄπειρον τὴνπρόοδον τῶν αἰτίων εἶναι raquo Pour un commentaire deacutetailleacute de ce passage cf nfra sect 213a
4 In Met 273 9-10
5 P Merlan [1957] p 91 laquo Indem er den Inhalt der Bucher A und B referiert sagt Alexander hier (p 237 3-5Hayduck vgl die Alternativrezension p I71 ad 5 Hayduck) daB Aristoteles sich in denselben vorgenommenhabe von der Ersten Philosophie dh vom ὄν ᾗ ὄν zu sprechen Nun ist ja weder in A noch in B vom ὄν ᾗ ὄν dieRede in A ist Erste Philosophie klarerweise die Wissenschaft vom Goumlttlichen raquo
6 Cf par exemple 244 19-20 246 10-12 occurrences citeacutees par P Merlan Nous revenons ci-dessous auchapitre III sur cette expression lancinante non seulement dans le Commentaire agrave la Meacutetaphysique maisdans toute lœuvre dAlexandre
7 P Merlan [1957] p 91 Merlan se fonde sur deux passages lun concernant les sens de lecirctre (244 19-20)et le second qui renvoie explicitement agrave Met E 1 en In Met 246 10-13 laquo ἅμα τέ ἐστι πρώτη καὶκαθόλου ἐν γὰρ τοῖς ἀφ ἑνός τε καὶ πρὸς ἓν λεγομένοις τὸ πρῶτον καὶ καθόλου τῷ καὶ τοῖςἄλλοις αὐτὸ εἶναι αἴτιον τοῦ εἶναι ὡς καὶ αὐτὸς ἐν τῷ Ε τῆσδε τῆς πραγματείας ἐρεῖ raquo Ces deuxpassages sont effectivement cruciaux on y revient ci-dessous sect 242
138
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
portera donc neacutecessairement sur le premier des ecirctres8 et quels que soient ses autres noms se
dissout dans la theacuteologie
La position de P Merlan a susciteacute des reacutefutations cinglantes de la part de C Genequand
puis P Donini9 Une premiegravere remarque de meacutethode simpose Merlan se cantonne agrave des
passages limiteacutes et de statuts tregraves divers dans des deacutecoupages trop restreints voueacutes agrave produire
des effets de perspective Laspect paraphrastique du commentaire dAlexandre et ce qui relegraveve
davantage de linterpreacutetation ne sont jamais distingueacutes ndash et pour cause puisque selon Merlan
linterpreacutetation dAlexandre est fondamentalement correcte elle reacutevegravele ce que pense le Stagirite
Premier contre-argument le texte du commentaire agrave Λ sur lequel Merlan fonde une
bonne partie de son argument est non seulement un teacutemoignage mais un teacutemoignage sujet agrave
caution10 Il ne sagit mecircme pas de souligner que dans le commentaire agrave Λ il arrive
manifestement agrave Averroegraves de reformuler Alexandre dans ses propres termes avec ses propres
concepts si le texte est ici sujet agrave caution cest au niveau mecircme de son eacutetablissement
Assureacutement le passage est deacuteriveacute des premiegraveres phrases du livre dAristote lues de faccedilon forceacutee
puisque la substance que mentionne Aristote ne peut pas ne pas ecirctre autre chose que la premiegravere
cateacutegorie eacutetant donneacutee leacutevocation suivante de la quantiteacute et la qualiteacute11 Or le commentaire
dAverroegraves ne fait aucun doute sur lidentiteacute divine de cette premiegravere substance Selon le
Cordouan ndash et peut-ecirctre donc Alexandre ndash Aristote ayant deacutejagrave eacutetudieacute les principes de la
substance sensibles aux livres centraux il prend ici en vue les principes de la substance
eacuteternelle12 Mais le texte sur lequel se fonde Merlan est celui eacutediteacute par Freudenthal qui pousse
lidentification entre les deux sortes de principes Freudenthal traduit en effet la phrase arabe
par
In diesem Buche aber spricht er uumlber die Principien dessen was ist insofern es ist das sind die
8 P Merlan [1957] p 91
9 C Genequand [1979] P Donini [2003] et [2005]
10 C Genequand [1979] p 49 Merlan cite dailleurs de travers en disant laquo houmlchste Substanz raquo au lieu delaquo erste Substanz raquo et deacuteveloppe une eacutetrange theacuteorie agrave partir de cela mais comme le note C Genequand([1979 p 49 n 5) cette laquo misquotation [] naffecte pas le fond du problegraveme raquo malgreacute lauto-correctionde Merlan dans [1963] p 37 n 1
11 Met Λ 1 1069a 18-21 laquo Περὶ τῆς οὐσίας ἡ θεωρία τῶν γὰρ οὐσιῶν αἱ ἀρχαὶ καὶ τὰ αἴτιαζητοῦνται Καὶ γὰρ εἰ ὡς ὅλον τι τὸ πᾶν ἡ οὐσία πρῶτον μέρος καὶ εἰ τῷ ἐφεξῆς κἂν οὕτωςπρῶτον ἡ οὐσία εἶτα τὸ ποιόν εἶτα τὸ ποσόν raquo Sur ce texte cf W D Ross [1924] t II p 349
12 C Genequand [1986] p 65 (= 1407 Bouyges)
139
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Prinzipien der ersten Substanz ltund uumlber die erste Substanzgt13 deren Existenz houmlchste Wahrheitist
Freudenthal se fonde sur le manuscrit B et de lheacutebreu pour conserver laquo wa-hiya raquo14 qui
pousse agrave lidentification entre principes de leacutetant en tant queacutetant et principes de la substance
premiegravere C Genequand a au contraire proposeacute de conserver la leccedilon donneacutee par Bouyges agrave
savoir laquo wa-fī raquo qui a un support textuel leacutegegraverement plus fort et lon obtiendrait alors
But in this book he talks about the principles of being qua being and the principles of the firstsubstance which is absolutely real (haqīqa)15
Ainsi compris dans son contexte Alexandre aurait donc distingueacute laquo certains livres raquo
traitant de leacutetant en tant queacutetant et celui-ci traitant non seulement des principes de leacutetant en
tant queacutetant mais aussi des principes de la substance premiegravere ce qui suppose une distinction
entre les deux objets La suite du texte (Bouyges 1394) octroie certes agrave leacutetude de cette substance la
position dobjet final de lenquecircte ou du traiteacute (πραγματεῖα16) mais nimplique pas la reacuteduction
de la totaliteacute de lenquecircte agrave cet objet De ce point de vue le teacutemoignage dAverroegraves pose plus de
questions quil napporte de reacuteponses il faut donc comprendre en quel sens pour lExeacutegegravete sont
coordonneacutees les enquecirctes ontologique ousiologique et theacuteologique17 Degraves lors objecter agrave P
Merlan comme le fait C Genequand que ce passage ne donne que lobjet du livre Λ et non celui
de la Meacutetaphysique en son entier est peu heureux De fait si lon se fie aux citations dAverroegraves le
livre Λ a pour Alexandre une place speacuteciale dans leacutedifice Si la Meacutetaphysique eacutetait une catheacutedrale
le livre Λ pour Alexandre en serait la flegraveche ou lapex et cest agrave bon doit selon lExeacutegegravete quon le
considegravere comme le dernier livre M et N nayant quune fonction critique ils sont tenus pour
quantiteacute neacutegligeable18 Le livre Λ imprime donc une certaine orientation agrave la Meacutetaphysique telle
13 Proposition absente de lheacutebreu comme de larabe rajouteacutee par Freudenthal (cf J Freudenthal [1885]p 68 n 4)
14 J Freudenthal [1885] p 68 et en particulier la note 4
15 C Genequand [1986] p 59 et deacutejagrave [1979] p 49 n 4 La correction ne legraveve pas toutes les difficulteacutesneacuteanmoins car si la premiegravere substance qui est absolument reacuteelle ou vraie deacutesigne bien le premiermoteur alors que peuvent bien ecirctre ses principes sans quon retombe dans une reacutegression agrave linfini Onreacutetorquera que lexpression nest peut-ecirctre pas dAlexandre lui-mecircme mais une reformulationdAverroegraves Cependant le passage commence et se termine par ce qui se preacutesente comme des citationsla charge de la preuve revient donc agrave celui qui entend contester leur authenticiteacute
16 C Genequand [1986] p 59 n 5 sur larabe laquo şanaca raquo
17 Comme dit preacuteceacutedemment on nemploie ces termes malgreacute leur caractegravere jargonnant que parcommoditeacute pour eacuteviter eacutetude de leacutetant en tant queacutetant eacutetude de la substance et eacutetude du divin
18 C Genequand [1986] p 59 (= 1394 Bouyges) et agrave nouveau p 65 (= 1407 Bouyges)
140
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
quAlexandre la comprend mais il ne concentre clairement pas agrave lui seul le tout de la
meacutetaphysique Bref eacutetant donneacute lincertitude de son eacutetablissement et son caractegravere secondaire un
tel texte peut eacuteventuellement valoir comme confirmation voire comme indice mais jamais
comme preuve Sa compreacutehension qui requiert neacutecessairement une confrontation avec le reste du
Commentaire authentique doit ecirctre prorogeacutee
Bien plus deacutecisive contre la position de Merlan est lobjection suivante si cette thegravese eacutetait
vraie encore faudrait-il pouvoir alors rendre compte de tous les passages ougrave Alexandre assigne
explicitement agrave la meacutetaphysique leacutetude de tout leacutetant ou de leacutetant en totaliteacute19 Dans son proegraveme
agrave Γ Alexandre insiste sans discussion possible sur le fait que la philosophie premiegravere est laquo περὶ
παντὸς τοῦ ὄντος raquo (238 13) ou laquo περὶ πάντα τὰ ὄντα raquo (238 14) que lon retrouve dans le
proegraveme agrave Δ laquo περὶ τοῦ ὄντος καθόλου raquo (344 6)20 Alexandre souligne le caractegravere laquo καθόλου raquo
de la science elle-mecircme par exemple en 244 27-28 261 5 ou plus nettement encore en 264 23-
25 ougrave Alexandre affirme quil appartient au philosophe (sous-entendu premier) deacutetudier
universellement tous les ecirctres et donc toutes les causes21 En outre dans lun des rares passages
ougrave Alexandre esquisse un plan de la suite des traiteacutes cest bien leacutetude des sens de leacutetant qui
forme le fil directeur des divers livres22 Lexpression de laquo καθόλου φιλοσοφία raquo23 lappariement
de καθόλου avec κοινὴ et le lien entre περὶ παντὸς τοῦ ὄντος et καθόλου ne laissent enfin
aucune chance agrave la lecture de cet adverbe par P Merlan Certes il est logiquement possible dans
le cadre dune interpreacutetation theacuteologisante de la meacutetaphysique de rendre malgreacute tout compte de
son ambition universelle ce qui eacutebranle voire ruine la lecture de P Merlan est que jamais il ne
prend en compte ces passages et la reacutecurrence des thegraveses qui doit pourtant sonner comme lindice
dune position assumeacutee par lExeacutegegravete
En outre pour reprendre le mot de P Donini24 il faut une lecture bien laquo meacutecanique raquo pour
infeacuterer agrave partir des deacutebuts des commentaires agrave B et Γ quAlexandre identifie laquo eacutetant en tant
queacutetant raquo et laquo premier dieu raquo De fait ce nest pas parce quune mecircme science eacutetudie x et y que x
et y sont neacutecessairement identiques Cela se laisse confirmer par un fait assez troublant lorsque
19 Cf aussi C Genequand [1979] p 51
20 Voir deacutejagrave en 238 5 laquo καὶ πρῶτον μὲν συνίστησιν ὅτι περὶ τὸ ὂν καθόλου [scil πρώτη φιλοσοφία] raquo
21 In Met 264 23-25 laquo ἐκ δὲ τούτων δῆλον ὅτι εἰ περὶ πάντων τῶν ὄντων τοῦ φιλοσόφου θεωρεῖν καὶὁ περὶ τῶν αἰτίων πάντων καθόλου λόγος οἰκεῖος τῷ φιλοσόφῳ raquo
22 In Met 372 34-37
23 En 244 26-32 ou 258 23-24 Cf ci-dessous sect 221
24 P Donini [2003] p 19 et [2005] p 84 la version franccedilaise rajoutant mecircme laquo naiumlvement meacutecanique raquo
141
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Alexandre eacutenonce les objets de la meacutetaphysique le laquo premier dieu raquo ou la laquo cause premiegravere raquo ont
toujours un statut second meacutediat Alexandre deacuteveloppe lideacutee que la cause premiegravere fait lobjet
de la meacutetaphysique agrave partir dautres objets qui sont dembleacutee donneacutes poseacutes Le pheacutenomegravene est
dimportance comme on le verra car il exemplifie la faccedilon dont Alexandre organise
deacuteductivement les diffeacuterents objets possibles de la meacutetaphysique afin den structurer le champ de
recherche Cest en effet dit Alexandre parce que la meacutetaphysique a pour objet les principes et
les causes premiers quelle eacutetudie le dieu25 Dans son commentaire agrave A lExeacutegegravete ne pose comme
objet de la sagesse les choses ou les ecirctres divins quau terme dun syllogisme scolaire qui se
conclut par le fait que le divin soit objet de la meacutetaphysique la sagesse porte sur les principes
premiers et les causes premiegraveres or le dieu est premier principe et cause de tout le reste donc la
sagesse est connaissance des choses qui ont trait au dieu En outre le dieu dans le texte
aristoteacutelicien nest pas donneacute comme la seule cause premiegravere mais lune dentre elles26 et
Alexandre semble respecter la nuance en nemployant aucun article deacutefini (18 9-10 laquo ὁ δὲ θεὸς
ἀρχὴ πρώτη καὶ αἰτία τῶν ἄλλων raquo)
De mecircme au seuil du commentaire agrave B cest parce que la meacutetaphysique a pour objet les
laquo πρῶτα καὶ τιμιώτατα raquo quelle a pour objet le laquo premier dieu et intellect raquo et encore Alexandre
se sent-il obligeacute de preacuteciser en justifiant ainsi la place du dieu dans la meacutetaphysique cest parce
que (γάρ) la meacutetaphysique porte sur la cause comme forme substantielle totalement seacutepareacutee de la
matiegravere27 La meacutetaphysique se donne donc dabord comme une enquecircte sur les premiers comme
protologie geacuteneacuterale avant decirctre preacuteciseacutee en theacuteologie par lajout du καί adverbial et lexpression
laquo διὰ τὸ αὐτὸ δὲ τοῦτο raquo Sauf erreur ce sont lagrave les seuls passages du Commentaire conserveacute agrave
assigner explicitement et sans doute possible le dieu comme objet agrave la meacutetaphysique
Tout cela tend donc agrave confirmer la remarque geacuteneacuterale (et malheureusement peu eacutetayeacutee)
25 Pour le passage qui suit cf In Met 18 5-10 laquo ἡ γὰρ θειοτάτη κατὰ τοῦτο μάλιστα τιμιωτάτη ἡ δὲτοιαύτη θειοτάτη κατά τε τὸ μάλιστα ὁμοίαν τῇ τῶν θείων ἐνεργείᾳ εἶναι (ἐνεργεῖν μὲν γὰρεὔλογον τὸ θεῖον οὐκ ἄλλη δέ τις ἐνέργεια θεῶν ἀξία παρὰ τὴν τοιαύτην) ἀλλὰ καὶ διὰ τὸ τῶνθείων γνῶσιν εἶναι εἴγε τῶν πρώτων αἰτίων γνῶσίς ἐστι καὶ τῶν ἀρχῶν ὁ δὲ θεὸς ἀρχὴ πρώτηκαὶ αἰτία τῶν ἄλλων raquo
26 Aristote Meacutet A 2 983a 8-9 laquo ὅ τε γὰρ θεὸς δοκεῖ τῶν αἰτίων πᾶσιν εἶναι καὶ ἀρχή τις raquo Sur cepassage voir E Berti [2006] [2008a] p 426-427
27 In Met 171 5-11 Pour meacutemoire le texte est laquo Ἡ μὲν ἐπιζητουμένη ἐπιστήμη καὶ προκειμένη νῦναὐτή ἐστιν ἡ σοφία τε καὶ ἡ θεολογική ἣν καὶ Μετὰ τὰ φυσικὰ ἐπιγράφει τῷ τῇ τάξει μετ ἐκείνηνεἶναι πρὸς ἡμᾶς λέγει δὲ αὐτὴν καὶ πρώτην σοφίαν ὅτι τῶν πρώτων καὶ τιμιωτάτων ἐστὶθεωρητική διὰ τὸ αὐτὸ δὲ τοῦτο καὶ θεολογική περὶ γὰρ τοῦ αἰτίου καὶ εἴδους ὃ πάντῃ ἄυλόςἐστιν οὐσία κατ αὐτόν ἣν καὶ πρῶτον θεὸν καὶ νοῦν καλεῖ ὁ λόγος ἐν τούτοις προηγουμένωςαὐτῷ γίνεται raquo
142
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
de J-F Courtine laquo aucun des commentateurs anciens ndash et surtout pas Alexandre ndash nassimile
purement et simplement comme le suggegraverent pourtant J Owens et P Merlan lἐπιστήμη τοῦ ὄντος
ᾗ ὄν et la recherche theacuteologique de lοὐσία πρώτη raquo28 Il convient cependant de rester plus
mesureacute dans le cas des commentateurs neacuteoplatoniciens29 Mais la chose est du moins peu
discutable pour Alexandre et malgreacute les liens explicites entre les divers Commentaires agrave la
Meacutetaphysique les diffeacuterences sont agrave cet eacutegard patentes
212 La viseacutee du premier
Pour ecirctre unilateacuterale la lecture de Merlan nen est cependant pas inteacutegralement fausse et
il convient de nuancer la leveacutee de boucliers quelle a susciteacutee Linterpreacutetation de P Merlan se
laisse partiellement comprendre agrave condition de reacutegresser dune interpreacutetation theacuteologique de la
meacutetaphysique agrave sa condition le caractegravere protologique de cette science Or Alexandre enteacuterine et
accentue cette viseacutee du premier et ce statut de science premiegravere qui marque la sagesse deacutecrite
dans la Meacutetaphysique Telle est sans doute la deacutetermination embleacutematique de la science deacutecrite
dans les premiers livres du traiteacute La laquo sagesse raquo peut ecirctre agrave la fois dite science premiegravere et science
du premier Science du premier tel est son contenu puisque dapregraves la doxographie du livre A 1-
2 elle ne peut quecirctre science des causes et des principes premiers ndash cest lagrave le gain speacutecifique de
largumentation de A 2 Posseacuteder le savoir scientifique cest connaicirctre la cause or si la science
quon recherche est la plus estimable des sciences celle qui est laquo le plus sagesse raquo alors il faut
quelle soit la connaissance des causes premiegraveres La sagesse est donc autant science premiegravere que
science du premier et les deux deacuteterminations renvoient lune agrave lautre parce quelle est la
28 J-F Courtine [2005] p 125 (nous soulignons)
29 Ascleacutepius par exemple est beaucoup plus disert sur la nature theacuteologique de la meacutetaphysique Chezlui la cause premiegravere nest pas un objet deacuteduit elle est poseacutee dembleacutee au mecircme titre que les principeset les causes premiers par exemple Il est comme eacutevident pour Ascleacutepius que dans la MeacutetaphysiqueAristote laquo theacuteologise raquo laquo θεολογεῖ γὰρ ἐν αὐτῇ Ἀριστοτέλης raquo et cest pourquoi tel est le σκοπός decette eacutetude Tels sont les premiers mots du Commentaire dAscleacutepius cf In Met 1 6-8 laquo Δεῖ ἡμᾶςἀρχομένους τῆς παρούσης πραγματείας εἰπεῖν τὸν σκοπόν τὴν τάξιν τὴν αἰτίαν τῆς ἐπιγραφῆςσκοπὸς μὲν οὖν ἐστι τῆς παρούσης πραγματείας τὸ θεολογῆσαι θεολογεῖ γὰρ ἐν αὐτῇἈριστοτέλης raquo Si Ascleacutepius enteacuterine leacutetant en tant queacutetant ou leacutetant conccedilu universellement commeobjet du traiteacute cest immeacutediatement en rajoutant laquo il se propose en effet de theacuteologiser dans le preacutesentouvrage raquo Ascleacutepius In Met 2 14-15 laquo καθόλου περὶ πάντων τῶν ὄντων θεολογῆσαι γὰρ αὐτῷπρόκειται ἐν τῷ παρόντι συγγράμματι raquo formule qui ne se lit assureacutement pas chez Alexandre
143
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
science la plus haute elle doit ecirctre science du premier parce quelle est science du premier elle
est donc la plus estimable comme en teacutemoigne encore E 1 1026a 21-22
En eacutetablissant cette thegravese aux chapitres A 1 et 2 Aristote emploie de faccedilon remarquable
laquo sagesse raquo avec des comparatifs instituant ainsi un continuum entre les diffeacuterentes formes de
savoir Le passage de la perception agrave la meacutemoire puis agrave lexpeacuterience agrave la technique aux sciences
productrices et enfin aux sciences theacuteoriques est progressif ce qui leacutegitime quon examine ainsi
les diffeacuterentes formes de savoir en se demandant laquelle est laquo le plus sagesse raquo30 Il est peut-ecirctre
abusif de voir dans ce laquo μᾶλλον raquo un laquo principe raquo systeacutematique comme le propose M-H
Gauthier-Muzellec31 mais le projet agrave lorigine de leacutetablissement dune sagesse est sans aucun
doute sous-tendu par quelque chose comme laquo une mecircme logique hieacuterarchique une theacuteorie du
plus haut degreacute raquo32 La sagesse se fait lheacuteritiegravere de la dialectique platonicienne que lon
compare avec le jeu des comparatifs et des superlatifs quand Platon deacutecrit la dialectique dans le
Philegravebe (55c ndash 59d)33 Alexandre dailleurs a clairement noteacute cette gradation opeacutereacutee par le livre A et
la syntheacutetise dans son commentaire agrave 981b 27 en affirmant que laquo lrsquoexpeacuterience est plus sage que la
sensation raquo laquo lrsquoart est plus sage que lrsquoexpeacuterience raquo afin dillustrer le fait que laquo on attribue
toujours le nom de sagesse plutocirct [μᾶλλον] agrave ceux qui ont plus [μᾶλλον] de savoir raquo34 La
sagesse comme connaissance des principes et des causes premiers est donc en fait laquo sagesse au
plus haut point raquo35
La question pour tout lecteur des premiers livres de la Meacutetaphysique est de savoir quels
30 Par exemple Met A 1 981b 29 ndash 982a 1 laquo ὥστε καθάπερ εἴρηται πρότερον ὁ μὲν ἔμπειρος τῶνὁποιανοῦν ἐχόντων αἴσθησιν εἶναι δοκεῖ σοφώτερος ὁ δὲ τεχνίτης τῶν ἐμπείρων χειροτέχνου δὲἀρχιτέκτων αἱ δὲ θεωρητικαὶ τῶν ποιητικῶν μᾶλλον raquo Il faut sous-entendre σοφία apregraves leμᾶλλον voir A Jaulin et M-P Duminil [2008] p 75 Cf aussi A 2 982a 14-16 ougrave la chose est sansambiguiumlteacute laquo καὶ τῶν ἐπιστημῶν δὲ τὴν αὑτῆς ἕνεκεν καὶ τοῦ εἰδέναι χάριν αἱρετὴν οὖσαν μᾶλλονεἶναι σοφίαν ἢ τὴν τῶν ἀποβαινόντων ἕνεκεν raquo
31 M-H Gauthier-Muzellec [2008]
32 M-H Gauthier-Muzellec [2008] p 183
33 W Jaeger avait employeacute cette apparente parenteacute comme argument pour deacutemontrer la proximiteacute entrele livre A et les fragments qui nous restent du Protreptique [1948] tr fr [1997] p 68-74 cf eacutegalementdans ce sens W Leszl [1975] p 107-109 On revient ci-dessous sur la proximiteacute avec la dialectique cf sect234
34 In Met 8 10-14 laquo ὃ ἐδείξαμεν δείξαντες αὐτοὺς ἀεὶ μᾶλλον τὸ τῆς σοφίας κατηγοροῦντας ὄνομακατὰ τῶν εἰδότων μᾶλλον σοφωτέρα γὰρ τῆς μὲν αἰσθήσεως ἡ ἐμπειρία διὰ τὸ ἤδη λογική τιςεἶναι γνῶσις (λογικὴ γὰρ ἡ τοῦ καθόλου περίληψις) ἡ δὲ τέχνη τῆς ἐμπειρίας ὅτι αὕτη ἤδη καὶτῆς αἰτίας ἐστὶ γνωστική raquo
35 In Met 6 2-4 laquo συνιστὰς καὶ δεικνὺς ὅτι μάλιστα τῆς σοφίας ἐστὶν ἴδιον τὸ τὰς αἰτίας γιγνώσκεινπερὶ ἧς ἡ προκειμένη πραγματεία καὶ μάλιστα σοφία ἡ τῶν πρώτων γνῶσις αἰτίων raquo
144
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
sont ces principes premiers et de quoi ils sont principes De ce point de vue le livre A en
particulier reste assez ouvert si ce nest eacutevasif et la deacutetermination de la sagesse comme
archeacuteologie pourrait bien navoir quune valeur preacutealable36 Cela paraicirct confirmeacute par le livre B et
la premiegravere aporie en preacutesentant celle-ci en effet Aristote se reacutefegravere tregraves probablement au livre
A37 mais se sert de cette reacutefeacuterence pour interroger la nature de la sagesse en posant la question de
savoir si agrave chaque cause correspond une laquo sagesse raquo et quelle serait degraves lors la sagesse la plus
sagesse la plus architectonique38
Surtout un signe de la valeur preacutealable ou du caractegravere accueillant de la description de la
sagesse en A est la faccedilon dont louverture de ce champ rend possible la discussion des thegraveses des
physiologues autant que des positions platoniciennes Cest sans doute pourquoi une fois deacutefinie
(au moins nominalement39) en A 1 et 2 la sagesse nest plus theacutematiseacutee dans les livres suivants
comme si suffisait linstitution de ce terrain daffrontement comme si importait plus
linterrogation sur les causes que la reacuteflexion eacutepisteacutemologique sur le statut de la discussion elle-
mecircme Dans les chapitres suivants lune des seules mentions de la sagesse sert ainsi agrave qualifier
les physiologues de laquo sages raquo en vue de dresser un premier bilan de la discussion de leurs
thegraveses40 ce qui souligne encore son aspect peu discriminant ndash agrave la maniegravere dont dans le Pheacutedon
(95e sq) lenquecircte sur les causes de la geacuteneacuteration et de la corruption rend possible aussi bien
lautobiographie intellectuelle de Socrate (ie sa discussion des thegraveses laquo preacutesocratiques raquo) que la
seconde navigation et lhypothegravese de Formes41
36 Voir M Crubellier et P Pellegrin [2002] p 327
37 Met B 2 996b 8 laquo ἐκ μὲν οὖν τῶν πάλαι διωρισμένων raquo
38 Met B 2 996b 1-10 Voir agrave ce sujet S Roux [2004] p 145-146
39 Il faut toutefois chez Aristote se meacutefier de ce qui ne paraicirct que nominal telle est bien lune desmaniegraveres de deacutefinir selon AnPo II 10 93b 9 sq Pour les dangers dun emploi de la notion delaquo deacutefinition nominale raquo chez le Stagirite cf J Barnes [1994] p 223
40 Met A 5 987a 2-3 laquo ἐκ μὲν οὖν τῶν εἰρημένων καὶ παρὰ τῶν συνηδρευκότων ἤδη τῷ λόγῳ σοφῶνταῦτα παρειλήφαμεν raquo Hormis celle-ci apregraves A 2 on ne trouvera plus quune seule autre mention(mais cruciale) de la sagesse en A 9 992a 24-25 laquo ὅλως δὲ ζητούσης τῆς σοφίας περὶ τῶν φανερῶντὸ αἴτιον raquo
41 Une question est de savoir si malgreacute tout chez Aristote et agrave linstar de ce qui se produit dans le Pheacutedonlinterrogation eacutepisteacutemologique ne se poursuit pas en sous-main dans la critique des physiologues aumotif que mecircme si lon peut leur accorder le titre de laquo sages raquo ils nen sont pas pour autant toujours delaquo bons sages raquo incapables quils seraient de respecter les reacutequisits eacutepisteacutemologiques de leur propreenquecircte Il y aurait ainsi un inteacuterecirct agrave comparer les motifs des reacutefutations ou des critiques enversAnaxagore dans le Pheacutedon et dans Meacutetaphysique A Agrave ce titre il faudrait peut-ecirctre nuancer laffirmationde W Leszl selon qui laquo Il resto del libro I non concerne direttamente la questione delle cause come oggetto dellasapienza raquo (W Leszl [2010] p 190)
145
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Cest peut-ecirctre cette ouverture qui rend raison de ce que la recherche de causes et de
principes premiers se retrouve au-delagrave des livres A et B par exemple en Γ E et Λ Comme le
soutient M Crubellier
La deacutefinition de la meacutetaphysique comme doctrine des principes par exemple est peut-ecirctresimplement fonctionnelle cest-agrave-dire quelle reacutesumerait simplement lideacutee dunephilosophie premiegravere A ce titre elle serait compatible aussi bien avec les conceptions quien font la science dune reacutealiteacute absolue (la theacuteologie) quavec celles qui en font une eacutetude dela reacutealiteacute dans ses structures les plus geacuteneacuterales cest-agrave-dire une science de leacutetant en tantque tel ou une science de la substance 42
Cela nempecircche pas ndash au contraire ndash que cette enquecircte puisse avoir des formes distinctes
quil y ait des nuances entre une recherche des principes premiers et des causes premiegraveres et celle
des principes et des eacuteleacutements par exemple43
La meacutethode dAlexandre et le type de commentaire quil met en œuvre vont lengager agrave
reacuteduire cette ductiliteacute agrave preacuteciser la nature de ces principes et agrave lisser les nuances Pour ce faire
degraves le commentaire agrave A lAphrodisien complegravete les principes queacutetudie la sagesse sont les
principes et les causes de leacutetant (ou des eacutetants) et mecircme les principes de leacutetant en tant queacutetant
Agrave elle seule la simple addition de ce compleacutement deacutegage deacutejagrave une piste vers lunification du
traiteacute comme lavait deacutejagrave noteacute P Donini44 P Donini ne distingue pas entre les expressions
laquo ἀρχαί τοῦ ὄντος raquo et laquo ἀρχαί τοῦ ὄντος ᾗ ὄν raquo et en effet il ne semble pas quAlexandre fasse
une grande diffeacuterence45 si ce nest peut-ecirctre quil emploie plutocirct le redoublement laquo τοῦ ὄντος ᾗ
ὄν raquo quand il est question de luniversaliteacute de la science (ce qui nest certes pas rien) Au point de
vue des effets cependant il faut diffeacuterencier si lexpression simple peut sautoriser de certains
passages dialectiques de A (et encore Aristote ne sen sert apparemment jamais pour deacutesigner ses
42 M Crubellier P Pellegrin [2002] p 329
43 Pour une distinction entre une approche causale et une approche laquo elementaristico raquo cf W Leszl [2010]p 233 sq
44 P Donini [2005] p 83 laquo Alexandre traduit immeacutediatement et sans problegraveme la science des principes etdes premiegraveres causes dont parle Aristote en A en sciences des principes de lecirctre ce qui est faire lepas neacutecessaire et suffisant pour unifier en principe tous les objets possibles et apparemmentdisparates que les livres de la Meacutetaphysique deacutesignent comme le contenu de la discipline philosophiquequils sont en train de constituer raquo
45 Voir par exemple loccurrence des deux expressions en In Met 134 11-12 (laquo ἀλλ εἰσὶν αἱ ζητούμεναιὑπ αὐτοῦ τοῦ ὄντος ᾗ ὂν ἀρχαὶ κοιναὶ πάντων ἀρχαὶ αὗται) ougrave κοιναὶ πάντων ἀρχαὶ semblestrictement synonyme du πάντων τῶν ὄντων κοιναί agrave la ligne preacuteceacutedente Nous reviendrons sur cepassage complexe ndash on pourrait nous opposer quAlexandre emploie laquo πάντων τῶν ὄντων κοιναί raquojustement dans une proposition neacutegative mais en reacutealiteacute ce que selon Alexandre Aristote se refuseraitagrave faire cest de poser des principes communs de toutes choses laquo ὡς ἡγοῦντο οἱ εἰς τὸ ἓν πάνταπειρώμενοι διὰ τῶν κοινῶν ἀνάγειν ὁμοιοτήτων raquo (l 9-10)
146
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
propres principes) lexpression redoubleacutee est propre agrave agrave Γ 1 et E46 dougrave leffet dunification du
corpus Dans le commentaire agrave A Alexandre emploie lexpression simple pour deacutesigner non
seulement lobjet de la philosophie premiegravere mais aussi lobjet des recherches des physiologues
dun cocircteacute et de celles des pythagoriciens et de Platon de lautre47 Dans le cas des physiologues il
lui arrive certes de limiter ces recherches aux principes des eacutetants laquo naturels raquo ou laquo en devenir raquo
mais en un passage dA 8 agrave propos de ceux qui posaient comme principe des eacutetants laquo une seule
nature comme matiegravere raquo lExeacutegegravete emploie lexpression de faccedilon absolue48 Deacutejagrave une expression
dAristote en A 5 lautorisait agrave se servir de lexpression telle quelle agrave propos des Pythagoriciens
qui faisaient des principes matheacutematiques les laquo principes des eacutetants raquo49 Alexandre explicite de la
mecircme faccedilon lobjet du deacutebat avec Platon Aristote dit en A 6 laquo telles sont donc les explications de
Platon sur ce que nous recherchons raquo et Alexandre dajouter laquo Font lobjet de nos recherches les
principes et les causes des eacutetants raquo50
Pour deacutesigner lobjet de la sagesse ou de la philosophie premiegravere lexpression est
freacutequente degraves le deacutebut du Commentaire
46 Met Γ 1 1003a 31-32 laquo διὸ καὶ ἡμῖν τοῦ ὄντος ᾗ ὂν τὰς πρώτας αἰτίας ληπτέον raquo Met E 1 1025b3-4 laquo Αἱ ἀρχαὶ καὶ τὰ αἴτια ζητεῖται τῶν ὄντων δῆλον δὲ ὅτι ᾗ ὄντα raquo Cf aussi E 4 1028a 2-4 laquo διὸταῦτα μὲν ἀφείσθω σκεπτέον δὲ τοῦ ὄντος αὐτοῦ τὰ αἴτια καὶ τὰς ἀρχὰς ᾗ ὄν raquoIl ne semble pasque la variation entre αἰτίας dun cocircteacute et ἀρχαὶ καὶ αἴτια soit significative
47 Sur cette reacutepartition des adversaires voir Aristote en A 8 989b 21 sq et le commentaire dAlexandread loc 70 10 sq
48 Cest le deacutebut de A 8 quAlexandre commente en disant que laquo πρῶτον μὲν ὅτι βουλόμενοι τῶν ὄντωνἀρχὰς ἐκθέσθαι πάντων οἱ δὲ τῶν σωμάτων μόνον ἀποδιδόασιν ὄντων τινῶν καὶ ἀσωμάτων raquo(64 21-23) Voir deacutejagrave agrave propos de Thalegraves en 24 13-14 laquo Ὃ βούλεται μὲν συνάγειν ἔστιν ὅτι οἱ τὸντῶν θεῶν ὅρκον ὕδωρ ὑποθέμενοι παραπλησίως Θαλῇ ἀρχὴν τῶν ὄντων τὸ ὕδωρ ὑποτίθενται raquoCf aussi 40 14 41 20 42 10 53 20-21 etc
49 In Met 37 12-13 laquo τούτους δέ φησιν ἐντραφέντας τοῖς μαθήμασι τὰς τῶν μαθημάτων ἀρχὰς τῶνὄντων ἀρχὰς θέσθαι raquo qui renvoie agrave A 5 985b 24-26 laquo καὶ ἐντραφέντες ἐν αὐτοῖς τὰς τούτωνἀρχὰς τῶν ὄντων ἀρχὰς ᾠήθησαν εἶναι πάντων raquo
50 Meacutet A 6 988a 7-8 laquo Πλάτων μὲν οὖν περὶ τῶν ζητουμένων οὕτω διώρισεν raquo (tr A Jaulin ndash MPDuminil leacutegegraverement modifieacutee) In Met 58 25-26 laquo Ὑφ ἡμῶν δὲ ζητοῦνται αἱ ἀρχαὶ καὶ τὰ αἴτια τῶνὄντων Περὶ μὲν οὖν τῶν ἀρχῶν ταῦτα εἴρηται Πλάτωνι raquo Sur Platon voir encore le commentaire agraveA 9 en 129 17- 130 10 ougrave Alexandre sautorise probablement lexpression aristoteacutelicienne laquo eacuteleacutementsde tous les eacutetants raquo
147
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Χρὴ οὖν ἐκ τῆσδε τῆς πραγματείαςἀπαιτεῖν τὴν γνῶσιν τῶν πρώτων ἀρχῶν καὶαἰτίων αὗται δ ἂν [910] εἶεν τοῦ ὄντος οἷονἀρχαί δι ἃς τῶν ὄντων ἕκαστόν ἐστιν ὧν τὸεἶναι κατηγοροῦμεν τοιαῦται δὲ αἱ πρῶταικαὶ κυριώταται οὐσίαι αὗται μὲν γὰρ τῶνοὐσιῶν ἀρχαί αἱ δὲ οὐσίαι τῶν ἄλλωνἁπάντων ὡς δείξει Τήν τε οὖν τούτωνγνῶσιν ἀπαιτεῖν χρὴ ἐκ τῆσδε τῆςπραγματείας καὶ ἔτι ὅσα εἰς τὴν τούτωνγνῶσιν συντελεῖ εἰς ἃ καὶ ὁ πλεῖστος αὐτῷλόγος [915] ἀναλίσκεται οὐ γὰρ οἷόν τε ἦνἐκείνων γνῶσιν ἄλλως λαβεῖν μὴπροκαταστήσαντα καὶ προεκκαθάραντα τὰἐμποδών
Il faut donc attendre de cette eacutetude laconnaissance des premiers principes et des premiegraverescauses Ceux-ci seront des sortes de principes deleacutetant agrave cause51 desquels chaque eacutetant auquel nousattribuons lecirctre est Or telles sont les substancespremiegraveres et les plus eacuteminentes Elles-mecircmes en effetsont principes des substances qui sont principes detout le reste comme il le montrera Degraves lors cest laconnaissance de cela quil faut attendre de cette eacutetudeet en outre de tout ce qui contribue agrave leurconnaissance agrave quoi il voue la majeure partie de sondiscours Il neacutetait en effet pas possible de prendreconnaissance de cela autrement quen commenccedilantpar exposer et lever ces obstacles
(9 8-16)
Ce passage met fin au commentaire de A 2 982a 4 et concentre une bonne part de la
compreacutehension alexandrinienne de la meacutetaphysique certains de ses enjeux seacuteclaireront donc par
la suite52 Alexandre y deacuteveloppe la premiegravere phrase de A 2 (laquo or puisque nous recherchons cette
science voici ce quil faudra examiner raquo) en expliquant en quoi sinterroger sur cette science
implique une recherche sur les objets eux-mecircmes de cette science LExeacutegegravete reprend alors les
acquis du chapitre preacuteceacutedent53 Si leacutetude des opinions sur la sagesse permet dasseoir lideacutee que
celle-ci est connaissance des causes et des principes encore faut-il savoir lesquels ce qui nest pas
eacutevident54 Alexandre voit ainsi dans cette proposition agrave la fois lannonce de A 2 (sur le fait quil
sagisse des principes premiers) et du reste du livre A agrave partir de A 3 agrave travers la neacutecessiteacute de
distinguer quatre sens de la cause55
Pris dans ce mouvement dannonce et deacutelargissement lExeacutegegravete conclut son commentaire
51 Lexpression est peut-ecirctre peu heureuse en franccedilais mais pour des raisons qui seacuteclaireront au chapitreIII lideacutee importante est en effet la causaliteacute Sur le fait que laquo δι ὅ raquo signifie strictement la cause pourAlexandre (agrave la suite dAristote) cf par exemple In Met 247 11-15 et deacutejagrave In Met 24 29-25 1
52 Pour lexpression de causes (ou principes) de lecirctre cf ci-dessous chapitre III particuliegraverementsect 312b et 323
53 In Met 8 27-28 laquo φθάνει μὲν οὖν εἰρηκέναι ὅτι τὴν ὀνομαζομένην σοφίαν περὶ τὰ πρῶτα αἴτιακαὶ τὰς ἀρχὰς ὑπολαμβάνουσι πάντες raquo
54 Il est probable que comme le proposent Brandis et Bonitz il faille corriger le εὔδηλον de 9 1 en οὐδῆλον dans la phrase 9 1-3 laquo ἐπεὶ δὲ τίνες αἱ πρῶται ἀρχαὶ καὶ τὰ πρῶτα αἴτια εὔδηλον λαβὼν τὸπερὶ ἀρχὰς καὶ αἰτίας τὴν σοφίαν εἶναι ὡς ὁμολογούμενον τὸ περὶ ποίας ζητήσει καὶ ὅτι περὶ τὰςπρώτας δείξει raquo
55 In Met 9 4-8 laquo διὸ ἀναγκαίως καὶ τῆς τῶν αἰτίων διαιρέσεως μνημονεύει ὅτι τετραχῶς τὰ αἴτιαλέγεται καὶ τὴν ἱστορίαν τῶν πρὸ αὐτοῦ τι περὶ αἰτιῶν εἰρηκότων παρατίθεται εὐλόγως ἵν εἰ μὲνὀρθῶς εὑρεθῇ τι τῶν εἰρημένων ὑπ ἐκείνων ἀκολουθοίημεν αὐτῷ εἰ δὲ μή πλέον τι ζητοίημεναὐτοί raquo
148
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
par cette remarque geacuteneacuterale qui vient qualifier la laquo recherche raquo mentionneacutee par Aristote La
valeur agrave accorder au laquo οἷον raquo dans la proposition laquo αὗται δ ἂν εἶεν τοῦ ὄντος οἷον ἀρχαί raquo (9 9-
10) nest toutefois pas claire La distinction entre principes de la deacutemonstration et principes des
eacutetants sur laquelle nous allons revenir nest sans doute pas la bonne clef puisque laquo οἷον raquo
semble plutocirct porter sur laquo ἀρχαί raquo voire sur lexpression complegravete On pourrait plutocirct lire ce
laquo οἷον raquo comme un marqueur dimpreacutecision ducirc agrave ce quon se situe dans une anticipation De
mecircme les laquo obstacles raquo quannonce Alexandre peuvent tregraves bien renvoyer aux difficulteacutes sur la
conception des causes quAristote va affronter au livre A mais aussi les apories proprement dites
du livre B eu eacutegard agrave la construction des verbes laquo προκαταστήσαντα καὶ προεκκαθάραντα raquo
qui ne sont pas sans rappeler ceux par lesquels Alexandre deacutecrit la deacutemarche dialectique du Livre
des difficulteacutes56 Cest en tout cas une bonne partie du traiteacute qui se trouve ainsi anticipeacutee
Comme on la dit cette unification deviendra plus nette quand Alexandre deacuteveloppera
cette expression en laquo principes de leacutetant en tant queacutetant raquo par exemple une page plus loin laquo or
est universelle au plus haut point la science qui porte sur les eacutetants en tant queacutetants car leacutetant
est commun agrave toutes les choses qui sont dans lexistence raquo57 Ou de mecircme agrave la fin de son
commentaire agrave A 9 dans les commentaires agrave α ougrave les principes qui font lobjet de la sagesse sont
dits causes de lecirctre des autres choses ou encore agrave Γ58 Le projet dune recherche des premiers
principes et des premiegraveres causes traverse tout le traiteacute et reacutegente ainsi lensemble de la
meacutetaphysique Les passages qui impriment une telle orientation agrave la meacutetaphysique ne sont pas
seulement ou pas tous leffet du commentaire dans sa dimension paraphrastique Alexandre
maintient cette orientation en dehors des commentaires aux seuls passages qui leacutetablissent ndash
ainsi nettement dans le commentaire agrave Γ et non pas seulement agrave propos de loccurrence en Γ 1
de laquo premiegraveres causes de leacutetant en tant queacutetant raquo (1003a 31) mais aussi dans tout le reste du
livre59 Enfin on la vu Averroegraves fait remonter agrave Alexandre lideacutee que le livre Λ accomplit aussi la
recherche des laquo principes de leacutetant en tant queacutetant raquo expression absente du texte aristoteacutelicien
56 Voir In Met 172 16 et 173 7-8 laquo καὶ διὰ τὸ δεῖν οὖν γνωρίζειν τὸν δεσμόν εἰ μέλλει τις λύσειναὐτόν ἀναγκαῖόν φησιν εἶναι προαπορεῖν raquo ou encore lemploi de πρό-ἐπέρχομαι en 173 27 (laquo εἰπάντα τις τὰ ἀπορεῖσθαι δυνάμενα καὶ λέγεσθαι πρὸς τὴν κατασκευὴν αὐτῶν καὶ θέσινπροεπέλθοι τε καὶ λύσαι)
57 In Met 11 7-8 laquo Μάλιστα δὲ καθόλου ἐστὶν ἐπιστήμη ἡ περὶ τῶν ὄντων ᾗ ὄντα κοινὸν γὰρ τὸ ὂνπᾶσι τοῖς ἐν ὑπάρξει raquo
58 En particulier In Met 134 7-10 138 19-21 239 15 240 23-25 Cf aussi 240 33-34 244 21-23 24433-34
59 Cf de faccedilon paradigmatique In Met 246 9 sq
149
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
qui parle seulement de laquo principes et causes des substances raquo (laquo τῶν γὰρ οὐσιῶν αἱ ἀρχαὶ καὶ τὰ
αἴτια raquo 1069a 18-19) Cette opeacuteration exeacutegeacutetique dunification paraicirct loin decirctre totalement
infondeacutee Pour deacutejouer la multipliciteacute des objets de la meacutetaphysique employer la deacutetermination
protologique (ou archeacuteologique) est sans doute une voie plutocirct efficace une voie qui en tout cas
se justifie en partie par le texte lui-mecircme Alexandre non seulement ratifie le caractegravere deacutejagrave
transversal de cette deacutetermination chez Aristote mais la deacuteveloppe aussi en la reliant
immeacutediatement au projet dune science de leacutetant et mecircme de leacutetant en tant queacutetant
213 Les principes premiers statut et identiteacute
a) Le principe de causaliteacute du maximum
Linsistance alexandrinienne sur la recherche des principes premiers et des causes
premiegraveres ne sert toutefois pas seulement agrave unifier formellement le traiteacute et la science Il serait du
reste assez artificiel mecircme pour unifier le traiteacute den rythmer le parcours par linsistance sur
cette dimension de la sagesse De surcroicirct le projet dune recherche des principes premiers nest
pas que fonctionnel pour lExeacutegegravete et celui-ci travaille aussi bien la notion mecircme de laquo principes
premiers raquo Le fait de les cibler comme principes de leacutetant ou causes de lecirctre deacutejagrave reacuteduit cette
ouverture fonctionnelle de la recherche archeacuteologique En outre Alexandre deacutetermine ces
principes premiers comme agrave la fois principes decirctre et de connaissance parce que
neacutecessairement eux-mecircmes sont agrave la fois les plus connaissables et les plus laquo eacutetants raquo60 comme le
confirme par exemple le proegraveme agrave Γ laquo elle [la sagesse ou philosophie premiegravere] eacutetudie les
principes premiers et les causes premiegraveres ceux-ci en effet sont [ou sont des eacutetants61] au plus
haut point raquo62 En tant que principes de connaissance ils sont eacutegalement les laquo plus vrais raquo comme
60 Pour les affirmations reacutecurrentes sur le fait que les principes premiers sont principes decirctre et deconnaissance parce quils sont les plus eacutetants et les plus connaissables cf aussi dans un contexte certesdialectique In Met 216 17
61 Ce qui pour Alexandre veut dire la mecircme chose cf In AnPr 15 15-22
62 In Met 237 8-10 laquo δείξας δὲ αὐτὴν θεωρητικὴν οὖσαν τῶν πρώτων ἀρχῶν τε καὶ αἰτίων (ταῦταγὰρ μάλιστα ὄντα) raquo
150
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
lannonce le proegraveme agrave α ce qui trouvera sa justification dans la suite du livre63
Le commentaire au livre α est en effet le lieu deacutelaboration dun axiome qui selon nous
innerve lensemble de la meacutetaphysique alexandrinienne et quon nommera pour plus de faciliteacute
laquo principe de causaliteacute du maximum raquo La raison de son apparition dans le commentaire agrave α est
exeacutegeacutetique le principe alexandrinien de causaliteacute du maximum se donne agrave lire comme une
interpreacutetation dα 1 993b 23-31 On tentera cependant de montrer par la suite que ce principe
travaille largement le corpus alexandrinien au-delagrave de son contexte dorigine Une telle extension
se laisse deacutejagrave deviner dans le commentaire quen donne ad locum lAphrodisien
Le texte dAristote que commente Alexandre est le suivant
Οὐκ ἴσμεν δὲ τὸ ἀληθὲς ἄνευ τῆς αἰτίαςἕκαστον δὲ μάλιστα αὐτὸ τῶν ἄλλων καθ ὃκαὶ τοῖς ἄλλοις ὑπάρχει τὸ συνώνυμον (οἷοντὸ πῦρ θερμότατον καὶ γὰρ τοῖς ἄλλοις τὸαἴτιον τοῦτο τῆς θερμότητος) ὥστε καὶἀληθέστατον τὸ τοῖς ὑστέροις αἴτιον τοῦἀληθέσιν εἶναι Διὸ τὰς τῶν ἀεὶ ὄντων ἀρχὰςἀναγκαῖον ἀεὶ εἶναι ἀληθεστάτας (οὐ γάρποτε ἀληθεῖς οὐδ ἐκείναις αἴτιόν τί ἐστι τοῦεἶναι ἀλλ ἐκεῖναι τοῖς ἄλλοις) ὥσθ ἕκαστονὡς ἔχει τοῦ εἶναι οὕτω καὶ τῆς ἀληθείας
Nous ne connaissons pas le vrai sans la cause etchaque chose en vertu de laquelle la proprieacuteteacute demecircme nom appartient aussi aux autres possegravede cetteproprieacuteteacute au plus haut point entre lttoutesgt les autres(par exemple le feu est la chose la plus chaude et defait il est la cause de la chaleur des autres choses)Par conseacutequent est le plus vrai64 ce qui est cause delecirctre vrai de ce qui vient apregraves lui Cest pourquoi lesprincipes des choses qui sont toujours sontneacutecessairement toujours les plus vrais (car ils ne sontpas vrais quelquefois et nont pas non plus une causede leur ecirctre [vrais] mais eux le sont pour les autres)de sorte que pour chaque chose de mecircme quelle secomporte du point de vue de lecirctre de mecircme elle secomporte du point de vue de la veacuteriteacute
(Met α 1 993b 23-31)
Ce passage se lit agrave la fin du chapitre consacreacute agrave leacutetude de la veacuteriteacute (laquo Ἡ περὶ τῆς
ἀληθείας θεωρία raquo 993a 30) Le deacutebut du chapitre se constitue de trois moments qui analysent
ou exemplifient la faciliteacute et la difficulteacute de cette recherche65 La quatriegraveme moment du chapitre
identifie cette eacutetude avec la philosophie en la distinguant en un premier temps de la science
pratique ndash ce quAlexandre interpregravete en introduisant le vocabulaire du τέλος et du σκοπός
promis agrave une fortune certaine dans les commentaires neacuteoplatoniciens (In Met 145 15-26) Le
passage ci-dessus explicite en outre la distinction entre sciences theacuteorique et pratique en
63 Cf In Met 138 19-21
64 Jaeger propose la correction du superlatif en comparatif sur la foi dAlexandre alors que les manuscritsdonnent tous le superlatif Il faudrait pour le coup ecirctre plus meacutefiant agrave leacutegard dAlexandre cest peut-ecirctre lagrave un effet de son commentaire que de passer du superlatif (qui peut supposer une distinctionentre le maximum et tout le reste) au comparatif (qui instaure une uniteacute entre des eacuteleacutements quon peutdistinguer par degreacutes)
65 Pour une eacutetude densemble du chapitre de sa progression et de ses enjeux voir E Berti [1983]
151
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
soutenant que la science pratique ne vise que la cause laquo relative au cas preacutesent raquo66 Lobjectif est
deacutetablir que la philosophie comme science de la veacuteriteacute doit avoir plus preacuteciseacutement pour objet ce
qui est vrai au plus haut point agrave savoir les principes premiers Le principe (ou comme dit E
Berti cette laquo loi geacuteneacuterale raquo67) qui va retenir Alexandre sert de cheville agrave ce raisonnement
La traduction du principe pose toutefois difficulteacute Les traducteurs ne sont pas unanimes
et leur deacutesaccord provient peut-ecirctre de la lecture quen fait Alexandre J Tricot et G Reale68 par
exemple traduisent en effet de la faccedilon suivante le passage crucial
laquo Ἕκαστον δὲ μάλιστα αὐτὸ τῶν ἄλλων καθ ὃ καὶ τοῖς ἄλλοις ὑπάρχει τὸσυνώνυμον raquoJ Tricot laquo et la chose qui parmi les autres possegravede eacuteminemment une nature est toujourscelle dont les autres choses tiennent en commun cette nature raquoG Reale laquo Ma ogni cose che possiede in grado supremo la natura che le egrave propriaconstituisce la causa in virtugrave della quale anche alle altre conviene quella stessa natura raquo
A linverse par exemple WD Ross E Berti et A Jaulin et M-P Duminil69 traduisent la
proposition de telle sorte que le raisonnement aille non pas de leacuteminence agrave la causaliteacute mais de
la causaliteacute agrave leacuteminence
WD Ross laquo and a thing has a quality in a higher degree than other things if in virtue of itthe similar quality belongs to the other things as well raquoE Berti laquo chaque chose selon laquelle un caractegravere ayant le mecircme nom quelle appartientaussi agrave dautres choses a ce caractegravere plus que toutes les autres raquo70A Jaulin M-P Duminil laquo Et chaque chose par laquelle la proprieacuteteacute de mecircme deacutefinitionappartient aussi aux autres choses est cause au plus haut point entre toutes les autres raquo
La reconstruction de largumentation nous semble exiger de conserver cette seconde
traduction En effet Aristote procegravede en posant une regravegle celle de leacuteminence de la cause (pour
une proprieacuteteacute x donneacutee la cause de la proprieacuteteacute x est elle-mecircme x au plus haut point) La regravegle est
66 La proposition de 993b 21-23 est sujette agrave caution Ross imprime laquo καὶ γὰρ ἂν τὸ πῶς ἔχει σκοπῶσινοὐ τὸ ἀΐδιον ἀλλ ὃ πρός τι καὶ νῦν θεωροῦσιν οἱ πρακτικοί raquo en suivant Ab Jaeger choisit laquo καὶ γὰρἂν τὸ πῶς ἔχει σκοπῶσιν οὐ τὸ αἴτιον καθ αὑτὸ ἀλλὰ πρός τι raquo avec E Alexandre teacutemoigne deacutejagravedes deux leccedilons mecircme si la premiegravere semble avoir sa preacutefeacuterence cf In Met 145 21 sq (laquo γράφεται δὲἔν τισιν ἀντιγράφοις ltοὐ τὸ αἴτιον καθ αὑτὸ ἀλλὰ πρός τι καὶ νῦν θεωροῦσινgt οὗ γεγραμμένουεἴη ἂν λέγων ὅτι raquo)
67 E Berti [1983] [2008a] p 253
68 Respectivement J Tricot [1953] (leditio minor de 1933 traduit de maniegravere similaire laquo De plus la chosequi possegravede eacuteminemment une nature est toujours celle dont les autres choses tiennent en communcette nature raquo) G Reale [2004]
69 Respectivement WD Ross [1928] E Berti [1983] A Jaulin M-P Duminil [2008] La traduction deWD Ross revue par J Barnes [1984] donne la mecircme phrase en supprimant seulement laquo as well raquo agrave lafin
70 E Berti [1983] [2008a] p 253
152
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
illustreacutee par le cas du feu qui est chaud au plus haut point en tant que cause Elle est ensuite
appliqueacutee aux choses vraies la cause de la veacuteriteacute est vraie au plus haut point Une preacutemisse est
neacutecessairement sous-entendue or ce qui est toujours vrai est plus vrai que ce qui lest parfois
Conclusion du raisonnement donc les causes de ce qui est toujours vrai sont les plus vraies de
toutes Les principes des choses qui sont toujours conjuguent donc deux proprieacuteteacutes qui leur
permettent decirctre les plus vrais de toutes choses ils sont principes et ils sont toujours
Rien ne contraint degraves lors agrave la lecture gradualiste de la derniegravere proposition du chapitre
La plupart des traducteurs en effet agrave la suite dAlexandre traduisent laquo ὥσθἕκαστον ὡς ἔχει τοῦ
εἶναι οὕτω καὶ τῆς ἀληθείας raquo par laquo de sorte que pour chaque chose autant elle a decirctre autant
elle a de veacuteriteacute raquo71 Toutefois comme le montre A Stevens72 plusieurs raisons grammaticales et
lexicales sopposent agrave une telle traduction la tournure laquo ὡς οὕτω raquo na pas neacutecessairement de
sens quantitatif le Bailly et le Liddell-Scott attestent de la tournure classique ἔχω avec ὡς οὕτως
ou un adverbe et le geacutenitif comme signifiant laquo se comporter relativement agrave raquo ou laquo cest le cas
pour raquo Sil est impossible de construire la phrase comme si laquo τοῦ εἶναι raquo eacutetait agrave laccusatif cest
sans doute linterpreacutetation du geacutenitif comme partitif qui justifie ces traductions mais au vu de
ce qui preacutecegravede ce nest ni eacutevident ni neacutecessaire WD Ross fait figure de notable exception parmi
les traducteurs que nous avons consulteacutes en traduisant en ce sens laquo so that as each thing is in
respect of being so is it in respect of truth raquo73 Ce quest une chose sa position par rapport agrave dautres
(son anteacuterioriteacute son statut de cause ou inversement deffet sa posteacuterioriteacute) implique un statut
deacutetermineacute quant agrave la veacuteriteacute un principe par exemple est plus certain que sa conclusion Lu
ainsi le passage du chapitre α 1 demeure coheacuterent avec lautre texte source du principe du
maximum de la cause ie Seconds Analytiques I 2 72a 25-32 Dans ce passage Aristote ne dit pas
que les preacutemisses sont plus vraies que les conclusions parce quelle auraient plus decirctre mais
parce quelles leur sont logiquement anteacuterieures Les preacutemisses en effet sont mieux connues par
nature (et non pour nous) parce quelles sont plus universelles Les anteacuteceacutedents et les conseacutequents
ne diffegraverent manifestement pas par une quantiteacute decirctre74
71 A Jaulin laquo si bien que chaque chose a autant de veacuteriteacute que decirctre raquo J Tricot laquo Ainsi autant une chosea decirctre autant elle a de veacuteriteacute raquo G Reale laquo Siccheacute ogni cose possiede tanto di verita quanto possiededi essere raquo E Berti laquo autant une chose a decirctre autant elle a de veacuteriteacute raquo
72 Nous remercions Annick Stevens pour nous avoir communiqueacute ces arguments et la note affeacuterente de satraduction agrave paraicirctre de la Meacutetaphysique
73 WD Ross [1928] La version revue par J Barnes (J Barnes [1984] t II p 1570) conserve la mecircmetraduction
74 Cf Aristote AnPo I 2 72a 25-32 laquo Ἐπεὶ δὲ δεῖ πιστεύειν τε καὶ εἰδέναι τὸ πρᾶγμα τῷ τοιοῦτον
153
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Dans son commentaire Alexandre en revanche propose une interpreacutetation nettement
gradualiste de la derniegravere proposition du chapitre et exploite au maximum les tendances
platonisantes du texte aristoteacutelicien
Εἰπὼν ὅτι μὴ οἷόν τε τὴν ἀλήθειαν τὴνἐν τοῖς ἔχουσιν αἰτίας γνῶναι χωρὶς τῆςγνώσεως τῶν αἰτιῶν αὐτῶν καὶ διὰ τούτουδείξας ἀναγκαίαν [1475] τῇ θεωρητικῇφιλοσοφίᾳ τὴν τῶν αἰτίων γνῶσιν νῦν ὅτιἀναγκαία δείκνυσι πάλιν διὰ τοῦ δεῖν μὲντὸν περὶ τῆς ἀληθείας φιλοσοφοῦντα τὰμάλιστα ἀληθῆ γνωρίζειν μάλιστα δὲἀληθῆ τὰ ἀίδια αἴτια ταῦτα γὰρ καὶ τῆς τῶνδι αὐτὴν ὄντων ἀληθείας αἴτιαἈληθέστατον μὲν γὰρ ὃ καὶ τοῖς ἄλλοιςαἴτιον τοῦ ἀληθέσιν εἶναι αἱ δὲ ἀρχαὶ αἴτιατῆς ἐν τοῖς δι αὐτὰς [14710] οὖσιν ἀληθείαςἝκαστον γὰρ τῶν ὄντων ἐφ ὅσον τοῦ εἶναιμετέχει ἐπὶ τοσοῦτον καὶ τῆς ἀληθείας τὸγοῦν ψεῦδος μὴ ὄν Διὸ τὰ ἀίδια μάλισταὄντα καὶ μάλιστα ἡ ἐκείνων γνῶσιςἀλήθεια εἴ γε ἐπιστήμη
Apregraves avoir dit quil est impossible de connaicirctrela veacuteriteacute dans ce qui a des causes sans connaicirctre lescauses elles-mecircmes et par lagrave ayant montreacute laneacutecessiteacute pour la philosophie theacuteorique de connaicirctreles causes agrave preacutesent il montre agrave nouveau que cestune neacutecessiteacute agrave travers le fait que celui qui philosophesur la veacuteriteacute doit connaicirctre ce qui est vrai au plus hautpoint et que sont vraies au plus haut point les causeseacuteternelles car celles-ci sont eacutegalement causes de laveacuteriteacute des eacutetants qui sont par elles Dune part eneffet le plus vrai cest ce qui est cause pour le restede leur ecirctre vrai dautre part les principes sontcauses de la veacuteriteacute dans les eacutetants qui sont par euxPour chaque eacutetant en fait autant il participe de lecirctreautant il participe aussi de la veacuteriteacute75 ndash en tout cas76 lefaux est non eacutetant Partant les choses eacuteternelles sontdes eacutetants77 au plus haut point et leur connaissanceest vraie au plus haut point si du moins cest unescience
ἔχειν συλλογισμὸν ὃν καλοῦμεν ἀπόδειξιν ἔστι δ οὗτος τῷ ταδὶ εἶναι ἐξ ὧν ὁ συλλογισμόςἀνάγκη μὴ μόνον προγινώσκειν τὰ πρῶτα ἢ πάντα ἢ ἔνια ἀλλὰ καὶ μᾶλλον αἰεὶ γὰρ δι ὃὑπάρχει ἕκαστον ἐκείνῳ μᾶλλον ὑπάρχει οἷον δι ὃ φιλοῦμεν ἐκεῖνο φίλον μᾶλλον raquo laquo Maispuisquil faut agrave la fois ecirctre convaincu de la chose et la connaicirctre par le fait de posseacuteder un syllogismedu genre que nous appelons deacutemonstration ndash et que ce syllogisme est tel du fait que ce sont ces chosesdont il procegravede ndash il est neacutecessaire non seulement de connaicirctre agrave lavance les preacutemisses premiegraverestoutes ou certains dentre elles mais aussi de les connaicirctre mieux que les conclusions Toujours eneffet ce agrave cause de quoi une chose appartient agrave un sujet appartient plus au sujet que celle-ci parexemple ce agrave cause de quoi nous aimons cela est plus aimeacute que lobjet aimeacute raquo (tr P Pellegrin [2005]p 71)
75 Ou chaque eacutetant participe de la veacuteriteacute agrave la mesure ougrave il participe de lecirctre
76 Les traductions anglaise et italienne traduisent laquo for raquo et laquo giacche raquo M Rashed garde un laquo en tout cas raquo([2007b] p 312) qui nous semble preacutefeacuterable eu eacutegard agrave la marche argumentative du passage
77 Il faudrait presque traduire par laquo eacutetants raquo tout court ce qui est certes ineacuteleacutegant mais est exigeacute par lacoheacuterence du passage qui veut quon entende ici des proprieacuteteacutes (en un sens large de cet terme) commela chaleur
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Εἰ δὲ τὰ ἀίδια μάλιστα ὄντα ἔτι μᾶλλονὄντα τὰ τούτοις αἴτια τοῦ εἶναι ἀεί διὰ γὰρτὸ εἶναι αἴτια τούτοις ἐκεῖνα τούτων μᾶλλονὄντα καὶ μάλιστα ὄντα [14715] Οὗ τὴναἰτίαν παρέθετο εἰπὼν ltἕκαστον δὲ μάλιστααὐτὸ τῶν ἄλλων καθ ὃ καὶ τοῖς ἄλλοιςὑπάρχει τὸ συνώνυμονgt δι ὃ γάρ τισινὑπάρχει τὸ τοῖσδέ τισιν εἶναι καὶσυνωνύμοις κατὰ τοῦτο ἀλλήλοις οἷονθερμοῖς ἐκεῖνο μάλιστα θερμόν Δεῖ γὰρ μὴμόνον ἀλλήλοις αὐτὰ εἶναι συνώνυμα ἀλλὰκαὶ τὸ αἴτιον αὐτοῖς τοῦ εἶναι τοιούτοιςσυνώνυμον αὐτοῖς [14720] εἶναι τότε γὰρἔσται μάλιστα τοιοῦτον αὐτό ὅταν ᾖ πρῶτοντοιοῦτον οἷον μάλιστα θερμὸν ἔσται τὸ τοῖςθερμοῖς αἴτιον τοῦ εἶναι θερμοῖς πρῶτονθερμὸν ὂν αὐτό Οὕτως αἴτιον τὸ πῦρ τοῖςθερμοῖς τοῦ εἶναι θερμοῖς τοῦτο γὰρἐδήλωσε διὰ τοῦ εἰπεῖν ltκαθ ὃ καὶ τοῖςἄλλοιςgt ἐπεὶ δύναται αἴτιόν τισιν εἶναι τοῦτοῖσδε εἶναι μὴ ὂν αὐτὸ τοιοῦτον οἷον ἡτρῖψις [14725] αἰτία θερμότητός τισιν ἀλλοὐ μάλιστα θερμὴ οὖσα αἰτία τῆςθερμότητος ἐκείνοις Τὸ δὲ πῦρ ἐπεὶ τοῖςθερμοῖς αἴτιον τῆς θερμότητος θερμὸν ὂνκαὶ αὐτό διὰ τοῦτο μάλιστα καὶ αὐτὸθερμόν
Mais si les choses eacuteternelles sont des eacutetants auplus haut point les causes du fait quelles sonttoujours sont encore davantage des eacutetants du faitquelles sont leurs causes elles sont plus eacutetants queltles choses eacuteternellesgt et eacutetants au plus haut pointAristote en a preacutesenteacute78 la raison en disant laquo etchaque chose en vertu de laquelle la proprieacuteteacute de mecircmenom appartient aussi aux autres possegravede cette proprieacuteteacute auplus haut point entre [toutes] les autres raquo car ce agrave causede79 quoi il appartient agrave certaines choses davoir uneproprieacuteteacute deacutetermineacutee et dapregraves cela de posseacuteder lesunes et les autres le mecircme nom80 comme parexemple les choses chaudes cela81 est chaud au plushaut point Il faut en effet non seulement que les uneset les autres aient le mecircme nom mais en outre que lacause du fait quelles sont de telle nature ait le mecircmenom quelles en effet ltcette causegt elle-mecircme serade cette nature au plus haut point chaque fois quelleest la premiegravere de cette nature82 Par exemple serachaude au plus haut point la cause de lecirctre chaud deschoses chaudes eacutetant elle-mecircme la premiegravere chosechaude Cest de cette maniegravere que le feu est cause delecirctre chaud des choses chaudes Aristote a eacuteclairci cepoint en disant laquo ce dapregraves quoi aussi les autres raquopuisque la cause du fait que certaines choses ont uneproprieacuteteacute deacutetermineacutee peut ne pas ecirctre de mecircmenature Par exemple la friction est cause de chaleurpour certaines choses mais ce nest pas en eacutetantchaude au plus haut point quelle est cause de leurchaleur En revanche le feu puisquil est cause de lachaleur des choses chaudes en eacutetant lui-mecircme chaudest pour cette raison lui-mecircme chaud au plus hautpoint
78 Ou laquo en preacutesente raquo lemploi par Alexandre de laoriste quand il se reacutefegravere au texte dAristotecorrespond mieux agrave un preacutesent en franccedilais
79 Noter quon passe de καθ ὃ agrave δι ὃ
80 La question est de savoir si Alexandre entend laquo συνωνύμοις raquo en un sens technique ou de faccedilonlitteacuterale Cest ainsi que le comprend WE Dooley qui va jusquagrave traduire laquo in virtue of wich they have thesame name and the same nature (συνωνύμοις) raquo et qui dans la suite du texte ne conserve que laquo the samenature raquo La traduction italienne se limite agrave laquo lo stesso nome raquo qui nous semble plus prudent etphilosophiquement plus fondeacute
81 Agrave savoir cette cause
82 Ou laquo en effet chaque fois quil y a un terme premier de cette nature il sera alors lui-mecircme de cettenature au plus haut point raquo WE Dooley note que mecircme si le sujet grammatical de cette propositionpeut ecirctre lαἴτιον preacuteceacutedent cela ne peut ecirctre logiquement le cas car alors le raisonnement seraittautologique WE Dooley propose donc de consideacuterer que le sujet de laquo ἔσται raquo est le laquo πρῶτον raquo de lasubordonneacutee suivante Toutefois le raisonnement nest pas tautologique si lon savise quil porte enreacutealiteacute autant sur la communauteacute de proprieacuteteacute entre la cause et ses effets (le feu agrave linverse de lafriction est lui-mecircme chaud) que sur son double statut de cause de premier et de maximum Cequillustre preacuteciseacutement lexemple suivant
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Καὶ τὰ τῶν ὄντων δὴ μάλιστα αἴτια ὄντακαὶ αὐτά ὄντα μᾶλλον ἐκείνων τῷ αἴτιααὐτῶν εἶναι [1481] καὶ ἀληθῆ ἔτι μᾶλλονἦν γὰρ κείμενον τὸ ᾗ ἕκαστον τοῦ ὄντοςμετέχει οὕτω καὶ τῆς ἀληθείας ἔχειν Καθὅσον μὲν οὖν ἀίδια καὶ τὰ ἀεὶ ὄντα λέγω καὶτὰ τούτων αἴτια κατὰ τοσοῦτον συνωνύμωςἀλλήλοις τε καὶ τοῖς αἰτίοις αὐτῶν ἀληθῆκαθ ὅσον δὲ αἴτιά τισι τοῦ εἶναι μάλιστατοιαῦτα [1485] κατὰ τοσοῦτον μᾶλλον ἐντοῖς ἀιδίοις ἀληθῆ τὰ αἴτια αὐτῶν ὥστεμάλιστα ἂν εἴη περὶ ἀληθείας ἡ περὶ τῶντοιούτων αἰτίων γνῶσις Καὶ γὰρ εἰ τὰ ἀεὶὄντα περὶ ἃ ἡ θεωρία ἀεὶ ἀληθῆ τῷ ἀεὶεἶναι ἀλλ οὖν καὶ ἐν τούτοις μάλιστα τὰαἴτια τῶν αἰτιατῶν ἀληθῆ τὰ μὲν γὰρπρῶτα τὰ δὲ ὕστερα οὐ τῷ χρόνῳ (ἀμφότεραγὰρ ἀίδια) ἀλλὰ τῇ φύσει φύσει [14810] γὰρπρῶτον τὸ αἴτιον τῶν οἷς ἐστιν αἴτιον
Donc les choses qui sont au plus haut pointcauses des eacutetants qui sont elles aussi des eacutetants sontplus des eacutetants que celles-ci83 (parce quelles sontleurs causes) et encore plus vraies On a poseacute en effetquautant chaque chose participe de leacutetant autantelle participe aussi de la veacuteriteacute Degraves lors dans lamesure ougrave jappelle eacuteternels agrave la fois les eacutetants quisont toujours et leurs causes ainsi ces lteacutetants qui sonttoujoursgt reccediloivent-ils les uns par rapport aux autreset par rapport agrave leurs causes le mecircme nom delaquo vrais raquo84 Mais dans la mesure ougrave les causes de lecirctrede certaines choses sont lteacutetantsgt85 au plus haut pointainsi dans les choses eacuteternelles les causes de lecirctresont-elles plus vraies Par conseacutequent la connaissancede telles causes sera connaissance au plus haut pointde la veacuteriteacute De fait si les eacutetants qui sont toujours surlesquels porte leacutetude sont toujours vrais du faitquils sont toujours alors dans ceux-ci les causessont certainement bien plus vraies que les chosesquelles causent Les unes en effet sont anteacuterieures lesautres posteacuterieures non dans le temps (toutes sonteacuteternelles) mais par nature car la cause est par natureanteacuterieure agrave ce dont elle est la cause86
(147 3 ndash 148 10)
Ce passage preacutesente deux gestes remarquables En premier lieu Alexandre considegravere le
principe aristoteacutelicien comme pouvant se lire dans les deux sens Alexandre soutient en effet
aussi bien (en notant c le fait decirctre cause et m le fait de posseacuteder une certaine proprieacuteteacute au plus
haut point)
147 7-8 laquo Dune part en effet le plus vrai (m) cest ce qui est cause pour le reste de leurecirctre vrai (c) raquo147 12-14 Mais si les choses eacuteternelles sont eacutetants au plus haut point (m) les causes dufait quelles sont toujours sont encore davantage eacutetants du fait quelles sont leurs causes(c) elles sont plus eacutetants que ltles choses eacuteternellesgt et eacutetants au plus haut point (m) raquo
Le principe du maximum de la causaliteacute est eacutegalement un principe de causaliteacute du
maximum et au fond peu importe comment on le formule Ce qui donne en toutes lettres dans
83 Les choses eacuteternelles
84 Ou laquo ainsi ceux-lagrave sont-ils vrais de maniegravere synonymique les uns par rapport aux autres et par rapportagrave leurs causes raquo (M Rashed [2007b] p 315 n 859)
85 WE Dooley glose (agrave raison selon nous cf le commentaire de ce passage) laquo beings raquo M Rashedconserve laquo telles raquo Sur ce passage cf aussi Θ 8 1050 b 6 sq
86 Agrave comparer aussi avec Jamblique Protreptique 57 12-19 laquo Οὐ γὰρ μόνον τὸ μᾶλλον λέγομεν καθὑπεροχὴν ὧν ἂν εἷς ᾖ λόγος ἀλλὰ καὶ κατὰ τὸ πρότερον εἶναι τὸ δ ὕστερον οἷον τὴν ὑγίειαν τῶνὑγιεινῶν μᾶλλον ἀγαθὸν εἶναί φαμεν καὶ τὸ καθ αὑτὸ τὴν φύσιν αἱρετὸν τοῦ ποιητικοῦ raquo
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
un ensemble de choses ayant une proprieacuteteacute x ce qui est x au plus haut point est neacutecessairement
cause de lecirctre x des autres choses mais reacuteciproquement il est aussi vrai de soutenir que dans
cet ensemble ce qui est cause de lecirctre x des autres choses est neacutecessairement lui-mecircme x au plus
haut point Tout se passe donc comme sil sagissait ici dune eacutequivalence logique au sens
rigoureux limplication eacutetant aussi vraie que sa reacuteciproque On verra plus loin la mecircme
conclusion sur la double lecture du principe fondeacutee par un passage du De anima 88 24 ndash 89 887
Le principe tel quil est appliqueacute par Alexandre est donc plus deacutetermineacute que laxiome meacutedieacuteval
consistant seulement agrave infeacuterer que la cause est supeacuterieure ou eacutegale agrave son effet88 et a davantage agrave
voir avec la formulation rigoureuse laquo propter quod alia id maximum tale raquo si et seulement si lon
accepte aussi de lire cette derniegravere agrave rebours89
Dautre part Alexandre lit clairement le principe aristoteacutelicien en un sens quantitatif
comme lindique la formulation du principe degraves le premier moment du commentaire laquo Ἕκαστον
γὰρ τῶν ὄντων ἐφ ὅσον τοῦ εἶναι μετέχει ἐπὶ τοσοῦτον καὶ τῆς ἀληθείας raquo (147 10-11) et
comme le confirme la paraphrase quAlexandre propose de 993b 30-31
ltὥστε ἕκαστον ὡς ἔχει τοῦ εἶναι οὕτω καὶ τῆς ἀληθείαςgt ἴσον λέγων τῷ ὡς γὰρἕκαστον ἔχει τε καὶ μετέχει τοῦ εἶναι οὕτω καὶ τῆς ἀληθείας (149 7-9)
Via lemploi du verbe laquo participer raquo Alexandre reacutesout donc la question du geacutenitif du texte
aristoteacutelicien ce qui suffit agrave obtenir ce sens quantitatif la proposition exprimant degraves lors quagrave un
degreacute decirctre correspond un degreacute de veacuteriteacute Alexandre deacuteploie en effet ici ce que M Rashed
appelle un laquo gradualisme de lecirctre et de la veacuteriteacute raquo ou si lon preacutefegravere agrave une ontologie scalaire90
puisque cest du degreacute decirctre que deacutepend le degreacute de veacuteriteacute Alexandre le dit clairement agrave la fin
du commentaire de ce lemme laquo ἐπεὶ τῷ ὄντι ἕπεται τὸ ἀληθές τῷ μάλιστα ὄντι ἕποιτο ἂν τὸ
μάλιστα ἀληθές raquo (147 17-19) On trouve probablement ici lune des racines de la theacuteorie
meacutedieacutevale des transcendantaux
Cest ce que montre eacutegalement la progression mecircme du commentaire dans le premier
moment lExeacutegegravete affirme la thegravese en syntheacutetisant largument qui sera ensuite deacuteployeacute agrave savoir
la correacutelation entre causaliteacute et maximum dune part entre ecirctre et veacuteriteacute dautre part et enfin
entre ecirctre et eacuteterniteacute Par un passage a fortiori le second moment va pouvoir ressaisir ces trois
87 Cf ci-dessous sect 331
88 Contrairement agrave ce que dit AC Lloyd [1976]
89 Cf aussi M Rashed [2007b] p 312
90 M Rashed [2007b] p 309 sq
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
correacutelations agrave un niveau supeacuterieur celui des causes des choses eacuteternelles puisquelles sont
causes et eacuteternelles leur degreacute decirctre et correacutelativement leur degreacute de veacuteriteacute sont donc
supeacuterieurs agrave ce quelles causent Mais pour ecirctre valide ce raisonnement doit eacutetablir lidentiteacute de
nom et le partage de la proprieacuteteacute entre les causes et ce quelles causent Cest ce quindique la
distinction finale entre le feu et la friction Le principe de causaliteacute du maximum ne vaut que
dans le cas ougrave la cause instancie elle-mecircme la proprieacuteteacute x dont elle cause loccurrence ndash sans quoi
elle ne pourrait ecirctre dite laquo x au plus haut point raquo Cela suppose non pas tant une synonymie au
sens fort du rapport genre ndash espegravece (des choses chaudes peuvent ecirctre naturelles ou artificielles
par exemple et comme on le verra Alexandre envisage couramment une application du principe
de causaliteacute du maximum agrave des choses dites ἀφ ἑνὸς καὶ πρὸς ἕν91) mais seulement une
communauteacute de nom La causaliteacute ici en jeu sinscrit donc plus geacuteneacuteralement dans ce que certains
interpregravetes ont nommeacute laquo Transmission Model of Causality raquo92 La distinction entre le feu et la friction
na pas dautre objectif que deacutetablir cette condition de lapplicabiliteacute du principe elle ne vaut
absolument pas comme une critique du principe contrairement agrave ce que croit P Moraux93 La
suite du commentaire agrave partir de 147 27 assure ainsi cette laquo synonymie raquo dans la veacuteriteacute pour les
choses eacuteternelles et leurs causes et autorise alors la conclusion selon laquelle la connaissance de
la veacuteriteacute doit ecirctre connaissance des causes eacuteternelles Que telle soit la thegravese du passage est
indiqueacute par le fait que la proposition laquo μάλιστα ἂν εἴη περὶ ἀληθείας ἡ περὶ τῶν τοιούτων
αἰτίων γνῶσις raquo (148 5-6) se donne comme la conseacutequence de ce qui preacutecegravede (laquo ὥστε raquo 148 5) et
se trouve justifieacutee par un argument suppleacutementaire (introduit par une seacuterie de laquo γὰρ raquo agrave partir
de 148 6)
Degraves le premier moment du texte la correacutelation entre ecirctre et veacuteriteacute nest pas argumenteacutee
pour elle-mecircme Ou du moins lest-elle seulement via sa neacutegation agrave savoir que le faux est un non-
91 Cf ci-dessous sect 312 et 331 contrairement agrave ce que dit Lloyd (AC Lloyd [1976] p 150-151) Il fautmecircme aller plus loin pour Alexandre le principe de causaliteacute du maximum ne peut fonctionner quedans les ἀφ ἑνὸς καὶ πρὸς ἕν si lon se fie agrave la distinction que lExeacutegegravete dresse entre ceux-ci et lessynonymes Les synonymes en effet pour Alexandre sont caracteacuteriseacutes par une eacutegaliteacute dans lapreacutedication quand le propre des ἀφ ἑνὸς καὶ πρὸς ἕν est lineacutegaliteacute qui rend preacuteciseacutement possible lastructure de la causaliteacute du maximum Cf par exemple In Met 243 29 ndash 244 8 et infra sect 312
92 AC Lloyd [1976] et surtout A Mourelatos [1984] pour leacutetude du modegravele chez Aristote Preacutecisons ilest eacutevident que le principe de causaliteacute du maximum sinscrit dans ce laquo TMC raquo mais que tout TMCnimplique pas forceacutement daccepter sa version forte de causaliteacute du maximum
93 P Moraux [1942] p 90 laquo Alexandre deacutenonce [dans le commentaire agrave Met α] comme non aristoteacutelicienle principe sur lequel il base sa propre argumentation dans le De anima raquo
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
eacutetant ce qui indique que cette correacutelation signifie quelque chose sur la nature mecircme de la veacuteriteacute94
On aura tocirct fait didentifier celle-ci avec une conception laquo ontologique raquo du vrai comme le dit
rapidement le traducteur anglais en note95 Il convient de reacutefeacuterer cette doctrine agrave son origine
platonicienne ndash que lon songe agrave la laquo plaine de la veacuteriteacute raquo du Phegravedre ndash doctrine dune veacuteriteacute
comme deacutevoilement ndash pour le coup les meacuteditations heideggeriennes sur lἀ-λήθεια ne seraient
pas hors de propos ndash ou comme le dit M Rashed agrave la suite dI Duumlring dune ἀλήθεια-φύσις96
De fait comme on sait la conception aristoteacutelicienne de la veacuteriteacute au livre α converge avec celle du
Protreptique et Alexandre reprend en toutes lettres cette caracteacuterisation du vrai et de la
destination de lhomme comme deacutevoilement des eacutetants lorsquil constitue le corpus analytique en
Organon97 Il faudrait toutefois se garder de charger cette conception de la veacuteriteacute daccents trop
anteacutepreacutedicatifs si la veacuteriteacute est manifestation des eacutetants cette manifestation na lieu que dans un
type deacutetermineacute de connaissance agrave savoir la science deacutefinie comme connaissance de la cause ndash
dougrave la preacutecision reacutepeacuteteacutee laquo si du moins cest une science raquo98 Comme le dit eacutegalement E Berti (sur
une suggestion de M Mignucci) mecircme pour Aristote en Met α laquo la veacuteriteacute doit ecirctre exprimeacutee
par des eacutenonceacutes et par conseacutequent les eacutenonceacutes sont plus ou moins vrais selon leur conformiteacute agrave
la veacuteriteacute de lecirctre raquo99 Alexandre le preacutecise en outre in extremis sans doute pour eacuteviter une trop
grande discordance avec les doctrines de Δ 29 et E 4 laquo καθ ἕκαστον ἡ τοῦ ὄντος ὡς ἔχει
γνῶσις ἀλήθεια οὐ κατ αὐτά (οὐ γὰρ ἐν τοῖς πράγμασιν ἡ ἀλήθεια) ἀλλὰ καθ ὅσον ἡ τοῦ
ὄντος ὡς ἔχει γνῶσις ἀλήθεια raquo (148 14-16)100 La veacuteriteacute est donc laquo connaissance de leacutetant
94 Cf M Rashed [2007b] p 312-313
95 WE Dooley [1992] p 25 n 49 Cf aussi E Berti [1983] [2008a] p 252 mais Berti met ladjectif entreguillemets
96 I Duumlring [1960] M Rashed [2000]
97 Alexandre In AnPr 5 13-20 M Rashed [2000]
98 In Met 147 12 148 17 Voir aussi WE Dooley [1992] p 22-23 n 39
99 E Berti [1983] [2008a] p 252 n 44
100 Cf In Met 148 10-19 laquo Οὐδὲν δὲ ἄτοπον λέγειν ἀληθὲς ἀληθοῦς διαφέρειν εἴ γε τὸ μὲν ἀληθὲςτοῦ εἶναι ἤρτηται διαφέρον δὲ τὸ εἶναι τοῖς γνωστοῖς τὰ μὲν γὰρ αὐτῶν ἐστιν ἐπιστητὰ τὰ δὲδοξαστά Τὴν γὰρ ὕλην ὡς προελθὼν ἐρεῖ [κινουμένων εἶναι] ἀνάγκη Οὐ γὰρ ἐπιστητὰ τὰ ὄνταπάντα ἀληθῆ δὲ τὰ ὄντα ἀλλὰ καθ ἕκαστον ἡ τοῦ ὄντος ὡς [14815] ἔχει γνῶσις ἀλήθεια οὐ καταὐτά (οὐ γὰρ ἐν τοῖς πράγμασιν ἡ ἀλήθεια) ἀλλὰ καθ ὅσον ἡ τοῦ ὄντος ὡς ἔχει γνῶσις ἀλήθειαεἰ δὲ τοῦτο καὶ ἡ τοῦ μάλιστα ὡς ἔχει γνῶσις μάλιστα ἀλήθεια εἴ γε καὶ ἐπιστήμη Ὥστἐπεὶ τῷὄντι ἕπεται τὸ ἀληθές τῷ μάλιστα ὄντι ἕποιτο ἂν τὸ μάλιστα ἀληθές raquo Tr M Rashed ([2007b] p315-316) laquo Il nrsquoy a rien drsquoabsurde agrave dire qursquoune chose vraie diffegravere drsquoune chose vraie si du moins levrai est suspendu agrave lrsquoecirctre et que lrsquoecirctre est diffeacuterent pour les choses connues Certaines parmi elles sonten effet objets de science drsquoautres objets drsquoopinion La matiegravere en effet comme il le dira en avanccedilant ilest neacutecessaire de la penser par un mucirc Ne sont pas objets de science tous les eacutetants mais les eacutetants sontvrais Toutefois pour chacun la connaissance de lrsquoeacutetant comme il est est veacuteriteacute non en fonction drsquoeux
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
comme il est raquo et cest pourquoi dans le raisonnement alexandrinien agrave partir de 147 12 cest le
fait decirctre un eacutetant qui prend le pas sur la veacuteriteacute
M Rashed a montreacute combien cette page du Commentaire ne pouvait ecirctre tenue pour laquo une
page parmi drsquoautres drsquoAlexandre qursquoil serait indu drsquoeacuteriger en cleacute de sa conception du monde raquo101
agrave propos de la correacutelation entre ecirctre et veacuteriteacute On montrera pour notre part dans toute la suite du
preacutesent travail quil en va de mecircme agrave propos du principe de causaliteacute du maximum Agrave tout le
moins pour ce passage preacuteciseacutement lidentiteacute de la science de la veacuteriteacute reacutesulte-t-elle clairement
de la combinaison de ce principe et de la thegravese de degreacutes de lecirctre agrave partir desquels Alexandre
infegravere des degreacutes de veacuteriteacute Les principes sur lesquels va enquecircter la meacutetaphysique se donnent
ainsi comme eacuteternels davantage eacutetants et vrais Gracircce au principe de causaliteacute du maximum et
au fait que la science viseacutee doit ecirctre agrave la fois science premiegravere et (comme toute science) science de
la cause le raisonnement alexandrinien retrouve ici la progression du chapitre A 2 qui
deacuteterminait la sagesse selon une laquo logique hieacuterarchique une theacuteorie du plus haut degreacute raquo102
Reste agrave savoir quels sont preacuteciseacutement ces principes
b) Quels principes premiers
Selon le commentaire au livre α la sagesse a pour objet des principes premiers
laquo totalement seacutepareacutes de la sensation et qui sont par leur propre nature raquo103 Le commentaire du
(la veacuteriteacute nrsquoest pas en effet dans les choses) mais pour autant que la connaissance de lrsquoeacutetant comme ilest est veacuteriteacute Mais srsquoil en va ainsi la connaissance du maximalement eacutetant comme il est estmaximalement veacuteriteacute si du moins elle est aussi science En sorte que puisque le vrai suit lrsquoecirctre lemaximalement vrai suivra le maximalement ecirctre raquo Le passage sur la matiegravere et le mucirc est sujet agravecaution le texte auquel fait ici reacutefeacuterence Alexandre (994b 25-26) est en reacutealiteacute corrompu et le lemmeciteacute en 164 15 ne correspond pas exactement agrave ce que commente Alexandre par la suite Via laparaphrase dAlexandre M Rashed en deacuteduit laquo Il paraicirct donc probable que le texte de basedrsquoAlexandre eacutetait ἀλλὰ καὶ τὴν ὕλην κινουμένῳ νοεῖν ἀνάγκη Cela est corroboreacute par la citationfautive en 14813 (τὴν γὰρ ὕλην ὡς προελθὼν ἐρεῖ κινουμένων εἶναι ἀνάγκη) qui srsquoexplique tregravesfacilement comme une corruption meacutecanique par double meacutecoupure haplographie (lettres circulairesOE lues E) et deacutedoublement (A lu AIA) dans un exemplaire en scriptio continua onciale ΚΙΝΟΥΜΕΝΩΝΟΕΙΝΑΝΑΓΚΗ eacutetant lu ΚΙΝΟΥΜΕΝΩΝΕΙΝΑΙΑΝΑΓΚΗ raquo (M Rashed ([2007b] p315-316 et n 861)
101 M Rashed [2007b] p 317
102 M-H Gauthier-Muzellec [2008] p 183
103 In Met 144 18 ndash 145 3 laquo λέγων ltθεωρητικῆς μὲν γὰρ τέλος ἀλήθειαgt καὶ ταύτης ἔτι μᾶλλον τὴνπερὶ τῶν πρώτων ἀρχῶν τε καὶ αἰτίων τῶν παντάπασιν αἰσθήσεως κεχωρισμένων καὶ τῇ αὐτῶνφύσει ὄντων ἣν καὶ σοφίαν καλεῖ raquo en corrigeant le dernier αὐτῶν en αὑτῶν
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
livre se referme en affirmant semblablement que laquo le discours sur les principes premiers a pour
objet des choses immateacuterielles et non celles auxquelles nous sommes accoutumeacutes raquo104 et ce afin
dexpliquer la diffeacuterence entre la physique et la meacutetaphysique On reacutetorquera que cest lagrave un effet
du livre α et de son supposeacute platonisme mais de telles affirmations sont reacutecurrentes dans
lensemble du commentaire conserveacute Alexandre justifie ainsi linteacuterecirct supeacuterieur de leacutetude des
doctrines pythagoricienne et platonicienne par rapport agrave celle des physiologues leurs theacuteories
sont plus proches de lobjet du preacutesent traiteacute laquo puisque notre enquecircte ne porte pas sur ces sortes
de causes qui sont ltcausesgt des choses naturelles ou de celles en mouvement mais sur des
ltcausesgt intelligibles et incorporelles raquo105
De mecircme dans son commentaire agrave la troisiegraveme aporie du livre B Alexandre sarrecircte sur
lhypothegravese dune pluraliteacute de sciences de la substance en ajoutant laquo on estime que leacutetude de la
substance est toute la philosophie ndash non pas que toute la philosophie porte sur toute la substance
mais lune porte sur la substance sensible et naturelle quand lautre porte sur la substance
intelligible raquo106 Alexandre inaugure tout au moins par ces affirmations une conception de la
meacutetaphysique comme trans-physique (Kant) en deacutefaisant par une franche seacuteparation la parenteacute
qui unit chez Aristote les philosophies premiegravere et seconde Pour ce qui nous occupe maintenant
on se rappellera enfin que cest agrave ce titre que laquo le premier dieu raquo entre dans le champ de la
meacutetaphysique ie comme forme et substance totalement immateacuterielle
Mais preacuteciseacutement peut-on reacutesister agrave lideacutee quAlexandre dans son entente des principes
premiers et des causes premiegraveres naurait en vue que le(s) moteur(s) immobile(s) Les proprieacuteteacutes
des principes premiers que nous venons deacutenumeacuterer valent-elles pour toutes les sortes de
principes premiers queacutevoque lAphrodisien au cours de son commentaire Si oui cela ne
contraint-il pas agrave la reacuteduction de la protologie alexandrinienne agrave une theacuteologie ruinant ainsi les
arguments que nous avons opposeacutes agrave P Merlan
En effet comme nous lavons vu avec le commentaire agrave A 2 et comme lexplicitent W
Leszl et P Donini107 sont principes de leacutetant en tant queacutetant les substances premiegraveres au sens de
104 In Met 169 8-9 laquo περὶ ἀύλων γὰρ ὁ περὶ τῶν πρώτων ἀρχῶν λόγος καὶ οὐ συνήθων raquo cf aussiplus bas 169 27-30
105 In Met 71 7-9 laquo ἐπεὶ ἡ ζήτησις ἡμῖν περὶ τοιούτων αἰτίων ἃ οὐδὲ τῶν φύσει οὐδὲ τῶν ἐν κινήσειἐστίν ἀλλὰ περὶ νοητῶν τε καὶ ἀσωμάτων raquo
106 In Met 193 9-12 laquo τοῦτο δὲ προσέθηκεν ἐπεὶ δοκεῖ ἡ περὶ τὴν οὐσίαν πραγματεία ἅπασαφιλοσοφία εἶναι οὐ μὴν πᾶσα πάσης τῆς οὐσίας ἐστίν ἀλλὰ κατὰ μὲν ἄλλο μέρος αὐτῆς τῆςαἰσθητῆς τε καὶ φυσικῆς κατ ἄλλο δὲ τῆς νοητῆς raquo
107 P Donini [2005] p 83 laquo lobjet propre du traiteacute dAristote consiste en les causes et les principes
161
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
substances intelligibles non sensibles qui existent par elles-mecircmes ingeacuteneacutereacutees et incorruptibles
immobiles et incorporelles108 Il y a peu de doutes pour que la science qui les eacutetudie soit autre que
la theacuteologie Mais la sagesse naurait-elle pas en vue plusieurs sortes de principes premiers
Une premiegravere reacuteponse agrave cette derniegravere question est positive la sagesse vise agrave la fois les
principes premiers de leacutetant et les principes premiers de la deacutemonstration autrement dit les
laquo axiomes raquo109 Alexandre reprend agrave plusieurs reprises cette distinction en lexprimant parfois
sous la forme dune dichotomie entre principes de la substance (plutocirct que de leacutetant) et principes
de la deacutemonstration110 Cependant les axiomes ne forment pas lobjet principal de la sagesse et
sils entrent dans le champ de celle-ci cest de faccedilon secondaire ou deacuteriveacutee En effet Alexandre
profite de Γ 3 pour faire des axiomes des proprieacuteteacutes de leacutetant en tant queacutetant (laquo τῶν τῷ ὄντι ᾗ ὂν
ὑπαρχόντων raquo en 266 2 par exemple) lagrave ougrave Aristote se cantonne agrave lemploi du geacutenitif (par
exemple en 1005a 24111) Chez lExeacutegegravete ces proprieacuteteacutes de leacutetant en tant queacutetant constituent
mecircme la classe commune dans laquelle placer les axiomes aux cocircteacutes des plurivoques de Δ ou des
contraires Par lagrave Alexandre reconnaicirct la porteacutee ontologique de leacutetude des axiomes et a fortiori du
premier dentre eux celui de non-contradiction La discussion de celui-ci dans la deuxiegraveme partie
de Γ nest donc pas quaffaire de logique au mauvais sens du terme mais trouve de plein droit sa
place dans la Meacutetaphysique entre la position dune science de leacutetant en tant queacutetant (Γ 1-2) et le
deacuteveloppement des termes plurivoques communs aux sciences particuliegraveres (Δ)
Il demeure cependant que cette place nest quune conseacutequence de lobjet premier de cette
premiers de lecirctre mais il faut entendre par lagrave les substances premiegraveres cest-agrave-dire les substancesintelligibles immateacuterielles et divines les moteurs des cieux raquo W Leszl [1975] p 190-191 laquo Thetraditional view concerning the principles of being qua being is that they coincide with the unmoved movers iewith the primary type of substance (and less ultimately with substance in general) [] In a survey we could goback as far as Alexander who claims that the principles of being qua being and those of substance are the same inview of the fact that substance itself is the principle of anything else ie of all that is found in the other categories(see In Metaph 244 21-24) Evidently he regards these principles as identical with things eternal andunchangeable and divine (246 1-2) raquo
108 Cf In Met 246 3-4 250 30-33 et 266 3-10 pour la science qui les eacutetudie Nous revenons sur ces textesau sect 24 Pour ces proprieacuteteacutes des substances premiegraveres voir 251 34-36 et 376 2-4 Cf aussi In AnPr 45-7 laquo εἴ γε αἱ ἀσώματοί τε καὶ νοηταὶ οὐσίαι πρῶταί τε καὶ τιμιώτεραι τῶν αἰσθητῶν ὧν ὁφιλόσοφος θεωρητικός raquo et la Quaestio I25 39 19-24 etc Par exemple 40 8-9 laquo ἡ πρώτη τε καὶἀσώματος καὶ ἀκίνητος καὶ ἀίδιος οὐσία raquo
109 Pour la deacutefinition courante des axiomes comme principes des deacutemonstrations cf In Met 13 sq 1755 sq 179 19 sq 187 17 188 15 sq 191 3-4 264 35 sq 266 19 sq
110 Cest un effet du commentaire agrave la deuxiegraveme aporie cf 175 3 sq (preacutesentation de laporie) 190 22 sq(exploration de laporie) et en 264 30 sq (reacutesolution de laporie)
111 Aristote emploie certes le verbe en 1005a 22 mais de lagrave agrave faire des axiomes des laquo proprieacuteteacutes raquo il y a unpas quAlexandre franchit sans doute agrave cause de la proximiteacute avec la fin de Γ 2
162
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
science Certes dans au moins un passage du Commentaire il est difficile de dire si ce sont les
principes de leacutetant ou les axiomes qui sont principes premiers connaissables au plus haut point
et condition de toute connaissance112 Mais on voit mal comment les axiomes pourraient
supporter toutes les proprieacuteteacutes des principes premiers que nous venons deacutevoquer Et dans les
autres passages ougrave Alexandre souligne la maximale connaissabiliteacute ou veacuteraciteacute des principes
premiers il ne peut clairement pas sagir des axiomes113 puisque on la vu de tels principes sont
deacutecrits comme des eacutetants La philosophie premiegravere a donc bien affaire agrave ces deux sortes de
principes mais dans lensemble de ses objets ceux-ci ne se placent pas au mecircme niveau la
balance penchant nettement du cocircteacute des principes de leacutetant
Il faut donc reposer et preacuteciser la question tous les principes premiers de leacutetant sont-ils
immateacuteriels eacuteternels et seacutepareacutes intelligibles
Il est assez clair dans lensemble du Commentaire quAlexandre relie principes de leacutetant
et principes de la substance Dans son deacuteveloppement de la deuxiegraveme aporie en effet il emploie
lexpression de laquo περὶ τῶν τῆς οὐσίας καὶ τοῦ ὄντος ἀρχῶν raquo comme un seul groupe par
opposition aux axiomes (187 20-21) Selon une antienne du Commentaire la cause de lecirctre des
autres eacutetants agrave savoir des accidents ce sont les substances114 Comme on verra plus loin et comme
le dit explicitement Alexandre115 les principes de la substance seront donc aussi ceux de leacutetant
Or dautres candidats que les substances premiegraveres eacuteternelles peuvent preacutetendre au titre de
principes de la substance La thegravese est formuleacutee dans le dernier commentaire agrave α 1
993b28 ltΔιὸ τὰς τῶν ἀεὶ ὄντων ἀρχὰςἀναγκαῖον ἀεὶ εἶναι ἀληθεστάταςgt
Τουτέστι τὴν γνῶσιν αὐτῶν εἶναι ἀεὶἀληθεστάτην εἰ γὰρ τὸ ὂν ἀληθές τὸ ἀεὶ ὂνἀληθὲς ἀεί Ὃ δὴ τοῦ ἀεὶ ἀληθοῦς ἐστινἀληθέστερον ἀεὶ ἀληθέστατον ἂν εἴηΤοιαῦτα δὲ τὰ αἴτια τῶν ὄντων ἀεί οἷονκόσμου [14825] τοῦδε καὶ τῶν ἄστρων ἢ τῶντεσσάρων σωμάτων ὧν κατ εἶδος ἡἀιδιότης καὶ τῶν ἐπὶ τοῖς καθ ἕκαστά τε καὶ
laquo Cest pourquoi les principes des eacutetants qui sonttoujours sont neacutecessairement toujours les plus vrais raquo
Cest-agrave-dire que la connaissance de ces principesest toujours la plus vraie car si leacutetant est vrai ce quiest toujours est toujours vrai Donc ce qui est plusvrai que ce qui est toujours vrai sera toujours le plusvrai Or telles sont les causes des eacutetants qui sonttoujours par exemple ltles causesgt de cet univers etdes astres ou des quatre corps dont leacuteterniteacute estspeacutecifique116 et de ce qui est eacuteternel dans le cas des
112 Voir In Met 13 24 sq le passage est en effet ambigu car on peut se demander sil sagit des principesde leacutetant ou de la deacutemonstration la distinction eacutetant mentionneacutee juste avant en 13 2-3
113 Cf par exemple le proegraveme au commentaire de α ou les pages 147-148 citeacutees ci-dessus
114 Voir entre autres exemples 205 1-2
115 In Met 244 21-24 laquo τῶν οὐσιῶν ἄρα τὰς ἀρχὰς καὶ τὰς αἰτίας ζητητέον τῷ φιλοσόφῳ ᾧ ἡπραγματεία περὶ τὸ ὂν ᾗ ὄν αἱ γὰρ ταύτης ἀρχαὶ καὶ τοῦ ὄντος ἂν παντὸς εἶεν εἴ γε τοῖς ἄλλοις ἡοὐσία ἀρχή τε καὶ αἰτία τοῦ εἶναι raquo
116 Cf la note 56 de W E Dooley ([1992] p 26) qui renvoie avec raison agrave la Quaestio III 5 (en particulier 88
163
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
ἐν γενέσει ἀιδίων καὶ γὰρ αὐτὰ ἀίδια particuliers en devenir car cela aussi est eacuteternel (148 20-27)
Leacutetude des principes premiers eacuteternels ne confine donc pas seulement agrave la theacuteologie des
moteurs immobiles (agrave la laquo meacutetaphysique raquo au sens de supra-physique) elle vaut aussi pour ce
qui est meacuteta-physique comme on parle dun meacuteta-discours La sagesse vise les constituants
ultimes du reacuteel soustraits du fait de leur eacuteterniteacute agrave leacutetude physique et qui dans la suite du
commentaire sont tous qualifieacutes sans distinction de laquo αἴτιον τοῦ εἶναι raquo On le verra plus loin
Alexandre a ceci de propre quil eacutetend explicitement lhyleacutemorphisme au cas des eacuteleacutements Il faut
donc compter au rang des principes viseacutes par la sagesse ces principes des substances que sont
leur matiegravere et leur forme Rien deacutetonnant donc agrave ce quen commentant la preacutesentation de la
sixiegraveme aporie de B Alexandre donne agrave nouveau comme exemples de constituants agrave pouvoir
preacutetendre au titre de principes laquo matiegravere et forme ou les quatre eacuteleacutements raquo117
De ce point de vue le commentaire agrave α 2 meacuterite une attention particuliegravere car certains
interpregravetes contemporains et notamment E Berti118 sen servent pour pluraliser les sens des
laquo principes premiers et causes premiegraveres raquo du deacutebut de la Meacutetaphysique et faire obstacle agrave leur
reacuteduction theacuteologique On sen souvient dans ce chapitre Aristote entreprend une deacutemonstration
de limpossibiliteacute dune reacutegression agrave linfini dans lordre des diffeacuterentes causes Alexandre le suit
pas agrave pas et distingue au moins deux moments principaux dans le chapitre119 une deacutemonstration
geacuteneacuterale (du deacutebut jusquagrave 994b 6) puis la deacutemonstration meneacutee pour chaque sorte de causes
LExeacutegegravete peut ainsi parler dune cause premiegravere mateacuterielle cest-agrave-dire un premier
substrat eacuteternel ingeacuteneacutereacute et impeacuterissable120 Ce premier substrat deacutesigne certainement la matiegravere
13 sq) Mais voir le traitement deacuteveloppeacute de la question dans M Rashed [2007b] p 237-250
117 In Met 177 28-29 laquo ὡς οὐσία δοκεῖ εἰς ὕλην τε καὶ εἶδος ἢ τὰ τέσσαρα στοιχεῖα ἢ ἃ ἄν τιςὑποθῆται τοιαῦτα raquo
118 E Berti [2006] [2008a] p 427 laquo agrave cocircteacute des causes premiegraveres motrices il y a selon Aristote lespremiegraveres causes mateacuterielles cest-agrave-dire les eacuteleacutements les premiegraveres causes formelles cest-agrave-dire lesformes substantielles et les acircmes et les premiegraveres causes finales cest-agrave-dire les enteacuteleacutechies de chaquesubstance qui font eacutegalement lobjet de la philosophie premiegravere et qui nont rien agrave voir avec les reacutealiteacutesseacutepareacutees et immobiles raquo Cf eacutegalement [1983] [2008] p 257
119 In Met 158 4-6 laquo Δείξας κοινῶς πρῶτον μὲν ὅτι μὴ ἐπὶ τὸ ἄνω οἷόν τε ἄπειρα τὰ αἴτια εἶναιδεύτερον δὲ ὅτι μηδὲ ἐπὶ τὸ κάτω νῦν καὶ περὶ ἑκάστου τῶν αἰτίων ἰδίᾳ δείκνυσιν ὅτι μὴἐπἄπειρόν τι αὐτῶν εἶναι οἷόν τε raquo
120 In Met 158 8-11 laquo συγχρῆται δὲ εἰς τὴν δεῖξιν τοῦ μὴ εἶναι εἰς τὸ ἄνω ἐπ ἄπειρον προϊόντα τὰαἴτια τῷ τὸ πρῶτον ὑποκείμενον ἀίδιον εἶναι εἰ γὰρ ἐγένετο ἦν ἄν τι πρῶτον αὐτοῦ ἐξ οὗὑποκειμένου ἐγίγνετο οὕτως δὲ οὐκέτ ἂν πρῶτον ἦν ἐπεὶ δὲ μὴ τοῦτο ἀίδιον καὶ ἀγένητονγίγνεται τὸ πρῶτον ὑποκείμενον raquo Pour le caractegravere impeacuterissable cf 158 18 laquo καθ αὑτὴν δὲ
164
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
premiegravere lexpression surgissant finalement en 159 2-3 (laquo ἐκ τῆς ὕλης τῆς πρώτης raquo) La
deacutemonstration de limpossibiliteacute dune reacutegression agrave linfini dabord et surtout meneacutee pour la
cause mateacuterielle contraint agrave poser un principe qui pourrait de prime abord assez bien concourir
pour le titre de principe premier queacutetudie la sagesse Neacutetait toutefois que la matiegravere pour
lExeacutegegravete nest pas un objet de connaissance et selon lexpression platonicienne qui a sa faveur
ne peut guegravere faire lobjet que dun laquo raisonnement bacirctard raquo121 Or Alexandre rappelle
preacuteciseacutement cette thegravese quelques pages plus loin gracircce en outre au renfort de la Physique selon
laquelle la matiegravere ne peut ecirctre connue que par analogie (191a 8) Il est peu probable que dans le
systegraveme alexandrinien la matiegravere premiegravere occupe le rang dobjet de la philosophie premiegravere
quoiquelle puisse compter au nombre des principes de la substance122 Le commentaire agrave B sen
fait leacutecho lorsque Alexandre commente la premiegravere aporie LExeacutegegravete note quAristote envisage
seulement les trois cas dune sagesse portant sur les causes finale formelle et motrice La raison
en est que la sagesse est connaissance au sens strict ou de faccedilon eacuteminente et que la connaissance
de ces trois causes est plus (ou plutocirct) science que la connaissance de la matiegravere123
Apregraves le cas de la cause mateacuterielle le commentaire agrave α 2 envisage celui dune cause finale
premiegravere qui est quant agrave elle identifieacutee au bien gracircce au deacutebut de lEacutethique agrave Nicomaque Cette
thegravese semble poser moins de difficulteacutes agrave Alexandre apregraves tout lidentification de la cause finale
au bien ou simplement de la laquo cause premiegravere raquo au bien suprecircme que laquo toutes choses deacutesirent raquo
(laquo τὸ κυριώτατον ἀγαθόν οὗ πάντα ἐφίεται raquo 160 12) a deacutejagrave eacuteteacute meneacutee dans le commentaire
au livre preacuteceacutedent124 Mais il est difficile de savoir si dans le commentaire agrave α 2 la cause finale
premiegravere deacutesigne (pour le dire sans preacutecaution) le premier moteur immobile ou bien si
ἄφθαρτος raquo
121 Cf In Met 164 20-21 et Quaestio I 1 4 10-11 M Rashed ([2007b] n 523 p 185) cite eacutegalement la scolie20 (Simplicius In Phys 542 19-22) et commente laquo nous avons lagrave visiblement lrsquoun des tregraves rarespassages de Platon dont Alexandre lui-mecircme aimait agrave se reacuteclamer raquo
122 Cest lune des conseacutequences de son essentialisme cf infra sect 32 et 33
123 In Met 187 8-13 laquo μνημονεύσας δὲ τῶν τριῶν αἰτίων καὶ δείξας κατὰ τί δύναται ἡ ἑκάστουτούτων γνωστικὴ ἐπιστήμη σοφία εἶναι ἡ ζητουμένη νῦν οὐκέτι τῆς κατὰ τὴν ὕλην αἰτίαςἐμνημόνευσεν ὡς τῆς ἐκείνων τῶν αἰτίων γνώσεως κυριωτέρας καὶ μᾶλλον ἐπιστήμης οὔσης τῆςὑλικῆς κυριώτερα γὰρ ἐκεῖνα καὶ μᾶλλον αἴτια ἡ γὰρ ὕλη ἐν τοῖς ἐξ αὐτῆς γινομένοις τὸν τοῦ οὗοὐκ ἄνευ λόγον ἔχειν δοκεῖ raquo Cf M Bonelli [2009b] et ci-dessous sect 323c Dans le commentaire agrave αAlexandre lui-mecircme note que le texte dAristote noffre pas de preuve distincte pour la causemateacuterielle laquo οὐκέτι δὲ ὅτι μηδὲ τὰ ποιητικὰ αἴτια ἄπειρα ἰδίᾳ ἔδειξεν ὡς φανερά εἰ γὰρ μηδὲ τὰγιγνόμενα ἄπειρα κατὰ τὸ εἶδος ἀλλ ἀνακάμπτει δῆλον ὡς πολὺ μᾶλλον οὐκ ἂν εἴη αὐτὰ τὰποιητικὰ αἴτια ἄπειρα raquo (165 25-27)
124 In Met 14 15 et 15 3 sq
165
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Alexandre maintient une pluraliteacute chaque chose ayant sa propre fin et son propre bien125 Le
commentaire alexandrinien esquisserait ainsi lideacutee que tout processus de geacuteneacuteration implique
une cause finale qui est premiegravere au sens ougrave elle arrecircte la remonteacutee de la seacuterie des causes Une
telle cause finale premiegravere deacutesignerait par exemple le point culminant de leffort dexplication
dun pheacutenomegravene ce en deccedilagrave de quoi il nest pas besoin de remonter pour rendre raison du
pheacutenomegravene mais qui ne deacutesigne donc pas neacutecessairement le premier moteur immobile de Λ
Pour toute chose le bien propre serait de tendre (ἔφεσις ἐφίημι) vers sa fin cest-agrave-dire vers la
perfection (τελειότης) de sa forme Ainsi comprise leacutetude de la cause finale ne confine pas agrave la
theacuteologisation de la recherche des principes premiers et des causes premiegraveres126 La question est
peut-ecirctre volontairement laisseacutee dans lindeacutecision par lExeacutegegravete voire repreacutesente une ambiguiumlteacute
de fond de sa position sur le statut de cause finale du Premier moteur Il faudra donc y revenir
plus bas en affrontant preacuteciseacutement cette question127
Plus fructueux pour la question qui nous occupe est le cas des formes des composeacutes les
formes substantielles Alexandre commente alors la proposition de 994b 16-18 laquo Mais on ne peut
pas non plus ramener la quidditeacute agrave une autre deacutefinition plus eacutetendue dans sa formule raquo128 Le
passage est difficile mais il est clair quAlexandre ny envisage jamais autre chose comme cause
formelle premiegravere que la quidditeacute des substances Le paragraphe soriente vers la question de la
formulation des deacutefinitions et de leur adeacutequation agrave la quidditeacute de la chose deacutefinie on nen saura
donc guegravere plus sur la forme comme cause premiegravere de la substance celle dapregraves la formule
reacutepeacuteteacutee selon laquelle chaque substance a lecirctre129
Alexandre conccediloit donc lagrave une voie importante pour la recherche des causes de leacutetant en
tant queacutetant et des causes des substances Or cette voie contrarie la reacuteduction de la protologie agrave la
125 Conformeacutement agrave la leccedilon de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque sur les sens du bien
126 Une telle lecture peut revendiquer agrave son creacutedit la reacutepeacutetition dans le texte dAlexandre des expressionsdu genre laquo ἐν τοῖς γιγνομένοις φύσει raquo (160 4 ou 7-8) Mais dans ce cas la mention du laquo κυριώτατονἀγαθόν οὗ πάντα ἐφίεται raquo (160 12) serait assez deacutevalueacutee et presque eacutetrange
127 Cf infra sect 333 et dembleacutee M Rashed [2011a] p 159-161 pour les deux interpreacutetations laquo faible raquo etlaquo forte raquo de la cosmologie alexandrinienne
128 Traduction Tricot modifieacutee de laquo ἀλλὰ μὴν οὐδὲ τὸ τί ἦν εἶναι ἐνδέχεται ἀνάγεσθαι εἰς ἄλλονὁρισμὸν πλεονάζοντα τῷ λόγῳ raquo Nous suivons la remarque de WE Dooley ([1992] n131 p 48)selon laquelle Alexandre comprend ici λόγος en un sens assez technique de formule verbale exprimantla deacutefinition dougrave mon deacutecalque de laquo formula raquo en laquo formule raquo qui semble se reacutepandre dans les travauxfrancophones sans doute par anglicisme
129 Par exemple 20 5-6 laquo Λέγει μὲν τὴν κατὰ τὸ εἶδος οὐσίαν εἰκότως δὲ εἶπεν οὐσίαν ἑκάστου τὸεἶδος κατὰ γὰρ τὸ εἶδος ἑκάστῳ τὸ εἶναι τοῦτο ὅ ἐστιν raquo Cf ci-dessous sect 32
166
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
theacuteologie Et de fait lorsque dans la preacutesentation de la premiegravere aporie Alexandre envisage une
sagesse portant sur les causes finale formelle puis motrice agrave aucun moment il nest question
dune quelconque cause premiegravere divine Agrave propos de la cause formelle dans son introduction
liminaire au commentaire de 996b 13 sq lExeacutegegravete va jusquagrave dire laquo Dans la mesure affirme
Aristote ougrave la sagesse agrave son tour a eacuteteacute dite capable de connaicirctre les premiegraveres causes et les objets
de science les plus hauts dapregraves cela on estimera ensuite que la connaissance de la forme et de
cette sorte de cause est une sagesse raquo130 parce que la forme est au plus haut point connaissable
(laquo μάλιστα γνωστόν raquo 184 34) Or par anticipation il faut annoncer que selon Alexandre la
premiegravere aporie est reacutesolue en Γ dans lideacutee que toutes les causes font lobjet de la philosophie
premiegravere131
Degraves lors le diagnostic se doit decirctre nuanceacute oui Alexandre assume ostensiblement la
preacutetention de la meacutetaphysique agrave ecirctre science premiegravere et du premier Cette ambition est
logiquement anteacuterieure et textuellement plus constante que la viseacutee theacuteologique Mecircme si la
theacuteologie constitue un prolongement attendu et sans doute fondamental de la protologie cette
derniegravere ne saurait sy reacuteduire Dans le passage citeacute du commentaire agrave A 2 comme ailleurs les
substances premiegraveres et les plus eacuteminentes eacutechoient agrave la meacutetaphysique agrave partir dun objet donneacute
premier ie les principes et les causes premiers Si lordre des mots et des concepts quils
deacutesignent a un sens il est frappant que laspect theacuteologique soit second non pas au sens de
subalterne mais bien deacuteduit ou infeacutereacute Lenquecircte theacuteologique est au programme de la recherche
des premiers principes et des causes premiegraveres mais elle nen est pas le tout Celle-ci affiche aussi
au programme de la meacutetaphysique une eacutetude ousiologique qui vise surtout la forme et marque
comme on le verra lessentialisme dAlexandre
Cependant il faut degraves lors comprendre comment cette ambition protologique de lenquecircte
meacutetaphysique est compatible avec les passages que nous avons citeacutes contre linterpreacutetation de P
Merlan et qui assignent agrave la meacutetaphysique une viseacutee universelle Alexandre a-t-il lui-mecircme
conscience dun eacuteventuel problegraveme Cette universaliteacute est-elle selon la distinction forgeacutee par
130 Alexandre eacutelimine ainsi leacuteventuelle ambiguiumlteacute du texte dAristote qui comportait seulement οὐσία CfIn Met 184 30-32 laquo Καθ ὅσον φησί πάλιν ἡ σοφία ἐρρήθη τῶν πρώτων αἰτίων εἶναι γνωστικὴκαὶ τῶν μάλιστα ἐπιστητῶν κατὰ τοῦτο πάλιν δόξει ἡ τοῦ εἴδους καὶ τῆς τοιαύτης αἰτίας γνῶσιςσοφία εἶναι raquo
131 In Met 264 23-27
167
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
W Leszl intrinsegraveque ou deacuteriveacutee (consequential)132 Autrement dit la viseacutee universelle de la
meacutetaphysique est-elle inteacutegralement remplie comme par surcroicirct par la seule recherche des
premiers principes Le principe de causaliteacute du maximum pourrait en effet laisser entendre que
le principe exemplifiant au maximum la proprieacuteteacute (au sens large) quil cause une eacutetude de ce
principe pourrait revendiquer une forme duniversaliteacute indirecte Il sagit donc de savoir si
Alexandre maintient la validiteacute dune enquecircte sur leacutetant en tant queacutetant
132 W Leszl [1975] p 176 sq
168
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
22 Une science universelle
221 Lambition totalisante
Que la meacutetaphysique dans sa version alexandrinienne revendique une ambition
universaliste nous lavons eacutevoqueacute contre la reacuteduction theacuteologique proposeacutee par P Merlan La
chose est nette dans le commentaire agrave Γ ou dans le proegraveme agrave Δ au point quAlexandre nheacutesite
pas agrave parler de laquo philosophie universelle raquo pour deacutesigner la science rechercheacutee Cette expression
ne se lit pas telle quelle chez le Stagirite133 quoique Alexandre la deacuterive probablement de Γ 3
(1005a 35) ougrave il revient agrave celui qui laquo eacutetudie universellement raquo dexaminer les axiomes agrave savoir le
sage134 et surtout K 3 (1060b 31-32) qui mentionne degraves le deacutepart et sans complexe la science du
philosophe agrave qui il incombe deacutetudier laquo universellement raquo leacutetant en tant queacutetant (alors quen Γ
lidentification de cette science avec la philosophie est conquise elle est argumenteacutee et nest pas
donneacutee immeacutediatement) Alexandre quant agrave lui emploie souvent lexpression comme un
syntagme figeacute bien avant le commentaire agrave Γ 3 Aussi est-ce la laquo philosophie universelle raquo qui a
pour objet leacutetant en tant queacutetant (244 26-32) ou inversement la science de leacutetant est-elle la
philosophie commune et universelle (laquo καθόλου τε καὶ κοινὴ φιλοσοφία raquo 258 23-24) Cette
philosophie universelle est la mecircme que la laquo philosophie commune et geacuteneacuterique raquo qui a pour
objet de science laquo la nature commune de leacutetant raquo135
Mais outre ces usages lexicaliseacutes cest ainsi quAlexandre qualifie reacuteguliegraverement leacutetude
conduite par le philosophe Par exemple le philosophe traite universellement de tous les contraires
133 On revient sur les raisons de cette absence ci-dessous sect 234
134 Sans doute renforceacute par E 1 (1026a 24 et 30-31)
135 In Met 245 29-30 laquo ἔστι δὲ τὸ γένος καὶ ἡ τοῦ ὄντος κοινὴ φύσις ἐπιστητὴ τῇ κοινῇ τε καὶ γενικῇφιλοσοφίᾳ raquo
169
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
(261 5)136 Ou encore agrave la fin du commentaire agrave Γ 2 ougrave Alexandre clocirct le parcours du champ
deacutetude du meacutetaphysicien par une analogie entre son eacutetude de leacutetant et son eacutetude des causes afin
de reacutesoudre la premiegravere aporie de B laquo sil appartient au philosophe deacutetudier theacuteoriquement tous
les eacutetants ltalorsgt le discours universel sur toutes les causes est eacutegalement propre au
philosophe raquo137 Cest aussi cette universaliteacute qui garantit luniteacute de la meacutetaphysique138 On lit
enfin dans le proegraveme agrave Δ lexpression laquo ἡ περὶ τοῦ ὄντος καθόλου πραγματεία raquo explicitement
eacutequivalente agrave leacutetude de leacutetant en tant queacutetant139
La question de savoir en quel sens chez Aristote la science de leacutetant en tant queacutetant est
universelle est eacutepineuse Agrave lEacutethique agrave Eudegraveme I 8 1217b 25-35 qui nie toute possibiliteacute dune
science de leacutetant parce que ce dernier ne constitue pas un universel semble reacutepondre en
Meacutetaphysique Γ le redoublement de lexpression laquo eacutetant en tant queacutetant raquo140 Aristote cherche sans
doute agrave se preacutemunir de luniversaliteacute encyclopeacutedique distributive de la sophistique autant que
de luniversaliteacute de la dialectique platonicienne141 Quoi quil en soit il suffit pour notre propos
de souligner que lExeacutegegravete quant agrave lui ne sembarrasse pas de telles nuances Si Aristote est
circonspect quand il eacutevoque lobjet de la science rechercheacutee son Exeacutegegravete quant agrave lui traduit
reacuteguliegraverement la viseacutee de laquo leacutetant en tant queacutetant raquo par des expressions telles que laquo περὶ τὸ ὂν
καθόλου raquo ou laquo περὶ πάντων τῶν ὄντων raquo142 Alexandre nheacutesite donc pas agrave transcrire
136 Peut-ecirctre faut-il eacutegalement donner un sens fort agrave ladverbe en 257 19-21 laquo Ὅτι τοῦ φιλοσόφου ἥ τεπερὶ τῆς οὐσίας θεωρία καὶ περὶ τῶν τῇ οὐσίᾳ συμβεβηκότων ὁμοίως δὲ καὶ περὶ ταὐτοῦ καὶἑτέρου καὶ ὅσα καθόλου περὶ ἐναντίων ζητεῖται raquo Cf deacutejagrave 245 36
137 In Met 264 23-27 laquo ἐκ δὲ τούτων δῆλον ὅτι εἰ περὶ πάντων τῶν ὄντων τοῦ φιλοσόφου θεωρεῖν καὶὁ περὶ τῶν αἰτίων πάντων καθόλου λόγος οἰκεῖος τῷ φιλοσόφῳ καὶ οὐ πλειόνων ἐπιστημῶν ἐστιτὰ αἴτια θεωρῆσαι καὶ γὰρ ταῦτα ἢ ἐναντία ἢ ἐξ ἐναντίων Ἦν δὲ ἐν τῷ Β πρῶτον τοῦτο τῶνἀπορηθέντων raquo
138 In Met 245 35-37
139 In Met 344 5-7
140 Nous remercions A Jaulin pour cette suggestion
141 Cf ci-dessous sect 234b Certes quand en Γ 2 il compare le philosophe au dialecticien et au sophisteAristote affirme indirectement quil appartient au philosophe deacutetudier laquo toutes choses raquo (laquo περὶἁπάντων raquo 1004b 20 agrave propos du dialecticien) et il en donne la raison laquo leacutetant est commun agrave tout raquo(Met Γ 2 1004b 17-22) Cependant une comparaison implique preacuteciseacutement similitudes et diffeacuterenceset reacuteduire luniversaliteacute de la science de leacutetant en tant queacutetant agrave celles de la sophistique et ladialectique serait aller vite en besogne
142 Voir simplement 238 5 laquo καὶ πρῶτον μὲν συνίστησιν ὅτι περὶ τὸ ὂν καθόλου raquo [sous-entendu πρώτην φιλοσοφίαν] Ou 244 32-34 laquo εἰπὼν δὲ ὅτι τοῦ φιλοσόφου ἐστὶ τὸ τῶν οὐσιῶν εἰδέναι τὰςἀρχὰς καὶ τὰς αἰτίας ὅτι μὴ μόνον περὶ τῆς οὐσίας αὐτῷ ἡ πραγματεία ἀλλὰ καὶ καθόλου περὶπαντὸς τοῦ ὄντος ᾗ ὄν raquo etc Pour lemploi du pluriel voir 257 11 laquo δείξας ὅτι τοῦ φιλοσόφου τὸπερὶ πάντων τῶν ὄντων γνῶσιν ἔχειν raquo 261 20 sq 264 24 sq etc
170
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
luniversaliteacute de la science attesteacutee par Aristote en Γ 1 en terme de totaliteacute Eacutetudier leacutetant en tant
queacutetant cest viser universellement tous les eacutetants cest-agrave-dire eacutetudier les eacutetants en totaliteacute143
Cette viseacutee universelle saffirme degraves les premiers livres courant ainsi sur lensemble du
Commentaire conserveacute Alexandre pouvait sans doute trouver un point dappui dans la premiegravere
des opinions du livre A sur la sagesse selon laquelle laquo le sage sait toutes choses autant quil est
possible sans avoir une science de chaque chose en particulier raquo144 Dans le commentaire assez
paraphrastique agrave cette proposition Alexandre distingue le sage des hommes de meacutetier et des
savants (laquo τεχνίτας καὶ ἐπιστήμονας raquo 9 33) qui ne savent laquo toutes choses raquo que dans un
domaine circonscrit Selon cette opinion le sage en revanche sait toutes choses de faccedilon
commune et universelle et il en a une appreacutehension englobante (laquo περὶ πάντων δύνασθαι
διαλαμβάνειν περιληπτικῶς raquo 9 31) Alexandre peut degraves lors interpreacuteter la clause laquo autant quil
est possible raquo de faccedilon purement interne145 en expliquant que cela renvoie agrave lopposition entre
science universelle de toutes choses et science de chaque chose en particulier La reacutefeacuterence
poleacutemique agrave la dialectique platonicienne est donc biffeacutee au profit dune reacutefeacuterence agrave une
universaliteacute distributive (celle peut-ecirctre de la sophistique) ce qui rend possible la reprise
alexandrinienne des expressions de la totaliteacute lagrave ougrave le Philosophe preacutefeacuterait parler duniversaliteacute
Cette theacutematique est reprise deux pages plus loin dans le commentaire agrave 982a 21-22 ougrave
Aristote dit laquo τούτων δὲ τὸ μὲν πάντα ἐπίστασθαι τῷ μάλιστα ἔχοντι τὴν καθόλου ἐπιστήμην
ἀναγκαῖον ὑπάρχειν raquo Tel est du moins le texte eacutediteacute par WD Ross et W Jaeger Ross signale en
apparat que laquo πάντα raquo est la leccedilon de la premiegravere main du Parisinus gr 1853 de la traduction de
Guillaume de Moerbeke et dune citation dAscleacutepius146 mais quil est absent dAlexandre et
comme de juste de la correction E2 puisque ce scribe se reacutefegravere souvent agrave Alexandre quil avait
143 Dans le commentaire dAlexandre cest presque toujours la science leacutetude la philosophie qui sontaffecteacutees duniversaliteacute Certains passages sont neacuteanmoins plus ambigus Commentant Γ 3 Alexandreparle en effet de leacutetant comme laquo τὸ κοινότατον καὶ γενικώτατον raquo (268 29) une appellation couranteagrave leacutepoque alexandrinienne Il demeure que mecircme dans ce passage (268 28-31) luniversaliteacute est bien untrait de la recherche elle-mecircme
144 Met A 2 982a 8-10 laquo ὑπολαμβάνομεν δὴ πρῶτον μὲν ἐπίστασθαι πάντα τὸν σοφὸν ὡς ἐνδέχεταιμὴ καθ ἕκαστον ἔχοντα ἐπιστήμην αὐτῶν raquo
145 Voir dans le mecircme esprit et en reacutefeacuterence agrave Alexandre P Aubenque [1962] p 214 qui comme Tricotintroduit en outre la distinction en acte ndash en puissance sans doute hors de propos ici au vu ducontexte doxographique Y lire une reacutefeacuterence poleacutemique est au contraire coheacuterent avec ce contexte etsonne comme une lointaine anticipation de la fin du livre A
146 Ascleacutepius cite en effet exactement cette leccedilon (In Met 16 21-22)
171
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
manifestement sous les yeux147 Lautre branche celle de Laurentianus (Ab) donne quant agrave elle
laquo ἅπαντα raquo
Alexandre lui-mecircme souligne labsence de laquo πάντα raquo dans son propre texte et reacutetablit la
lacune148 On ne peut donc pas eacutecarter la possibiliteacute que la version dAscleacutepius comme les leccedilons
des manuscrits ulteacuterieurs remontent agrave la correction alexandrinienne neacutecessaire agrave la plus
eacuteleacutementaire clarteacute Neacuteanmoins chez lExeacutegegravete la divergence est plus importante que ce que note
Ross Bonitz et Hayduck en effet eacuteditent le lemme suivant laquo Τούτων δὲ τὸ μὲν ἐπίστασθαι τῷ
μάλιστα ἔχοντι τὴν κατὰ πάντων ἐπιστήμην raquo (11 3-4) Il y a donc outre la disparition du
πάντα la leccedilon laquo κατὰ πάντων raquo en lieu et place du laquo καθόλου raquo
Certes si jamais Aristote ne parle dune science κατὰ πάντων il lui est en revanche
ordinaire de parler dune science ou dune connaissance laquo κατὰ μέρος raquo par opposition agrave
laquo καθόλου raquo (qui est eacutetymologiquement construit agrave partir de κατά)149 Certes aussi laquo κατὰ
πάντων raquo se lit chez Aristote pour signifier luniversaliteacute Cependant jamais Aristote ne lemploie
dans le cas de la science Lexpression deacutesigne luniversaliteacute distributive ie ce qui vaut dans tous
les cas ou se dit de tous les eacuteleacutements dun ensemble150 Or preacuteciseacutement en A 2 le Stagirite ne peut
maintenir lideacutee dune science de chaque chose et les raisons en sont assez transparentes la
deacutemarche doxographique implique de mettre au jour et de reacutecupeacuterer dans les opinions leur fond
de veacuteriteacute Mais cette part de veacuteriteacute nest sucircrement pas lideacutee dune science laquo κατὰ πάντων raquo et la
proposition dAristote en 982a 21-22 se construit justement comme une reprise qui reformule en
passant (en suivant la leccedilon majoritaire) du laquo πάντα ἐπίστασθαι raquo agrave laquo τὴν καθόλου
ἐπιστήμην raquo Cest pourquoi dans la mecircme phrase Aristote modalise le fait de connaicirctre laquo tous
les substrats raquo par un laquo πως raquo (982a 23) qui disparaicirct dans le commentaire alexandrinien
Alexandre en effet considegravere manifestement laquo καθόλου raquo et laquo κατὰ πάντων raquo comme
eacutequivalents puisque dans la proposition compleacuteteacutee du corps du commentaire il emploie lun
pour lautre Pour lExeacutegegravete il nest pas ici question dune science des principes premiers dont
luniversaliteacute serait indirecte comme par ricochet ou pour reprendre le vocabulaire de W Leszl
147 WD Ross [1924] p CLVI n 1 M Hecquet-Devienne [2005] p 131 et 137
148 In Met 11 5-6 laquo Ἐλλείπει τῷ ἐπίστασθαι τὸ τὰ ltπάνταgt τὸ γὰρ πάντα ἐπίστασθαι τῷ μάλισταἔχοντι τὴν καθόλου ἐπιστήμην ὑπάρχει raquo
149 Voir par exemple le deacutebut de K 3 1060b 31-32 laquo Ἐπεὶ δ ἐστὶν ἡ τοῦ φιλοσόφου ἐπιστήμη τοῦ ὄντοςᾗ ὂν καθόλου καὶ οὐ κατὰ μέρος raquo Cf aussi AnPr II 21 66b 31-33 67a 23 sq AnPo I 24 86a 7 pour les sciences partielles voir aussi EN VI 11 1143a 1
150 On trouve un texte donnant les deux expressions coordonneacutees en B 3 999a 20-21 ougrave justementluniversaliteacute doit sentendre en ce sens de la totaliteacute distributive
172
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
laquo par conseacutequence raquo (laquo consequential raquo) au sens ougrave son universaliteacute tiendrait agrave ce que les principes
sont principes du tout151 Au contraire luniversaliteacute qui se fait jour ici est celle premiegravere et
intrinsegraveque de la science laquo des eacutetants en tant queacutetants raquo Alexandre deacuteclare en effet laquo est
universelle au plus haut point la science qui porte sur les eacutetants en tant queacutetants car leacutetant est
commun agrave tout ce qui est dans lexistence raquo152 Luniversaliteacute de la science reacutepond sans meacutediation
agrave la communauteacute de son objet et le degreacute maximal de cette universaliteacute suit directement sa
distribution laquo agrave toute chose raquo
Par lagrave-mecircme ndash et le gain nest certainement pas mince ndash Alexandre se donne les moyens
de tracer une nouvelle ligne de force entre les diffeacuterents livres du livre A vers Γ Mais par lagrave
aussi Alexandre tend agrave sous-eacutevaluer voire outrepasser les discregravetes limites traceacutees par Aristote
en A 2 agrave lencontre de la dialectique platonicienne agrave savoir la clause de possibiliteacute (laquo le sage sait
toutes choses autant quil est possible raquo) et la transcription par Aristote de la totaliteacute en
universaliteacute
Cette thegravese savegravere encore si lon compare avec le passage immeacutediatement preacuteceacutedent dans
le commentaire En effet comme cela lui arrive parfois ndash bien que jamais de faccedilon anodine ndash
Alexandre commente deux fois dans deux commentaires distincts (agrave 982a 6 et 982a 21) la reprise
de cette premiegravere opinion sur le sage Le commentaire agrave 982a 6 a en effet passeacute en revue les cinq
ou six opinions sur le sage153 et finit par une remarque de meacutethode en sappuyant sur ces
preacuteconceptions le Stagirite va ensuite laquo reconduire chaque figure du sage agrave celui qui connaicirct les
causes premiegraveres et universelles raquo154 Et Alexandre enchaicircne alors agrave titre dillustration immeacutediate
avec la premiegravere opinion
Καθόλου τε γὰρ μάλιστα καὶ κοινῶςπερὶ πάντων οὗτος ἐπίσταται ὁ τὰς πρώταςἀρχὰς εἰδώς ὡς γὰρ ὁ τάς τινων ἀρχὰς εἰδὼςκαθολικήν τινα γνῶσιν ἐκείνων [111] ἔχειοὕτως καὶ ὁ τὰς πάντων εἰδὼς ἀρχὰςκαθολικὴν ἄν τινα γνῶσιν ἁπάντων ἔχοι
Celui en effet qui a la science de toutes choses defaccedilon agrave la fois universelle au plus haut point etcommune cest celui qui connaicirct les premiersprincipes car de mecircme que celui qui connaicirct lesprincipes de certaines choses possegravede une certaineconnaissance universelle de ces choses de mecircme
151 Cf W Leszl [1975] p 176 sq
152 In Met 11 7-8 laquo μάλιστα δὲ καθόλου ἐστὶν ἐπιστήμη ἡ περὶ τῶν ὄντων ᾗ ὄντα κοινὸν γὰρ τὸ ὂνπᾶσι τοῖς ἐν ὑπάρξει raquo avec sans doute une reacutefeacuterence agrave Γ 2 1004b 20 Cf aussi 265 25
153 Alexandre en compte six parce quil distingue en 982a 12-13 entre laquo τὸν ἀκριβέστερον raquo et laquo τὸνδιδασκαλικώτερον τῶν αἰτιῶν raquo
154 Le passage complet est en In Met 10 19-23 laquo ταῦτα δὴ λαβὼν ὡς κατὰ τὰς κοινὰς ὑπολήψειςδοξαζόμενα περὶ τοὺς σοφούς κατὰ ταῦτα πειρᾶται ἕκαστον αὐτῶν προσάγειν τῷ τὰς πρώτας καὶτὰς καθόλου αἰτίας εἰδότι δεικνὺς διὰ τούτων ὃ φθάσας εἶπον τὸ ὅτι τὴν ὀνομαζομένην σοφίανπερὶ τὰ πρῶτα αἴτια καὶ τὰς ἀρχὰς ὑπολαμβάνουσι πάντες raquo
173
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
celui qui connaicirct les principes de toutes chosesposseacutedera une certaine connaissance universelle detoutes choses sans exception
(10 23 ndash 11 2)
Alexandre part de lideacutee que connaicirctre les principes dun genre donneacute de choses cest
connaicirctre ces choses Le preacutesupposeacute est la thegravese de la connaissance causale (connaicirctre x cest
connaicirctre la cause de x) et limpeacuteratif duniversaliteacute de toute connaissance scientifique ndash quoique
le texte dise seulement laquo γνῶσις raquo La connaissance ici deacutecrite est dabord archeacuteologique quecircte
du premier et ne devient universelle que comme par surcroicirct Largument procegravede alors a fortiori
ce qui vaut pour la connaissance des principes dun type de choses vaut pour la connaissance des
principes de toutes choses et laspect a fortiori se signale par lemploi dἁπάντων
La meacutetaphysique est donc une science universelle mais reste agrave savoir si cette universaliteacute
est intrinsegraveque ou par conseacutequence indirecte155 Agrave tout le moins pour nous avancer dans cette
question peut-on dembleacutee souligner contrairement agrave ce que soutenait P Merlan quAlexandre
ne reacuteduit pas luniversaliteacute agrave une forme de primauteacute ou agrave une autre maniegravere de dire le premier
Alexandre distingue explicitement le fait decirctre premier et universel
Le passage le plus indiscutable agrave cet eacutegard se lit dans la suite du commentaire agrave A 2
lorsque Alexandre reprend avec Aristote la troisiegraveme opinion sur le sage le reacutequisit dexactitude
(laquo ἀκριβεια raquo) Apregraves avoir indiqueacute la quecircte duniversaliteacute de la sagesse et ainsi fondeacute en raison la
premiegravere et la deuxiegraveme opinion le Stagirite affirme alors la dimension protologique de la
sagesse qui navait pas eacuteteacute mentionneacutee dans la premiegravere revue des opinions et la donne comme
une conseacutequence de lexactitude laquo Les sciences les plus exactes sont celles qui portent au plus
haut point sur des choses premiegraveres raquo (982a 25-26) Mais au moment de commenter ce passage il
semble quAlexandre se ravise et se penche sur le lien implicite entre la troisiegraveme et la deuxiegraveme
opinion celle sur la difficulteacute de la sagesse Le commentaire est en effet beaucoup moins litteacuteral
quagrave son habitude et plein dimplicites
Οὐχ ὑποληπτέον τοῦτο μάχεσθαι τῷ ἐντῷ προοιμίῳ τῆς Φυσικῆς εἰρημένῳ ἔνθαλέγων ὅθεν δεῖ ἄρχεσθαι ἀπὸ τῶν ἡμῖνγνωρίμων λέγει ldquoτὸ γὰρ ὅλον κατὰ τὴν
Il ne faut pas penser que cela contredit ce qui aeacuteteacute dit au deacutebut de la Physique ougrave en disant dougrave ilfaut commencer agrave savoir des choses connaissablespour nous il dit en effet le tout est plus
155 On trouve eacutegalement une distinction entre deux formes duniversaliteacute dans le commentaire du Ps-Alexandre agrave E (In Met 447 22-32 et en particulier l 28-29 laquo εἰ δὴ καθόλου ἐστὶν ὡς πρὸς τὰς ἄλλαςτὰ δὲ καθόλου καὶ τιμιώτερα αἱρετώτερα τῶν μὴ τοιούτων αἱρετωτέρα ἄρα αὕτη τῶν ἄλλων raquo) Ladistinction nest pas exactement celle que nous deacutecrivons mais est loin decirctre incompatible
174
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
αἴσθησιν γνωριμώτερον τὸ δὲ καθόλου ὅλοντί [1210] ἐστινrdquo Οὔτε γὰρ τὸ πρῶτον καὶ τὸκαθόλου ταὐτόν τὸ γοῦν πρῶτον αἴτιον τὸκινητικόν περὶ οὗ νῦν αὐτῷ λέγεινπρόκειται πρὸ ἁπάντων μέν ἐστιν οὐ μὴνοὕτως καθόλου ὡς τὰ γένη Ἀλλ οὐδὲ τὸ ὡςγένος λεγόμενον καθόλου ἐκεῖ πρὸς τὴναἴσθησιν πρῶτον εἶπεν ἀλλὰ τὸ κοινότερονκαὶ πλείοσι συμβεβηκός ὡς ἐδήλωσε διὰτῶν παραδειγμάτων
connaissable selon la sensation et luniversel est uncertain tout En effet premier et universel ne sontpas la mecircme chose Certes la cause premiegravere la causemotrice dont il se propose ici de traiter preacutecegravedetoutes les choses sans exception mais nestassureacutement pas universelle au sens ougrave le sont lesgenres Mais il na pas dit non plus dans ce texte-lagraveque luniversel au sens du genre est premier pour lasensation mais quest premier pour la sensation cequi est plus commun et qui est un accident de plus dechoses comme il la fait voir par ses exemples
(12 7-14)
Aristote vient dexpliquer la difficulteacute de lobjet de la sagesse par son universaliteacute reliant
ainsi premiegravere et deuxiegraveme opinion ndash en fondant en raison la deacutemarche dialectique relie ce qui
nest queacutepars dans lopinion Or cette difficulteacute de connaicirctre luniversel est elle-mecircme justifieacutee
par leacuteloignement de la sensation Agrave ce moment du texte le sage a donc pour tacircche la
connaissance de luniversel de ce qui est eacuteloigneacute de la sensation et rajoute lexplication de la
troisiegraveme opinion de ce qui est premier ce qui justifie le reacutequisit dexactitude Or dapregraves
Alexandre le lecteur risque de percevoir (horresco referens) une contradiction avec le deacutebut de la
Physique La citation en effet est extraite du passage ougrave en Physique I Aristote explicite le
laquo chemin naturel raquo la meacutethode qui sera emprunteacutee par le traiteacute et qui consiste agrave aller du plus
connu pour nous au plus connu par nature Le Stagirite le justifie et le reformule alors en un
vocabulaire qui a deacuteconcerteacute tous les commentateurs depuis lAntiquiteacute le plus connu pour nous
est le plus proche de la sensation cest le laquo confus raquo luniversel compris comme des totaliteacutes quil
faut diviser en leurs principes et eacuteleacutements et ce sont ces derniers qui sont plus connus en soi
Contrairement agrave la doctrine standard Aristote deacuteclare donc quil faut aller de luniversel au
particulier Or le texte de la Meacutetaphysique est quant agrave lui plus proche de cette doctrine standard en
soutenant que la sagesse vise le plus universel le plus eacuteloigneacute de la sensation qui est aussi au
plus haut point premier Alexandre entreprend alors dexpliquer de quel universel et de quel
premier il est ici question ce nest pas luniversel confus premier dans lordre de la connaissance
pour nous que la fin du commentaire appelle laquo le plus commun et qui est un accident de plus de
choses raquo sans doute par anticipation du commentaire suivant selon lequel laquo ce qui en effet a
moins daccidents cela est plus difficile agrave connaicirctre et requiert davantage dexactitude raquo (12 16-
17)
Dans le chemin de la connaissance la meacutetaphysique se trouve donc au plus loin ndash comme
175
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
nous lavons deacutejagrave vu156 ndash et pour illustrer ces laquo choses premiegraveres raquo Alexandre prend le plus
premier le premier moteur157 qui lui permet de preacuteciser sa distinction entre premier et universel
Il serait assez naturel de comprendre la distinction comme signifiant la sagesse porte au plus
haut point sur luniversel (premiegravere et deuxiegraveme opinion) et le premier (troisiegraveme opinion) mais
non au sens de luniversel qui est premier dans la sensation celui dont il est question dans la
Physique Aristote ne se contredit donc pas la sagesse porte en fait sur luniversel qui est le plus
eacuteloigneacute des sensations et qui est premier dans lordre de la connaissance en soi La distinction
centrale eacutenonceacutee dans le texte naurait donc quune valeur occasionnelle et pourrait impliquer
une forme duniversaliteacute dans le cas du premier moteur Mais la proposition a neacutecessairement un
sens plus geacuteneacuteral puisque dans la phrase qui suit le premier moteur offre un cas de premier qui
nest universel ni au sens de la totaliteacute confuse ni au sens du genre Le premier moteur nest pas
un Universel substantiveacute nest pas une Ideacutee La meacutetaphysique est une science universelle mais
cest aussi une science dun Premier qui nest universel eu aucun des sens du terme Comment
sarticulent universaliteacute et primauteacute Le livre Γ se collettera avec cette question mais signalons
dembleacutee que le problegraveme est poseacute agrave quelques pages dintervalle Alexandre caracteacuterise donc la
sagesse comme science des principes premiers et donc universelle parce quils sont principes de
toutes choses mais aussi comme science universelle parce que science de tous les eacutetants en tant
queacutetants et enfin science dun premier qui nest pas un universel Le balancement entre
primauteacute et universaliteacute se trouve certes deacutejagrave dans le texte dAristote mais Alexandre le
cristallise dA jusquen Γ158 parce quil conccediloit systeacutematiquement la reprise des opinions en A 2
comme autant danticipations sur le traiteacute et la science quil expose
222 Eacutetudier leacutetant laquo en tant queacutetant raquo et ses proprieacuteteacutes
Si donc la meacutetaphysique a pour Alexandre une viseacutee universelle en ce quelle eacutetudie tous
les eacutetants cette thegravese engage neacutecessairement avec elle une certaine compreacutehension de ce que veut
dire eacutetudier llaquo eacutetant en tant queacutetant raquo
156 Cf ci-dessus sect 122b
157 Lexpression est agrave comparer avec In AnPr 357 32 ndash 358 1 (laquo τοῦ πρώτου αἰτίου κινοῦντος raquo)
158 Ce balancement va dailleurs se poursuivre ainsi en B dans le commentaire agrave la deuxiegraveme aporie Voir190 19 sq et en particulier l 25-29
176
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Chez Alexandre lexpression apparaicirct degraves le commentaire au livre A par exemple en 11
5 sq lorsque lAphrodisien explicite lopinion selon laquelle la sagesse est connaissance de toutes
choses en la reliant agrave luniversaliteacute maximale de la science des eacutetants en tant queacutetants Chez
Aristote en revanche laquo τὸ ὂν ᾗ ὄν raquo repreacutesente la perceacutee conceptuelle propre agrave Γ 1-3 ougrave
lexpression apparaicirct au singulier et parfois au pluriel159 La perceacutee est reprise par E 1 au
singulier et au pluriel (1025b 3-4) Comme en Γ eacutetudier leacutetant en tant queacutetant nest pas eacutetudier
un certain eacutetant (laquo ὄν τι raquo) ici expliciteacute en laquo un certain genre raquo (laquo γένος τι raquo) Leacutetude de leacutetant en
tant queacutetant y est rapprocheacutee de leacutetude de leacutetant laquo pris absolument raquo (laquo περὶ ὄντος ἁπλῶς raquo
1025b 9) Par la suite seuls K 3 et 7 reprennent la tournure
Dans le Commentaire dAlexandre le syntagme se construit toujours de deux faccedilons
principales dune part pour deacutesigner ce queacutetudie une certaine science (θεωρεῖν θεωρητική) et
ce agrave propos de quoi elle est (περί suivi indiffeacuteremment du geacutenitif et de laccusatif)160 dautre part
pour eacutevoquer des choses qui appartiennent agrave leacutetant en tant queacutetant (soit au geacutenitif soit avec
ὑπάρχειν) qui en sont les causes et les principes les proprieacuteteacutes les affections ou encore les
axiomes161 Les emplois alexandriniens miment ici strictement ndash ou presque162 ndash leur modegravele
aristoteacutelicien les deux cateacutegories demplois citeacutes ci-dessus se lisent aussi bien en Γ E et K163 De
ce point de vue sauf erreur de notre part il ny a dailleurs aucune diffeacuterence entre les trois
159 Pour meacutemoire lexpression se lit au pluriel en Met Γ 2 1003b 15-16 En Γ 1 1003a 30-31 les mss E et Jdonnent la tournure laquo τοῦ ὄντος εἶναι μὴ κατὰ συμβεβηκὸς ἀλλ ᾗ ὄντα raquo Ab corrige en ᾗ ὄν BCassin et M Narcy et A Jaulin et M-P Duminil retiennent cette lectio difficilior qui suppose tout demecircme une torsion grammaticale difficilement supportable mecircme chez un Aristote M Hecquet-Devienne avance lhypothegravese tout agrave fait creacutedible dune erreur de copiste due agrave un saut de ligne et aulaquo τὰς raquo qui se trouve apregraves laquo τοῦ ὄντος ᾗ ὂν raquo en 1003a 31 (M Hecquet-Devienne [2008] p 105 n 2)Alexandre ne fait aucune mention dune telle tournure conjuguant singulier et pluriel
160 Cf In Met 11 7 177 12 237 5 238 20 239 6-10 239 16 239 31 etc
161 Cf In Met pour les principes et causes 134 8 sq 239 15 239 30 240 21 etc Pour les proprieacuteteacutes(ὑπάρχοντα) 238 15 238 23 sq etc Pour les affections (πάθη) cf 264 8-22 Pour les axiomes quiappartiennent agrave leacutetant en tant queacutetant cf entre autres 265 12
162 Alexandre ne parle jamais deacuteleacutements de leacutetant en tant queacutetant et preacutefegravere nettement lexpression tregravesreacutecurrente de laquo principes et causes (parfois preacuteciseacutes en laquo premiers raquo) de leacutetant en tant queacutetant raquo auprofit bien sucircr dune lecture unitarienne du traiteacute qui reacuteunit les objets des livres A et Γ Dans sa lecturede Γ 1 Alexandre reacuteserve laquo στοιχεῖα raquo aux devanciers dAristote et les traduit en laquo τὰς τοῦ ὄντοςπρώτας ἀρχὰς καὶ τὰ αἴτια raquo pour deacutesigner lobjet de la preacutesente enquecircte Voir In Met 240 25-31 ougraveAlexandre termine en soulignant lobscuriteacute du propos aristoteacutelicien
163 Cf pour leacutetant en tant queacutetant comme objet de science Met 1003a 21 1003a 24 1003b 16 1005b 101025b 9-10 1061b 30 etc Pour les eacuteleacutements 1003a 30 pour les causes 1003a 31 1028a 3-4 pour lesaffections 1004b 5-6 pour ce qui est propre (ἴδια) agrave leacutetant en tant queacutetant 1004b 15-16 pour sesproprieacuteteacutes (ὑπάρχοντα) 1005a 14 1026a 32 pour les axiomes qui appartiennent agrave leacutetant en tantqueacutetant 1005a 24 etc
177
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
livres tous les usages de Γ se retrouvent en E et en K
Autant dire que pour Aristote et Alexandre agrave sa suite leacutetant en tant queacutetant nest jamais
sujet grammatical dune action Agrave la maniegravere de la ligne laquo en tant que matheacutematique raquo de la
Physique II 2 leacutetant en tant queacutetant nest pas une entiteacute mais un objet ndash un objet formel et non un
objet mateacuteriel164 ndash bref le correacutelat dun θεωρεῖν ce quexplicite preacuteciseacutement la nature adverbiale
de la locution laquo ᾗ ὄν raquo165 laquo En tant queacutetant raquo est le compleacutement de laquo eacutetudier raquo il nest pas le
redoublement ou le surencheacuterissement166 de la nature dune entiteacute particuliegravere qui indiquerait
son excellence En reacutegime aristoteacutelicien un eacutetant en tant queacutetant nexiste pas Ce serait alors en
reacutefeacuterence agrave cette premiegravere construction que devraient sentendre les occurrences du second ordre
Les laquo proprieacuteteacutes raquo de leacutetant en tant queacutetant par exemple ne seraient alors pas similaires aux
proprieacuteteacutes dune entiteacute (la grandeur dune statue lagrave devant moi ou la blancheur de la neige)
elles signifieraient effectivement ce qui caracteacuterise leacutetant (et nen sont donc pas moins laquo reacuteelles raquo
si lon veut que les proprieacuteteacutes de premier ordre) mais pris comme objet dune eacutetude qui leacutetudie
sous une certaine perspective QuAlexandre entende encore le caractegravere adverbial de la locution
laquo ᾗ ὄν raquo se perccediloit bien quil ne la deacutefinisse jamais ex professo dans la faccedilon dont il la paraphrase
De fait pour lExeacutegegravete eacutetudier leacutetant en tant queacutetant cest leacutetudier laquo καθὸ ὄν ἐστι raquo (244 7)167
Analyseacutee en ce sens et employeacutee comme on la deacutecrite plus haut lexpression ne peut ecirctre
consideacutereacutee comme un groupe nominal ni comme deacutesignant une entiteacute capable de faire ou de ne
pas faire decirctre sujette agrave des preacutedications
De la conception alexandrinienne se seacuteparent ses avatars neacuteoplatoniciens Syrianus et
164 Pour une distinction similaire entre laquo intensional objects raquo et laquo extensional objects raquo cf CH Kahn[1985] p 313-314
165 Sur cette nature adverbiale voir W Leszl [1970] p 145 sq P Destreacutee [1992] p 432 J Barnes [1995] p70 et M Crubellier [2005] p 60 Pour une compreacutehension similaire voir A Mansion [1956] p 156-157 U Dhondt [1961] p 7 L Routila [1969] p 117 W Leszl [1975] p 151 A Stevens [2000] p 221Mansion injecte alors la notion dabstraction mais comme le dit fort justement W Leszl on peut tregravesbien accepter la construction de la locution proposeacutee par Mansion laquo sans adopter une formedabstractionnisme raquo (p 152) ndash sauf agrave entendre laquo abstraction raquo au sens de S Breton ([1982] p 67) laquo Entant que connote un mouvement de seacuteparation en ce sens une abstraction qui nous fait perdre unimmeacutediat pour retrouver lecirctre de ce qui est Il nous oblige agrave lasceacutetisme dun Epochegrave qui suspend noshabitudes de preacutecipitation pour nous mettre en marche ny eacutetant pas de plain pied vers ce qui nousest donneacute raquo
166 P Destreacutee [1992] p 429
167 Expression quil est difficile de traduire sans reacutepeacuteter le laquo en tant que raquo puisque laquo dans la mesure raquolaisserait entendre une quantification ici hors de propos Agrave noter mais sans que lon puisse en tirer degrandes conclusions quon lit un laquo καθ ὅσον ὄντα raquo chez Aristote () en K 3 1060b 31 pour deacutesignerlobjet de la science premiegravere et qui semble manifestement gloser le laquo ᾗ ὄντα raquo de la ligne preacuteceacutedente
178
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Ascleacutepius ont en effet en commun de proposer une laquo sorte de deacutefinition neacutegative raquo168 de lὂν ᾗ ὄν
qui nest rien dautre quun eacutetant pur eacutetant par soi (laquo ὃ μόνως ὄν ἐστιν αὐτοὸν ὑπάρχον raquo
Syrianus In Met 55 9) plus veacuteneacuterable que toute autre chose Certes Syrianus semble parfois
opeacuterer une distinction entre leacutetant par soi et les eacutetants en tant queacutetants169 mais les deux
deacutesignent bien des entiteacutes les seconds proceacutedant du premier que Syrianus finit par identifier au
Bien de la Reacutepublique170 Mecircme si Ascleacutepius reprend dAlexandre lexplicitation du laquo ᾗ ὄν raquo en
laquo καθὸ ὄν raquo la substantivation ne fait plus aucun doute leacutetant en tant queacutetant est explicitement
leacutetant suprecircme (laquo μάλιστα raquo) ou eacuteminent (laquo κυρίως raquo)171 identique au Bien et doteacute dune
laquo puissance productrice raquo (laquo ἔχον γόνιμον δύναμιν raquo 225 16) dont tout le reste procegravede Cet
eacutetant eacuteminent laquo en soi et par soi raquo (225 23) possegravede lexistence dans leacutetant lui-mecircme et ce qui ne
participe pas de lui nest pas un eacutetant172 Il est donc la substance la plus premiegravere173 cest-agrave-dire
encore comme il est clair depuis le deacutebut du Commentaire dAscleacutepius le divin et lintelligible174
Chez Alexandre seul un passage soriente vers une telle cristallisation de lexpression et
vers la substantivation de leacutetant en tant queacutetant agrave savoir en 239 25 dans le commentaire agrave Γ 1
ougrave laquo ᾗ ὄν raquo est expliciteacute en laquo καθὸ ὄν raquo
Ἡ δὲ μὴ περὶ ὄν τι καταγινομένη μηδὲπερὶ μέρος τοῦ ὄντος ἀλλ ἁπλῶς περὶ τὸ ὂνκαθὸ ὄν ἐστι δι ὃ καὶ τά τινα ὄντα ὄντα καὶτοῦτο ὑποκείμενον [23925] ἔχουσα ἄλλη ἂν
Or cette science qui ne soccupe ni dun eacutetantdeacutetermineacute175 ni dune partie de leacutetant maissimplement de leacutetant en tant quil est eacutetant par quoiaussi les eacutetants deacutetermineacutes sont eacutetants ayant cela
168 C Luna [2001] p 170
169 Syrianus In Met 45 29-30
170 Syrianus In Met 55 12-27 Sur ce texte voir J-F Courtine [2005] p 133-135 et A Longo [2005] p 228
171 Sur lidentiteacute entre μάλιστα ὄν et ὂν ᾗ ὂν voir deacutejagrave Syrianus In Met 55 3-6 Sur leacutetant κυρίως voirAscleacutepius In Met 225 16 et 22
172 Ascleacutepius In Met 225 34 ndash 226 1 laquo τὸ μέντοι κυρίως ὂν ἐν αὐτῷ τῷ ὄντι τὴν ὕπαρξιν ἔχει καὶ τὰμὴ μετέχοντα αὐτοῦ οὐκ ἔστιν ὄντα raquo
173 Voir par exemple Ascleacutepius In Met 226 6-8 laquo φανερὸν δὲ ὅτι ἐκ τοῦ κυρίως καὶ ἁπλῶς ὄντοςτουτέστι τῆς πρωτίστης οὐσίας προῆλθε τὸ ὂν ἐπὶ ταῦτα διὰ τὴν γόνιμον αὐτοῦ δύναμιν raquo
174 Ascleacutepius In Met 3 10
175 La traduction de laquo ὄν τι raquo par laquo eacutetant deacutetermineacute raquo (litteacuteralement laquo un certain eacutetant raquo mais l expressiondevient difficilement manipulable quand on passe au pluriel) est une traduction par deacutefaut quipourrait malheureusement laisser entendre que leacutetant en tant queacutetant par opposition seraitlaquo indeacutetermineacute raquo ce qui nest en soi pas exact (il y a des proprieacuteteacutes de leacutetant en tant queacutetant) Il est clairchez Aristote comme Alexandre que lexpression est synonyme dune laquo partie de leacutetant raquo unelaquo reacutegion raquo pourrait-on dire aujourdhui cest-agrave-dire une certaine classe deacutetants qui peuvent ecirctreregroupeacutes en genre ou espegravece (celle des nombres par exemple) Leacutetant en tant queacutetant comme objetformel deacutesigne lensemble des eacutetants pris agrave part ou en-deccedilagrave de ces diverses classes et le laquo τι raquo nest paslindeacutefini laquo nimporte quel eacutetant raquo mais bien laquo un certain type deacutetant raquo
179
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
ἐκείνων εἴη pour sujet elle sera diffeacuterente des preacuteceacutedentes (239 22-25)
Lexpression laquo δι ὃ καὶ τά τινα ὄντα ὄντα raquo dont nous traiterons en deacutetail plus bas est
dans tout le reste du corpus reacuteserveacutee agrave la substance ou agrave la forme comprises comme cause de
lecirctre (laquo cause de lecirctre raquo eacutetant eacutequivalent agrave laquo par quoi les eacutetants sont des eacutetants raquo176) On comprend
donc pourquoi ce texte a pu ecirctre employeacute pour justifier son eacutequation entre eacutetant en tant queacutetant
substance premiegravere et premier moteur177 Bien plutocirct et eu eacutegard agrave ce que nous avons eacutetabli ci-
dessus le passage manifeste une ambiguiumlteacute voire comme le pointe P Destreacutee avec rigueur178 une
contradiction en deacuteterminant leacutetant dont on soccupe laquo en tant quil est eacutetant raquo tout en le
qualifiant de cause de lecirctre des eacutetants Dans le premier cas leacutetant est un objet formel le correacutelat
dun θεωρεῖν dans le second il tend vers lentiteacute lobjet mateacuteriel agrave mecircme dassumer le statut de
cause Ce texte est certes un hapax et nautorise donc pas agrave lui seul comme le fait ensuite
P Destreacutee agrave tirer Alexandre du cocircteacute des neacuteoplatoniciens Mais il demeure eacutetrange eu eacutegard au
reste de la doctrine alexandrinienne ndash lon aurait plutocirct attendu quelque chose comme laquo περὶ τὸ
ὂν καθὸ ὄν ἐστι τε καὶ τοῦτο δι ὃ [= ἠ οὐσία] τά τινα ὄντα ὄντα raquo
Pour lever cette contradiction sans transformer le texte M Bonelli propose de le
construire diffeacuteremment en prenant pour anteacuteceacutedent du laquo δι ὃ raquo le seul laquo τὸ ὂν raquo et non pas laquo τὸ
ὂν καθὸ ὄν ἐστι raquo laquo Τὸ ὂν raquo serait alors un singulier valant pour laquo τὰ ὄντα raquo (ce qui est certes le
cas chez Alexandre) et laquo δι ὃ καὶ τά τινα ὄντα ὄντα raquo deacutesignerait la simple appartenance de tous
les eacutetants agrave ce pseudo-genre agrave cette laquo nature raquo quest leacutetant179 Cette solution toutefois implique
une parataxe dont Alexandre est peu coutumier et sous-eacutevalue la valeur formulaire de la seconde
relative et le sens causal de laquo δι ὃ raquo pour deacutesigner la substance comme cause de lecirctre ou de
lappellation laquo eacutetant raquo des autres eacutetants180 Soit donc on admet ici quAlexandre va trop vite en
besogne et se contredit soit on suppose quil faut prendre lexpression comme une version
extrecircmement ramasseacutee de la thegravese exposeacutee ailleurs en se reacutesolvant agrave la parataxe
176 Voir ci-dessous sect 312b et dembleacutee leacutequivalence agrave la page 244 entre laquo δι ὃ καὶ τὰ ἄλλα ὄντα raquo (l19-20) laquo διὰ ταύτην ltla substancegt ὄντα κἀκεῖνα raquo (l 21) et laquo ἀρχή τε καὶ αἰτία τοῦ εἶναι raquo (l 24)
177 P Merlan [1957] p 90-92
178 P Destreacutee [1992] p 430 laquo Ce commentaire est profondeacutement ambigu vise-t-on la mecircme choselorsque lon parle dun eacutetant dans la mesure ougrave il est eacutetant et lorsque lon parle dun eacutetant par lequelles eacutetants existent raquo
179 M Bonelli [2001] p 87 qui met laquo genere raquo entre guillemets
180 Comparer ce passage avec avec In Met 244 19-20 et 250 25-26 laquo ἡ περὶ αὐτὰ ἐπιστήμη κυρίως τοῦπρώτου ἐξ οὗ τὰ ἄλλα ἤρτηται καὶ δι ὃ καὶ τὰ ἄλλα ὄντα λέγεται raquo
180
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Une troisiegraveme solution est possible car le texte ici eacutediteacute par Hayduck est douteux ndash en
deacutepit dun apparat critique bien discret Certes la paraphrase dAscleacutepius bien quelle soit un
peu diffeacuterente en seacuteparant les deux relatives par laquo ἡ πρώτη ἐστὶ φιλοσοφία raquo donne un sens
similaire181 Mais dans lapparat au texte correspondant chez Ascleacutepius (et non dans son eacutedition
dAlexandre ) Hayduck indique pour le texte dAlexandre une leccedilon concurrente dans le
manuscrit L (=Ab pour les eacutediteurs dAristote) laquo διὸ καὶ οὐ τά τινα ὄντα ὄντα ὑποκείμενον raquo
Bonitz182 cite en outre en apparat la traduction latine de Sepuacutelveda qui va dans le sens de la leccedilon
du manuscrit L avec la neacutegation οὐ sans toutefois la reacutepeacutetition du ὄντα183 Enfin le texte traduit
par Sepuacutelveda que nous avons eacutegalement pu veacuterifier inteacutegralement donne
Haec autem non ens aliquod nec partem entis sed ens qua est ens simpliciter consideratquoniam si versaretur in particularibus entibus non esset ab illis diversa
Bref le passage meacuterite une veacuterification directe des manuscrits Celle de Laurentianus
donne le texte suivant184
ἡ δὲ μὴ περὶ ὄν τί καταγινομένη μὴδε περὶ μέρος τοῦ ὄντος ἀλλ ἁπλῶς περὶ τὸ ὂνκαθὸ ὄν ἐστι διὸ καὶ οὐ τὰ τινὰ ὄντα ὄντα ὑποκείμενον ἔχουσα ἄλλη ἐκείνων εἴη
Le dernier membre de phrase est celui qui pose le plus problegraveme mais la veacuterification
offre deux issues Soit on conserve la reacutepeacutetition du laquo ὄντα raquo en consideacuterant quon a un groupe
nominal avec participe substantiveacute (la copule) dont le preacutedicat est laquo τινὰ ὄντα raquo Alexandre
parlerait de ltchosesgt qui sont (laquo ὄντα raquo) des laquo τινὰ ὄντα raquo Le rendu est un peu rude et sauf
erreur sans parallegravele exact dans le corpus Il est peut-ecirctre plus simple de voir dans cette reacutepeacutetition
une dittographie La ponctuation de surcroicirct avec ses deux points en haut est peu satisfaisante
Lusage dAlexandre est toutefois demployer laquo διὸ καὶ raquo pour indiquer une ponctuation forte on
peut donc conserver le premier point en haut Enfin la construction de la premiegravere proposition
(laquo ἡ δὲ μὴ περὶ ὄν τί καταγινομένη καθὸ ὄν ἐστι raquo) nest pas des plus aiseacutees une fois quon la
181 Ascleacutepius In Met 225 1-4 laquo ἡ δὲ μὴ περὶ ὄν τι καταγινομένη μήτε περὶ μέρος τοῦ ὄντος ἀλλὰἁπλῶς περὶ τὸ ὄν καθὸ ὄν ἐστιν ἡ πρώτη ἐστὶ φιλοσοφία δι ὃ καὶ τὰ ὄντα καὶ τοῦτοὑποκείμενον ἔχουσα ἄλλη ἂν ἐκείνων εἴη raquo
182 Les reacutefeacuterences de la phrase dans leacutedition de Bonitz sont 195 2-4 Comme dailleurs Hayduck le faitdans lapparat agrave Ascleacutepius en donnant la leccedilon de la vulgate dAlexandre Bonitz na pas fait imprimerlaquo δι ὃ raquo mais bien laquo διὸ raquo (alors que partout ailleurs il les distingue)
183 Bonitz indique que la reacutepeacutetition de ὄντα est la leccedilon quil a tireacutee de A mais celle-ci est confirmeacutee parnotre relecture de L
184 La veacuterification de Laurentianus gr 8712 f100r a eacuteteacute effectueacutee par les soins de M Hecquet-Devienne quenous remercions ici chaleureusement
181
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
seacutepare de sa suite Tous ces eacuteleacutements rendent compreacutehensibles les corrections de Bonitz et de
Hayduck Nous proposons la construction suivante La proposition laquo ἡ δὲ μὴ περὶ ὄν τί
καταγινομένη μὴδε περὶ μέρος τοῦ ὄντος ἀλλ ἁπλῶς περὶ τὸ ὂν καθὸ ὄν ἐστι raquo a pour verbe
principal le dernier laquo ἐστι raquo185 Quant agrave son sens elle se charge de rappeler laffirmation initiale
du chapitre Γ 1 en opposant le fait davoir une reacutegion deacutetermineacutee de leacutetant au fait davoir pour
objet leacutetant en tant queacutetant La deuxiegraveme proposition laquo διὸ καὶ οὐ τὰ τινὰ ὄντα ὑποκείμενον
ἔχουσα ἄλλη ἐκείνων εἴη raquo enteacuterine cette distinction en expliquant que puisque cette science na
pas pour sujet des eacutetants deacutetermineacutes (une reacutegion de leacutetant) elle marque sa diffeacuterence davec les
autres sciences Cette proposition vient ainsi comme un laquo CQFD raquo conclure largumentation de
la thegravese eacutenonceacutee quelques lignes plus haut en 239 16 Lensemble du passage donnerait ainsi
Ὅτι μὲν οὖν ἡ περὶ τὸ ὂν ᾗ ὂν ἐπιστήμηἄλλη τῶν λοιπῶν ἐπιστημῶν δῆλον ἐκ τοῦἑκάστην περὶ τὶ ὂν καὶ μέρος τοῦ ὄντοςπραγματεύεσθαιmiddot ἡ μὲν γὰρ ἀριθμητικὴ περὶἀριθμούς οἵτινες τὶ ὄν εἰσιν ἡ δὲ γεωμετρίαπερὶ γραμμὰς καὶ ἐπίπεδα καὶ στερεά ἃ καὶαὐτά τινα ὄντα Tὸν αὐτὸν [23920] δὲ τρόπονκαὶ τῶν ἄλλων ἑκάστη περὶ μέρος τι τοῦὄντος καταγίνεται καὶ τὰ τούτῳ ὑπάρχοντακαθ αὑτὰ θεωρεῖ (τὰ γὰρ συμβεβηκότατοῦτο σημαίνει νῦν) τοῦτο γὰρ τῆς περὶἕκαστον ἐπιστήμης ἴδιον Ἡ δὲ μὴ περὶ ὄν τίκαταγινομένη μὴδε περὶ μέρος τοῦ ὄντοςἀλλ ἁπλῶς περὶ τὸ ὂν καθὸ ὄν ἐστι διὸ καὶοὐ τὰ τινὰ ὄντα ὑποκείμενον ἔχουσα ἄλληἐκείνων εἴη
Que donc la science de leacutetant en tant queacutetantdiffegravere du reste des sciences cela est manifeste du faitque chacune ltde ces derniegraveresgt a affaire agrave un eacutetantdeacutetermineacute186 cest-agrave-dire agrave une partie de leacutetantLarithmeacutetique par exemple porte sur les nombresqui sont bien des eacutetants deacutetermineacutes la geacuteomeacutetrieporte sur les lignes les plans et les solides qui sonteux aussi des eacutetants deacutetermineacutes De la mecircme maniegraverechacune des autres ltsciencesgt soccupe aussi dunepartie deacutetermineacutee de leacutetant et examine ses proprieacuteteacutespar soi (ce qui en effet signifie ici ses accidents187)car cest le propre de la science de chaque ltsortedeacutetantgt En revanche la ltsciencegt qui ne soccupe nidun eacutetant deacutetermineacute ni dune partie de leacutetant portesimplement sur leacutetant en tant queacutetant cestpourquoi nayant pas pour sujet les eacutetantsdeacutetermineacutes elle sera diffeacuterente des autres
(239 16-25)
Alexandre commente ici en effet 1003a 22-26 qui distingue la science de leacutetant en tant
queacutetant et les sciences reacutegionales qui traitent dune partie de leacutetant La fin du passage (notre
185 Ce verbe nappartient donc plus agrave la relative laquo καθὸ ὄν raquo (qui se lit souvent chez Alexandre sans verbeexprimeacute sur le modegravele de laquo ᾗ ὄν raquo Cette construction implique que le ἀλλά ne coordonne pas deuxpropositions de mecircme niveau grammatical mais vienne seulement renforcer lopposition entre laquo μὴπερὶ ὄν τί μὴδε περὶ μέρος τοῦ ὄντος raquo et laquo περὶ τὸ ὂν καθὸ ὄν raquo
186 Ou laquo de quelque chose qui est raquo si lon souhaite rendre lordre des mots περὶ τὶ ὂν et non pas commeapregraves περὶ ὂν τὶ (239 23) Cependant la marche geacuteneacuterale du raisonnement dans le passage sembleindiquer quAlexandre ne distingue pas reacuteellement entre ὄν τι et τι ὂν le reste du corpus ne permet pasnon plus dasseoir une telle distinction
187 Pour une critique de cette lecture cf B Cassin M Narcy [1998] p 161
182
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
texte) proposerait alors une sorte dargument par labsurde assez formel188 venant justifier
laffirmation aristoteacutelicienne si la science en question soccupait dun certain eacutetant au sens dune
partie de leacutetant elle ne pourrait plus ecirctre laquo autre raquo diffeacuterente des sciences reacutegionales
quAlexandre a illustreacutees plus haut par les exemples des matheacutematiques et de la geacuteomeacutetrie
Libeacutereacute de cette contradiction ce passage confirme notre interpreacutetation geacuteneacuterale pour
Alexandre laquo en tant queacutetant raquo deacutesigne la perspective prise sur leacutetant propre agrave la philosophie
premiegravere ou la sagesse189 Celle-ci a donc en partie les mecircmes objets que la geacuteomeacutetrie par
exemple les lignes les plans et les solides qui sont eux aussi un certain type deacutetants190 Mais
chaque science reacutegionale theacuteorise un type deacutetants en les rassemblant selon une classe et en les
eacutetudiant du point de vue de leur appartenance agrave cette classe
Καὶ περὶ τοῦ ὄντος δὲ μιᾶς ἐπιστήμηςθεωρῆσαι καθὸ ὄν ἐστιν οὐ γὰρ καθὸμουσικὰ ἢ ἰατρικά ἀλλὰ καθὸ ὄντα καὶ τῆςτοῦ ὄντος κεκοινώνηκε φύσεως
Or pour leacutetant aussi il appartient agrave une uniquescience de leacutetudier en tant quil est un eacutetant Ce nesten effet pas en tant que musicales ou meacutedicalesltquelle eacutetudie ces chosesgt mais en tant queacutetantscest-agrave-dire lten tantgt quelle en viennent agrave partager lanature de leacutetant191
(244 6-8)
Cela permet de fonder la remarque que nous avons faite plus haut sur les proprieacuteteacutes de
leacutetant en tant queacutetant celles-ci ne sont donc pas agrave entendre chez Alexandre comme des
proprieacuteteacutes dun objet mateacuteriel au premier degreacute mais comme des proprieacuteteacutes dun objet formel
Ainsi en va-t-il du laquo mecircme raquo et du laquo contraire raquo et plus geacuteneacuteralement des laquo affections raquo de lun et
de leacutetant dont Aristote parle en Γ 2 1004b 5-8 en disant quil appartient agrave la science en question
de les eacutetudier ainsi que leurs accidents parce que ces affections appartiennent agrave lun en tant
quun et leacutetant en tant queacutetant laquo et non en tant que nombres lignes ou feu raquo (1004b 6)
Pour lExeacutegegravete192 si lidentiteacute lalteacuteriteacute la ressemblance etc eacutetaient des proprieacuteteacutes par soi
des nombres des lignes ou du feu (cest-agrave-dire des laquo parties de leacutetant raquo selon la terminologie de
Γ 1) alors elles seraient des proprieacuteteacutes seulement accidentelles de leacutetant pris en tant queacutetant
188 Mais Alexandre est tregraves coutumier du fait
189 Ces noms sont donneacutes juste apregraves en 239 35-36 par exemple
190 In Met 239 18-19 laquo ἡ δὲ γεωμετρία περὶ γραμμὰς καὶ ἐπίπεδα καὶ στερεά ἃ καὶ αὐτά τινα ὄντα raquo
191 Autre traduction possible (choisie par A Madigan dans la traduction anglaise et M Casu pourlitalienne) laquo Ce nest en effet pas en tant que musicales ou meacutedicales mais en tant queacutetants que ceschoses en viennent aussi agrave partager la nature de leacutetant raquo M Bonelli traduit de la mecircme faccedilon que ceque nous proposons ([2001] p 95) Nous revenons sur ce texte au sect 31
192 In Met 258 14-24
183
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
parce quelles ne seraient pas communes agrave tous les eacutetants Autrement dit elles ne pourraient pas
transgresser lincommunicabiliteacute des genres En deacuteveloppant la situation imagineacutee par
Alexandre si lune de ces proprieacuteteacutes mettons lidentiteacute eacutetait une proprieacuteteacute par soi des lignes
alors seules les lignes pourraient ecirctre dites laquo identiques raquo les unes aux autres ndash le laquo par soi raquo
impliquant ici une stricte coextensiviteacute entre la proprieacuteteacute et la classe des choses qui en sont les
porteuses193 Cest via ce raisonnement quAlexandre explicite ensuite le caractegravere laquo universel et
geacuteneacuteral raquo de la philosophie (laquo ἡ καθόλου τε καὶ κοινὴ φιλοσοφία raquo 258 23-24) par opposition
au physicien ou au geacuteomegravetre ce qui confirme que lobjet propre agrave la philosophie universelle soit
bien le laquo en tant queacutetant raquo Alexandre deacutefinit alors neacutegativement les proprieacuteteacutes par soi de leacutetant
en tant queacutetant comme ce qui nappartient essentiellement agrave laquo aucun eacutetant deacutetermineacute raquo (laquo μηδενὶ
ἀφωρισμένως τῶν ὄντων raquo 258 20) On laura compris bien sucircr ces proprieacuteteacutes appartiennent
aux divers eacutetants donc aussi au feu aux nombres ou aux lignes mais elles ne leur appartiennent
essentiellement que sous leur perspective deacutetants la neacutegation dans la proposition de 258 20 porte
sur la deacuteterminiteacute des eacutetants non pas sur les eacutetants eux-mecircmes pris comme eacutetants194 Ce nest
donc pas parce que lexpression laquo eacutetant en tant queacutetant raquo est employeacutee absolument sous
lapparence dun groupe nominal quelle deacutesigne une entiteacute un objet mateacuteriel il faut toujours
sous-entendre le verbe laquo θεωρεῖν raquo ou un eacutequivalent
Agrave notre connaissance le syntagme laquo ὂν ᾗ ὄν raquo reste agrave leacutepoque la marque stricte de
laristoteacutelisme agrave tout le moins dAlexandre Aucun autre auteur de leacutepoque post-helleacutenistique
quil soit dans une des quatre eacutecoles ou en dehors nemploie le syntagme195 Ce nest quavec
Plotin que lexpression reparaicirct ndash au sein des traiteacutes 42 et 43196 sur les genres de leacutetant Tant sen
faut cependant que linteacuterecirct alexandrinien pour la question de lecirctre soit totalement deacutetacheacute de
193 Sur la difficulteacute de savoir si Alexandre distingue entre καθ αὑτὰ et καθ αὑτὸ et sil prend cesexpressions comme des adverbes ou non cf M Bonelli [2001] p 133-142 qui montre finalementquaucune distinction stricte ne peut ecirctre adopteacutee entre les deux tournures comme il en va deacutejagraveprobablement chez Aristote
194 Cf une explication similaire en In Met 259 19-22 laquo ὡς οὖν τούτων ἑκάστῳ ἔστι τινὰ οἰκείωςὑπάρχοντα οὕτως ἔστι τινὰ οἰκεῖα καὶ τοῦ ὄντος ᾗ ὄν οὐκ ἀφωρισμένου τινὸς γένους τῶν ὑπὸ τὸὄν ἀλλ ἐν πᾶσιν ὡρισμένα ὄντα τοῖς οὖσι περὶ ὧν ὁ θεωρητικὸς φιλόσοφος raquo
195 Une exception notable est un hapax de Philon dAlexandrie qui deacutetermine lecirctre du Dieu laquo en tant quilest eacutetant raquo et non de faccedilon relative Cf De mutatione nominum 27 1-4 laquo ἀλλὰ γὰρ οὐδ ἐκεῖνοπροσῆκεν ἀγνοεῖν ὅτι τὸ ldquoἐγώ εἰμι θεὸς σὸςrdquo (Gen 17 1) 273 λέγεται καταχρηστικῶς οὐ κυρίωςτὸ γὰρ ὄν ᾗ ὄν ἐστιν οὐχὶ τῶν πρός τι raquo
196 Plotin Enneacuteade VI 1 (42) 10 12 VI 2 (43) 17 21 Voir toutefois aussi chez Sextus AM IX 273 3-4 2754
184
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
toute preacuteoccupation contemporaine comme on a deacutejagrave essayeacute de le montrer et comme on va y
revenir Si leacutetant en tant queacutetant demeure la chasse gardeacutee de lExeacutegegravete cest dans son approche
du verbe laquo ecirctre raquo quon va voir se reacuteveacuteler certains enjeux agonistiques qui gregravevent la question
ontologique
223 Eacutetudier les modes decirctre des eacutetants ὕπαρξις
Alexandre a ceci de remarquable quil explicite freacutequemment les termes ὄν ou εἶναι par
celui de laquo ὕπαρξις raquo
laquo Κοινὸν γὰρ τὸ ὂν πᾶσι τοῖς ἐν ὑπάρξει raquo (In Met 11 8)
laquo Διὰ μὲν τοῦ ὂν εἰπεῖν τι τὴν ὕπαρξιν σημαίνοντες αὐτοῦ raquo (In Met 247 19)
laquo Τὴν γὰρ οἰκείαν ὕπαρξιν ἑκάστου σημαίνει τὸ ὂν ὁμώνυμον [hellip] τὸ μὲν γὰρ τῇ οὐσίᾳσυντασσόμενον εἶναι τὴν οὐσιώδη ὕπαρξιν σημαίνει raquo (In Met 371 22-25)
laquo Φησὶ δέ ἐπεὶ τὸ εἶναι πλεοναχῶς (δεκαχῶς γάρ) τὸ κατὰ τὸ εἶναι πρῶτον καὶ κατὰτὴν ὕπαρξίν φησιν εἶναι τὸ πᾶσιν ὑποκείμενον τοῖς ἄλλοις τοιοῦτον δὲ τὴν οὐσίανεἶναι raquo (In Met 387 8-10)
laquo Πᾶν γὰρ τὸ ἐν ὑπάρξει ὂν καὶ ὂν καὶ ἕν ἐστιν raquo (In Top 301 19)
Or si les emplois de ὕπαρξις ont eacuteteacute deacutejagrave bien eacutetudieacutes chez les neacuteoplatoniciens ou
ὑπάρχειν chez les stoiumlciens197 lusage alexandrinien de ce champ lexical reste encore trop peu
exploreacute agrave lexception notable de M Bonelli198 alors que comme en teacutemoignent les passages citeacutes
il meacuterite une attention soutenue Quoi quil en soit pour le moment des diffeacuterences entre ces
textes un fait semble en effet acquis laquo ecirctre raquo ou laquo eacutetant raquo peuvent ecirctre exprimeacutes par ὕπαρξις
pour deacutesigner comme on va le voir le fait decirctre Le terme se laisse ici presque naturellement
traduire par laquo existence raquo et tel est bien son premier sens attesteacute tant dans le Bailly que le Liddle-
Scott On pourrait sarrecircter ici et consideacuterer le problegraveme comme reacutegleacute Or encore faut-il
comprendre ce que lon peut entendre par laquo existence raquo un coup dœil jeteacute agrave lhistoire du terme
suffit agrave montrer quon ne peut pas faire comme si sa signification eacutetait eacutevidente ou tellement
197 Voir entre autres P Hadot [1969] V Goldschmidt [1972] F Romano DP Taormina [1994]
198 M Bonelli [2001] p 89-95
185
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
commune quelle nexigerait pas deffort de deacutefinition199 Traduire ὕπαρξις par laquo existence raquo nest
pas reacutesoudre le problegraveme mais le poser
La thegravese alexandrinienne selon laquelle ὕπαρξις nous livrerait la signification de laquo ecirctre raquo
deacuteconcerte en effet dabord en ce que pour donner la signification dun verbe lExeacutegegravete emploie
un nom lagrave ougrave il lui eucirct eacuteteacute possible dutiliser ὑπάρχειν La chose est en fait probablement lieacutee agrave la
tendance du grec tardif agrave substantiver et agrave produire en ce qui concerne le vocabulaire
philosophique en particulier des noms en -σις
Mais le simple fait quecirctre puisse laquo signifier raquo et signifier un sens fait difficulteacute certains
passages dans Aristote par exemple Γ 2 semblent au contraire vider lecirctre de tout sens lexical
En soutenant dans un passage de Γ 2 que dire laquo homme raquo ou laquo un homme qui est raquo (un ecirctre
humain) nest quun redoublement Aristote ne considegravere-t-il pas que ladjonction de laquo eacutetant raquo agrave
un nom napporte aucune information sur le nom ni sur ce quil deacutesigne comme si luniverselle
extension de lecirctre eacutetait telle quelle compromettrait leacutepaisseur de son intension Par suite le
terme laquo eacutetant raquo pourrait bien passer pour un laquo attribut vide raquo200 Telle semble ecirctre eacutegalement selon
P Aubenque la tendance du chapitre 3 du De interpretatione ougrave laquo ecirctre raquo est compris comme
copule laquo ecirctre raquo sursignifie mais contrairement aux autres verbes il ne fait que cela et ne signifie
rien par lui-mecircme Deacutepourvu toute profondeur seacutemantique il se reacuteduit agrave un rocircle purement
coheacutesif ou copulatif dit autrement deacutenueacute de tout sens lexical laquo ecirctre raquo naurait quune fonction
syntaxique
Pourtant on pressent deacutejagrave les limites dune telle analyse eu eacutegard au projet mecircme dune
science de leacutetant en tant queacutetant Cest bien quecirctre signifie mais dapregraves Γ 2 et Δ 7 il laquo se dit en
plusieurs sens raquo Cette plurivociteacute ninterdit-elle pas agrave son tour de promouvoir une notion
unitaire comme celle de ὕπαρξις On va preacuteciseacutement montrer quAlexandre reporte cette
plurivociteacute sur ὕπαρξις201 le terme lui servant alors agrave expliciter la polyseacutemie de lecirctre et agrave
expliciter que cette polyseacutemie est une polyseacutemie de modes decirctre de faccedilons dexister Alexandre
est loin de lideacutee selon laquelle il y aurait malgreacute tout un sens lexical implicite du verbe ecirctre
Cette thegravese a eacuteteacute proposeacutee par P Aubenque ndash sans doute dans le sillage heideggerien ndash en
employant justement le verbe ὑπάρχειν pour deacutelivrer cette signification lexicale du verbe
laquo ecirctre raquo Heidegger soutient ainsi que laquo le terme le plus eacutetendu pour εἶναι en tant quecirctre-preacutesent
199 Sauf agrave ecirctre un carteacutesien convaincu
200 P Aubenque [1962] p 232 et [1985] [2009a] p 354-355
201 In Met 371 22-23 cf ci-dessous
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
lequel en mecircme temps en eacutelucide linterpreacutetation grecque est ὑπάρχειν raquo au sens de laquo dominer
du fait de se trouver lagrave au preacutealable le preacute-dominer au sens grec en tant que ecirctre-preacutesent agrave
partir de soi-mecircme raquo202 P Aubenque assoit cette interpreacutetation agrave partir dune lecture au
demeurant discutable203 du De interpretatione 3 lecture selon laquelle tous les verbes sursignifient
non seulement le temps et la liaison avec le sujet mais en outre lexistence le fait que ce soit le cas
(ὑπάρχει)204 Selon P Aubenque cela vaut a fortiori pour le verbe laquo ecirctre raquo laquo Le verbe ecirctre dans la
mesure mecircme ougrave il paraicirct ne pas avoir de sens propre devient ainsi vicariant pour tous les autres
verbes raquo et de ce fait assume laquo de faccedilon eacuteminente et pure les trois sursignifications qui dans les
autres verbes se surajoutent agrave une signification lexicale particuliegravere raquo205
Lemploi alexandrinien du nom ὕπαρξις est peut-ecirctre agrave lorigine dune telle thegravese mais il
ne se fait jamais au profit dune unification des sens de leacutetant ndash au contraire Degraves lors la difficulteacute
poseacutee par les affirmations alexandriniennes est davantage lexicale et conceptuelle il sagit de
comprendre ce que signifie ὕπαρξις Assisterait-on agrave leacutemergence dun concept dexistence en
terrain aristoteacutelicien
Lexistence comme simple fait decirctre distinct de lessence lexistence comme laquo la nue
202 M Heidegger [1961] trfr [1971] p 382 cf aussi p 379
203 Aristote au deacutebut du De int 3 affirme que le laquo verbe raquo (ou le rhegraveme si lon veut souligner la diffeacuterencedavec notre conception grammaticale courante du verbe) sursignifie le laquo νῦν ὑπάρχειν raquo (16b 9) Soiton comprend ce passage comme signifiant que tout verbe sursignifie laquo que cest un attributmaintenant raquo (cest le sens de la traduction de C Dalimier [2007] p 265) avec un sens purementattributif de ὑπάρχειν P Aubenque propose au contraire dentendre ὑπάρχειν au sens absolu etavance trois arguments 1) cest un des sens du verbe 2) dans la phrase il est employeacute sanscompleacutement 3) on trouve deacutejagrave le sens existentiel de laquo ecirctre raquo en 16a 18 Aubenque en deacuteduit donc laquo Lasursignification temporelle du verbe inclut donc la fonction copulative mais aussi la fonctionexistentielle exprimeacutee par lautre sens du verbe hyparchein raquo (P Aubenque [1991] [2009a] p 109) Cestaller vite en besogne aucun des arguments de P Aubenque nest agrave lui seul contraignant Surtoutlinterpreacutetation de P Aubenque repose sur le fait que lexemple de sursignification temporelle pris parAristote est le preacutesent ndash mais cela ne fonctionnerait pas avec un exemple de futur Enfin laffirmationdAristote agrave cet endroit repose sur la distinction immeacutediatement preacuteceacutedente Le verbe sursignifie agrave lafois le temps et laquo quune chose est dite dune autre raquo ce que recueille et reacutesume le laquo νῦν ὑπάρχειν raquo quand je dis laquo je marche raquo je sursignifie laquo maintenant raquo et laquo que quelque chose marrive raquo agrave savoir queje suis en train de marcher Ce passage ne peut soutenir la thegravese selon laquelle tout verbe aurait unesursignification laquo theacutetique (au sens de la position dexistence) raquo comme le dit Aubenque
204 Pour cette traduction cf P Aubenque [1991] [2009a] p 109
205 P Aubenque [1991] [2009a] p 109 et 111
187
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
entiteacute le simple et nu ecirctre des choses raquo206 ne semble en effet pas appartenir aux laquo ontologegravemes raquo207
du Stagirite On reacutetorquera que la matrice de la distinction meacutetaphysique entre lessence et
lexistence peut ecirctre trouveacutee dans la distinction grammaticale entre le verbe laquo ecirctre raquo comme
copule et le verbe laquo ecirctre raquo pris au sens absolu Or une telle distinction se lit assez aiseacutement dans
les Reacutefutations sophistiques 5 167a 4 laquo ce nest pas la mecircme chose decirctre quelque chose et decirctre
absolument (εἶναι ἁπλῶς) raquo208 De mecircme les Seconds Analytiques II 1 neacutelaborent-ils pas une
ceacutelegravebre diffeacuterence entre les questions laquo εἰ ἔστιν raquo et laquo τί ἐστιν raquo209 Agrave lencontre de cette thegravese qui
a pour elle la plausibiliteacute du bon sens on pourrait dabord sinterroger sur le preacutesupposeacute selon
lequel les concepts meacutetaphysiques naicirctraient de distinctions grammaticales cette proposition
pouvant parfaitement sinverser210 De surcroicirct dautres lieux du corpus semblent mecircme
parfaitement confondre ces deux sens du verbe laquo ecirctre raquo211 Plus dirimante est lobservation
suivante aussi cruciale que puisse paraicirctre cette distinction elle nest de toute faccedilon jamais
mentionneacutee comme lun des sens de lecirctre et nest jamais theacutematiseacutee comme telle dans la
Meacutetaphysique212 Ainsi comme le disent M Crubellier et P Pellegrin laquo tout se passe comme si
Aristote ne consideacuterait pas lusage existentiel [du verbe ecirctre] en tant que tel comme capital pour
la philosophie premiegravere raquo213
206 Selon lexpression de Scipion Dupleix La meacutetaphysique ou science surnaturelle laquo Il est donc certain quily a notable diffeacuterence entre lexistence et lessence des choses Mais pour le mieux entendre il fautobserver quen notre langue franccedilaise nous navons point de terme qui reacuteponde eacutenergiquement au latinexistentia qui signifie raquo (cf J-F Courtine [2003b] p 37 n 25)
207 Ce terme est forgeacute par F Nef (cf F Nef [2009])
208 Cf aussi SE 25 180a 35 sq et De int 11 21 a 33 Pour une discussion du sens de cette alternative voir lanote suggestive de GEL Owen [1957] p 165 n 3
209 Lon peut sinterroger pour savoir si la reacuteponse agrave la question laquo est-ce que cest raquo est vraiment unereacuteponse par instanciation du type exist x F(x) Cf les arguments que donne TV Upton contrelinterpreacutetation courante (celle de Owens en particulier) dans TV Upton [1991] TV Upton montrecomment dans la pratique aristoteacutelicienne les deux questions sont absolument inseacuteparables (etdoivent lecirctre) et comment le texte des AnPo II 1 appelle non pas une reacuteponse en termedinstanciation mais fait toujours reacutefeacuterence agrave un complexe sujet-preacutedicat en vue de lenquecircte sur lescauses du sujet en question Upton va jusquagrave interpreacuteter le passage comme signifiant quagrave unequestion laquo est-ce que cest raquo les seules reacuteponses possibles sont de type preacutedicatif (que la preacutedicationsoit essentielle ou accidentelle) Ceci rend en outre raison de Met E 1 1025b 16 sq
210 Il serait dailleurs inteacuteressant de connaicirctre leacutepoque dapparition dans les grammaires de la distinctionentre fonctions (ou sens) copulative et existentielle du verbe laquo ecirctre raquo
211 JJ Hintikka [1986] par exemple p 83 sur le texte des SE 5 166b 28-36
212 Hormis en un passage en E 1 1025b 16-18 Mais cest agrave titre de rappel de la theacuteorie geacuteneacuterale de la science(et cest dailleurs lun des arguments de Martineau en faveur de linauthenticiteacute dE1)
213 M Crubellier P Pellegrin [2002] p 343
188
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
On peut eacutemettre lhypothegravese214 selon laquelle cette absence de theacutematisation de lusage
existentiel constitue une thegravese dAristote Cest peut-ecirctre que cela na aucun sens pour le
Philosophe de concevoir un pur fait decirctre sans aucune deacutetermination distinct de lessence Plus
preacuteciseacutement il arrive assureacutement agrave Aristote de poser la question de savoir laquo si cest raquo en
particulier dans la Physique215 mais le pur fait decirctre ne paraicirct agrave tout le moins pas pertinent pour
une science de leacutetant en tant queacutetant Ecirctre pour Platon216 et Aristote cest toujours ecirctre quelque
chose ndash et reacuteciproquement un laquo quelque chose raquo est forceacutement un eacutetant comme sen avise
Alexandre contre les stoiumlciens Par suite lorsque dans la Meacutetaphysique Aristote enquecircte sur lὂν
ἁπλῶς ce que veut dire simplement ecirctre ou leacutetant au sens absolu cest bien de lοὐσία quil est
question laquo τὸ πρώτως ὂν καὶ οὐ τὶ ὂν ἀλλ ὂν ἁπλῶς ἡ οὐσία ἂν εἴη raquo dit Aristote en Z 1217 Or
le propre de la notion dοὐσία est preacuteciseacutement de conjoindre pour le dire vite essence et
existence lecirctre et lecirctre deacutetermineacute la reacutealiteacute dans tous ses sens218 Par suite aussi il ny a pas
selon Aristote dessence des non-eacutetants comme le bouc-cerf que lon ne peut deacutefinir et un
homme mort nest pas un homme219
En un mot il ny a pas dessence qui ne soit pas il ny a pas non plus dessence pour ce
qui nest pas Degraves lors on peut comprendre que pour Aristote deacuteterminer ce quest une chose
214 Cette hypothegravese requerrait des deacuteveloppements plus approfondis que ce que nous donnons ici agrave titredesquisse Sur la question dun concept aristoteacutelicien dexistence voir entre autres RM Dancy [1986]J Hintikka [1986] GB Matthews [1995] Sur la question de la validiteacute en grec classique dunedistinction entre usage copulatif et existentiel de εἶναι voir CH Kahn [1986] et les articles rassembleacutesdans CH Kahn [2009] (on rappellera que la laquo regravegle de Herman raquo qui fait la distinction entre les deuxusages par laccentuation est extrecircmement tardive cf CH Kahn [1973] p 420-434) Hintikka eacutetend lathegravese agrave lensemble de la distinction fregeo-russellienne (comprenant en outre lidentiteacute et la veacuteriteacute) maisdiscute laspect elliptique de cette thegravese (selon laquelle mecircme les emplois absolus du verbe laquo ecirctre raquo sonten reacutealiteacute preacutedicatifs (voir par exemple p 86 sq) Pour une approche originale cf I Olivo-Poindron[2003] qui enquecircte sur les origines aristoteacuteliciennes de la notion dexistence agrave travers une meacuteditationsur lοὐσῖα et lεἶναι ἁπλῶς et deacuteveloppe lideacutee que sil y a une notion aristoteacutelicienne de lexistenceelle doit ecirctre chercheacutee dans le concept dἐνέργεια et son extension analogique au livre H de laMeacutetaphysique
215 Pour le lieu le vide ou le temps par exemple voir Phys IV 1 208a 28 IV 6 213a 13 IV 10 217b 31 sq
216 Cf S Delcominette [2006] p 529 montre comment la thegravese selon laquelle chez Platon le verbe ecirctre esttoujours deacutetermineacute permet de reacutesoudre les questions sur un usage existentiel ou preacutedicatif de laquo ecirctre raquodans le corpus platonicien Cf en particulier la n 6 Le texte crucial est bien sucircr le Sophiste Sur lesvaleurs copulatives et existentielles de laquo ecirctre raquo chez Platon cf M Dixsaut [1985] p 326 (laquo Platon neconfond pas plus les deux sens du terme son sens dexistence et son sens de copule quil ne lesdistingue raquo) Sur leacutetant et le quelque chose dans le Sophiste cf aussi P Aubenque [1991]
217 Met Z 1 1028a 30-31
218 Sur cette traduction cf F Wolff [2005] p 145
219 Cf par exemple De int 21a 21-23 (et sur ce texte et ses implications cf GEL Owen [1965] p 78)
189
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
cest deacuteterminer comment elle est (existe) comme chose deacutetermineacutee il y a identiteacute entre le ce que
cest dune chose et son mode decirctre220 Contrairement agrave ce que soutenait naguegravere E Gilson
Aristote na pas laquo manqueacute raquo la distinction entre essence et existence bien plutocirct il interroge lecirctre
en-deccedilagrave de cette distinction221 Lexistence nest pas un philosophegraveme de la science de leacutetant en
tant queacutetant ou si lon preacutefegravere lexistence nest pas un laquo ontologegraveme raquo aristoteacutelicien En ce sens
de profonds motifs sopposent agrave la possibiliteacute dun concept ontologique dexistence chez Aristote
si lon entend par lagrave un concept explicite et textuellement theacutematiseacute du pur ecirctre indeacutetermineacute
logiquement et ou reacuteellement distinct de celui dessence
Si donc Alexandre avait favoriseacute leacutemergence dun concept dexistence dans son
interpreacutetation dAristote ce sera ou bien au prix de certains deacuteplacements ou bien au prix dune
compreacutehension pointue et nuanceacutee de ce que veut dire ὕπαρξις Nous allons tenter de montrer
que ces deux voies ne sont pas incompatibles et sont effectivement emprunteacutees par lExeacutegegravete Au
vu de lhistoire ulteacuterieure de lexistence en meacutetaphysique cette question meacuterite quon sy arrecircte
Avant denvisager comment Alexandre fait intervenir ὕπαρξις dans son exeacutegegravese dAristote il
convient donc tout dabord de tenter de cerner plus avant le terme de mesurer sa polyseacutemie pour
deacutecider en quel sens Alexandre lemploie
a) ὕπαρξις avant et chez Alexandre ndash les raisons dune promotion
Dans un article remarquable John Glucker a suffisamment brosseacute lhistoire de ὑπάρχω et
ὕπαρξις pour que lon puisse se limiter ici agrave quelques rappels222 Si ὑπάρχω se lit une fois chez
Homegravere cest surtout un terme de prose classique qui prend principalement deux groupes de
sens premiegraverement commencer et donc ecirctre deacutejagrave lagrave dougrave ecirctre preacutesent exister223 et
deuxiegravemement ecirctre disponible pour ecirctre posseacutedeacute appartenir et le verbe vaut alors pour des
220 Cf les analyses dA Stevens [2000] p 176 laquo Dapregraves ces textes [ie tireacutes de De int 9] la liaison entrelessence et lexistence vient du fait que deacuteterminer la nature ou lessence dune chose cest deacuteterminerson mode dexistence et le type deacutetant quelle constitue raquo On pense eacutegalement agrave Met H 2 1042b 25 sq
221 E Martineau [1997] p 453
222 J Glucker [1994] Le seul reproche que lon pourrait eacutemettre est labsence totale de reacutefeacuterence agraveAlexandre alors quAlexandre est justement lun des initiateurs du statut philosophique de ὕπαρξις
223 Le sens existentiel admet eacutegalement une construction copulative comme auxiliaire J Gluckerdistingue ici le sens temporel qui insiste sur la prioriteacute et le sens existentiel mais note lui-mecircme queces sens sont tregraves proches
190
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
proprieacuteteacutes mateacuterielles tant quabstraites Le verbe nest donc pas radicalement eacutequivoque et lon
discerne aiseacutement les liens entre les diverses significations une preacutesence est ce qui me preacutecegravede
qui commence et mattend soffre ainsi agrave mon action en restant disponible sous la main
Ὑπάρχω bottelle donc lavoir et lecirctre par le nœud du laquo deacutejagrave-lagrave raquo et de lanteacuterioriteacute Cette
anteacuterioriteacute peut ecirctre celle dun premier qui commence et qui commande mais ce peut ecirctre aussi
ce qui reacutesulte dun fonds litteacuteralement primordial De mecircme ce que je possegravede attend peut-ecirctre
son usage actuel mais dune certaine faccedilon ceacutetait de fait deacutejagrave preacutesent
Or cette uniteacute des sens du verbe paraicirct cruciale pour saisir son usage philosophique Chez
Aristote le premier sens reste comme chez Platon agrave leacutetat de vocabulaire non-technique224 Plus
nouveau est chez le Stagirite le second sens dappartenance techniquement travailleacute pour
formuler la proposition preacutedicative en langage rigoureux (Aristote lexprimant rarement sous la
forme laquo S est P raquo sauf pour citer des expressions courantes ou fautives) Degraves lors ὑπάρχω se
prend en autant de sens que le verbe ecirctre autant quil y a de cateacutegories225 Sous forme participiale
le terme deacutesigne logiquement les laquo proprieacuteteacutes raquo par soi ou par accident Mais lon peut se
demander si ce sens technique nest pas eacutegalement lesteacute du sens existentiel lappartenance dun
preacutedicat au sujet signifierait aussi quil est reacuteellement dans le sujet que cest le cas mais
probablement sans une option ontologique tregraves forte226 Enfin Aristote ne se prive pas
demployer voire dinventer des composeacutes ἐνυπάρχω par exemple ou προϋπάρχειν227
De son cocircteacute le substantif ὕπαρξις plus tardif a le sens courant de laquo possession raquo
laquo richesse raquo en revanche tous les autres emplois sont des emplois techniques en grammaire228
par exemple ou en matheacutematiques229 Avant Alexandre le terme au sens de lexistence
apparaicirctrait pour la premiegravere fois non pas chez Philon dAlexandrie comme le soutient J
Glucker mais chez Philodegraveme230 agrave propos de lexistence des dieux Mais cest bien agrave propos de la
224 On le trouve par exemple en Met Θ 2 1046b 10
225 Cf An Pr I 36 48b 2-4 et An Pr I 37 49a 6-9
226 Cest pourquoi la proposition de J Glucker de le traduire par laquo to exist for raquo est sans doute encore tropdeacutetermineacutee
227 Que ne mentionne pas Glucker sans doute parce que la preacuteposition ne fait quexpliciter lun des sensdu verbe mais dont linteacuterecirct philosophique nest pas des moindres Ce composeacute apparaicirct danscertaines propositions cruciales du corpus aristoteacutelicien ougrave on le traduit couramment par laquo preacuteexister raquomecircme quand cela nest pas sans poser problegraveme au niveau du sens par exemple agrave propos de la matiegravereen Z 7 1032b 30-32 passage inteacuteressant qui mecircle προϋπάρχοι ὑπάρξει et ἐνυπάρχει
228 Cf par exemple Apollonius Dyscole Des conjonctions 221 17
229 Chez Diophante par exemple Arithmeticorum libri sex 2 16 et 12 19
230 De Dis 3 col 10 35 Diels De pietate col 22 628 Selon MF Burnyeat [2003] p 14 n 49 le sens
191
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
mecircme question que le terme reparaicirctra chez Philon231 qui distingue agrave plusieurs reprises entre
lοὐσία et la ὕπαρξις de Dieu cest-agrave-dire entre ce que Dieu est et le fait quil soit Selon Philon
en effet lessence de Dieu reste inaccessible agrave lhomme qui peut seulement saisir les puissances
divines qui reacutevegravelent son laquo existence raquo car laquo le fait quIl est peut ecirctre saisi sous le nom dexistence raquo
(τὸ δ ὅτι ἔστιν ὑπάρξεως ὄνοματι καταληπτὸν ὄν)232
Ὕπαρξις renvoie donc clairement agrave une question de fait par opposition agrave la question de
lessence on le lit chez Plutarque dans un contexte logique233 ou tregraves clairement chez Galien
dans lInstitution logique qui oppose les preacutemisses portant sur llaquo existence simple raquo (celle de la
Providence et de lhippocentaure) par diffeacuterence des preacutemisses portant sur lessence234 Agrave chaque
fois il sagit donc de sassurer de la reacutealiteacute dun fait difficile agrave eacutetablir en particulier parce quil
eacutechappe agrave la perception le destin la providence les dieux bref des reacutealiteacutes proprement meacuteta-
physiques (ou agrave tout le moins sur le statut meacutetaphysique desquelles on sinterroge)235 On
retrouve dailleurs exactement ce sens chez Alexandre par exemple au deacutebut de la Mantissa
Περὶ ψυχῆς τί τέ ἐστι καὶ τίς αὐτῆς ἡοὐσία καὶ τίνα αὐτῇ τὰ συμβεβηκότα οὐπρόχειρον οὐδὲ ἐκ τοῦ ῥᾴστου καταμαθεῖνἀλλ ἔστιν τῶν χαλεπωτάτων ἡ περὶ τούτωνθεωρία καίτοι τό γε εἶναι τὴν ψυχὴνγνωριμώτατον καὶ φανερώτατον Ἀλλ ἔστινπολλὰ τῶν ὄντων ἃ τὴν μὲν ὕπαρξιν ἔχειγνωριμωτάτην ἀγνωστοτάτην δὲ τὴνοὐσίαν ὥσπερ ἥ τε κίνησις καὶ ὁ τόπος ἔτιδὲ μᾶλλον ὁ χρόνος ἑκάστου γὰρ τούτων τὸμὲν εἶναι γνώριμον καὶ ἀναμφίλεκτον τίς δέποτέ ἐστιν αὐτῶν ἡ οὐσία τῶνχαλεπωτάτων ὁραθῆναι
Agrave propos de lacircme ce quelle est quelle est sonessence et quels sont ses accidents cela nest ni agrave laporteacutee de tous ni tregraves facile agrave deacutecouvrir au contraireleacutetude de ces choses appartient aux plus ardues bienque le fait que lacircme est soit tregraves connu et tregraves eacutevidentMais parmi les eacutetants nombreux sont ceux dontlexistence est bien connue mais dont lessence estinconnue comme le mouvement et le lieu et plusencore le temps De chacune de ces choses en effetlecirctre est connu et indubitable mais [quant agrave savoir]quelle peut bien ecirctre leur essence cela fait partie deschoses les plus difficiles agrave voir
(Mantissa 101 3-10)
dappartenance est attesteacute avant mais Burnyeat nen cite pas les occurrences
231 De opificio mundi 170 laquo Πρῶτον μὲν ὅτι ἔστι τὸ θεῖον καὶ ὑπάρχει διὰ τοὺς ἀθέους ὧν οἱ μὲνἐνεδοίασαν ἐπαμφοτερίσαντες περὶ τῆς ὑπάρξεως αὐτοῦ οἱ δὲ τολμηρότεροι καὶ κατεθρασύναντοφάμενοι μηδ ὅλως εἶναι raquo
232 De praemiis 40 Sur ce passage (et la lecture ὄνοματι) cf MF Burnyeat [2003] p 15 n 54
233 Plutarque Sur lE de Delphes 386f 3 387c 6
234 Galien Institutio logica II 1 laquo ltΤῶν δὲ προτάσεωνgt ἔνιαι μὲν ὑπὲρ ἁπλῆς ὑπάρξεως ἀποφαίνονταικαθάπερ ὁπόταν εἴπῃς lsquoπρόνοια ἔστιν ἱπποκένταυρος οὐκ ἔστινrsquo [αἴνιγμα] ἢ ltπερὶ τῆς οὐσίαςκαθάπερgt αἱ τοιαίδε lsquoὁ ἀὴρ σῶμά ἐστιν ὁ ἀὴρ οὐκ ἔστι σῶμαrsquo ὑπὲρ δὲ τοῦ μεγέθους lsquoὁ ἥλιοςltποδιαῖός ἐστιν ὁ ἥλιοςgt οὐκ ἔστι ποδιαῖοςrsquo ἔνιαι δὲ ὑπὲρ τῆς ποιότητος lsquoὁ ἥλιος ltφύσει θερμόςἐστιν ὁ ἥλιοςgt οὐκ ἔστι φύσει θερμόςrsquo ἔνιαι δὲ ὑπὲρ τοῦ ltπρόςgt τι lsquoμείζων ἐστὶν ὁ ἥλιος τῆςσελήνης raquo
235 Galien Institutio logica XIV 1
192
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Comme chez Galien et Philon le terme fonctionne par diffeacuterence davec lessence ndash mais il
faut noter que la relation entre essence et existence est ici inverseacutee par rapport agrave Galien Dune
faccedilon peut-ecirctre plus aristoteacutelicienne Alexandre preacutesente un fait connu eacutetabli et cest sur lessence
que va se concentrer la recherche philosophique Ce prologue adopte cependant un ton assez
rheacutetorique et nest donc pas encore suffisant pour eacutetablir leacutemergence de ὕπαρξις comme concept
philosophique
Mais Alexandre emploie eacutegalement le terme dans des textes techniques par exemple
limportante Quaestio I 8 selon laquelle laquo La forme nest pas dans la matiegravere comme en un
substrat raquo ougrave ὕπαρξις deacutesigne ce que la forme rend possible pour la matiegravere236 Le forme en effet
y est dite contribuer agrave lexistence de la matiegravere (laquo ἐν δὲ τῇ ὕλῃ ᾗ συντελεῖ πρὸς ὕπαρξιν raquo 18 7)
parce quelle contribue agrave la subsistance du substrat (laquo συντελεῖ πρὸς τὸ εἶναι ἐν ὑποστάσει raquo 18
6)237 Le terme y est redoubleacute par le participe ὑπάρχον pour deacutesigner le mode decirctre du
particulier en acte La Quaestio I 17 reacutepegravete dans un sens similaire que la matiegravere premiegravere ne
saurait exister sans une forme mais accorde de faccedilon plus eacutequitable que laquo chacune des deux a
besoin de lautre pour ecirctre en acte et dans lexistence raquo238 Lexistence reacutecupegravere donc ici au moins
linguistiquement des concepts typiquement aristoteacuteliciens ce qui existe cest le particulier le
composeacute en acte
Dans le corpus alexandrinien le terme prend aussi un sens plus large qui deacutecoule du
preacuteceacutedent pour deacutesigner le donneacute positif la reacutealiteacute comme ce qui est indeacutependant de ma
perception et de ma penseacutee et qui en fait lobjet contre les sophistes239 Dans le commentaire agrave
Meacutetaphysique Γ 5-6 Alexandre emploie ὕπαρξις pour dire la preacuteexistence des substrats de la
sensation la reacutealiteacute qui se trouve en deccedilagrave de lapparaicirctre240 Que ὕπαρξις fonctionne par
236 Quaestio I 8 18 4-9
237 Sur cette thegravese cf ci-dessous sect 322 et 323
238 Quaestio I 17 30 4-6 laquo οὔτε γὰρ τὴν ὕλην χωρὶς εἴδους οἷόν τε ἐν ὑποστάσει εἶναι οὔτε τὸ εἶδοςἄνευ τῆς ὕλης ἑκάτερον γὰρ αὐτῶν τοῦ ἑτέρου δεῖται πρὸς τὸ εἶναι ἐνεργείᾳ τε καὶ ἐν ὑπάρξει raquo
239 Cf par exemple In Met 326 5-9 laquo Καὶ ἔτι ὁ λέγων εἰ ἐν τῷ δοξάζεσθαι ἑκάστῳ τῶν ὄντων ἐστὶ τὸεἶναι μὴ ὄντος γε τοῦ δοξάσαντος οὐδὲν ἔσται ὥστε ἀναιρεθέντος ζῴου οὐδὲν ἄλλο εἴη καὶσυμφθείροιτο ἂν τῷ δοξάζοντι φθειρομένῳ ἡ ὕπαρξις τῶνδε ὧν ἐδόξαζεν ὡς εἴπομεν ἤδη raquo laquo Enoutre il y a largument selon lequel si cest dans le fait decirctre objet dopinion que reacuteside son ecirctre pourchaque eacutetant alors sil ny a personne pour avoir une opinion rien nexistera Degraves lors en supprimantlanimal rien dautre nexistera et avec la destruction du sujet opinant sera eacutegalement supprimeacuteelexistence de tout ce sur quoi il a eu une opinion comme nous lavons deacutejagrave dit raquo
240 Cf par exemple In Met 316 9 et 25 et In Met 323 7-10 laquo Ῥᾴδιον δέ ὅτι μὴ ἔστιν ἐν τῷ φαίνεσθαιτοῖς οὖσι τὸ εἶναι καταμαθεῖν καὶ ἐκ τοῦ τὰ μὲν πρός τι ἅμα εἶναι τῇ φύσει μὴ συναναιρεῖσθαι δὲτῷ δοξάζοντι τὴν τῶν δοξαζομένων οὐσίαν τε καὶ ὕπαρξιν raquo laquo Mais il est eacutegalement facile de
193
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
opposition au simple apparaicirctre est confirmeacute par dautres passages qui la rangent du cocircteacute du
πρᾶγμα241 Mais ὕπαρξις se rapproche eacutegalement du sens cateacutegorial de lοὐσία et sert agrave dire la
primauteacute de lοὐσία dans lordre des ecirctres ou le mode decirctre quasi-substantiel des artefacts242
Agrave chaque fois donc ὕπαρξις a agrave avoir avec οὐσία soit pour sen distinguer (quand οὐσία
signifie lessence sur le modegravele de la distinction entre εἰ ἔστιν et τί ἐστιν) soit pour se
rapprocher de son sens large (ce qui est la reacutealiteacute) ou de son sens de premiegravere cateacutegorie Le terme
paraicirct donc avoir un statut notionnel dans le vocabulaire alexandrinien bien quil ne soit pas
theacutematiseacute comme tel Malgreacute la diversiteacute de ses usages il renvoie communeacutement agrave llaquo existence raquo
certes mais entendue comme laquo le fait que ce soit le cas raquo la factualiteacute par exemple le factum
brutum243 du particulier sensible dont lexistence simpose agrave moi ou encore lactualiteacute dun eacutetat de
fait (un complexe substance-accident)244 La liaison avec lοὐσία comprise comme substance
seacuteclaire alors dire quune chose laquo existe raquo ou est laquo dans lexistence raquo cest dire soit quelle
compose une substance soit quelle est une substance (pour laquelle on peut sinterroger sur ce
quelle est ou si elle est) ou encore quelle est le preacutedicat dune substance agrave laquelle elle
appartient Il ny a donc pas radicale eacutequivociteacute entre le sens dit laquo existentiel raquo ou factuel et le
sens dappartenance que le terme a surtout dans le Commentaire aux Premiers Analytiques Si lon
prend le terme dappartenance au sens reacutealiste comme on a pu le faire deacutejagrave chez Aristote alors
comprendre que lecirctre des eacutetants ne consiste pas dans leur apparaicirctre agrave partir du fait que tandis que lesrelatifs sont par nature simultaneacutes la substance et lexistence des objets de croyance ne sont passupprimeacutees avec celui qui y croit raquo
241 Cf par exemple In Met 431 20 ndash 432 5 et surtout In Meteor 131 23 Cf aussi In De sensu 63 20
242 Cf In Met 359 33 ndash 360 1 laquo Διὸ καὶ τὸ κατὰ τέχνην γινόμενον εἶδος οὐσίαν ὂν τῶν ἔργων τῶντεχνητῶν οὕτω καλοῦσιν ἕκαστον γὰρ καὶ τούτων οἰκείαν τινὰ οὐσίαν καὶ ὕπαρξιν ἔχει ἣ καὶαὐτὴ φύσις καλεῖται εἶδος ὂν αὐτῶν διὸ καὶ λέγεται οἰκείαν ἔχειν οὐσίαν raquo laquo Cest pourquoi onappelle laquo nature raquo la forme qui advient par la technique parce quelle est la substance des objetstechniques Chacun de ces objets en effet possegravede aussi une certaine substance propre et uneexistence quon appelle aussi laquo nature raquo parce quelle est la forme de ces objets ndash et cest pourquoi ilssont dits avoir une substance propre raquo Cf aussi In Met 387 8-12 laquo Φησὶ δέ ἐπεὶ τὸ εἶναι πλεοναχῶς(δεκαχῶς γάρ) τὸ κατὰ τὸ εἶναι πρῶτον καὶ κατὰ τὴν ὕπαρξίν φησιν εἶναι τὸ πᾶσιν ὑποκείμενοντοῖς ἄλλοις τοιοῦτον δὲ τὴν οὐσίαν εἶναι καθὸ γὰρ συναναιρεῖ μὲν μὴ συναναιρεῖται δέ πρώτητῶν ἄλλων Ἀλλὰ καὶ καθὸ ὑπόκειται καὶ καθὸ τἆλλα ἔστι τῷ ἐν ταύτῃ ὑποκειμένῃ εἶναι μάλιστακαὶ πρῶτον ὄν raquo laquo laquo[Aristote] dit en outre que puisque lecirctre [se dit] en plusieurs sens (agrave savoir endix sens) ce qui est premier selon lecirctre et selon lexistence est selon lui substrat pour toutes les autreschoses ndash et telle est la substance car dans la mesure ougrave [si] on supprime [tout le reste] elle nest passupprimeacutee elle est la premiegravere de tout le reste Mais cest agrave la fois dans la mesure ougrave elle est sous-jacente et ougrave les autres choses sont parce quelles reacutesident en ce substrat quelle est un eacutetant suprecircme etpremier raquo Voir aussi In Met 399 12-19
243 Nietzsche Geacuteneacutealogie de la morale III sect 24
244 Pour une occurrence temporelle de ὕπαρξις cf In Met 385 29
194
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
cela voudrait dire que 1) construit avec double reacutegime datifgeacutenitif ὕπαρξις signifie loccurrence
de x en y et 2) sans compleacutement ὕπαρξις deacutesigne loccurrence ndash au sens anglo-saxon ndash dune
chose
Or si avant Alexandre le terme est assez peu employeacute245 il prend toutefois une veacuteritable
ampleur dans le deacutebat philosophique de son eacutepoque ndash chez Sextus246 ou Galien par exemple ndash et
il est donc leacutegitime de sinterroger sur les raisons dune telle promotion en se demandant si ses
emplois par diffeacuterents auteurs favorisent leacutemergence dun sens unique Dans une note agrave son
article sur les traductions latines dοὐσία247 J-F Courtine eacutevoque ainsi lideacutee selon laquelle la
traduction dοὐσία par substantia est lieacutee agrave la traduction au sein du grec dοὐσία en ὕπαρξις
Comme on la deacutejagrave eacutevoqueacute248 pour J-F Courtine en effet agrave la peacuteriode post-helleacutenistique la
laquo preacutesence raquo devient penseacutee en termes de laquo fait raquo quil faut eacutetablir et sur lequel on peut construire
le discours (quil soit judiciaire physique etc) Cette thegravese demande agrave ecirctre nuanceacutee et ne peut ecirctre
geacuteneacuteraliseacutee agrave lensemble du vocabulaire ontologique mais en lespegravece les occurrences de
ὕπαρξις que nous avons trouveacutees chez Philon Galien ou Alexandre vont dans ce sens Il est donc
naturel de ce point de vue que le vocable laquo ὕπαρξις raquo soit reacuteguliegraverement employeacute dans les
questions sur lecirctre et le mode decirctre de ces choses dont nous savons quelles sont mais qui
nexistent pas agrave la maniegravere des corps sensibles telles les ideacutees les cateacutegories le temps lacircme les
universaux mais aussi (voire surtout) les objets matheacutematiques249 ndash comme en teacutemoigne
Alexandre lui-mecircme250 reacutecupeacuterant un terme sans doute diffuseacute par le Portique
Si ὕπαρξις ne se lit que dans des teacutemoignages plus tardifs le verbe ὑπάρχω quant agrave lui
est clairement attesteacute degraves les premiers stoiumlciens Le verbe intervient en effet agrave la fois dans la
deacutefinition par Zeacutenon de la φαντασία καταληπτικὴ dans la deacutefinition de la veacuteriteacute ou dans les
questions du mode decirctre des incorporels et en particulier celui des exprimables251 Sans quil soit
ici neacutecessaire de trancher la poleacutemique sur la signification du verbe en lien avec un passage de
245 On le lit certes dix-huit fois chez Philon mais cest dans une œuvre pour le moins prolifique
246 Par exemple PH II 14 M VIII 453
247 J-F Courtine [1980] [2003a] p 74 n 1
248 Cf ci-dessus sect 113a
249 Cf DP Taormina [1994]
250 Sur lexistence du vide et du non-eacutetant etc Cf In Met 35 24 ndash 36 3 Mantissa 172 12 Quaestio 10611 etc
251 Voire respectivement Sextus Empiricus M VII 248 (dans cette deacutefinition Ciceacuteron traduit ὑπάρχονpar id quod est) M VIII 10 DL VII 63 (= SVF II 181) et Sextus M VIII 70
195
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Plutarque sur le temps252 agrave tout le moins peut-on repeacuterer ceci de clair dans la deacutefinition de la
veacuteriteacute ou de la φαντασία καταληπτικὴ le terme ὑπάρχον fait toujours signe vers ce qui est
reacuteellement actuellement avec lideacutee dun laquo eacutetat de choses raquo (plus que dune entiteacute exteacuterieure) Le
terme peut en outre deacutesigner agrave la fois ce qui est doteacute de ce mode decirctre que ce qui est fondeacute dans
un tel mode decirctre De mecircme dans les passages de Sextus contenant ὕπαρξις et visant les
stoiumlciens on trouve ce sens de la reacutealiteacute extra-mentale dun eacutetat de choses Mais si ὑπάρχον
deacutesigne effectivement le mode decirctre des corps il peut aussi renvoyer agrave lecirctre des incorporels au
sens ougrave ils sont actuellement instancieacutes dans quelque chose253 Il en va ici comme il en va pour
ὑπόστασις le champ lexical de lὑπάρχειν demeure suffisamment labile pour sadapter agrave des
contextes et des niveaux ontologiques diffeacuterents Les auteurs de la peacuteriode post-helleacutenistique et
de lAntiquiteacute tardive y trouvent un moyen dexprimer leur propre conception du laquo reacuteel raquo de ce
qui nous est donneacute factuellement indeacutependamment du bon-vouloir du sujet ndash que lon deacutesigne
par lagrave les corps les Ideacutees ou le composeacute hyleacutemorphique
Reacutecapitulons cette bregraveve esquisse de lhistoire de ὕπαρξις reacutevegravele une option ontologique
plus forte que celle que ne laissait preacutesager lemploi classique du verbe correspondant Le
substantif naicirct clairement dans des circonstances ougrave il sagit de sinterroger sur ou de prouver le
fait quune chose (Dieu le vide etc) est Si les emplois dans les diffeacuterentes eacutecoles reacutevegravelent des
conceptualisations distinctes lideacutee demeure dun fondement actuel extra-mental
Propre agrave Alexandre serait bien plutocirct le geste consistant agrave reacuteinteacutegrer ce terme dans une
science de leacutetant en tant queacutetant en reacuteaffirmant contre le divorce stoiumlcien entre leacutetant et le
quelque chose254 que nexiste que ce qui est cest-agrave-dire qui est quelque chose Deux
conseacutequences deacutecoulent de cette thegravese
Quoique donc le terme ne soit pas dorigine alexandrinienne son statut dinstrument
ontologique est bien un acquis de lExeacutegegravete Il est difficile de penser que la thegravese porphyrienne de
lexistence comme laquo ecirctre raquo indeacutetermineacute donc dun lien fort entre ὕπαρξις et εἶναι na pas lune de
ses racines chez Alexandre ne serait-ce quen en faisant loutil de deacuteveloppements
ontologiques255 Sauf erreur aucun autre auteur passeacute ou contemporain navait jusquagrave
252 Plutarque De Comm Not 41 1081f Cf P Hadot [1969] et V Goldschmidt [1972]
253 Cf D Sedley [2005b] p 86 Sur les exprimables voir aussi AA Long [1971] et sur lexistence et lasubsistance V Caston [1999] p 152 sq
254 Cf le texte anti-stoiumlcien deacutejagrave citeacute de In Top 301 19 laquo πᾶν γὰρ τὸ ἐν ὑπάρξει ὂν καὶ ὂν καὶ ἕν ἐστιν raquo
255 On revient sur cette question ci-dessous sect 224
196
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Alexandre inteacutegreacute ὕπαρξις agrave une science ni mecircme agrave une reacuteflexion geacuteneacuterale sur lecirctre et leacutetant
Seulement dans tous les exemples que nous venons de voir et agrave la diffeacuterence de
Porphyre Victorinus ou Damascius lExeacutegegravete emploie ὕπαρξις pour deacutesigner la factualiteacute dune
substance deacutetermineacutee ou celle dune deacutetermination de la substance qui tient son ecirctre delle Si
Alexandre ne seacutepare pas ecirctre et substance et encore moins existence et essence il ouvre malgreacute
tout la voie agrave une penseacutee de lexistence comme nue entiteacute en eacutetant deacutesormais en mesure
dexprimer et mecircme de theacutematiser ce qui dans la chose correspond au fait quelle soit Cest lagrave
ce que confirment les commentaires agrave Γ 2 agrave propos de lidentiteacute de leacutetant et de lun et Δ 7 agrave
propos du sens laquo par soi raquo de lecirctre
b) Le commentaire agrave Γ 2 leacutetant et lun
La question de lidentiteacute entre eacutetant et un nest pas pour Alexandre quune question
dexeacutegegravese locale mais constitue un point litteacuteralement crucial Elle figure en effet un carrefour du
chapitre Γ 2 et reacutepond plus geacuteneacuteralement agrave limpeacuteratif de coordination des divers objets de la
meacutetaphysique que semble secirctre fixeacute lExeacutegegravete ndash et dont teacutemoignent amplement les proegravemes aux
commentaires de Γ et Δ Le plan du commentaire agrave Γ 1-3256 montre en effet combien cest agrave partir
de cette thegravese quAlexandre comprend tout le reste du chapitre Γ 2 Le commentaire agrave 1003b 33
eacutetablit ainsi que non seulement les espegraveces de leacutetant sont au mecircme nombre que les espegraveces de
lun mais en outre que les espegraveces de lun sont les espegraveces de leacutetant en tant queacutetant et font donc
lobjet de la philosophie257 Agrave partir de lagrave peuvent sinteacutegrer agrave ce champ tous les opposeacutes et les
contraires agrave lun ce qui justifie finalement luniversaliteacute de la meacutetaphysique258 qui est reacutepeacuteteacutee en
conclusion du commentaire au chapitre259 Alexandre a donc probablement entrevu que lidentiteacute
entre eacutetant et un est plus quune theacutematique ou un champ de recherche parmi dautres pour la
science de leacutetant en tant queacutetant et constitue une question structurante pour lobjet et la
possibiliteacute mecircme de cette science260 Or cest agrave loccasion du commentaire de cette thegravese
256 Donneacute ci-dessous sect 241
257 In Met 249 33 sq
258 In Met 261 19 sq
259 In Met 264 24 sq
260 L Couloubaritsis souligne aussi la circulariteacute par exemple qui se manifeste dans lemploi des notionsdrsquoidentiteacute et de diffeacuterence agrave propos de leacutetant et de lun cf L Couloubaritsis [1983] p 66
197
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
quAlexandre explicite le sens de leacutetant par ὕπαρξις Rappelons le texte dAristote commenteacute par
Alexandre261
Εἰ δὴ τὸ ὂν καὶ τὸ ἓν ταὐτὸν καὶ μίαφύσις τῷ ἀκολουθεῖν ἀλλήλοις ὥσπερ ἀρχὴκαὶ αἴτιον ἀλλ οὐχ ὡς ἑνὶ λόγῳ δηλούμενα(διαφέρει δὲ οὐθὲν οὐδ ἂν ὁμοίωςὑπολάβωμεν ἀλλὰ καὶ πρὸ ἔργου μᾶλλον)ταὐτὸ γὰρ εἷς ἄνθρωπος [καὶ ἄνθρωπος]262καὶ ὢν ἄνθρωπος καὶ οὐχ ἕτερόν τι δηλοῖκατὰ τὴν λέξιν ἐπαναδιπλούμενον τὸ ἔστινἄνθρωπος ἄνθρωπος καὶ τὸ ἔστινἄνθρωπος263
Si donc leacutetant et lun sont identiques et une seulenature en ce quils se suivent lun lautre comme lefont principe et cause mais non parce quils sontdeacutesigneacutes par une unique notion (dailleurs cela nechangerait rien que nous les concevions de cettemaniegravere et ce serait mecircme plus pratique) car il y aidentiteacute entre laquo un humain raquo laquo humain raquo et laquo ecirctrehumain raquo et le redoublement dans lexpression laquo l264
humain est humain raquo et laquo lhumain est raquo nindiquerien de diffeacuterent
(Met Γ 2 1003b 22-29)
Avant ce texte Aristote a entrepris de deacuteterminer les objets de la science de leacutetant en tant
queacutetant Apregraves avoir souligneacute que leacutetude du philosophe portera sur lοὐσία eacutetant donneacute sa
primauteacute265 Aristote deacuteveloppe lideacutee que parce que laquo eacutetant raquo et laquo un raquo sont des preacutedicats qui
simpliquent toujours mutuellement alors la science qui eacutetudie leacutetant en tant queacutetant eacutetudiera
aussi lun Le passage citeacute est le cœur de largument selon lequel leacutetant et lun sont identiques
laquo la mecircme chose et une seule nature raquo Largument dAristote est pour le dire vite
indissociablement linguistique et ontologique266 et doit tregraves probablement ecirctre compris dans son
rapport agrave la theacuteorie acadeacutemicienne de lunivociteacute de lIdeacutee de lUn et au danger du monisme
parmeacutenidien quexplicitait davantage la onziegraveme aporie de B267 Mais afin de mettre en lumiegravere
linterpreacutetation alexandrinienne il importe de noter que lidentiteacute professeacutee entre leacutetant et lun est
ici exigeacutee pour les besoins de largumentation qui autorisent dans ce contexte agrave minimiser la
diffeacuterence qui demeure entre les deux notions268 On ne saurait tenir pour rien cette diffeacuterence
entre eacutetant et un quAristote maintient sans doute par manœuvre anti-acadeacutemicienne La nuance
se lit encore au livre I laquo lun signifie en quelque sorte (πως) la mecircme chose que leacutetant raquo269 et
comme le preacutecise ici Aristote lun et leacutetant diffegraverent par leur λόγος Il convient donc de rendre
compte de cette identiteacute entre leacutetant et lun tout en expliquant leur diffeacuterence par leur λόγος
Cest agrave reacutesoudre ce problegraveme que sattache Alexandre dans son commentaire
261 Nous essayons donc ici de donner le texte lu par Alexandre dans la mesure du possible eu eacutegard auxheacutesitations parallegraveles du texte aristoteacutelicien et de celui dAlexandre ndash les manuscrits A et L (Ab) donnantaussi pour le Commentaire des leccedilons distinctes Sur le texte dAristote outre les apparats critiques deRoss et Jaeger voir en particulier B Cassin M Narcy [1998] p 164-165 M Hecquet-Devienne [2008]p 108
262 Cf la citation en 247 33-34
198
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Pour comprendre tout dabord lidentiteacute de lun et de leacutetant Alexandre use de lanalogie
avec principe et cause quil interpregravete en un sens strict pour lExeacutegegravete lanalogie ne porte pas
seulement sur le fait positif quils laquo se suivent lun lautre raquo mais aussi sur leur diffeacuterence Or
selon lui principe et cause sont identiques au sens ougrave il se disent des mecircmes choses ce qui est
principe est aussi neacutecessairement cause et reacuteciproquement
Λέγει δὲ τὸ ἓν τῷ ὄντι οὕτω ταὐτὸν εἶναιὡς ἔστι ταὐτὰ ἀρχή τε καὶ αἴτιον Ὡς γὰρταῦτα ἀμφότερα μὲν [24710] ἀκολουθεῖ τεἀλλήλοις καὶ κατὰ τοῦ αὐτοῦ κατηγορεῖται(ὃ γὰρ ἀρχή τοῦτο καὶ αἴτιον καὶ ὃ αἴτιοντοῦτο καὶ ἀρχή) ἄλλος μέντοι λόγος αὐτοῦκαὶ ἄλλη ἐπιβολὴ τῆς διανοίας καθὸ ἀρχὴλέγεται καὶ ἄλλος καθὸ αἴτιον (ἡ μὲν γὰρἀρχὴ καθὸ πρῶτόν ἐστι τοῦ οὗ ἐστιν ἀρχήκαὶ καθὸ ἐξ αὐτοῦ τὰ ὧν ἐστιν ἀρχή τὸ δὲαἴτιον καθό ἐστι δι αὐτὸ τὸ οὗ αἴτιον ἄλλο[24715] δὲ τὸ ἐξ οὗ ἐστι καὶ ἄλλο τὸ δι ὅ)οὕτω δή φησιν ἔχειν πρὸς ἄλληλα τό τε ὂνκαὶ τὸ ἕν
ltAristotegt dit en outre que lun est identique agraveleacutetant comme le sont le principe et la cause De mecircmeen effet que ces deux derniers se suivent lun lautre etse preacutediquent dune mecircme chose (car ce qui estprincipe est aussi cause et ce qui est cause est aussiprincipe) et que toutefois leur notion diffegravere cest-agrave-dire quautre est lintention de la penseacutee quand on ditlaquo principe raquo et autre quand on dit laquo cause raquo (en effet lton parle degt principe quand il est le premier de cedont il est principe et quand cest agrave partir de lui quesont les choses dont il est principe et lton parle degtcause quand cest par elle quest ce dont elle est causeOr cest une chose dlaquo ecirctre agrave partir de raquo une autred laquo ecirctre par raquo) de mecircme affirme-t-il lun et leacutetant secomportent-ils lun vis-agrave-vis de lautre
(In Met 247 8-16)
Par-delagrave le caractegravere discutable de cette affirmation270 linterpreacutetation dAlexandre tient
263 Que nous deacuterivons agrave partir de 247 4 ndash 248 1 laquo τὸ ἔστιν ἄνθρωπος ἄνθρωπος οὐχ ἕτερόν τι σημαίνειτοῦ ἔστιν ἄνθρωπος ἁπλοῦ raquo Mais on peut se demander si Alexandre na pas une autre version sousles yeux car dans la suite du commentaire (248 5-8) il parle de laquo redoublement raquo (ἐπαναδίπλωσις)entre laquo ὤν ἐστιν ἄνθρωπος raquo et laquo ἕν ἐστιν ἄνθρωπος raquo (ou laquo εἷς ἐστιν ἄνθρωπος raquo 248 11) Lareacutepeacutetition de laquo ἔστιν ἄνθρωπος ἄνθρωπος raquo est confirmeacutee en 248 12 (alors quelle est absente de nosmanuscrits dAristote) Contrairement agrave nos manuscrits dAristote qui tous (mais sous des formesdiffeacuterentes) reacuteintroduisent ici laquo εἷς raquo Alexandre est contraint agrave davantage dacrobaties hermeacuteneutiquespour expliquer le lien de cet exemple de redoublement avec la thegravese de lidentiteacute de lun et de leacutetantCest peut-ecirctre alors cela et non la diversiteacute des leccedilons quil a sous les yeux qui expliquent sa doubleinterpreacutetation
264 Il ny pas darticle dans le texte grec mais si lon traduisait par laquo un homme raquo la traduction en diraitplus que le texte-source
265 Si lon accepte le deacuteplacement du passage 1003b 19-22 apregraves 1004a 2
266 Pour les passages parallegraveles cf Met I 2 1054a 13-19 H 6 1045a 36 ndash b 7 et les commentaires quendonne A Stevens [2000] p 172
267 Met B 1 996a 4-9 et B 4 1001a 4-8 Cf larticle classique de E Berti [1979]
268 Cf L Couloubaritsis [1983] p 86
269 Meacutet I 2 1054a 13 La question est de savoir quel sens a ici laquo signifier raquo est-ce le sens preacute-aristoteacuteliciendindiquer renvoyer agrave ou le sens quinstitue Aristote de signifier comme laquo avoir un sens raquo (sans quecela deacutenote neacutecessairement un eacutetat du monde)
270 Alexandre peut justifier la thegravese selon laquelle toute cause est aussi principe gracircce agrave Δ 1 1013a 17 Maison peut sinterroger sur la reacuteciproque il nest pas certain quAristote admette que tout principe soit
199
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
comme de juste agrave son effort deacutejagrave eacutevoqueacute de systeacutematisation et de stabilisation du lexique Une
fois souligneacutee lidentiteacute entre principe et cause reste encore agrave eacutetablir leur diffeacuterence Lisant
lanalogie en un sens fort Alexandre se sert deacutejagrave de la diffeacuterence quAristote va eacutenoncer entre un
et eacutetant pour distinguer principe et cause Ils diffegraverent par le λόγος ce quAlexandre interpregravete
comme signifiant laquo ἐπιβολὴ τῆς διανοίας raquo un projet de penseacutee la faccedilon dont la penseacutee
discursive sapplique ou pour reprendre un terme meacutedieacuteval271 lintention de la penseacutee Cet
emploi par Alexandre de διανοία se fait probablement par opposition agrave la λέξις du texte
aristoteacutelicien de 1003b 27272 La penseacutee lorsquelle preacutedique de quelque chose son caractegravere de
laquo principe raquo vise la primauteacute du principe pour signifier la relation de provenance entre le
principe et son objet On parlera en revanche de cause pour signifier que leffet est ou est ce quil
est par sa cause et la reacutepeacutetition eacutetant ineacutevitable en franccedilais agrave cause de sa cause273 Bref pour
conjuguer identiteacute et diffeacuterence du principe et de la cause Alexandre utilise ce que nous
pourrions appeler une distinction entre extension et compreacutehension Principe et cause deacutesignent
des choses laquo heacuteteacuteronymes raquo cest-agrave-dire selon la deacutefinition quen donne Alexandre des choses
qui ont des noms diffeacuterents chaque nom renvoyant agrave une essence ou une intention diffeacuterente
mais ayant strictement la mecircme extension comme laquo lindivisible et le plus petit la semence et la
graine la monteacutee et la descente raquo274
Degraves lors quAlexandre a insisteacute sur lanalogie entre principe et cause dune part et eacutetant et
un dautre part il peut appliquer le mecircme scheacutema explicatif agrave leacutetant et lun Notre passage
commence donc par eacutetablir lidentiteacute en extension de lun et de leacutetant
cause Il faudrait ici comparer les extensions du principe et de la cause en Δ 1 et 2 Cf aussi Λ 4 1070b23-24 la causaliteacute se divise entre principes et eacuteleacutements Cf A Stevens [2000] p 36-41
271 Cf par exemple Guillaume dAuvergne De Trinitate Prol 2 sur les laquo intentions raquo exprimeacutees par leverbe ecirctre
272 Et lon pourrait sinterroger sur le caractegravere eacuteventuellement stoiumlcien dune telle compreacutehension ducouple (certes dorigine aristoteacutelicienne) λέξις-διανοία
273 Sur cette distinction cf aussi In Met 24 29-25 1 Sur le principe comme ὅθεν chez Aristote cf Δ 11013a 17-19 Sur la cause comme διότι cf les An Po 78a 22 90a 6-7 90a 32-35 etc
274 Le terme napparaicirct pas chez Aristote Pour Alexandre cf In Met 247 22-24 378 13-14 et 379 20-22 laquo δύναται διαφέροντα λέγειν καὶ ὅσα κατὰ τὸ ὑποκείμενον ὄντα ταὐτά κατὰ τὴν οὐσίαν καὶ τὸνὁρισμὸν ἔχει τὴν ἑτερότητα ὡς ἔχει τὰ ἑτερώνυμα raquo Cf aussi In Top 398 2 405 6 475 16
200
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Καθ ὧν μὲν γὰρ θάτερον πάντως καὶθάτερον διὸ καὶ ἀμφότερα τῶν πολλαχῶςλεγομένων ἐστὶ τῶν ὡς εἴρηκε πρὸς ἓν καὶπρὸς μίαν φύσιν λεγομένων κατὰ διάφορονδὲ ἐπίνοιαν τό τε ὂν καὶ τὸ ἓν κατηγοροῦμενδιὰ μὲν τοῦ ὂν εἰπεῖν τι τὴν ὕπαρξινσημαίνοντες αὐτοῦ [24720] διὰ δὲ τοῦ ἓν τὸνἀπὸ τῶν ἄλλων χωρισμὸν καὶ τὸν ἀπὸ τοῦπλήθους ἅμα δὲ ὄν τί ἐστι καὶ διαφέρον τῶνἄλλων καὶ ἔστιν ἓν καὶ οὐ πλῆθος
Les choses en effet auxquelles lton attribuegt lepremier275 lton leur attribuegt aussi totalement lesecond Cest pourquoi comme il la dit tous deuxappartiennent aux choses qui parmi celles qui sedisent en de multiples sens se disent relativement agraveune uniteacute cest-agrave-dire relativement agrave une uniquenature Mais cest en vertu dune intention diffeacuterenteque nous attribuons leacutetant et lun en disant dequelque chose quil est un eacutetant nous signifions sonexistence et en disant quil est un nous signifions saseacuteparation davec toute autre chose et davec lemultiple Mais tout agrave la fois276 ltcette chosegt est uneacutetant diffegravere des autres choses est une et nest pasmultiple
(In Met 247 16-21)
Une fois rappeleacutee lidentiteacute en extension Alexandre en deacuteduit queacutetant et un sont tous
deux plurivoques puisque luniverselle extension de leacutetant a pour contrepartie quil ne peut ecirctre
dit en un seul sens Mais comme le rappelle Alexandre bien que plurivoque leacutetant nest pas
pour autant un homonyme ndash et ainsi en ira-t-il pour lun Il est dailleurs eacutetonnant quAlexandre
renforce cette thegravese par un laquo ὡς εἴρηκε raquo ce quAristote laquo a dit raquo est que leacutetant relegraveve des laquo πρὸς
ἓν καὶ πρὸς μίαν φύσιν λεγομένων raquo au deacutebut du chapitre mais on serait bien en peine de
trouver un passage anteacuterieur dans le chapitre eacutenonccedilant en toute lettre la plurivociteacute de lun
Laffirmation indique combien la meacutecanique de la convertibiliteacute est en marche luni-reacutefeacuterentialiteacute
de lun deacutecoule neacutecessairement de son identiteacute avec leacutetant une fois que cette identiteacute est
comprise comme identiteacute en extension
Reste donc agrave expliquer la diffeacuterence entre leacutetant et lun Certes dans lensemble de son
commentaire Alexandre inaugure sans doute une lecture qui force la convertibiliteacute entre eacutetant et
un Neacuteanmoins comme on le voit dans ce passage lExeacutegegravete maintient une diffeacuterence laquo logique raquo
entre eux interpreacuteteacutee en terme dintention de penseacutee ou de signification cest ce que dit le terme
laquo ἐπίνοια raquo qui est agrave lire comme la contraction de lexpression preacuteceacutedente d laquo ἐπιβολὴ τῆς
διανοίας raquo Tout le dispositif hermeacuteneutique est donc precirct lanalogie avec principe et cause la
deacutefinition du logos en terme dintention de penseacutee et la distinction entre identiteacute en extension et
diffeacuterence en compreacutehension Cest cet ensemble qui explique la proposition centrale
Cest en vertu dune intention diffeacuterente que nous attribuons leacutetant et lun en disant de
275 Lun ou leacutetant
276 Et non pas laquo en mecircme temps raquo ou laquo simultaneacutement raquo car il nest pas question ici de pheacutenomegravenes seproduisant au mecircme instant
201
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
quelque chose quil est un eacutetant nous signifions son existence et en disant quil est unnous signifions sa seacuteparation davec toute autre chose et davec le multiple
En premier lieu il convient ici de nuancer lideacutee dune stricte synonymie (au sens
moderne) entre laquo eacutetant raquo et laquo existence raquo dune part et laquo un raquo et laquo seacuteparation raquo dautre part
Leacutequivalence entre les termes est davantage fonctionnelle Alexandre propose manifestement
quelque chose comme des termes voisins de laquo eacutetant raquo ou laquo un raquo afin de mieux distinguer
lintention avec laquelle nous employons ces preacutedicats En ce sens laquo σημαίνω raquo na pas ici le sens
fort dune deacutefinition mais dit lintention avec laquelle nous preacutediquons laquo eacutetant raquo ou laquo un raquo277
Il y a dans tous les eacutetants une double dimension le fait decirctre et luniteacute qui leur
appartient en tant queacutetants parce que leacutetant et lun se suivent et quils relegravevent donc de la mecircme
science cest dailleurs ainsi quAlexandre comprend la clause aristoteacutelicienne selon laquelle
consideacuterer leacutetant et lun comme laquo ἑνὶ λόγῳ δηλούμενα raquo serait mecircme plus pratique
L Couloubaritsis a montreacute combien cette parenthegravese reacutevegravele paradoxalement que la diffeacuterence
entre leacutetant et lun constitue un obstacle pour la science de leacutetant en tant queacutetant et que
laffirmation de leur identiteacute relegraveve donc au fond davantage de laquo lhypothegravese de travail raquo278
Alexandre comprend au contraire la clause agrave travers le prisme de la distinction entre
heacuteteacuteronymes et polyonymes laquo lesquels ont plusieurs noms mais dont chaque nom a la mecircme
deacutefinition raquo (ὧν πλείω μὲν ὀνόματα καθ ἕκαστον δὲ τῶν ὀνομάτων ὁ αὐτὸς λόγος 247 27-
28) Dans ce dernier cas leacutetude de leacutetant et lun laquo relegraveverait encore davantage de la mecircme
science sils diffeacuteraient seulement par le nom raquo (ἔτι γὰρ μᾶλλον τῆς αὐτῆς ἐπιστήμης ἔσται ὁ
περὶ ἑκατέρου αὐτῶν λόγος εἰ μόνον κατὰ τὸ ὄνομα διαφέροιεν 247 31-32) Le controcircle de
leur diffeacuterence est donc dans le dispositif alexandrinien absolument neacutecessaire pour maintenir
luniteacute de la meacutetaphysique et la structure de son champ
Quoique leur diffeacuterence reacuteside plus que dans le seul nom elle tient au fond simplement agrave
deux maniegraveres distinctes de deacutecrire la mecircme laquo nature sous-jacente raquo (laquo κατὰ τὴν ὑποκειμένην
φύσιν raquo 247 26-27) Lexistence et la seacuteparation nindiquent pas un attribut particulier de la chose
qui la distingue dune autre et eacuteventuellement la rapproche dune autre Ils disent ce qui fait
dune chose une chose Si Alexandre inaugure donc la compreacutehension de ce passage de Γ 2 en
termes de rapport entre essence et existence cest donc de faccedilon lointaine Cette ideacutee reste sans
277 Les deux termes sont en effet ici comme plus loin envisageacutes comme des preacutedicats (cf par exemple InMet 248 26)
278 Cf L Couloubaritsis [1983] p 86
202
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
aucun doute agrave leacutetat de piste dans le commentaire dAlexandre agrave Γ 2 et se voit davantage fondeacutee
par celui agrave Δ 7
c) Meacutetaphysique Δ 7 et son commentaire par Alexandre
Καθ αὑτὰ δὲ εἶναι λέγεται ὅσαπερσημαίνει τὰ σχήματα τῆς κατηγορίαςὁσαχῶς γὰρ λέγεται τοσαυταχῶς τὸ εἶναισημαίνει Ἐπεὶ οὖν τῶν κατηγορουμένων τὰμὲν τί ἐστι σημαίνει τὰ δὲ ποιόν τὰ δὲποσόν τὰ δὲ πρός τι τὰ δὲ ποιεῖν ἢ πάσχειντὰ δὲ πού τὰ δὲ ποτέ ἑκάστῳ τούτων τὸεἶναι ταὐτὸ σημαίνει οὐθὲν γὰρ διαφέρει τὸldquoἄνθρωπος ὑγιαίνων ἐστὶνrdquo ἢ τὸ ldquoἄνθρωποςὑγιαίνειrdquo οὐδὲ τὸ ldquoἄνθρωπος βαδίζωνἐστὶνrdquo ἢ ldquoτέμνωνrdquo τοῦ ldquoἄνθρωπος βαδίζειrdquo ἢldquoτέμνειrdquo ὁμοίως δὲ καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων
Ecirctre par soi se dit en autant de sens que signifientles figures de la preacutedication car en autant de senselles se disent en autant de sens lecirctre signifie Doncpuisque parmi les preacutedicats certains signifient le ceque cest dautres la qualiteacute dautres la quantiteacutedautres la relation dautre le faire ou le subirdautres le lieu dautres le temps laquo ecirctre raquo signifie lamecircme chose que chacun de ces [preacutedicats] car il nya aucune diffeacuterence entre laquo un homme est bienportant raquo et laquo un homme se porte bien raquo ni entre laquo unhomme est en train de marcher raquo ou laquo en train decouper raquo et laquo un homme marche raquo ou laquo coupe raquo etcaetera
(Met Δ 7 1017a 22-31)
Dans ce chapitre ceacutelegravebre du Livre des deacutefinitions Aristote preacutesente la plurivociteacute de leacutetant
non plus sous sa seule figure cateacutegoriale mais de faccedilon quadruple comme ecirctre par accident ecirctre
par soi ecirctre comme vrai et ecirctre en acte et en puissance Aristote ouvre la partie avec les sens par
accident et par soi ainsi quil la fait pour lun au chapitre preacuteceacutedent Malgreacute lapparente distance
de leurs probleacutematiques respectives certains liens peuvent ecirctre tisseacutes entre Δ 7 et Γ 2 qui
expliquent quon retrouve une thegravese similaire dans les commentaires dAlexandre Dans ces deux
passages en effet Aristote se livre agrave une reacuteflexion sur le langage et particuliegraverement sur le sens
de laquo ecirctre raquo dans les propositions du langage ordinaire279 Mais tandis que Γ 2 prend en
consideacuteration un simple nom (laquo homme raquo) Δ 7 opegravere sur une proposition complegravete Dans un cas
loccurrence mecircme du nom implique neacutecessairement la preacutedication de lecirctre parler dun homme
cest dire quil est un eacutetant ou encore dire de quelque chose que cest un homme implique
neacutecessairement quon lui attribue le fait decirctre un eacutetant En Δ il sagit en revanche avec les
exemples de montrer quune proposition quelconque du type laquo Sujet ndash verbe raquo peut se reacuteduire agrave
la forme laquo S est P raquo Appliquer un verbe agrave un sujet eacutequivaut agrave lui attribuer un preacutedicat Mecircme
dans une proposition du langage ordinaire qui nemploie pas le verbe ecirctre lecirctre est quoi quon
279 Pour une reacuteflexion similaire cf aussi De int 12 21b 9
203
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
dise toujours deacutejagrave lagrave280 et ce fait structurel savegravere deacutejagrave au simple niveau nominal
Le problegraveme principal que pose notre extrait est de comprendre ce que veut dire ici laquo ecirctre
par soi raquo laquo ecirctre raquo deacutesigne-t-il ici la copule ou doit-il sentendre au sens dit existentiel281 et laquo par
soi raquo est-il agrave comprendre comme renvoyant agrave la preacutedication essentielle ou bien au sens absolu
celui que dit lοὐσία en Z 1 1028a 29-31 par exemple et qui est deacutefini en Δ 18282 Bref ce qui laquo est
par soi raquo deacutesigne-t-il ici des preacutedicats et la liaison entre sujet et preacutedicat ou bien deacutesigne-t-il les
sujets des eacutetants qui sont pleinement dont lecirctre ne serait pas deacuteriveacute par opposition aux
accidents
La premiegravere lecture (WD Ross P Aubenque283) se justifie par la reacutefeacuterence faite aux
cateacutegories aux laquo figures de la preacutedication raquo284 Or il serait absurde de soutenir quune qualiteacute ou
une relation puissent ecirctre par soi au sens absolu ndash cela seul est reacuteserveacute agrave la premiegravere cateacutegorie la
substance285 Le passage signifierait donc que les genres des preacutedicats essentiels (essentiellement
attribueacutes agrave un sujet) sont au mecircme nombre que les cateacutegories De fait il est possible deffectuer
une preacutedication essentielle dune qualiteacute dune quantiteacute etc Tout deacutepend du sujet auquel on
attribue le preacutedicat appartenant agrave lun des genres ndash pour certaines choses la couleur appartient
intrinsegravequement agrave leur essence (la blancheur de la neige) pour dautre cest la position (celle du
seuil par exemple) etc Dans cette lecture la symeacutetrie avec le passage preacuteceacutedent sur lecirctre par
accident ndash qui donne manifestement des exemples de preacutedication accidentelle ndash est respecteacutee Ecirctre
par soi ou ecirctre par accident deacutesignent donc des classes de liaisons entre un sujet et un preacutedicat286
La seconde lecture est deacutefendue par exemple par A Baumlck287 selon qui il ne peut ecirctre
question ici de preacutedication essentielle ecirctre par soi concerne le sujet de la proposition attributive
Largument principal consiste agrave noter quAristote se sert dexemples de preacutedications accidentelles
(laquo un homme marche raquo laquo un homme coupe raquo etc) Pour que ces exemples soient senseacutes par
280 Cf aussi Met I 2 1054a 13-19
281 Nous reacutepeacutetons pour autant que cette distinction ait un sens chez Aristote Si nous reprenons cettedistinction cest parce quelle sert de fil conducteur dans les diverses interpreacutetations proposeacutees de cepassage (cf les notes suivantes)
282 Cf le sens de laquo ce qui na pas dautre cause raquo en Met Δ 18 1022a 32-36
283 WD Ross [1924] I p306-307 P Aubenque [1962] p 142 n 1
284 Pour cette expression en nous limitant agrave la Meacutetaphysique voir entre autres Met Δ 6 1016b 34 Δ 281024b 13 (preacuteciseacutees en laquo τοῦ ὄντος raquo) E 2 1026a 36 Θ 10 1051a 35 I 3 1054b 29 Cf WD Ross [1924]I p LXXXIV-LXXXV
285 Largument eacutetait deacutejagrave avanceacute par Thomas dAquin (In Met Δ Lect 9 sect 885 Cathala-Spiazzi)
286 Cf A Stevens [2000] p 212 (qui critique cette lecture)
287 A Baumlck [2000] p 70 sq
204
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
rapport agrave lobjectif du paragraphe et quon ne tombe pas dans la contradiction pointeacutee par
Thomas dAquin288 il faut donc exclure quAristote eacutetudie ici la preacutedication essentielle De ce
point de vue la manœuvre de Ross consistant agrave reacuteduire limportance des exemples (lesquels
rendent le propos dAristote laquo unnecessarily obscure raquo289) est purement dilatoire et affaiblit la
coheacuterence du passage De surcroicirct agrave plusieurs reprises dans le chapitre cest bien de lecirctre au
sens absolu quil est question Degraves le paragraphe sur laccident par exemple Aristote dit que laquo de
cette faccedilon on dit aussi que le non-blanc est parce que ce agrave quoi il survient cela est raquo (1017a 18-
19) Comme le reacutesume clairement A Stevens laquo Autrement dit le verbe ecirctre ne signifie plus
seulement la copule mais devient lui-mecircme le preacutedicat attribueacute au sujet raquo290
La distinction entre laquo par accident raquo et par soi raquo signifie que certaines choses nont un ecirctre
que deacuteriveacute et que dautres lont par elles-mecircmes Mais cette derniegravere interpreacutetation repose le
problegraveme que reacutesolvait la premiegravere dans ce cas pourquoi Aristote dit-il que les choses par soi
peuvent appartenir agrave toutes les cateacutegories Cest donc que laquo par soi raquo ne peut signifier ici
lindeacutependance ontologique propre agrave la seule substance Il faut en deacutegager une nouvelle entente
et cest ici que peut intervenir la proposition alexandrinienne291
288 Thomas dAquin In Met Δ Lect 9 sect 885 Cathala-Spiazzi Cf G Reale [2004] p 911 Le commentairede Thomas meacuteriterait une attention soutenue parce quil tente de concilier les deux interpreacutetationsesquisseacutees ci-dessus Cf aussi E Berti [1979] [2008a] p 175 n 48
289 WD Ross [1924] I p307 Pour une critique de la solution proposeacutee par Ross cf aussi G Reale [2004]p 913
290 A Stevens [2000] p 212-213
291 Cf A Baumlck [2000] p 72 laquo Aristotle then says that to be per se is said in as many ways as there are categoriesThat is S is signifies that S really exists and since Aristotle recognizes ten ultimate sorts of beings or realexistents for S to really exists requires that S be a substance or a quale or a quantum etc raquo
205
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Εἰπὼν δὲ περὶ τοῦ κατὰ συμβεβηκὸςὄντος ἑξῆς περὶ τοῦ καθ αὑτὸ λέγει Φησὶ δὲτοσαυταχῶς τὸ καθ αὑτὸ ὂν λέγεσθαι ὅσασχήματα καὶ γένη κατηγοριῶν Σχήματα δὲκατηγοριῶν τὰς [37120] δέκα κατηγορίαςλέγει δεκαχῶς οὖν φησι τὸ καθ αὑτὸ ὂνλέγεσθαι Καὶ αἴτιον τούτου ἀποδίδωσινἐπεὶ γὰρ ἑκάστῳ τῶν ὄντων τὸ εἶναισυντασσόμενον ταὐτὸν ᾧ συντάσσεταισημαίνει τὴν γὰρ οἰκείαν ὕπαρξιν ἑκάστουσημαίνει τὸ ὂν ὁμώνυμον εἰ δὲ δέκα αἱ κατὰτὰ ἀνωτάτω γένη διαφοραί δεκαχῶς καὶ τὸὄν τε καὶ τὸ εἶναι ῥηθήσεται Τὸ μὲν γὰρ τῇοὐσίᾳ [37125] συντασσόμενον εἶναι τὴνοὐσιώδη ὕπαρξιν σημαίνει τὸ δὲ τῷ ποσῷτὴν ὡς ποσοῦ καὶ τῷ ποιῷ τὴν ὡς ποιοῦ καὶἐπὶ τῶν ἄλλων γενῶν ὁμοίως
Apregraves avoir parleacute de leacutetant par accident Aristotediscute ensuite de leacutetant par soi Il affirme alors queleacutetant par soi se dit en autant de sens que les figureset les genres des cateacutegories Par laquo figures descateacutegories raquo il entend les dix cateacutegories Doncaffirme-t-il leacutetant par soi se dit en dix sens Et il endonne la raison cest parce que laquo ecirctre raquo quand il estcombineacute292 avec chaque eacutetant signifie la mecircme choseque ce agrave quoi il est combineacute Cest en effet lexistencepropre de chaque chose que signifie leacutetant qui esthomonyme293 Or294 sil y a dix diffeacuterences295 selon lesgenres suprecircmes leacutetant et lecirctre se diront aussi en dixsens Dabord en effet laquo ecirctre raquo combineacute avec lasubstance signifie lexistence substantielle ensuiteavec la quantiteacute il signifie ltlexistencegt comme celledune quantiteacute avec la qualiteacute ltlexistencegt commecelle dune qualiteacute et de mecircme pour les autres genres
292 Le verbe συντάσσω se lit souvent chez Alexandre au sens de laquo ranger avec raquo laquo classifier avec raquo ndashlitteacuteralement co-ordonner (In Top54 31 62 8 Quaestio 112 11 etc) Il peut aussi signifier le fait decomposer un livre (avec un jeu sur lordonnance meacutedicale In Met 242 2-3) et σύνταξις deacutesigne lalaquo composition raquo dun livre ndash par exemple celle du traiteacute de la Meacutetaphysique In met 137 13 345 16Pour ce passage WE Dooley pense ici agrave une meacutetaphore militaire le verbe peut effectivement avoir cesens (commander agrave une armeacutee la ranger en ordre de bataille) et Dooley propose donc laquo to be aligned raquoMais le verbe na jamais ce sens chez Alexandre et lideacutee nest pas que lecirctre et leacutetant sont mis sur lamecircme ligne rangeacutes au mecircme niveau mais quils sont composeacutes dans une proposition Lorsque lontraduit laquo συντασσόμενον raquo il faut donc penser par anticipation agrave la citation finale du De interpretationequi eacutevoque la σύνθεσις et emploie le verbe σύγκειμαι
293 La traduction par une tournure causale est peut-ecirctre trop deacutetermineacutee par rapport au grec Mais tel estbien le sens leacutetant ne signifie pas lexistence en soi mais parce quil est plurivoque ou laquo homonyme raquocomme le dit ici Alexandre dans un langage plus relacirccheacute (quil attribue ailleurs agrave Aristote lui-mecircme cfIn Met 241 21-24) cette existence se pluralise en fonction des sens de laquo ecirctre raquo selon les cateacutegories
294 Il faut peut-ecirctre lire εἰ δὴ selon Bonitz en apparat critique parce que Sepuacutelveda traduit laquo si ergo raquoHayduck garde la leccedilon des mss
295 Pour les cateacutegories comme laquo diffeacuterences raquo cf Top VI 8 146b 20-35
206
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Ὥστε καὶ ὅταν ἐν τῇ οὐσίᾳ τινὸς τούτωντι κατηγορῆται ὡς γένος ἢ ὡς διαφορὰ ἢ ὡςὁρισμός τινος ὂν αὐτῶν τὸ ἔστι τὸ τοῖς οὕτωκατηγορουμένοις συντασσόμενον εἴη ἂνκαθ αὑτὸ κατηγορούμενον
Δεικτικὸν δὲ [37130] τοῦ τὸ ἔστιν ᾧ ἂνσυντάσσηται ἐκείνην σημαίνειν τὴν φύσινπαρέθετο τὸ μηδὲν σημαίνειν ἄλλο τὸἄνθρωπος ὑγιαίνων ἐστὶν ἢ τὸ ἄνθρωποςὑγιαίνει τουτέστι τὸ ἔστιν ὃ ἐπὶ τῇ ὑγείᾳσυντέτακται μηδὲν ἄλλο ἢ τὴν τῆς ὑγείαςὕπαρξιν σημαίνει ὁμοίως καὶ ἐπὶ τοῦβαδίζων τὴν τῆς βαδίσεως καὶ ἐπὶ τοῦτέμνων τὴν τῆς τομῆς καὶ ἐπὶ πάντωνὁμοίως Ὡς γὰρ εἶπεν ἐν τῷ [37135] Περὶἑρμηνείας αὐτὸ μὲν οὐδέν ἐστιπροσσημαίνει δὲ σύνθεσίν τινα ἣν ἄνευ τῶνσυγκειμένων οὐχ οἷόν τε εἶναι
Degraves lors aussi quand dans la ltcateacutegorie de lagtsubstance lun de ces ltgenresgt est attribueacute agrave quelquechose parce quil est son genre sa diffeacuterence ou sadeacutefinition le laquo est raquo combineacute avec ce type depreacutedicats296 sera297 attribueacute par soi
Pour deacutemontrer en outre que laquo est raquo avec quoiquil puisse ecirctre combineacute signifie cette natureAristote a ajouteacute que laquo un homme est bien portant raquone signifie rien dautre que laquo un homme se portebien raquo cest-agrave-dire que le laquo est raquo combineacute avec la santeacutene signifie rien dautre que lexistence de la santeacute Demecircme aussi pour laquo marchant raquo et ltlexistencegt de lamarche laquo coupant raquo et ltlexistencegt de la coupe etautres cas similaires Car comme il la dit dans leTraiteacute de linterpreacutetation laquo en soi ltecirctregt nest rienmais sursignifie une composition laquelle ne peutecirctre sans ses composants raquo298
(In Met 371 17-36)
Apregraves avoir souligneacute que pour parler de leacutetant (ὄν) Aristote emploie des exemples avec
laquo ἔστιν raquo parce que ce dernier a eacuteteacute laquo formeacute raquo agrave partir du premier (370 9) Alexandre commente le
sens de lecirctre par accident comme deacutesignant la preacutedication accidentelle celle par laquelle des
accidents sont attribueacutes agrave leacutetant substantiel et sont ne sont pas proprement ou eacuteminemment
quelque chose (laquo μὴ κυρίως τί ἐστι raquo 370 22) Le sens de lecirctre par accident combine donc agrave la fois
la division entre la substance et ses accidents299 et la notion de preacutedication accidentelle Lecirctre
musical de lhomme est un accident parce quil ne deacutecoule pas de lοὐσία de lhomme (laquo ἐκ τῆς
οὐσίας raquo 371 5) qui elle est au sens plein300
En revanche lorsquil aborde lecirctre par soi Alexandre ne comprend pas lexpression
comme deacutesignant un ecirctre qui existerait par lui-mecircme mais comme lun des sens que peut
prendre le verbe ecirctre dans une preacutedication une des significations possibles du verbe ecirctre Le sens
de la copule dit en effet Alexandre varie en fonction de leacutetant qui lui est coordonneacute La question
est de savoir ce quAlexandre entend ici par laquo eacutetant raquo La combinaison de leacutetant avec le verbe ecirctre
296 Litteacuteralement laquo les items ainsi preacutediqueacutes raquo ou laquo ainsi attribueacutes raquo
297 Cas laquo troublant raquo dit J Bertrand dans sa Grammaire grecque dune subordonneacutee au subjonctif avec ἂνet dune principale avec verbe agrave loptatif Pour J Bertrand loptatif atteacutenue les effets du futurs attendu
298 De int 3 16b 24 Le texte qui nous a eacuteteacute transmis est laquo αὐτὸ μὲν γὰρ οὐδέν ἐστιν προσσημαίνει δὲσύνθεσίν τινα ἣν ἄνευ τῶν συγκειμένων οὐκ ἔστι νοῆσαι raquo
299 Sur cette division et ses origines cf ci-dessous sect 323
300 Cf en particulier la phrase de 371 4-5 laquo καὶ ἔστιν οὕτως ὂν ὡς ὄντι συμβεβηκός κυρίως ἂν καὶαὐτὸ ὄν εἰ ἦν ἐκ τῆς οὐσίας αὐτοῦ raquo
207
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
concerne-t-elle le sujet de la preacutedication ou les preacutedicats La reacuteponse nous est fournie par les
exemples il sagit neacutecessairement des preacutedicats Ecirctre signifie par soi quand son sens se reacutesout
dans celui du preacutedicat sy assimile Plus preacuteciseacutement laquo ecirctre raquo signifie lappartenance actuelle de
lattribut au sujet de la preacutedication ndash et donc signifie que la proposition preacutedicative en son entier
renvoie agrave un eacutetat de chose Alexandre reacutesoudrait ainsi la question de savoir pourquoi pour
illustrer lecirctre par soi Aristote donne des exemples de preacutedications accidentelles La reacuteponse est
que laquo ecirctre raquo signifie laquo par soi raquo a son sens essentiel quand dans nimporte quelle preacutedication
(essentielle ou non301) le preacutedicat appartient de fait agrave son sujet et deacutesigne comme le dit bien
E Berti qui se situe ici dans la ligneacutee alexandrinienne laquo des faccedilons effectives decirctre raquo302
Dans la question de savoir si les cateacutegories aristoteacuteliciennes deacutesignent des genres
suprecircmes de lecirctre ou des figures de la preacutedication Alexandre tente ainsi manifestement de tenir
la crecircte La preacutedication exprime non seulement une appartenance mais aussi ce quAlexandre
appelle ensuite une laquo nature raquo (371 30) cest-agrave-dire des modes decirctre que deacutesignent preacuteciseacutement
les diffeacuterentes cateacutegories On retrouve de ce point de vue le lien entre les deux sens de ὕπαρξις
le fait et lappartenance Comme Thomas lexplicite laquo Unde oportet quod ens contrahatur ad diversa
genera secundum diversum modum praedicandi qui consequitur diversum modum essendi raquo (In Met Δ
Lect 9 sect 890 Cathala-Spiazzi)
Pourtant on reacutetorquera quil y a bien un passage ougrave laquo ecirctre par soi raquo semble chez
Alexandre se reacutefeacuterer agrave la preacutedication essentielle
Degraves lors aussi quand dans la ltcateacutegorie de lagt substance lun de ces ltgenresgt est attribueacuteagrave quelque chose parce quil est son genre sa diffeacuterence ou sa deacutefinition303 le laquo est raquocombineacute avec ce type de preacutedicats sera attribueacute par soi (371 27-29)
Dans une conversion peut-ecirctre discutable304 lexpression laquo ἐν τῇ οὐσίᾳ raquo explicite ici le
301 Le laquo ᾧ ἂν συντάσσηται raquo de 371 30 va dans ce sens Nous remercions Annick Stevens pour cettesuggestion et le temps passeacute agrave tenter de retrouver le sens de ce passage
302 E Berti [1979] [2008a] p 175 n 48 laquo Les exemples decirctres par soi adopteacutes par Aristote (homme estbien portant homme est marchant homme est coupant) nexpriment en effet pas des connexionsessentielles mais simplement des faccedilons effectives decirctre raquo
303 Sur labsence du propre qui eacutetonne le traducteur anglais W Dooley cf A Stevens [2000] p 197 il fautdistinguer entre les preacutedications dans lessence (avec les preacutedicables deacutefinition genre diffeacuterence) et lespreacutedications accidentelles (propres et accidents) Cf aussi An Pr I 27 43b 1-11 La preacutedicationessentielle implique que sujet et preacutedicat appartiennent agrave la mecircme cateacutegorie ce qui nest pas le casdans les preacutedications du propre et de laccident Cf aussi Top I 8
304 Selon A Stevens pour la premiegravere cateacutegorie Aristote parle plutocirct de τί ἐστι quand il est question despreacutedicats (cf Top I 9 130b 20-39 mais aussi 120b 21-29 178a 4-8) et plutocirct dοὐσία quand il estquestion de la liste des eacutetants (cf Top 103b 28 31 120b 38 121a 7)
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
laquo ἐπεὶ οὖν τῶν κατηγορουμένων τὰ μὲν τί ἐστι σημαίνει raquo du texte aristoteacutelicien (1017 a 24-
25) Alexandre emploie couramment cette expression quil deacuteveloppe parfois par laquo ecirctre preacutediqueacute
par soi raquo305 Mais dans ces cas de preacutedications essentielles ce agrave quoi sinteacuteresse Alexandre cest
bien le sens du verbe laquo ecirctre raquo et son attribution au sujet Toute preacutedication se fait avec comme en
ombre la preacutedication de laquo ἔστι raquo au sujet La preacutedication essentielle exemplifie au mieux
comment la preacutedication explicite implique neacutecessairement lattribution implicite dun certain
mode decirctre
On peut deacutesormais davantage eacuteclaircir la reacutefeacuterence faite au De interpretatione agrave la fin de
notre extrait
Car comme il la dit dans le Traiteacute de linterpreacutetation en soi ltecirctregt nest rien maissursignifie une composition laquelle ne peut ecirctre sans ses composants
En premiegravere approche en effet le passage paraicirct doublement contradictoire avec
linterpreacutetation geacuteneacuterale dAlexandre Dune part dans le reste du commentaire Alexandre
semble affirmer qulaquo ecirctre raquo signifie quelque chose alors que la citation soutient qu laquo ecirctre raquo ne
signifie rien Dautre part dans la citation le verbe laquo ecirctre raquo semble reacuteduit agrave la fonction copulative
et non pas doteacute dune signification lexicale dexistence
Ce double paradoxe nest en fait quapparent et peut ecirctre leveacute gracircce agrave linterpreacutetation
quAlexandre donne de cette fin du chapitre 3 du De interpretatione dont Ammonius teacutemoigne
305 Ainsi en 285 25 sq sur Γ 4 agrave propos des sophistes qui laquo suppriment la substance raquo et affirment quelaquo tout est accident raquo Alexandre dit que laquo οὐδὲν γὰρ ἔσται τῶν κατηγορουμένων τινὸς ὡς γένος καὶἐν τῷ ltὅπερgt τουτέστιν ἐν τῇ οὐσίᾳ κατηγορούμενον οὐδὲ ὅλως ὡς οὐσία καὶ εἶδος καὶ ὡςὁρισμὸς καὶ τί ἦν εἶναι raquo Sur cette expression cf aussi In Met 224 27 225 18 256 8 285 11 et 17Cf encore In Top 38 2 sq Voir enfin les occurrences dans la difficile Quaestio I 11 Peut-ecirctreleacutequivalence se fait-elle en reacutefeacuterence agrave Z 4
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Εἰ δέ τις μὴ προσίοιτο ταύτην τοῦπροσσημαίνειν τὴν ἐξήγησιν πειθέσθω τῷἈλεξάνδρῳ λέγοντι διὰ τοῦ ltαὐτὸ μὲν γὰροὐδέν ἐστιgt καὶ τῶν ἐφεξῆς περὶ τοῦ ltἔστιgtδιαλέγεσθαι πάλιν τὴν Ἀριστοτέλην μετὰ τὸεἰπεῖν διὰ μέσου περὶ τοῦ ὄντος ὡς οὐδὲτούτου ὅταν καθ αὑτὸ λέγηται δυναμένουσημαίνειν τι ἀληθὲς ἢ ψεῦδος καὶ λέγειν ὅτιτοῦτο τὸ ἔστιν ἢ καὶ τὸ οὐκ ἔστιν (ὁ αὐτὸςγὰρ περὶ ἑκατέρου λόγος) αὐτὸ καθ αὑτὸλεγόμενον ἀληθὲς μέν τι σημαίνειν ἢψεῦδος οὐ πέφυκεν ὄνομα δέ τι ὄν ὥσπερκαὶ τὰ ἄλλα ῥήματα δύναμιν ἔχειπροηγουμένως μὲν σημαντικὴν τῆς τοῦὄντος μεθέξεως ἢ στερήσεως κατὰ δεύτερονδὲ λόγον καὶ κατηγορουμένου τινὸς πρὸςὑποκείμενον συμπλοκῆς οἷς προστιθέμενοντέλειόν τε ποιεῖ τὸν λόγον καὶ σημαντικὸν ἢἀληθείας ἢ ψεύδους καὶ γὰρ ἂν ἀμέσωςκατηγορῆται τοῦ ὑποκειμένου καὶ τότεδυνάμει τὸ μὲν ἔστι συμπλοκὴν αὐτοῦ πρὸςτὸ ὂν σημαίνει οἷον lsquoΣωκράτης ὄν ἐστιrsquo τὸδὲ οὐκ ἔστι διαίρεσιν ἢ καὶ ἀμφότερασύνθεσιν ὅπερ γὰρ εἴρηται ἐν τοῖς Περὶψυχῆς lsquoκαὶ ὁ μὴ εἶναί τι λευκὸν φάσκων τὸμὴ εἶναι λευκὸν συνέθηκε τῷ ὑποκειμένῳrsquo
Mais si lon nadmet pas cette interpreacutetation dulaquo sursignifier raquo que lon se fie agrave Alexandre selon quipar laquo lui-mecircme nest rien raquo et ce qui suit Aristoteapregraves avoir parleacute au milieu306 de eacutetant discute agravenouveau de est en disant que celui-ci quand il estdit par lui-mecircme ne peut pas non plus signifier quequelque chose est vrai ou faux et que le est et lenest pas (car le discours est le mecircme pour chacundes deux) dit eux-mecircmes en eux-mecircmes ne peuventpar nature signifier que quelque chose est vrai oufaux eacutetant des noms comme les autres verbes ils ontau premier chef la valeur seacutemantique307 departicipation agrave leacutetant ou de privation de leacutetant etdeuxiegravemement la liaison dun certain preacutedicat agrave unsujet308 auxquels309 ils sajoutent pour produire un uneacutenonceacute acheveacute et capable de signifier la veacuteriteacute ou lafausseteacute De fait sils sont preacutediqueacutes directement dusujet alors lagrave aussi est signifie par son sens310 laliaison du sujet agrave leacutetant ndash par exemple Socrate est uneacutetant ndash tandis que nest pas signifie la dissociationndash quoique les deux signifient une combinaison Cesten effet preacuteciseacutement ce qui est dit dans le Traiteacute delacircme laquo mecircme celui qui affirme que quelque chosenest pas blanc a assembleacute ne pas ecirctre blanc avec lesujet
(Ammonius In De int 57 18-33)
Lune des difficulteacutes poseacutees par la proposition aristoteacutelicienne laquo αὐτὸ μὲν γὰρ οὐδέν
ἐστι raquo311 reacuteside dans le αὐτὸ sagit-il de dire que le verbe laquo ecirctre raquo na jamais aucun sens en lui-
mecircme (cest-agrave-dire consideacutereacute pour lui-mecircme au sein dune proposition) Linterpreacutetation
dAlexandre est tout autre312 LAphrodisien lit la proposition comme signifiant le verbe laquo ecirctre raquo
306 Cest-agrave-dire laquo entre parenthegraveses raquo ou laquo entre-temps raquo ( F Ildefonse J Lallot [1992] p 64)
307 Nous empruntons cette heureuse traduction agrave F Ildefonse J Lallot [1992] p 64
308 On suit ici la traduction que donne plus reacutecemment J Lallot seul ([2003] p 18 n 16) laquo mais ensecond lieu ils signifient la combinaison drsquoun preacutedicat avec un sujet auxquels ils srsquoajoutent pour formerun eacutenonceacute complet signifiant veacuteriteacute ou fausseteacute raquo et non la version preacuteceacutedente en collaboration avecF Ildefonse laquo et en second il a aussi valeur de preacutedicat dans une combinaison avec un sujet raquo(F Ildefonse J Lallot [1992] p 64) qui bien que proposant un sens diffeacuterent mais coheacuterent avec ce quisuit nous paraicirct grammaticalement moins correcte
309 Agrave savoir agrave ces sujet et preacutedicat est et nest pas sajoutent
310 Ou laquo en puissance raquo (J Lallot [2003] p 18 n 16 traduit laquo potentiellement raquo mais il nous paraicirct plusprobable que le laquo δυνάμει raquo de 57 30 ait le mecircme sens que laquo δύναμιν raquo de 57 26)
311 Sur les problegravemes textuels et les diffeacuterentes leccedilons de De int 3 16b 20-25 cf S Husson [2009]
312 Il faudrait travailler plus en profondeur la sillage qui lie ensemble les commentaires agrave ce sujetdAlexandre dAmmonius et de Boegravece On doit rappeler limportance capitale du commentaire deBoegravece pour la constitution de la notion meacutedieacutevale de copule Sur ce passage chez Boegravece cf J Lallot[2003] p 22 et surtout I Rosier-Catach [2009]
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
quand il est pris en dehors de toute composition (comme si lon disait laquo est raquo) na aucun statut
propositionnel et nest pas susceptible de veacuteriteacute ou de fausseteacute Une telle interpreacutetation convient
dailleurs beaucoup mieux avec le contexte du chapitre313
Le propre de lanalyse dAlexandre est de distinguer deux niveaux dans cette laquo valeur
seacutemantique raquo quil est tentant de lire comme la distinction entre signification existentielle du
verbe ecirctre pris absolument et fonction copulative qui rend possible les propositions et les ouvre agrave
la veacuteriteacute ou la fausseteacute314 La seconde valeur se maintient dailleurs dans la premiegravere puisque
lemploi absolu du verbe laquo ecirctre raquo peut se reacutesoudre en une preacutedication comme en teacutemoigne aussi
le deacutebat engageacute avec le Περὶ λέξεως dEudegraveme dans le Commentaire aux Premiers Analytiques
Alexandre y affirme en effet que dans les propositions ougrave ecirctre est employeacute absolument le verbe
est en quelque sorte le preacutedicat315 car conformeacutement aussi au deacutebut du commentaire agrave Δ 7
laquo est raquo est deacuteriveacute de laquo eacutetant raquo LrsquoExeacutegegravete a ici retenu la leccedilon aristoteacutelicienne adresseacutee au
Lycophron de Physique I 2 185b 28 sq en renforccedilant le regravegle du modegravele preacutedicatif pour toute
proposition
Mais si Alexandre ne parle ici pour le premier niveau que dune laquo participation raquo ou
laquo privation de leacutetant raquo il faut parier sur la coheacuterence (que rien ne vient deacutementir) et lier ensemble
le commentaire agrave Δ 7 et celui au De int 3 pour comprendre que laquo eacutetant raquo attribueacute agrave un sujet ou
laquo ecirctre raquo employeacute absolument signifient le fait decirctre lexistence comme factualiteacute Toutefois cette
signification existentielle est impensable sans la combinaison du verbe laquo ecirctre raquo avec au
minimum un sujet (laquo Socrate est raquo qui signifie en reacutealiteacute laquo Socrate est eacutetant raquo) et au maximum un
sujet et un autre preacutedicat
Ici se reacutesolvent les derniegraveres difficulteacutes qui apparaissaient pour saisir la coheacuterence de la
citation du De interpretatione avec le reste de linterpreacutetation de Δ 7 La citation intervient en effet
comme justification des exemples de transformation des eacutenonceacutes laquo lhomme marche raquo en
laquo lhomme est marchant raquo ougrave laquo ecirctre raquo affirme Alexandre signifie lexistence de la marche pour
un sujet Autant dire que lexistence nest jamais la nue entiteacute de quelque chose seacuteparable de
celle-ci Il faut bien un sujet au verbe ecirctre pour que quelque chose soit dit exister et le sens mecircme
de lexistence varie en fonction de ce qui est dit ecirctre autant que de ce que le sujet est La notion
mecircme de factualiteacute qui exprime au plus pregraves ce quAlexandre deacutesigne par ὕπαρξις implique ceci
313 M Burnyeat en donne dailleurs une version approchante (cf M Burnyeat [2003] p 14)
314 Cest le pas que saute J Lallot [2003] p 18 n 16
315 In AnPr 15 15-22
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
quagrave la diffeacuterence du concept avicennien dexistence la factualiteacute ne peut pas ecirctre penseacutee comme
une position neutre dune essence preacuteexistante mais quelle enveloppe ce qui est et le fait quil
soit deacutetermineacute comme un donneacute positif316 Toutes les propositions peuvent se reacutesoudre en des
propositions preacutedicatives lesquelles peuvent toutes se reacutesoudre dans les diverses figures de
lattribution qui disent toutes un certain mode decirctre lhomme qui laquo est marchant raquo a un attribut
dont le mode decirctre est laction celui qui est blanc un attribut dont le mode decirctre est qualiteacute et
ainsi de suite
Si ce qui preacutecegravede est juste Alexandre proceacutederait alors agrave une reformulation de la thegravese
aristoteacutelicienne dont nous parlions plus haut lexistence nest pas pensable en dehors de
lessence qui existe ndash mais avec cette diffeacuterence majeure quAlexandre introduit le mot pour le
dire Sans opposer le fait et lessence lExeacutegegravete peut du moins dire leur uniteacute en les distinguant
parce quil peut deacutesormais parler de lexistence au sens du fait que quelque chose soit Cette
promotion dun concept dexistence entendue comme la factualiteacute dune essence est donc tout agrave
la fois un instrument exeacutegeacutetique et une interpreacutetation deacutetermineacutee coheacuterente avec son contexte
de lecirctre
Lideacutee selon laquelle Alexandre ne pense pas la seacuteparation entre lexistence dune chose et
son essence trouvera enfin confirmation dans sa theacuteorie des universaux telle quelle se deacuteveloppe
dans les Quaestiones ou le commentaire aux Topiques La question ayant eacuteteacute amplement traiteacutee on
pourra se cantonner agrave quelques brefs rappels Certains auteurs ont cru lire chez Alexandre les
preacutemices des theacuteories meacutedieacutevales du sujet unique et de lindiffeacuterence de lessence ndash cest-agrave-dire les
preacutemices de la doctrine avicennienne selon laquelle lexistence nest quun accident de lessence317
Cependant au vu des textes il est clair que pour Alexandre toute essence est neacutecessairement
essence drsquoau moins un particulier318 lrsquoessence nrsquoest pas indiffeacuterente agrave la particulariteacute quoiquelle
316 Au sens du reacutealisme du fait contre lequel Merleau-Ponty lutte depuis la Pheacutenomeacutenologie de la perception jusque dans Le Visible et linvisible (cf R Barbaras [1991] p 117-122)
317 Cf sur toutes ces questions cf A de Libera [1999a] et particuliegraverement p 149
318 Cf le texte sur-commenteacute de In Top 355 18-24 traduit par A de Libera [1999a] p 143 laquo Ce agrave quoi ileacutechoit agrave titre drsquoaccident drsquoecirctre un genre est aneacuteanti purement et simplement si toutes les choses qui serangent sous [lui] sont aneacuteanties [En revanche] cela est aneacuteanti en tant que genre si une seule deschoses qui se rangent sous [lui] qursquoelle soit une en nombre ou en espegravece subsiste Car lrsquoanimal est ungenre non parce que crsquoest un ecirctre animeacute doteacute de sensation mais parce qursquoune telle nature existe enplusieurs choses qui diffegraverent speacutecifiquement les unes des autres Si toutes [ces espegraveces] eacutetaientsupprimeacutees en dehors drsquoune seule qui subsisterait ecirctre animeacute doteacute de sensation agrave savoir animal ne seraitplus un genre raquo (laquo ἁπλῶς μὲν οὖν συμφθείρεται τοῦτο ᾧ συμβέβηκεν εἶναι γένει πάντων τῶνὑπαὐτὸ φθαρέντων ὡς δὲ γένος φθείρεται εἰ ἕν τι μόνον ἢ κατ ἀριθμὸν ἢ κατὰ εἶδος τῶνὑπαὐτὸ σώζοιτο τὸ γὰρ ζῷον γένος ἐστίν οὐχ ὅτι ἐστὶν οὐσία ἔμψυχος αἰσθητική ἀλλ ὅτι ἡ
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
le soit peut-ecirctre agrave la pluraliteacute de ses instanciations et ce ultimement parce que la forme ne saurait
en toute rigueur laquo exister raquo sans la matiegravere Pour lExeacutegegravete il nexiste pas drsquoessence sans au moins
une instanciation et donc en langage neacuteoplatonicien drsquouniversel ante rem Agrave la thegravese selon
laquelle rien nexiste qui nait une essence ou ne soit quelque chose dune substance reacutepond
lanathegraveme anti-platonicien bien connu il ne peut y avoir dessence geacuteneacuterale existant par elle-
mecircme ou dit autrement il ny a pas de factualiteacute de lessence hors de la substance
On pourrait alors ecirctre en mesure de rendre raison de labsence quasi totale de ὕπαρξις
chez Plotin Pour lexpliquer C Rutten319 eacutemet agrave partir de la reacutefeacuterence alexandrinienne
lhypothegravese selon laquelle ce terme serait devenu agrave leacutepoque de Plotin comme un signe exteacuterieur
daristoteacutelisme Certes on la vu Alexandre heacuterite lui-mecircme du terme La prudence quand il
sagit dinterpreacuteter une absence est de mise mais il serait bien possible que ὕπαρξις soit devenue
comme le fanal de laristoteacutelisme suite agrave sa reprise alexandrinienne
224 Conclusions ndash existence et non-eacutetant comme objets de la meacutetaphysique
La conception alexandrinienne de ὕπαρξις ndash laquo existence raquo si lon veut maintenir le fil qui
relie le vocable agrave son histoire ulteacuterieure ou laquo factualiteacute raquo qui est plus proche de ce quAlexandre
semble y entendre ndash ne contrevient pas agrave la pluraliteacute des sens de lecirctre Chaque cateacutegorie emporte
avec elle une ὕπαρξις propre un certain mode decirctre Chaque cateacutegorie est un sens de lexistence
la modaliteacute decirctre dune classe de deacutetermination La promotion du concept ne doit donc pas
sentendre comme celle dun certain sens de leacutetant au deacutetriment des autres mais comme
linterpreacutetation alexandrinienne de cette plurivociteacute de leacutetant
Peut-on pour autant en deacuteduire que lobjet de la meacutetaphysique alexandrinienne est leacutetant
en tant queacutetant compris comme laquo lexistant en tant quexistant raquo320 Alexandre ne propose jamais
une telle substitution alors quil en avait manifestement les moyens linguistiques Au surplus
lobjet de la science de leacutetant en tant queacutetant est plus large que le seul existant Lexplicitation de
τοιαύτη φύσις ἐν πλείοσίν ἐστι κατ εἶδος ἀλλήλων διαφέρουσιν ὧν ἀναιρουμένων ἑνὸς δὲ μόνουσωζομένου οὐκέτ ἂν εἴη γένος ἡ οὐσία ἔμψυχος αἰσθητική τοῦτ ἔστι τὸ ζῷον raquo) Cf aussi RWSharples [1992] p 52-53 note 140 et M Rashed [2007b] p 254-257
319 Cf C Rutten [1994]
320 Comme la proposeacute M Bonelli [2001] p 94 et 98
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
leacutetant par lexistence nest proposeacutee en Δ 7 que pour leacutetant par soi et non pas pour laccident Or
ce dernier mecircme sil sapproche du non-eacutetant incombe aussi agrave la meacutetaphysique321
On reacutetorquera quil y a un paradoxe bien grossier agrave tenir pour non-eacutetant un sens de
leacutetant laccidentaliteacute Le paradoxe nest toutefois quapparent sil est vrai que selon le
commentaire agrave Γ 2 laquo mecircme les neacutegations sont des eacutetants raquo parce quelle sont quelque chose de la
substance au sens ougrave elles entretiennent une certaine relation (σχέσις) agrave celle-ci322 Nous pouvons
donc dit Alexandre leur attribuer lecirctre et telle est bien la laquo force de la substance relativement agrave
lecirctre et agrave leacutetant raquo (τὴν τῆς οὐσίας ἰσχὺν πρὸς τὸ εἶναί τε καὶ τὸ ὄν 243 10) Mais alors que le
texte de Γ 2 soutient que laquo nous affirmons que le non-eacutetant est non-eacutetant raquo (τὸ μὴ ὂν εἶναι μὴ ὄν
φαμεν 1003b 10) en employant ce que nous appellerions le sens didentiteacute du verbe laquo ecirctre raquo
Alexandre dit quant agrave lui que nous lui attribuons simplement le fait decirctre (laquo τὸ εἶναι
κατηγοροῦντες raquo 243 16) et lexplicite
Οὕτω καὶ τὸ μὴ ὂν εἶναι μὴ ὄν φαμεν τοῦ μὴ ὄντος ὅ ἐστι τοῦ ὄντος ἀπόφασις τὸεἶναι κατηγοροῦντες ὅτι τοῦ ὄντος τί ἐστιν οὐ μὴν ἁπλῶς εἶναι αὐτὸ λέγοντες ἀλλὰτὸ ὅλον τοῦτο μὴ ὂν εἶναι (243 15-17)
La proposition dans sa derniegravere partie pose des problegravemes de construction et donc de
traduction A Madigan propose de prendre laquo τὸ ὅλον τοῦτο raquo comme sujet et laquo μὴ ὂν raquo comme
preacutedicat
So too we say that even non-being is [Madigan souligne] non-being predicating being of non-being which is the negation of being because it is something that belongs to being ndash not in thesense that it simply is but rather that this whole [en note the object together with its negativeattribute of not being such-and-such] is non-being323
Outre que la post-position du deacutemonstratif est agrave notre connaissance rare sinon
inexistante chez Alexandre il nest pas certain que le sens ainsi obtenu soit satisfaisant Il nous
semble en fait que lopposition dans le passage se joue davantage entre laquo αὐτὸ raquo dune part et
321 Lune des thegraveses ontologiques sous-jacentes agrave leacutethique alexandrinienne dans la Mantissa (quel quensoit son auteur cf RW Sharples [1975] p 52 S Bobzien [1998] p 169 D Lefebvre [2006] p 104 n 1)consiste preacuteciseacutement agrave accentuer le rapprochement de leacutetant par accident avec un non-eacutetant opeacutereacute parAristote en E 2 1026b 21 et mecircme agrave identifier eacutetant par accident et non-eacutetant Le chapitre XXII de laMantissa deacutecrit en effet le laquo meacutelange raquo du non-eacutetant agrave leacutetant du monde sublunaire tel quil fonde le faitde laccident et permet de sauver la liberteacute (cf Mantissa 169 33 sq) Pour des raisons qui serontexpliciteacutees plus loin et tiennent agrave la concentration de lecirctre dans la substance (cf infra sect 321a) cettethegravese nous paraicirct sinon authentique du moins tregraves proche de la penseacutee alexandrinienne
322 In Met 243 10-13
323 A Madigan [1993] p 17 et note 54 p 147 La traductrice italienne (M Casu in G Movia [2007] p 579)suit eacutegalement cette construction
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
laquo τὸ ὅλον τοῦτο μὴ ὂν raquo dautre part Pour paraphraser Alexandre nous ne disons pas que le
non-eacutetant est en lui-mecircme absolument car son ecirctre est deacuteriveacute Son ecirctre tient agrave ce quil est
laquo quelque chose de la substance raquo agrave savoir une laquo neacutegation raquo qui a donc une certaine relation agrave
elle en vertu de laquelle on peut le dire ecirctre ou lappeler eacutetant ndash comme lexplicite le passage
immeacutediatement preacuteceacutedent Ce qui est donc cest en fait le complexe formeacute par la substance et la
neacutegation laquo τὸ ὅλον raquo Dans la traduction proposeacutee par A Madigan le raisonnement dAlexandre
confine presque agrave labsurditeacute en soutenant que la substance et la neacutegation forment un non-eacutetant
alors quAlexandre est preacuteciseacutement en train de justifier linteacutegration des neacutegations de la substance
et de ses proprieacuteteacutes au champ de la science de leacutetant en tant queacutetant au motif quelles sont aussi
appeleacutees laquo eacutetants raquo (243 10-13) Pour sauver la compreacutehension de Madigan il faut supposer que
la preacutedication de lecirctre et donc lappellation de laquo eacutetant raquo pour les neacutegations est implicite agrave leur
preacutedication mecircme de non-eacutetant
Il nous semble que le raisonnement dAlexandre est agrave la fois plus simple mais aussi plus
radical qui traduit lidentiteacute chez Aristote en laquo ecirctre raquo existentiel tout en refusant cependant ndash
mais le point est eacutevident ndash que lexistence du non-eacutetant soit assimileacutee agrave lexistence laquo absolue raquo ou
laquo simple raquo celle de la substance En effet il est grammaticalement possible de consideacuterer que le
sujet de εἶναι est laquo τὸ ὅλον τοῦτο μὴ ὂν raquo324 ce qui donnerait dans une traduction litteacuterale dont
on nous pardonnera la laideur
Οὕτω καὶ τὸ μὴ ὂν εἶναι μὴ ὄν φαμεντοῦ μὴ ὄντος ὅ ἐστι τοῦ ὄντος ἀπόφασις τὸεἶναι κατηγοροῦντες ὅτι τοῦ ὄντος τί ἐστινοὐ μὴν ἁπλῶς εἶναι αὐτὸ λέγοντες ἀλλὰ τὸὅλον τοῦτο μὴ ὂν εἶναι
De la mecircme faccedilon laquo nous affirmons que le non-eacutetant est non-eacutetant raquo du non-eacutetant qui est laneacutegation de leacutetant nous preacutediquons lecirctre parce quilest quelque chose de leacutetant325 non pas que nous ledisions ecirctre au sens absolu mais parce que lensemblece non-eacutetant est
(In Met 243 15-17)
Il y aurait bien ainsi une factualiteacute mecircme du non-eacutetant326 ndash comme si Alexandre avait ici
en tecircte une certaine interpreacutetation de Physique I 3 Cest donc agrave un double titre que le non-eacutetant
tombe dans le champ de la science de leacutetant en tant queacutetant parce quil revient agrave la mecircme
science deacutetudier un objet et sa neacutegation ou son absence (ἀπουσία)327 mais aussi positivement
324 La possibiliteacute de prendre τὸ ὅλον au sens adverbial est eacutegalement tentante mais sauf erreur leCommentaire agrave la Meacutetaphysique nemploie jamais cette tournure
325 La proposition renvoie agrave lideacutee eacutenonceacutee preacuteceacutedemment laquo ὄντος γάρ τινος ἡ ἀπόφασις raquo (243 14)
326 On songe au laquo Jai tout de suite vu quil neacutetait pas lagrave raquo de Sartre dans LEcirctre et le neacuteant ([1943] p 43)
327 Sur le non-eacutetant comme objet de lontologie cf le commentaire agrave 1004a 10-11 sq In Met 252 18 ndash 254
215
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
parce quen un sens faible lui aussi est Lontologie a aussi pour objet des choses qui ne sont que
sur un mode extrecircmement deacutegradeacute purement deacuteriveacute mais qui ne sont pas du non-eacutetant
absolu328
Assiste-t-on toutefois agrave leacutemergence dun concept dexistence en terrain aristoteacutelicien
Encore faut-il sentendre ici sur ce quest laquo un concept dexistence raquo Or bien posteacuterieur au
classique existere329 le concept latin dexistentia apparaicirct un peu plus dun siegravecle apregraves Alexandre
dans la correspondance entre Candide lArrien et Marius Victorinus330 Chez Victorinus
lexistentia est explicitement une traduction de ὕπαρξις ndash ce qui permet deacutelever lenquecircte sur
ὕπαρξις au rang de preacutehistoire de lexistence Mais lexistentia apparaicirct pour dire quelque chose
de plus que ὕπαρξις en deacutesignant la venue agrave lecirctre comme laquo sortie de raquo en particulier dans le cas
du Fils et du Pegravere V Carraud a en effet montreacute combien la naissance de lexistence penseacutee dans
sa double dimension comme ex- et -sistere est inseacuteparable dune probleacutematique dabord
christologique331 Si lon reacuteduit lexistence agrave cette dimension en insistant sur le preacutefixe on aura
alors beau jeu de soutenir quil ne peut y avoir de concept dexistence dans la philosophie
grecque paiumlenne332
Neacuteanmoins dans le texte victorinien lexistence deacutesigne aussi le caractegravere substratif de la
substance333 le sujet du composeacute et son ecirctre indeacutetermineacute Telle nest pas lavanceacutee de Victorinus ndash
qui naurait pas eu besoin pour dire cela de forger existentia Ce sens nest toutefois pas
15 et particuliegraverement 252 29-30 laquo ἧς γὰρ τὸ τόδε τι θεωρῆσαι ταύτης καὶ τὴν ἀπουσίαν τὴνἐκείνου raquo Sur le non-eacutetant comme objet de la meacutetaphysique chez Aristote voire en particulier E Berti[1990]
328 Et ce parce que lontologie ne se reacuteduit pas lousiologie cf ci-dessous sect 24
329 Cf E Gilson [1972] p 344-349 le poids du verbe en latin classique porte sur le laquo ex raquo et signifie doncsortir dougrave laquo se montrer raquo laquo paraicirctre raquo (cf Ciceacuteron laquo Existunt in animis varietates raquo De officiis I 107)laquo existunt raquo signifiant dabord laquo on rencontre raquo laquo il apparaicirct que raquo et non pas laquo il existe raquo mecircme sicomme le souligne Gilson (p 344) le lien se pressent facilement) Le sens de existo comme ecirctre au sensabsolu se fait selon Gilson au IVegraveme siegravecle dans les traductions de Platon par Calcidius
330 Sur une occurrence anteacuterieure chez Calcidius dans sa traduction du Timeacutee en 25d cf V Carraud[2003] p 7-8 V Carraud note eacutegalement la possibiliteacute dune apparition plus ancienne agrave partir duteacutemoignage de Victorinus lui-mecircme p 8 agrave propos de Adversus Arium I 30 18-21 Mais cest peut-ecirctrelagrave une reacutefeacuterence davantage agrave lemploi contemporain de ὕπαρξις plutocirct que la mention dune histoireanteacuterieure de laquo existentia raquo
331 Telle est la thegravese soutenue dans V Carraud [2003]
332 CH Kahn [1982] p 7
333 Adversus Arium I 30 18-25 Cf P Hadot [1968] I p 269-270 n 8 Il nous semble cependant difficile dedire avec P Hadot que cet ecirctre pur nest pas laquo sujet raquo au vu des meacutetaphores et du vocabulaireemployeacute il y a quelque chose de laquo fondamental raquo dans lexistence ainsi deacutefinie mais sans doute Hadotveut-il dire par lagrave que cet existence nest pas sujet dune preacutedication Voir aussi P Hadot [1972]
216
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
ininteacuteressant en ce quil est sans doute lune des lignes de force les plus constantes de lhistoire du
concept dexistence celle-ci acqueacuterant plus tard une consistance conceptuelle en se distinguant de
lessence Scipion Dupleix par exemple a encore en vue ce sens quand dans le franccedilais du
XVIIegraveme il deacutefinit lexistence comme laquo la nue entiteacute le simple et nu ecirctre des choses raquo qui nest pas
sans rappeler llaquo ecirctre pur sans addition raquo de Victorinus334 Manifestement si lon veut chercher de
lexistence en dehors de toute penseacutee creacuteationniste cest cette direction qui doit ecirctre prise
Damascius par exemple comme la montreacute P Hadot parle de lexistence ce sens et distingue
aussi ὕπαρξις et ὀυσία en travaillant agrave partir de leacutetymologie mecircme du vocable ὕπαρξις comme
deacutesignant laquo le premier principe de chaque hypostase raquo qui est comme une laquo assise ou un
fondement raquo et qui deacutesigne lUn avant sa composition avec la substance335 Or cette thegravese de
Victorinus et Damascius trouve ultimement sa source chez Porphyre Le terme ὕπαρξις se lit
certes assez rarement sous le calame de Porphyre mais la distinction entre ὕπαρξις et ὀυσία
entre lecirctre indeacutetermineacute et la deacutetermination est un acquis du Commentaire au Parmeacutenide336 Or la
connaissance que Porphyre a dAlexandre est hors de doute eacutetant donneacute son teacutemoignage sur
lenseignement de Plotin La quecircte dune source alexandrinienne du concept dexistence agrave travers
celui de ὕπαρξις nest pas sans fondement historique
La perceacutee conceptuelle meneacutee par Alexandre et repreacutesenteacutee par lexplicitation de leacutetant
dans lexistence figure lun des gestes exeacutegeacutetiques marquants du Commentaire alexandrinien et
repreacutesente le point de deacutepart dune tradition qui saccomplira au Moyen Acircge dans les emplois de
lexistence pour dire leacutetant dans les passages de Γ 2 et Δ 7 La nuance est toutefois de mise si
Aristote interroge lecirctre en-deccedilagrave des distinctions grammatico-philosophiques posteacuterieures fregeo-
russelliennes et si Alexandre entend par ὕπαρξις non pas lexistence nue mais plutocirct laquo le fait
que ce soit le cas raquo on aurait de bonnes raisons de penser que lontologie alexandrinienne
maintient effectivement lambiguiumlteacute positive du verbe laquo ecirctre raquo quinterroge Aristote qui unit tout
agrave la fois la copule et lexistence lidentiteacute et la veacuteriteacute
Il demeure que la science de leacutetant ainsi comprise mecircme avec cette accentuation en
334 Voir J-F Courtine dans B Cassin [2004] p 404 art laquo essence raquo
335 Cf Damascius De principiis 312 15-18 laquo ἡ ὕπαρξις ὡς δηλοῖ τὸ ὄνομα τὴν πρώτην ἀρχὴν δηλοῖτῆς ὑποστάσεως ἑκάστης οἷόν τινα θεμέλιον ἢ οἷον ἔδαφος προϋποτιθέμενον τῆς ὅλης καὶ τῆςπάσης ἐποικοδομήσεως raquo et P Hadot [1968] I p 268
336 P Hadot [1968] I p 269 et [1973] p 108 (= [1999] p 80) Hadot preacutecise que cette distinction nest pasencore celle de lexistence et de lessence Il nous semble cependant leacutegitime de consideacuterer quon tient lagravelune de ses matrices
217
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
faveur de lexistence maintient la polyseacutemie de son objet et se donne effectivement agrave lire comme
une science universelle Dans les tacircches de cette science figure donc leacutetude des modes decirctre des
eacutetants Et on insiste sur le pluriel la meacutetaphysique alexandrinienne ainsi comprise ne peut se
reacuteduire agrave leacutetude de lun de ces modes decirctre La theacuteologisation de la meacutetaphysique
alexandrinienne est donc une thegravese deacutefinitivement intenable Science du premier il lui incombe
aussi simultaneacutement decirctre science universelle ou en termes anachroniques meacutetaphysique
geacuteneacuterale Il va donc falloir comprendre si et comment pour lExeacutegegravete sarticulent ces deux
dimensions Luniteacute de la meacutetaphysique peut-elle reacutesister agrave un programme traverseacute dune telle
tension Avant de voir comment cette tension se reacutesout au niveau des objets de la science
rechercheacutee on va tenter de montrer comment chez lAphrodisien cette double caracteacuterisation
joue agrave plein au niveau du statut eacutepisteacutemologique de la science La meacutetaphysique est universelle et
premiegravere parce quelle est la science la plus haute et fondatrice des autres sciences
218
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
23 La premiegravere des sciences lambition fondationnelle
Parce quelle est science premiegravere et universelle lExeacutegegravete octroie aussi agrave la meacutetaphysique
la fonction de fonder les autres sciences Le fait nest pas difficile agrave eacutetablir Alexandre le dit
explicitement
Aristote a donc raison daffirmer que le savoir deacutepend de la connaissance des premiegraverescauses ayant eacutetabli par lagrave que le fait pour les autres sciences decirctre des sciences leur vientde la sagesse qui eacutetudie les premiegraveres causes337
La proposition est forte puisque la tournure laquo εἶναι raquo avec le datif sert couramment chez
Aristote et Alexandre agrave dire lessence Il ne sagit pas simplement du statut de science (laquo status raquo)
comme le traduit WE Dooley comme si un savoir preacuteexistant pouvait acceacuteder au rang de
science il sagit de faccedilon plus brute de leur ecirctre-science de leur scientificiteacute comme on parle de
la laquo caballeacuteiteacute raquo du cheval En cela cette proposition est dautant plus extravagante en reacutegime
aristoteacutelicien et donc aussi deacutecisive
On le verra plus en deacutetail agrave la fin de notre parcours mais rappelons dembleacutee combien les
Seconds Analytiques sopposent reacutesolument agrave lideacutee dune science fondatrice des autres sciences
Contre la conception platonicienne de savoirs placeacutes sous leacutegide totalisante de la dialectique les
sciences aristoteacuteliciennes conquiegraverent leur autonomie De fait une deacutemonstration ne vaut que
dans un certain genre chaque science a ses propres principes la valeur scientifique des axiomes
communs est limiteacutee ou tout du moins ils ne peuvent ecirctre eacutetudieacutes par une science au sens des
Seconds Analytiques338
Or le contexte de la phrase dAlexandre ne fournit que peu deacuteclairage agrave un eacutecart aussi
lourd de conseacutequences et mecircme ne len fait que davantage ressortir LAphrodisien est en train de
337 In Met 19 33 ndash 20 3 laquo Εἰκότως οὖν τῆς τῶν πρώτων αἰτίων γνώσεως ἠρτῆσθαί φησι τὸ εἰδέναισυνιστὰς διὰ τούτου καὶ ταῖς ἄλλαις ἐπιστήμαις τὸ εἶναι ἐπιστήμαις παρὰ τῆς σοφίας τῆς τῶνπρώτων αἰτίων θεωρητικῆς παραγίνεσθαι raquo
338 Cf ci-dessous sect 234
219
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
commenter la premiegravere phrase dA 3 laquo puisque manifestement il faut acqueacuterir la science des
causes principielles (nous affirmons en effet connaicirctre chaque chose lorsque nous pensons
acqueacuterir la connaissance de sa cause premiegravere) raquo (983a 24-26) Comme bon nombre de
commentateurs apregraves lui Alexandre traduit immeacutediatement laquo τῶν ἐξ ἀρχῆς αἰτίων raquo en laquo τῶν
πρώτων raquo Se reacutefeacuterant alors explicitement agrave la Physique et aux Seconds Analytiques339 il rend raison
de la proposition aristoteacutelicienne gracircce agrave un modus ponens mais cette deacutemonstration ne prend
place que dans le cadre dune science ou de la connaissance dune chose de celles de ses causes
prochaines et de ses causes premiegraveres Le saut se produit en ce quAlexandre passe brusquement
agrave une pluraliteacute de sciences Pour le comprendre il est neacutecessaire de sous-entendre que de la
preacuteeacuteminence de la connaissance des causes premiegraveres sur celle des causes prochaines pour
acqueacuterir la science dune chose Alexandre induit par analogie ou par extension la preacuteeacuteminence
de la science des causes premiegraveres sur les autres sciences La deacutependance (laquo ἤρτηται raquo 19 26)
observeacutee entre la science dune chose et la connaissance de ses premiegraveres causes sapplique alors
au rapport entre la science geacuteneacuterale des premiegraveres causes et les autres sciences Alexandre signale
mecircme la chose en renforccedilant laquo παραγίγνομαι raquo par la reacutepeacutetition de la preacuteposition laquo παρά raquo
Sauf erreur aucun autre passage du corpus alexandrinien nest aussi net Toutefois
plusieurs eacuteleacutements convergent quant agrave eux mieux attesteacutes qui confirment lhypothegravese que la
deacuteclaration du commentaire agrave A 3 nest pas accidentelle
231 Une science architectonique
Il y a premiegraverement le commentaire quAlexandre offre agrave la position laquo maicirctresse raquo de la
sagesse dans les opinions dA 2 Aristote y reacutecupeacuterait en effet lideacutee que la sagesse a agrave
commander science des hommes libres il eacutetait en effet logique que la sagesse ne pucirct laquo recevoir
des ordres raquo (982a 17-18) Mais surtout elle est connaissance du principe ndash le jeu entre laquo ἀρχή raquo
laquo ἀρχικωτέραν raquo (a 16-17) et laquo ἀρχικωτάτη raquo (b 4) est transparent ndash et singuliegraverement
connaissance de la fin cest-agrave-dire du bien Sa maicirctrise ou son commandement ne lui viennent
donc pas en premier lieu dune fonction quelle aurait par rapport aux autres sciences mais de
son objet-mecircme de la supreacutematie de la cause finale Or cest cela qui inteacuteresse Aristote en A non
339 Sans doute respectivement Phys I 1 (184a 10 sq) et AnPo I 2 (cf WE Dooley [1989] p 37)
220
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
pas sa position dans un systegraveme des sciences La thegravese pose assureacutement des problegravemes de fond
elle est comme le dit sobrement Ross laquo difficile raquo340 notamment quand on la confronte avec les
Eacutethiques De son cocircteacute lEacutethique agrave Nicomaque parle dune science non pas seulement souveraine
mais laquo architectonique raquo341 qui commande agrave la maniegravere dun architecte dirigeant ses ouvriers
parce quil sait la fin de louvrage Par extension ladjectif deacutesigne aussi le supeacuterieur hieacuterarchique
qui preacuteside et donne des ordres par exemple le meacutedecin chef deacutecole342 cest donc laspect
agissant de la souveraineteacute qui est mis en avant343 Certes la meacutetaphore de larchitecte se lit aussi
en A 1 comme Alexandre sempresse de sen aviser344 mais cest toujours dans le registre strict de
lanalogie avec lart par exemple pour illustrer le rapport entre sciences productrices et
theacuteoriques En reacutealiteacute jamais Aristote ne qualifie litteacuteralement la sagesse darchitectonique
On reacutetorquera quentre souveraineteacute ou principat (laquo ἀρχικωτέραν raquo laquo ἀρχικωτάτη raquo) et
laquo architectonique raquo la diffeacuterence est minime quil est malaiseacute de concevoir une supreacutematie sans
commandement effectif des subordonneacutes ndash donc pour une science le commandement des
sciences infeacuterieures345 ndash et que la fin dA 2 suppose bien au moins une science laquo au service raquo de la
sagesse346 Mais ailleurs Aristote a la finesse de distinguer entre laquo commander raquo (ἄρχων) et
laquo donner des ordres raquo (ἐπιτακτικῶς) dans un contexte ougrave il est question de cause finale Cette
distinction nest pas quelconque sil est vrai quelle empecircche de concevoir le premier moteur
comme un Dieu leacutegislateur347 Cette direction est probablement celle quil faudrait explorer En
tout eacutetat de cause il reste simplement quen A 2 Aristote ne dit pas que la sagesse serait
architectonique au sens ougrave elle serait condition de la scientificiteacute des autres sciences ndash le cas
eacutecheacuteant cela constituerait agrave leacutevidence un bouleversement important par rapport agrave ses thegraveses
340 WD Ross [1924] t 1 p 121-122
341 Cf EE I 6 1217a 6-7 EN I 1 1094a 14 sq VI 8 1141b 23 sq VII 12 1152b 2 Sur les artsarchitectoniques cf aussi Met Δ 1 1013a 14 et Phys II 2 194b 2 sq
342 Pol III 11 1282a 3 Voir aussi les occurrences inteacuteressantes de VII 3 1325b 23 agrave comparer avec 1260a18
343 Chez Platon ladjectif napparaicirct quune seule fois mais dans une occurrence inteacuteressante dans lePolitique 261c 9 par distinction de lart royal
344 Voir Met A 1 981a 30 et 982a 1 Pour Alexandre cf In Met 14 6
345 On lobjectera dautant plus quAristote lui-mecircme sexprime en termes de sciences subordonneacutees etsupeacuterieures dans les Seconds Analytiques (par exemple AnPo I 13) mais il nest pas sucircr que ce soit aumecircme sens
346 Cf 982b 5 laquo τῆς ὑπηρετούσης raquo
347 EE VIII 3 1249b 13-15 laquo οὐ γὰρ ἐπιτακτικῶς ἄρχων ὁ θεός ἀλλ οὗ ἕνεκα ἡ φρόνησις ἐπιτάττει raquoCe sont les mecircmes termes quen A 2 Agrave linverse sur lassociation constante des deux chez Alexandrevoir par exemple In Met 346 21 sq
221
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
anti-dialectiques
QuAristote ne le dise pas quil soit possible dinterpreacuteter cette souveraineteacute sans fonction
de fondation eacutepisteacutemique cela concourt agrave caracteacuteriser encore davantage la position
alexandrinienne De fait Alexandre rabat cette souveraineteacute sur une fonction architectonique
entendue comme fonction de fondation ndash et cette thegravese nest pas isoleacutee Cest dabord manifeste
dans la substitution de llaquo architectonique raquo au registre de la souveraineteacute et du laquo plus apte agrave
commander raquo lors du commentaire de la fin dA 2 lagrave ougrave justement Aristote ne dit plus
laquo architectonique raquo ni mecircme laquo donner des ordres raquo Alexandre se reacutefegravere alors en toutes lettres agrave
lexemple des architectes dA 1 puis agrave lEacutethique agrave Nicomaque afin dasseoir lusage du terme Mais
linterpreacutetation peut encore se comprendre par rapport agrave la supreacutematie du savoir de la cause
finale et nimplique pas encore de rapport de fondation elle fait seulement un pas dans cette
direction
Le fait est plus clair dans la reprise des opinions sur la sagesse en B 2 dans lexamen de la
premiegravere aporie Aristote y renvoie aux laquo distinctions anteacuterieures pour savoir quelle science il
faut appeler sagesse raquo cest-agrave-dire agrave A 2 Mais le Philosophe sen tient lagrave encore agrave qualifier la
sagesse dapte agrave commander et agrave diriger (laquo ἀρχικωτάτη καὶ ἡγεμονικωτάτη raquo en 996b 10 ougrave lon
retrouve dailleurs la logique du maximum propre agrave A 2348) Seulement du fait du rappel dA 2 agrave
cause peut-ecirctre aussi de lexemple preacuteceacutedent du laquo constructeur de maison raquo surtout enfin agrave
cause de lideacutee que laquo les autres sciences nont pas le droit de la contredire raquo Alexandre sautorise
agrave reacuteintroduire la fonction dlaquo architectonique raquo Celle-ci est explicitement deacutefinie par le fait decirctre
maicirctresse des autres sciences (laquo δέσποινα τῶν ἄλλων ἐπιστημῶν raquo 184 22-23) et de leur donner
des ordres (laquo ἐπιτάσσουσιν raquo 184 24) Lintervention dAlexandre est notable et Syrianus
dailleurs ne sy trompera pas qui reprendra agrave lAphrodisien la transformation dlaquo ἀρχικωτάτη raquo
en laquo ἀρχιτεκτονικωτάτην raquo349 Avec Alexandre la philosophie premiegravere devient ainsi cette
science qui fin de toute connaissance assume agrave plein lambition architectonique de la
philosophie en geacuteneacuteral350
348 Cf W Leszl [1975] p 101 sq M-H Gautier-Muzellec [2008]
349 Syrianus In Met 15 23-24 Le parallegravele est eacutetudieacute par C Luna [2001] p 78-79
350 Alexandre semble en effet impliquer cet argument quand au deacutebut du Commentaire aux PremiersAnalytiques il discute le statut de la logique (partie ou instrument ) en tenant le raisonnement suivant si la logique est une partie de la philosophie attendu que dautres sciences sen servent alors les autressciences domineront la philosophie puisque la science ou la technique qui se sert dune partie duneautre science ou technique lui est supeacuterieure (ce qui est fin est supeacuterieur agrave ce qui est instrument) enreacutefeacuterence agrave EN 1094a 6-16 Ces autres sciences seront alors plus parfaites que la philosophie (In AnPr
222
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
232 Une science modegravele
Une deuxiegraveme seacuterie de textes promeut lideacutee dune science fondatrice agrave savoir tous ceux
qui leacuterigent en science modegravele La meacutetaphysique est agrave la fois une science agrave part ndash parce
quarchitectonique ndash et la science par excellence Agrave ce titre Alexandre nheacutesite pas agrave employer des
arguments a fortiori du type si cela vaut pour les autres sciences alors cela vaut pour celle-ci
Ainsi en va-t-il exemplairement dans le commentaire au deacutebut de B351 Certes le livre A et sa
logique du maximum avaient deacutejagrave traceacute la voie en en faisant selon les opinions en la matiegravere la
science la plus exacte la plus apte agrave instruire etc et Alexandre ne sest pas priveacute de le souligner
agrave grand renfort de comparatifs ou de superlatifs de κυρίως et de μάλιστα Mais cette position
eacuteminente est maintenue sur lensemble du Commentaire conserveacute La science premiegravere est ainsi
celle qui exemplifie au mieux ce quest une science en geacuteneacuteral352
Comme M Bonelli la amplement montreacute Alexandre efforce drsquoinstituer la meacutetaphysique
selon le modegravele de la science deacutemonstrative des Seconds Analytiques Cest le cas degraves le livre A
alors quAristote peut sen tenir agrave une distinction entre science et technique Alexandre y ajoute la
deacutetermination de science deacutemonstrative en se reacutefeacuterant explicitement aux thegraveses de lOrganon et agrave la
deacutefinition de la science en Eacutethique agrave Nicomaque VI353 Jamais au livre A Aristote ne se prononce sur
le caractegravere deacutemonstratif de la science Seul K parlera dune laquo sagesse deacutemonstrative raquo (1059a 32-
33)354 Chez Alexandre au contraire limportation des thegraveses des Analytiques contamine tout le
commentaire le haut degreacute dexactitude de la sagesse se trouve par exemple fondeacute par les thegraveses
2 28 sq) Largument est donneacute comme deacutebut dune deacutemonstration par labsurde quil nest danslesprit dAlexandre mecircme pas besoin dexpliciter Cela implique que pour lExeacutegegravete il est eacutevident (etce passage est confirmeacute par le commentaire agrave A 2) que cest la laquo philosophie raquo qui est architectoniquedes autres sciences et cest pourquoi la logique ne peut en ecirctre une partie On notera au passage laspectretors de largument dAlexandre qui mecircme dans son rendu de la conception de la logique commepartie utilise de toute faccedilon le vocabulaire de linstrument et de lusage
351 In Met 172 2 laquo εἰ δὲ πρὸς πᾶσαν [sc ἐπιστήμην] καὶ τὴν προκειμένην raquo
352 On pourrait ici nous reprocher un raisonnement circulaire chercher agrave deacutemontrer la fonction defondation eacutepisteacutemique de la meacutetaphysique en nous appuyant sur son statut de science modegravele tout enexpliquant ce statut par la fonction fondationnelle (la science fondatrice de la scientificiteacute des autressciences ne pouvait pas ne pas preacutesenter elle-mecircme la scientificiteacute agrave leacutetat le plus pur) cest tomber dansle paralogisme du diallegravele Toutefois nous navons pas annonceacute vouloir preacutesenter des preuves ducaractegravere fondationnel de la meacutetaphysique selon Alexandre mais des eacuteleacutements laquo convergents raquo Lacirculariteacute est une conseacutequence de cette convergence et relegraveve des neacutecessaires pis-allers delinterpreacutetation lorsquelle est libeacutereacutee du mirage de la veacuteriteacute apodictique
353 Voir les citations faites lors du commentaire agrave 981b 25 (In Met 7 10 sq)
354 M Bonelli [2001] p 43 n 12
223
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
du chapitre I 27 des Seconds Analytiques qui deacutecrivent lexactitude dune science comme croissant
agrave proportion inverse du nombre de ses principes355
Degraves lors que la sagesse est deacutefinie comme science des premiers principes et des premiegraveres
causes limportation des Seconds Analytiques devient pour le moins probleacutematique comme
lindique le commentaire embarrasseacute et apparemment sans solution agrave 982a 26 Alexandre y tente
par la distinction entre axiomes et principes de leacutetant de sauver lideacutee que la sagesse est
deacutemonstrative La reacuteflexion dAlexandre part de lideacutee que les principes de leacutetant agrave linverse des
axiomes sont deacutemontrables il y a donc des choses premiegraveres (des preacutemisses mais le terme nest
pas dans le texte) anteacuterieures agrave leacutetablissement des principes de leacutetant puisque laquo les axiomes
servent aussi de principes agrave leur deacutemonstration raquo356 Mais dans ce cas quest-ce qui empecircche la
reacutegression agrave linfini cest-agrave-dire quil y ait des causes agrave ces choses premiegraveres principes des
principes de leacutetant Il faudrait alors supposer dit Alexandre que laquo toute deacutemonstration ne se
fait pas par la cause raquo Au milieu de ce deacuteveloppement tortueux lExeacutegegravete est precirct pour les
besoins de la cause agrave admettre la deacutemontrabiliteacute des principes de leacutetant ou agrave disjoindre
deacutemonstration et causaliteacute ndash cependant il ne semble jamais lui venir agrave lideacutee que la sagesse ne soit
pas deacutemonstrative quelle soit (si lon tient agrave limportation des Analytiques) deacutefinitionnelle par
exemple357
Le commentaire agrave B quant agrave lui deacuteploie ce reacutequisit au cœur mecircme des apories en tout
cas dans les quatre premiegraveres agrave la faveur de pistes poseacutees par le Stagirite Mais si chez Aristote le
modegravele deacutemonstratif fait partie inteacutegrante de la deacutemarche aporeacutetique (il est une structure qui
litteacuteralement fait problegraveme) chez Alexandre comme la montreacute M Bonelli358 il sannonce comme
partie de la solution En effet coutumier des anticipations qui tressent la trame de la
Meacutetaphysique et assurent sa coheacutesion Alexandre annonce les voies dlaquo euporie raquo des difficulteacutes
preacutesenteacutees en B Voire selon M Bonelli il laquo les reacutesout au moins en partie deacutejagrave dans le
commentaire au livre B raquo359 Un exemple typique en est fourni par la quatriegraveme aporie qui se
demande si la science des substances porte aussi sur leurs accidents par soi (laquo συμβεβηκότα καθ
355 Aristote AnPo I 27 87a 34-35 Alexandre In Met 11 15 sq et 12 21 sq
356 In Met 13 4-6 laquoἈρχαὶ γὰρ καὶ τῆς τούτων δείξεως τὰ ἀξιώματα Ἀλλ ἐπεὶ πᾶσα ἀπόδειξις ἐκπρώτων εἴη ἄν τινα καὶ τούτων πρῶτα raquo
357 On esquisse la possibiliteacute dune solution agrave cette question dune connaissance scientifique des premiersprincipes de leacutetant ci-dessous sect 333 Pour les axiomes voir 233
358 M Bonelli [2001] p 39 sq
359 M Bonelli [2001] p 44
224
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
αὑτά raquo) et des preacutedicats comme laquo mecircme raquo laquo autre raquo laquo semblable raquo etc Degraves son commentaire agrave la
preacutesentation de laporie en B 1 Alexandre introduit la theacuteorie des proprieacuteteacutes par soi (laquo καθ αὑτὸ
ὑπάρχοντα raquo) des Seconds Analytiques et distingue donc entre des proprieacuteteacutes par soi laquo au sens
propre raquo qui sont inclues dans les deacutefinitions et celles qui sont laquo inseacuteparables propres agrave la chose
et peu sen faut essentielles raquo quon trouve dans les seules laquo descriptions raquo (ὑπογραφή)360 Cette
distinction constitue clairement une reformulation des Seconds Analytiques I 4 et de lideacutee en I 22
que la deacutemonstration travaille avec les deux types de proprieacuteteacutes par soi (84a 11-17)361 Certes la
deacutefinition du second type donneacute par Alexandre ne correspond pas exactement agrave celle dAristote
mais les exemples qui suivent dans le commentaire agrave 995b 18 montrent que lAphrodisien
identifie les deux et cest dans cette seconde cateacutegorie quil range le mecircme lautre etc
Degraves la preacutesentation de laporie la faccedilon dont Alexandre anticipe sa reacutesolution est hors de
doute la philosophie premiegravere est de plein droit une science deacutemonstrative parce quelle use de
ces proprieacuteteacutes par soi dans les deux sens En effet laquo il nest mecircme pas possible dacqueacuterir la
science de quelque chose autrement quen connaissant ce type de proprieacuteteacutes raquo agrave savoir celles au
premier sens362 et pour le second type laquo il lui est aussi neacutecessaire de sen servir dans ses
deacutemonstrations car elles sont des instruments communs agrave ceux qui font des deacutemonstrations raquo363
Mais le philosophe premier est en outre celui qui les eacutetudie parce que agrave titre dinstruments
communs agrave toutes les sciences aucune science partielle ne peut les prendre pour objets deacutetude
et parce que loin de relever dune quelconque laquo logique raquo elles sont des notions qui
laquo appartiennent en commun agrave leacutetant raquo lequel en tant queacutetant fait lobjet de la philosophie
premiegravere364
Preacuteciseacutement dans le deacuteveloppement de cette quatriegraveme aporie Alexandre va en outre
injecter dans la philosophie premiegravere la distinction entre les tacircches deacutefinitoire et deacutemonstrative
de la science Alors que le deacuteveloppement dAristote en B 2 est purement interrogatif ndash et se
360 Sur ce texte voir M Rashed [2007b] p 309 et sur la distinction des deux sens de laquo par soi raquo cf tout le sect1 du chap VIII Sur lὑπογραφή cf M Bonelli [2001] p 65-66 et M Rashed ibid Sur la familiariteacutedAlexandre avec la distinction entre les deux laquo par soi raquo cf entre autres Quaest I 26 42 25 ndash 43 2
361 Sur tout ceci cf M Bonelli [2001] p 66 sq
362 In Met 176 22-24 laquo περὶ μὲν τούτων ἀναγκαῖος ὁ λόγος αὐτῷ [sc ὁ σοφὸς] οὐδὲ γὰρ ἄλλως οἷόντε περί τινων ἐπιστήμην λαβεῖν χωρὶς τοῦ γιγνώσκειν τὰ οὕτως ὑπάρχοντα raquo
363 In Met 177 6-8 laquo ἀλλὰ καὶ τοῖς ἄλλοις οἷς κατέλεξε πᾶσιν ἐν ταῖς ἀποδείξεσιν ἀναγκαῖον αὐτῷπροσχρῆσθαι κοινὰ γὰρ ταῦτα ὄργανα τοῖς ἀποδεικνύουσι raquo Sur lusage des axiomes par laphilosophie premiegravere cf M Bonelli [2001] p 152-157 et 250-251
364 In Met 177 4-14
225
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
termine par la qualification laquo de la plus haute difficulteacute raquo (997a 33-34) ndash chez Alexandre la
solution est expliciteacutee La sagesse ici deacutefinie comme science de la substance puis plus
preacuteciseacutement de la substance premiegravere (195 26 sq) heacuterite des deux tacircches Du point de vue
dAlexandre la principale difficulteacute agrave reacutesoudre est dexpliquer que ce nest pas parce quune
mecircme science agrave la fois deacutefinit (ce quest une substance) et deacutemontre (ses accidents par soi) que
pour autant il y a confusion entre les deux activiteacutes et quon tomberait dans lerreur de vouloir
deacutemontrer une essence365 Alexandre le dit simplement laquo en effet deacutefinir et deacutemontrer ne
sidentifient pas lun agrave lautre sil [ou laquo sous preacutetexte quil raquo] appartient agrave une seule personne ltde
les eacutetudiergt tous les deux raquo366 De toute faccedilon si les deux tacircches nappartenaient pas agrave la mecircme
science on ne verrait pas qui pourrait bien soccuper de la deacutemonstration des accidents par soi de
la substance Et de fait le geacuteomegravetre ndash et lExeacutegegravete prend bien soin de souligner lanalogie
Aristote fait comme si le geacuteomegravetre avait affaire agrave des substances367 ndash le geacuteomegravetre donc agrave la fois
deacutefinit ce quest une ligne (laquo longueur priveacutee de largeur raquo) et deacutemontre ses accidents essentiels
(par exemple decirctre droite ou courbe) Pour autant le geacuteomegravetre nentreprend pas de deacutemontrer sa
deacutefinition De mecircme pour le physicien qui eacutetudie effectivement des substances celle qui sont
naturelles et de mecircme aussi (laquo ὁμοίως δή raquo 195 25) pour la science des substances premiegraveres si
du moins celles-ci ont des accidents368 La sagesse est une science comme les autres et cest la
reacutefeacuterence aux autres sciences qui permet dasseoir son contenu qui chez Aristote restait en
suspens
Le texte reacutecupegravere donc explicitement la distinction entre fonctions deacutefinitionnelle
(laquo ὁριστική raquo) et deacutemonstrative (laquo ἀποδεικτική raquo) de la science introduite dans laporie
preacuteceacutedente369 et lapplique au cas de la science des substances premiegraveres Toutefois comme le dit
M Bonelli attendu quAlexandre a attribueacute agrave la science de leacutetant en tant queacutetant leacutetude des
proprieacuteteacutes essentielles et communes (les preacutedicats dialectiques) on peut se douter que la
reacutesolution de la quatriegraveme aporie donne eacutegalement des indications valant pour la laquo philosophie
universelle raquo370 Et de fait cet ensemble de caracteacuteristiques de la sagesse se trouve recueilli dans
365 La chose sexplique par les impeacuteratifs du commentaire cf 997a 30 sq
366 In Met 194 33-35 laquo οὐ γὰρ γίνεται ταὐτὸν θάτερον θατέρῳ τὸ ὁρίσασθαι τῷ ἀποδεῖξαι εἰ ἄμφωἑνὸς εἴη raquo
367 Cf le laquo εἴ γε ταῦτα οὐσίας λέγει raquo de 195 5-6
368 In Met 195 19-27
369 In Met 193 26 sq
370 M Bonelli [2001] p 73-74
226
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
le commentaire agrave Γ La science anonyme du deacutebut du laquo livre du philosophe raquo est une science
deacutemonstrative Alexandre commente en effet la fameuse ouverture laquo ἔστιν ἐπιστήμη τις ἣ
θεωρεῖ τὸ ὂν ᾗ ὂν καὶ τὰ τούτῳ ὑπάρχοντα καθ αὑτό raquo en disant
Λαμβάνει πρῶτον μὲν τὸ εἶναί τιναἐπιστήμην περὶ τὸ ὂν ᾗ ὄν τουτέστι τοῦὄντος ᾗ ὂν θεωρητικήν τε καὶ ἀποδεικτικὴντῶν τούτῳ καθαὑτὰ ὑπαρχόντων Πᾶσα γὰρἡ οὑτινοσοῦν ἐπιστήμη τῶν ἐκείνῳ καθαὑτὰὑπαρχόντων ἐστὶν ἀποδεικτική
ltAristotegt pose tout dabord quil y a une sciencequi porte sur leacutetant en tant queacutetant cest-agrave-dire quieacutetudie371 leacutetant en tant queacutetant et deacutemontre sesproprieacuteteacutes par soi Toute science en effet quel quesoit son objet deacutemontre les proprieacuteteacutes par soi de cetobjet
(239 6-9)
La distinction entre partie deacutefinitionnelle ndash ici conserveacutee dans le laquo θεωρητικήν raquo plus
fidegravele au texte dAristote ndash et partie deacutemonstrative portant sur les proprieacuteteacutes par soi de lobjet
sera maintenue au cours du livre en particulier lorsquAlexandre entreprendra de montrer
comment Aristote y reacutesout la quatriegraveme aporie de B
Δι ὧν δὲ εἴρηκέ τε καὶ κατεσκεύασελέλυκεν ἀπορίας τῶν ἐν τῷ Β βιβλίῳῥηθεισῶν τήν τε εἰ τῆς αὐτῆς ἐπιστήμης ἐστὶπερὶ τῶν [24615] οὐσιῶν πασῶν τὴν θεωρίανποιεῖσθαι ἢ ἄλλη ἄλλης οὐσίας ἐστὶνἐπιστήμη ἔτι καὶ τὴν εἰ τῆς αὐτῆς ἐστι περίτε τῆς οὐσίας θεωρεῖν καὶ τῶνσυμβεβηκότων αὐτῇ
Gracircce agrave ce quil a dit et eacutetabli Aristote a reacutesoludes difficulteacutes parmi celles eacutevoqueacutees au livre B ltladifficulteacute de savoirgt sil appartient agrave la mecircme sciencede faire leacutetude de toutes les substances ou si pourchaque substance il y a une science diffeacuterente celleen outre de savoir si cest agrave la mecircme science quilappartient deacutetudier agrave la fois la substance et sesaccidents
Ἀλλ εἰ δέδεικται ὅτι τῆς αὐτῆς τῷ γένειπερί τε πασῶν τῶν οὐσιῶν καὶ ἔτι περὶ τῶνὑπαρχόντων αὐταῖς οὐ διὰ τοῦτο ἔσται καὶτοῦ τί ἐστιν ἀπόδειξις οὐδὲν γὰρ κωλύειὑπὸ τὴν αὐτὴν τῷ γένει ἐπιστήμην [24620]εἶναι καὶ τὴν ὁριστικήν ἥτις τοῦ τί ἐστιθεωρητική καὶ τὴν ἀποδεικτικήν ἣ τῶν καθαὑτὰ ὑπαρχόντων ἑκάστῳ γένει ἐστὶνἀποδεικτική Καὶ τὸ ἐφεξῆς δὲ τούτῳἀπορηθὲν ἑξῆς λύει πρὸς δὲ τούτοις περὶταὐτοῦ καὶ ἑτέρου καὶ ὁμοίου καὶ ἀνομοίουκαὶ περὶ ἐναντιότητος δείκνυσι γὰρ ὅτι καὶἡ περὶ τούτων θεωρία οἰκεία τῇ περὶ τοῦὄντος
Mais sil a eacuteteacute montreacute que cest agrave une scienceidentique en genre deacutetudier toutes les substances eten outre leurs proprieacuteteacutes il ny aura pour autant pasdeacutemonstration de lessence Rien en effet nempecirccheque sous une science identique en genre il y ait agrave lafois la science deacutefinitionnelle qui eacutetudie lessence et ladeacutemonstrative qui deacutemontre les proprieacuteteacutes par soi dechaque genre Puis il reacutesout aussi le point qui faisaitensuite difficulteacute celui ltqui portegt en outre sur lemecircme et lautre le semblable et le dissemblable et lacontrarieacuteteacute il montre en effet que leacutetude de ceschoses est propre agrave celle de leacutetant
(246 13-24)
Il ne nous est pas ici neacutecessaire dexpliquer en deacutetail comment Aristote a bien pu en Γ
371 La traduction est peut-ecirctre un peu sous-deacutetermineacutee par rapport agrave lexpression grecque laquo θεωρητικήν raquomais dune part Alexandre semble employer ce genre de terme sans en faire grand cas (ainsi justeapregraves laquo ἀποδεικτική raquo) et dautre part la notion de capaciteacute dans les adjectifs en -ικος semble secirctrepassablement amenuiseacutee dans la langue dAlexandre
227
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
laquo dire et eacutetablir raquo la solution aux troisiegraveme et quatriegraveme apories372 un simple survol du passage
permet de confirmer que la double fonction deacutefinitionnelle et deacutemonstrative vaut aussi pour la
philosophie universelle Lagrave mecircme ougrave en Γ le vocabulaire de la deacutemonstration est presque
totalement absent373 Alexandre le suppleacutee comme si lExeacutegegravete se refusait agrave envisager pour la
meacutetaphysique une autre maniegravere decirctre une science Or il est tout agrave fait possible que pour le
Stagirite la reacutesolution des apories de B ne soit possible quau profit dun statut dexception
eacutepisteacutemique de la science de leacutetant en tant queacutetant374 Jamais par exemple le Stagirite ne prend-
il la peine de sexpliquer sur le statut deacutemontrable ou non des proprieacuteteacutes par soi de leacutetant en
tant queacutetant
Agrave linverse le maintien par Alexandre du modegravele des Analytiques se fait au profit non
seulement de la coheacuterence du traiteacute en lui-mecircme (la suite logique des livres entre eux) et avec le
reste de lœuvre aristoteacutelicienne mais aussi du statut eacutepisteacutemique de la science rechercheacutee La
comprendre comme une certaine science dapregraves le statut et le fonctionnement connus de
nimporte quel familier des Seconds Analytiques est une option exeacutegeacutetique forte Celle-ci preacutesente
des attraits hermeacuteneutiques indeacuteniables ndash mecircme les lecteurs dAristote qui soutiennent une
exceptionnaliteacute eacutepisteacutemique de la meacutetaphysique le font avec extrecircme prudence car peu sen faut
alors quon frocircle lincoheacuterence Il serait donc erroneacute de croire quAlexandre nagit ainsi que par
rigiditeacute et platitude terminologiques incapable de percevoir la souplesse du Stagirite cest-agrave-dire
sa capaciteacute agrave plier le λόγος au poids du reacuteel et du problegraveme agrave reacutesoudre Chez lExeacutegegravete le motif
du statut eacutepisteacutemique octroyeacute agrave la meacutetaphysique est plus profond qui provient du rang de
science modegravele quon a tenteacute dillustrer
233 La science des axiomes
Outre ses statuts de science architectonique et de science modegravele ndash deacutefinitionnelle et
deacutemonstrative ndash un troisiegraveme eacuteleacutement est agrave mettre au compte du rocircle fondationnel de la
meacutetaphysique agrave savoir sa capaciteacute agrave traiter des axiomes On entend par axiomes au premier chef
372 Cf ci-dessous 242
373 Le cas de la laquo deacutemonstration par reacutefutation raquo de Γ 4 1006a 11-12 est eacutevidemment un cas particulier
374 Sur cette exceptionnaliteacute cf entre autres P Aubenque [1962] et agrave sa suite J-F Courtine [2005] p 119Cf surtout M Crubellier [2005] qui affirme le laquo statut deacuterogatoire de la meacutetaphysique raquo (p 78)
228
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
le principe de non-contradiction mais aussi par exemple celui du tiers exclu375 En tant que
principes communs les sciences ordinaires en usent sans jamais pouvoir les eacutetudier pour eux-
mecircmes ni les eacutetablir ni mecircme simplement laquo en parler raquo376 Dans la meacutetaphysique au contraire
on la vu les axiomes constituent agrave la fois des instruments et des objets deacutetude Cette thegravese entre
cependant en directe contradiction avec le point preacuteceacutedent comment une science deacutemonstrative
peut-elle avoir agrave eacutetablir la veacuteraciteacute des axiomes Traiter cette question cest aussi se donner les
moyens de comprendre comment concregravetement la meacutetaphysique fonde les autres sciences et
garantit leur scientificiteacute
Aristote demandait en effet dans la deuxiegraveme aporie de B sil appartient agrave la mecircme
science de consideacuterer les principes de la substance et ceux de la deacutemonstration La reacuteponse
dAlexandre au cours du commentaire agrave Γ est sans appel
Πάντες οὖν διὰ τοῦτο αὐτοῖς χρῶνται Tous donc pour cette raison utilisent ltles
375 Alexandre donne aussi couramment comme exemples laquo des termes eacutegaux agrave une mecircme chose sontaussi eacutegaux entre eux raquo laquo si agrave partir de choses eacutegales des choses eacutegales sont retrancheacutees les restes sonteacutegaux raquo laquo tout deacutesir est deacutesir dun bien ou dun bien apparent raquo (cf par exemple In Met 175 9-13) Onlaisse ici de cocircteacute le problegraveme que posent ces exemples agrave savoir quil est difficile de comprendre en quoices axiomes (le dernier ne se lisant nulle part tel quel chez Aristote) peuvent reacuteellement passer pourdes principes communs Ce problegraveme est dailleurs deacutejagrave preacutesent chez Aristote (cf par exemple MMignucci [1975] p 135 et [2003] p 95) Une hypothegravese cependant pourrait ecirctre la suivante Aristoteaccepte par exemple de parler de la regravegle sur la soustraction des quantiteacutes eacutegales comme dun principecommun parce quil est impossible de restreindre ce principe agrave une seule science il ne peut doncconstituer un principe propre interne agrave une unique science Le mecircme argument vaudrait pour ledernier exemple proprement alexandrinien plusieurs sciences pourraient se servir dune telle regraveglepar exemple la science pratique mais aussi la physique de lacircme (cf la fin du De anima et le De motu)En ce sens seuls le principe de non-contradiction et son corollaire le tiers exclu seraient des principescommuns au sens le plus fort du terme agrave savoir laquo partageacutes par toutes les sciences raquo Les autresexemples seraient communs en un sens qui est sinon plus faible du moins neacutegatif agrave savoir ce quinappartient pas en propre agrave un individu ndash ce qui nimplique pas que ce commun au second sens soitpartageacute par tous les membres de la mecircme classe laquo Commun raquo signifie alors quelque chose comme laquo qui appartient agrave plus dun raquo (un terrain peut ecirctre commun parce que non soumis agrave la proprieacuteteacutepriveacutee sans pour autant ecirctre la proprieacuteteacute de tous) Le principe de non-contradiction serait donc laquo leplus ferme de tous raquo (Γ 3) parce que outre son statut de principe des autres axiomes il est aussi le plusuniversel le plus transversal ndash comme le dit Alexandre laquo καὶ κοινότατόν γε τὸ τῆς ἀντιφάσεωςἁπάντων τῶν ἀξιωμάτων ἀληθὲς γὰρ ἐπὶ πάντων raquo (175 13-14) Cf agrave ce sujet M Bonelli [2001] p248 sq qui propose lideacutee seacuteduisante selon laquelle Alexandre soutiendrait une hieacuterarchie de tous lesprincipes en fonction de leur universaliteacute (cf aussi p 251) Agrave tout le moins est-il plus certain que pourAlexandre ndash dans la ligne dAristote sur ce point ndash le principe de non-contradiction a un statut speacutecialNombreux sont les textes agrave aller dans ce sens qui font la part belle aux superlatifs et aux comparatifsentre le principe de non-contradiction et les autres axiomes Cependant il semble difficile de tirer deces textes autre chose quune deacutenivellation entre le principe de non-contradiction et les autres axiomeset daller jusquagrave y deacuteceler une hieacuterarchie deacuteveloppeacutee
376 Sur lopposition entre parler des axiomes et les utiliser cf entre autres In Met 187 31-32 laquo οὔτε γὰργεωμετρία περὶ αὐτῶν οὔτε μουσικὴ λέγει καίτοι χρώμεναι αὐτοῖς raquo
229
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
ὅτι καθὸ ὄντα ἐστὶ περὶ ἃ πραγμα-[26525]τεύονται κατὰ τοῦτο αὐτοῖς ὑπάρχειπᾶσι γὰρ αὐτοῖς τὸ ὂν κοινόν Καὶ οὐδεμίατῶν κατὰ μέρος ἐπιστημῶν ἐπιχειρεῖ περὶαὐτῶν λέγειν ὅτι ἀληθῆ ἢ οὐκ ἀληθῆ οὔτεγὰρ γεωμέτρης καίτοι χρώμενος αὐτοῖςοὔτε ἀριθμητικὸς οὔτε τῶν ἄλλων τις ἰατρὸςἢ ἀστρολόγος ἢ μουσικός ltἀλλὰ τῶνφυσικῶν ἔνιοιgt Καὶ διὰ τούτου συνίστησι τὸεἶναι ταῦτα τῷ ὄντι ᾗ ὂν [26530] ὑπάρχονταΤῶν μὲν γὰρ περί τινος μέρους τοῦ ὄντοςλεγόντων οὐδεὶς περὶ αὐτῶν ἐγχειρεῖ λέγειν
axiomesgt parce que cest dans la mesure ougrave ce dontils traitent ce sont des eacutetants que ltles axiomesgt leurappartiennent car leacutetant leur est commun agrave tous Etaucune science partielle nentreprend agrave propos desaxiomes de dire sils sont vrais ou non ni legeacuteomegravetre quoiquil utilise ces ltaxiomesgt nilarithmeacuteticien ni aucun autre ndash meacutedecin astronomeou musicien ndash laquo mais certains physiciens raquo [lontentrepris] Et par lagrave Aristote confirme que lesltaxiomesgt sont des proprieacuteteacutes de leacutetant en tantqueacutetant En effet parmi ceux qui tiennent desdiscours sur une partie de leacutetant personne nesengage agrave discuter des ltaxiomesgt
(265 24-31)
On la vu Alexandre leste les axiomes et a fortiori celui de non-contradiction dune
puissante charge ontologique La deuxiegraveme partie de Γ nest pas un appendice logique agrave une
premiegravere partie ontologique mais la continuation des deacuteveloppements sur lun et donc le mecircme
lautre etc ces derniers ayant le statut de proprieacuteteacutes par soi de leacutetant en tant queacutetant Cette
charge ontologique repreacutesente une interpreacutetation sinon valide du moins parfaitement deacutefendable
et coheacuterente377 Leacutecart se creuse dans le fait que chez Alexandre les axiomes se placent sous la
cateacutegories des proprieacuteteacutes de leacutetant en tant queacutetant aux cocircteacutes des plurivoques de Δ ou des
contraires alors quAristote semble cest peu de le dire moins affaireacute agrave les classer
LExeacutegegravete ne contrevient pas agrave lindeacutemontrabiliteacute des principes de la deacutemonstration et la
rappelle mecircme au seuil du commentaire agrave Γ 3 les axiomes sont ces laquo principes communs et
indeacutemontrables raquo (264 35-36) Comment une science deacutemonstrative peut-elle les prendre pour
objet M Bonelli a proposeacute de desserrer leacutetau de la contradiction en soutenant que pour
Alexandre les axiomes ne sont pas indeacutemontrables au sens de laquo ne peuvent pas faire lobjet dune
deacutemonstration raquo mais de laquo nont pas besoin decirctre deacutemontreacutes raquo ce qui sous-entend quils le
pourraient malgreacute tout378 Effectivement en un passage379 lAphrodisien glose ainsi ladjectif
laquo ἀποδεικτικός raquo Mais une telle geacuteneacuteralisation est discutable trop de textes dAlexandre ne
377 Pour des interpreacutetations modernes en ce sens voir par exemple F Wolff [2000] p 73-102 ouM Crubellier [2008] et [2009] p 71
378 M Bonelli [2001] p 241-242
379 In Met 271 11-13 laquo τῶν δὲ ἀξιωμάτων πάντων ταύτην εἶπεν ἀρχὴν εἶναι οὐκ ἀποδεικτικήν (οὐδὲγὰρ δεῖται ἀποδείξεως τὰ ἀξιώματα οὐ γὰρ ἂν ἔτι ἀξιώματα εἶεν οὐδὲ ἀρχαί) raquo M Bonelli [2001]p 242 n 20 traduit ainsi la parenthegravese laquo infatti gli assiomi non hanno bisogno di dimostrazione altrimentinon sarebbero piugrave assiomi neacute principi raquo Mais cela nous paraicirct malgreacute tout difficile Voir en ce sens et entreautres pour un autre type de principe la Quaestio I 1 4 4-5 laquo οὐ γὰρ οἷόν τε τῆς πρώτης ἀρχῆςἀπόδειξιν εἶναι raquo
230
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
feraient plus du tout sens si lon deacutefinissait ainsi laquo ἀποδεικτικός raquo Par exemple dans son
commentaire agrave A 9 Alexandre preacutesente la connaissance des axiomes comme inaccessible par la
deacutemonstration et comme laquo immeacutediate raquo380 et en Γ 4 il affirme clairement quil est impossible de le
deacutemontrer (laquo οὐχ οἷόν τε δὲ πρῶτόν τι καὶ γνωριμώτερον τούτου λαβεῖν ὡς προείρηται ὥστε
οὐδὲ ἀποδεῖξαι αὐτὸ οἷόν τε raquo 273 6-8) Le principe de non-contradiction est donc
indeacutemontrable dans tous les sens du terme assureacutement aussi dans le second sens distingueacute par
M Bonelli puisque cet axiome est laquo le plus familier raquo mais il demeure surtout indeacutemontrable au
premier sens
Il sagit degraves lors de comprendre en quel sens en Γ 3 Aristote peut affirmer que
laquo lexamen raquo des axiomes appartient au philosophe (laquo σκέψις raquo 1005a 22) et qulaquo il appartient
donc au philosophe cest-agrave-dire agrave celui qui eacutetudie la substance tout entiegravere en tant que constitueacutee
ltcomme tellegt381 dexaminer aussi les principes deacuteductifs raquo (1005b 6-8) Alexandre deacuteveloppe
deux fois cette ideacutee
Λέγει δὲ τὸν πρῶτον φιλόσοφον περὶτῶν ἀξιωμάτων ἐρεῖν οὐχ ὡς ἀποδείξοντά[26620] τι αὐτῶν (ἀναπόδεικτοι γὰρ αἱ ἀρχαὶτῶν ἀποδείξεων ὡς λέγει) ἀλλὰ τίς ἡ φύσιςαὐτῶν καὶ πῶς ἡμῖν ἐγγίγνεται καὶ πῶςαὐτοῖς χρηστέον καὶ ὅσα ἄλλα περὶ αὐτῶνἐν τοῖς Περὶ ἀποδείξεως πραγματεύεταιὥσπερ γὰρ ὁ περὶ τῶν ἀξιωμάτων λόγος τοῦφιλοσόφου οὕτω καὶ ὁ περὶ ἀποδείξεως οὐπερὶ τῆς τοῦδε ἢ τοῦδε ἀλλὰ καθόλου τί τέἐστιν ἀπόδειξις καὶ πῶς [26625] γίνεταιΟὐδὲ γὰρ ἡ ἀπόδειξις ἑνί τινι γένει τῶν ὑπὸτὰς ἐπιστήμας ὑπάρχει ἀλλ ἔστι καθἑκάστην ἐπιστήμην ἀπόδειξις παρὰ τὰοἰκεῖα τῆς ἐπιστήμης καὶ χρῆται ἕκαστος ἐξ
Aristote dit que le philosophe premier parlerades axiomes non pas dans lintention den deacutemontrerun (car les principes des deacutemonstrations sontindeacutemontrables comme il le dit) mais ltde diregtquelle est leur nature comment ils viennent en nouscomment nous devons les utiliser et toutes ces autreschoses dont il soccupe dans le De la deacutemonstration382De mecircme en effet que la discussion des axiomesincombe au philosophe de mecircme aussi celle sur ladeacutemonstration ndash non pas sur la deacutemonstration de ceciou de cela mais sur en geacuteneacuteral ce quest unedeacutemonstration et comment elle se produit Car ladeacutemonstration nappartient pas non plus agrave lun desgenres qui sont sous les sciences mais il y a danschaque science une deacutemonstration pour383 les objets
380 Cf In Met 130 13 -16 laquo Kαὶ ἔστι τινὰ καὶ ἐν ταῖς δι ἀποδείξεως διδασκαλίαις γνωριζόμενα ὑπὸτοῦ μανθάνοντος ἄλλα ὄντα τῶν ἀποδεικνυμένων τοιαῦτα γὰρ τὰ ἀξιώματα φυσικαί τινεςοὖσαι ἔννοιαι καὶ προτάσεις ἄμεσοι raquo Cf aussi le commentaire agrave B 2 996b 35 sq (In Met 188 9 sq)et (traduit ci-dessous) 266 19 sq Voir enfin 272 20 sq et 274 32 sq M Mignucci ([2003] p 95)paraphrase ainsi la position alexandrinienne laquo I principi sono indimostrabili e sarebbe unimperdonabilemancanza di conoscenza della logica pretendere che tutto debba essere provato raquo en citant en note 266 18-20 et266 32 ndash 267 6
381 La traduction sinspire de celle de M Crubellier ([2005] p 69) mais la formule est vraiment difficileAinsi W Leszl propose-t-il de construire laquo ᾗ πέφυκεν raquo avec laquo τοῦ φιλοσόφου raquo et milite contre Rosset avec Bonitz (Index aristotelicus 833a 30 sq) pour une traduction du type laquo conformeacutement agrave sanature raquo Cf W Leszl [2008] p 248 n 17
382 Agrave savoir les Seconds Analytiques voir par exemple In AnPr 6 32-33 et 7 33 ndash 8 2 M Bonelli ([2001]p 272 n 101) renvoie eacutegalement agrave Galien
383 Lusage de παρά est un peu eacutetonnant dans ce contexte nous navons trouveacute aucun emploi parallegravele
231
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
ὑποθέσεως παρὰ φιλοσοφίας τὸ πῶςἀποδεικνύναι χρὴ λαμβάνων
propres de la science et chaque ltscientifiquegt sensert sur la base dune hypothegravese recevant de laphilosophie la faccedilon dont il faut deacutemontrer raquo
(266 18-28)
Ce quil reprend ensuite en disant
Ὅτι περὶ τὰ ἀξιώματα λέγων εἶναι τὸνπρῶτον φιλόσοφον οὐχ ὡς ἀποδεικνύντααὐτὸν λέγει ἀλλ ὡς δεικνύντα ὅτι ἀρχαὶἀποδείξεως αἱ δὲ ἀρχαὶ ἀναπόδεικτοι δηλοῖδι ὧν ἄρτι λέγει πρὸς τοὺς οἰομένουςπάντων [26635] ἀπόδειξιν εἶναι καὶ μηδὲνἀποδέχεσθαι ἀξιοῦντας ἀληθὲς εἶναι ἄνευ[2671] ἀποδείξεως λεγόμενον περὶ ὧνεἴρηκε καὶ ἐν τοῖς Ὑστέροις ἀναλυτικοῖςτούτους γάρ φησι δι ἀπαιδευσίαν τῶνἀναλυτικῶν ταῦτα λέγειν Δέδεικται γὰρ ἐνἐκείνοις ὅτι δεῖ ἀρχὴν ἀποδείξεως εἶναι καὶταύτην ἀναπόδεικτον Οὐδὲ γὰρ ἂν ὅλωςἀπόδειξις εἴη εἰ περὶ πάντων ζητοίη τιςΠᾶσα γὰρ [2675] διδασκαλία ὡς ἐν ἐκείνοιςεἴρηται καὶ πᾶσα μάθησις διανοητικὴ ἐκπροϋπαρχούσης γίνεται γνώσεως καὶ ἔστιταῦτα τὰ ἀξιώματα καλούμενα
En disant que le philosophe premier a affaire auxaxiomes il veut dire non pas quil les deacutemontre maisquil montre quils sont principes de ladeacutemonstration alors que les principes sontindeacutemontrables384 et il le fait voir par ce quil ditmaintenant contre ceux qui croient quil y a unedeacutemonstration de toutes choses et estiment quon nedoit rien accepter comme veacuteridique sansdeacutemonstration ce dont il a aussi parleacute dans lesSeconds Analytiques ndash car ceux-lagrave affirme-t-il tiennentce langage par manque de formation aux AnalytiquesIl a montreacute en effet dans les Seconds Analytiques quil ya neacutecessairement un principe de la deacutemonstration etque celui-ci est indeacutemontrable Il ny aurait en faitaucune deacutemonstration si lon recherchait unedeacutemonstration de toutes choses Car laquo toutenseignement comme il la dit dans ces livres et toutapprentissage qui ont lieu par un raisonnementprocegravedent dune connaissance preacuteexistante raquo385 et ceschoses sont ce quon appelle axiomes
(266 32 ndash 267 6)
Le premier texte est la fin du commentaire agrave la premiegravere phrase de Γ 3 (1005a 19-21) mais
Alexandre y commente en reacutealiteacute toute la premiegravere partie du chapitre Le second se situe au
deacutebut du commentaire agrave 1005b 2-4 dougrave la reacutefeacuterence agrave ceux qui ignorent les Analytiques On se
rappelle que la probleacutematique du chapitre chez Aristote est tregraves semblable sinon identique agrave la
deuxiegraveme aporie comme Alexandre sen est aviseacute degraves le deacutebut de son commentaire ie la
question appartient-il agrave la mecircme science de traiter de la substance et des axiomes On le sait
aussi la reacuteponse dAristote est ici positive et le deacutebut du chapitre (1005a 21-b 8) entreprend
Le manuscrit L donne dailleurs laquo περί raquo qui convient mieux Les diverses traductions du passagedonnent M Mignucci ([2003] p 96) laquo piuttosto la dimostrazione egrave di ciascuna scienza secondo le coseappropiate alla scienza raquo M Bonelli ([2001] p 271 n 100) laquo ma per ogni scienza vi egrave una dimostrazionepresso le cose proprie della scienza raquo A Madigan ([1993] p 46) laquo on the contrary in each science there is ademonstration corresponding to the proper objects of the science raquo M Casu ([2007] p 629) laquo piuttosto inciascuna scienza la dimostrazione egrave applicata agli oggetti propri della scienza raquo
384 Ou laquo il montre quil sont principes de la deacutemonstration mais quils sont indeacutemontrables Il le faitvoir raquo (cest loption choisie par A Madigan)
385 Aristote AnPo I 1 71a 1-2 traduction P Pellegrin
232
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
dargumenter cette position en liant leacutetude des axiomes agrave leacutetude de la substance laquo ᾗ πέφυκεν raquo
et de leacutetant en tant queacutetant386 En Γ le Stagirite ne rappelle jamais expresseacutement les arguments
preacutesenteacutes contre cette reacuteponse agrave laporie en B et son argumentation y est plus pro que contra
Alexandre en revanche affronte le problegraveme de la connaissance des axiomes cest-agrave-dire celui de
leur deacutemontrabiliteacute la difficulteacute seacutetant chez lui figeacutee en un veacuteritable nœud eacutetant donneacute la
meacutethode prescrite agrave la philosophie premiegravere
La thegravese qui saffirme agrave travers les deux textes consiste donc agrave soutenir que le philosophe
premier tient sur les axiomes un discours quon peut qualifier de deacutefinitionnel et de descriptif Il
doit dire laquo quelle est leur nature comment ils viennent en nous comment nous devons les
utiliser raquo proposition ramasseacutee dans le second extrait en un simple laquo il montre quils sont
principes de la deacutemonstration raquo cest-agrave-dire quil dit ce quils sont On songe ici aux Seconds
Analytiques I 3 peut-ecirctre I 11 et surtout II 19 le texte est agrave mecircme de soutenir lhypothegravese selon
laquelle Alexandre a sans doute en tecircte les recoupements entre ce dernier chapitre des
Analytiques et le premier de la Meacutetaphysique Mais le champ deacutetude seacutetend en reacutealiteacute agrave lensemble
du traiteacute De la deacutemonstration puisque le philosophe premier doit aussi connaicirctre laquo ce quest en
geacuteneacuteral une deacutemonstration raquo (266 24) dans une tournure qui rappelle trop lessence pour ne pas
ecirctre preacutemeacutediteacutee par lAphrodisien
Le pas le plus deacutecisif consiste ainsi agrave retourner positivement la proposition dAristote sur
laquo lignorance des Analytiques raquo Alexandre transforme en effet la double neacutegation de la critique
aristoteacutelicienne contre ceux qui ne connaissent pas les Analytiques en laffirmation en faveur de
lappartenance des Seconds Analytiques agrave la philosophie premiegravere Or que le philosophe premier
386 Il nous semble en effet agrave la diffeacuterence de la preacutesentation proposeacutee par A Jaulin et M-P Duminil([2008] p 152-153) que ces lignes forment un tout une premiegravere argumentation apregraves le rappelliminaire de la question Celle-ci reccediloit une reacuteponse explicite dans une phrase qui vient nettementconclure ce qui preacutecegravede laquo ὅτι μὲν οὖν τοῦ φιλοσόφου καὶ τοῦ περὶ πάσης τῆς οὐσίας θεωροῦντος ᾗπέφυκεν καὶ περὶ τῶν συλλογιστικῶν ἀρχῶν ἐστὶν ἐπισκέψασθαι δῆλον raquo (1005b 5-8) Dailleurs siRoss imprime ici un tiret avant la phrase et un simple point en haut apregraves son commentaire pose uneclaire division en b 8 (cf [1924] p 263) Il ne nous paraicirct en tout cas pas possible de couper comme lefont A Jaulin et M-P Duminil en 1005b 11 (apregraves laquo ἔστι δ οὗτος ὁ φιλόσοφος raquo) car il est tregravesprobable que le laquo βεβαιοτάτας raquo de 1005b 11 soit eacutetroitement lieacute au laquo βεβαιοτάτη raquo qui suit Voir agrave cesujet M Crubellier [2008] p 388 Alexandre quant agrave lui propose de deacuteplacer la phrase de b 2-5 apregravesle laquo δῆλον raquo de b 8 ce qui revient agrave intervertir la position de lun des arguments et de sa conclusionMais la phrase valant conclusion pour lensemble de ce qui preacutecegravede on doit plutocirct conserver lordre dutexte en leacutetat En fait ce faisant Alexandre propose de consideacuterer b 2-5 comme relevant de ladeuxiegraveme argumentation principale du chapitre en faveur dune reacuteponse positive agrave laporie Alexandreconnecte ainsi la question de la veacuteriteacute et lignorance des Analytiques avec laquo la connaissance de chaquegenre raquo et la qualification du laquo principe le plus sucircr raquo (In Met 267 14-21) Voir contre ce deacuteplacementles arguments de M Crubellier [2008] p 383 n 10
233
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
sen prenne agrave ceux qui ignorent les Analytiques nimplique certainement pas que la connaissance
de ces derniers relegraveve de la philosophie premiegravere La thegravese alexandrinienne commet un saut
logique
Mais la question est de savoir sil faut prendre le passage au pied de la lettre quand
jamais Aristote naffirme une telle chose quand jamais les Analytiques ne sont preacutesents dans les
listes aristoteacuteliciennes des diverses sciences387 quand le deacutebut du Commentaire aux Premiers
Analytiques dAlexandre lui-mecircme reprend parfaitement la position peacuteripateacuteticienne
traditionnelle qui conccediloit les Analytiques et la logique en geacuteneacuteral non comme une partie de la
philosophie (position stoiumlcienne et stoiumlcisante) mais comme un instrument (lorganon) des
diverses sciences388 Linterpreacutetation dAlexandre est dautant plus choquante que la proposition
dAristote en Γ 3 aurait eacuteteacute tout agrave fait compatible avec une conception simplement instrumentale
des Analytiques Ici se situerait alors lune des manifestations les plus eacuteclatantes de la conception
fondationnelle de la meacutetaphysique comme principe de la scientificiteacute des autres sciences
Or tout concourt agrave ce que agrave la suite de M Bonelli389 on doive ici prendre au seacuterieux une
telle affirmation Tout dabord la thegravese est reacutepeacuteteacutee deux fois dans le commentaire agrave Γ En outre
comme le fait remarquer M Bonelli elle se lisait deacutejagrave agrave la fin du commentaire au deacuteveloppement
de la deuxiegraveme aporie en B 2 quoique sous une forme prudente laquo par ces consideacuterations il
serait aussi eacutetabli que leacutetude de la deacutemonstration est en un sens une partie de la philosophie raquo390
Du reste la position est coheacuterente avec ce que de notre cocircteacute nous avons deacutejagrave releveacute quant
au rocircle fondationnel de la meacutetaphysique selon Alexandre elle en figure comme la pointe ultime
La reacuteduction instrumentale de la logique agrave lœuvre dans le Commentaire aux Premiers Analytiques
nest pas incompatible avec lideacutee que la logique est aussi lœuvre du seul philosophe ndash cest mecircme
la proposition inaugurale du Commentaire391 On serait alors fondeacute agrave preacuteciser quelle est mecircme
lœuvre du philosophe premier Enfin la position est eacutegalement coheacuterente avec ce qui suit sur
leacutetablissement du principe de non-contradiction
387 Cf aussi M Mignucci [2003] p 96
388 In AnPr 1 7 ndash 3 29
389 M Bonelli [2001] p 270-276
390 In Met 191 11-12 laquo εἴη δ ἄν πως διὰ τούτων καὶ τὸ μέρος φιλοσοφίας εἶναι τὴν ἀποδεικτικὴνπραγματείαν τιθέμενον raquo M Bonelli [2001] p 275
391 Cf In AnPr 1 3-6 laquo Ἡ λογική τε καὶ συλλογιστικὴ πραγματεία ἡ νῦν ἡμῖν προκειμένη ὑφἣν ἥ τεἀποδεικτικὴ καὶ ἡ διαλεκτική τε καὶ πειραστικὴ ἔτι τε καὶ ἡ σοφιστικὴ μέθοδος ἔστι μὲν ἔργονφιλοσοφίας χρῶνται δὲ αὐτῇ καὶ ἄλλαι τινὲς ἐπιστῆμαι καὶ τέχναι ἀλλὰ παρὰ φιλοσοφίαςλαβοῦσαι raquo Cf agrave ce sujet P Hadot [1979]
234
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Alexandre va en effet renforcer cette thegravese agrave loccasion de la laquo deacutemonstration par
reacutefutation raquo (qui nest donc pas une veacuteritable deacutemonstration) du principe laquo le plus sucircr de tous raquo
Comme la montreacute M Mignucci dans un article extrecircmement eacuteclairant lExeacutegegravete deacuteveloppe une
interpreacutetation forte de laffirmation dAristote selon laquelle cette laquo opinion derniegravere raquo le principe
de non-contradiction est aussi laquo le principe de tous les autres axiomes raquo (1005b 32-34) Le texte
dAristote doit probablement ecirctre pris avec une extrecircme prudence sil est vrai que lopposition
dAristote agrave la dialectique platonicienne interdit dy lire lideacutee que les principes des diverses
sciences sont prouveacutes par la philosophie premiegravere392 Cest pourquoi Mignucci propose de le lire
en lien avec le texte dAnPo I 11 comme signifiant que le principe de non-contradiction est une
condition neacutecessaire mais non suffisante agrave la veacuteriteacute des principes des diverses sciences Or dans
son commentaire au passage393 Alexandre explique que la neacutegation des axiomes implique
neacutecessairement une contradiction ce qui revient agrave admettre une deacuterivabiliteacute de tous les axiomes agrave
partir du principe de non-contradiction394 Cet argument est donneacute en faveur de la thegravese selon
laquelle nous employons souvent le principe afin de confirmer les axiomes et notre conviction en
eux (laquo πολλάκις εἰς σύστασιν αὐτῶν καὶ πίστιν τούτῳ προσχρώμεθα raquo 271 13-14)
Si Alexandre reste malheureusement assez silencieux sur la valeur eacutepisteacutemologique de
cette reacutefutation comme le remarque agrave raison Mignucci395 on peut malgreacute tout se risquer agrave
quelques hypothegraveses en particulier gracircce au paralleacutelisme quAlexandre opegravere entre la
confirmation par labsurde des divers axiomes et largumentation reacutefutative en faveur du principe
de non-contradiction396 Conccediloit-il toute cette entreprise comme dialectique en se rapprochant
ainsi de nombre de lectures modernes397
Puisque les sciences partielles sont incapables dlaquo entreprendre agrave propos des axiomes de
392 M Mignucci [2003] p 97
393 Voir en particulier 271 7-21
394 Cf 271 14-21 laquo Συνιστάντες γὰρ ὅτι τὰ τῷ αὐτῷ ὅμοια καὶ ἀλλήλοις ἐστὶν ὅμοια λαμβάνομεν εἰγὰρ μὴ τοῦτο οὐχ ὅμοια ἀλλήλοις ἔσται εἰ δὲ μὴ ἀλλήλοις ὅμοια οὐδ ἂν ἑνί τινι τῷ αὐτῷ ὅμοιαεἴη ἀλλὰ παραλλάσσοι ἂν αὐτοῦ καθὸ καὶ ἀλλήλων ἔκειτο δὲ ὅμοια εἶναι τὰ αὐτὰ ἄρα ἅμα τῷαὐτῷ ὅμοιά τε καὶ οὐχ ὅμοια ἐφὃ ὡς εἰς ἀδύνατον φανερὸν ἀγαγόντες τὸν λόγον ἡγούμεθαβεβοηθηκέναι εἰς σύστασιν τῷ ἀξιώματι τῷ λέγοντι τὰ τῷ αὐτῷ ὅμοια καὶ ἀλλήλοις εἶναι ὅμοια raquoCf M Mignucci [2003] p 98 qui explique comment Φ deacutesignant un axiome et PNC le principe denon-contradiction linfeacuterence not Φ ⊢ not PNC est logiquement eacutequivalente agrave Φ ⊢ PNC qui est contraire agravela charge anti-dialectique de la penseacutee aristoteacutelicienne Cf aussi M Bonelli [2001] p 269
395 M Mignucci [2003] p 101
396 M Bonelli [2001] p 263 et M Mignucci [2003] p 100
397 Voir agrave titre dexemple A Code [1986] discuteacute par R Bolton [1990]
235
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
dire sils sont vrais ou non raquo (265 26-27) on pourrait en infeacuterer que la meacutetaphysique elle le peut
Or le verbe laquo ἐπιχειρεῖ raquo qui signifie en geacuteneacuteral laquo mettre la main sur raquo laquo entreprendre raquo peut
avoir chez Alexandre (et deacutejagrave chez Aristote) un sens plus preacutecis argumenter tenter damener agrave
une conclusion398 il dit alors une argumentation proprement dialectique399 Mais lemploi
dἐπιχειρεῖ en 265 26 est en reacutealiteacute non technique Alexandre emploie laquo ἐπιχειρεῖ raquo en eacutecho avec
le laquo ἐγχειροῦσι raquo de 1005b 2 dans le texte dAristote Le verbe est en outre construit avec une
infinitive et ceci incite donc agrave le prendre en un sens faible ou plus geacuteneacuteral Le plus important est
alors linfinitive qui suit ce verbe le philosophe premier a agrave laquo entreprendre raquo de laquo dire sils ltles
axiomesgt sont vrais ou non raquo Or dans le scheacutema alexandrinien ce nest pas agrave la dialectique de se
prononcer sur la veacuteriteacute ndash la dialectique peut fournir une aide ou un soutien elle est mecircme tregraves
laquo utile raquo400 mais la recherche de la veacuteriteacute incombe uniquement agrave la philosophie et agrave la science401 Si
ce que la philosophie premiegravere doit confirmer cest la veacuteriteacute ndash connue dabord immeacutediatement ndash
des axiomes il semble alors difficile de comprendre leacutetablissement de celle-ci comme une
entreprise dialectique
Cette entreprise nest bien sucircr pas deacutemonstrative ndash Alexandre ne confond pas
laquo deacutemonstration absolue raquo et laquo deacutemonstration par reacutefutation raquo (cf 273 5 sq) ce qui serait une
voie peut-ecirctre efficace mais bien grossiegravere pour faire entrer leacutetablissement du principe de non-
398 Cf en ce sens In Met 14 18-19 (laquo ἐπιχείρησις raquo) 139 7 etc
399 Dans le Commentaire aux Topiques le verbe deacutesigne celui qui emploie une ἐπιχείρησις cest-agrave-direconformeacutement agrave son emploi aristoteacutelicien (quoique plus rare) largument dialectique qui vise agrave reacutefuterlopposant plutocirct que deacutetablir la veacuteriteacute Cf WE Dooley [1992] p 56 n 151 et surtout Aristote Top I2 101a 30 etc et Alexandre In Top 2 20 sq 76 10 133 29 547 8-14 Le terme a donc un sens prochede la notion dlaquo attaque raquo dialectique ndash comme le traduit J Brunschwig chez Aristote (par exemple TopII 2 110a 11) Dans le Commentaire agrave la Meacutetaphysique il sert ainsi agrave deacutesigner le travail de la dialectique(In Met 174 2 sq 260 21 sq (anticipeacute dans le proegraveme en 236 26) 166 20 176 35 181 2 etc) Eacutetantdonneacute le statut dialectique quAlexandre octroie agrave la deacutemarche aporeacutetique le terme est freacutequent pourdeacutesigner ce que fait Aristote en B ndash ainsi quand il laquo argumente raquo au profit dune position puis de soncontraire
400 Conformeacutement aux Topiques I 2 101a 34 ndash 101b 2
401 Voir In Met 174 1 176 35 sq pour lopposition entre le sage qui vise la veacuteriteacute et le dialecticien (demecircme 177 20 sq) Dans le commentaire agrave Γ lopposition est plus fine philosophie et dialectique sonttoutes deux syllogistiques et ont le mecircme champ deacutetude mais la premiegravere deacutemontre les veacuteriteacutes tandisque la dialectique met agrave leacutepreuve et laquo syllogise raquo agrave propos des veacuteriteacutes et des opinions admises (260 3-5 laquo ἀλλ ἡ μὲν τὴν δύναμιν συλλογιστικὴν ἀποδεικτικὴν ἔχει τῶν ἀληθῶν ἡ δὲ διαλεκτικὴπειραστικὴ περὶ τῶν ἀληθῶν καὶ τοῦ ἐνδόξου συλλογιστική raquo) Sur lassociation deacutemonstration veacuteriteacute par opposition agrave la dialectique voir aussi In AnPr 8 23 sq In Top 1 7 sq Le Commentaire auxTopiques ne sembarrasse dailleurs pas des subtiliteacutes du commentaire agrave Γ laquo ὥστε οὐκ ἐν τῷ διἀληθῶν συλλογίζεσθαι ἡ διαλεκτικὴ τὸ εἶναι ἂν ἔχοι ἀλλ ἐν τῷ δι ἐνδόξων raquo (3 21-23 confirmeacutepar 6 12 sq 16 27 sq etc)
236
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
contradiction dans la philosophie premiegravere conccedilue comme science deacutemonstrative Cependant
puisque la philosophie premiegravere est une science au sens plein elle nest pas seulement
deacutemonstrative mais aussi laquo horistique raquo deacutefinitionnelle ou deacutefinissante Leacutetablissement du
principe et la connaissance des Analytiques en geacuteneacuteral pourraient bien se produire de ce cocircteacute-lagrave
on se rappelle en effet quil sagit selon Alexandre de savoir laquo ce quest la deacutemonstration raquo (266
24) de montrer comment les axiomes sont ce quils sont agrave savoir des principes de la
deacutemonstration
Finalement et de faccedilon peut-ecirctre sophistique lExeacutegegravete peut retourner largument selon
lequel la meacutetaphysique eacutetant une science deacutemonstrative au sens fort elle ne pourrait eacutetudier les
axiomes Cest preacuteciseacutement dit Alexandre parce que le philosophe premier se doit decirctre un expert
en deacutemonstration (dailleurs de lui les autres sciences pourront apprendre agrave bien deacutemontrer402)
quil doit aussi travailler ce qui fonde les deacutemonstrations Largument tombera agrave pic pour des
platoniciens comme en teacutemoigne sa reprise pure et simple par Syrianus403
Selon M Bonelli le fait que la meacutetaphysique traite ainsi des axiomes permet de
rapprocher sa version alexandrinienne de lideacutee platonicienne dune laquo super-science raquo agrave laquelle
sont subordonneacutees les autres404 Le seul fait que les axiomes tombent dans le champ de la
philosophie premiegravere ne suffit pas agrave deacutemontrer la thegravese puisque dans ce cas il faudrait peut-ecirctre
tirer la mecircme conclusion du cocircteacute dAristote Comme le dit M Mignucci laquo Alessandro non diventa
un partigiano della subordinazione delle scienze alla filosofia ma certamente fa un passo in quella
direzione raquo405 De fait affirmer la deacuterivation des divers axiomes agrave partir du principe de non-
contradiction nest pas encore totalement reacuteduire lautonomie des sciences reacutegionales ndash mais cest
lui porter un coup non neacutegligeable
Comme nous avons essayeacute de le montrer cest la correacutelation de trois eacuteleacutements qui affermit
cette conclusion chacun renforccedilant les deux autres La meacutetaphysique alexandrinienne peut ecirctre
qualifieacutee de science fondatrice parce quelle se vise explicitement et de faccedilon reacutepeacuteteacutee comme
402 In Met 261 2-6 laquo ὃ ποιήσει ἕκαστος αὐτῶν ltsc les diverses sciences partiellesgt λαβὼν παρὰ τοῦἀποδεικτικοῦ τε καὶ φιλοσόφου τό τε πῶς ἐκ τῶν ὑπαρχόντων τῷ ἀποδεικνυμένῳ χρὴ τὰςἀποδεικτικὰς λαμβάνειν προτάσεις καὶ πῶς ταύτας ἀλλήλαις συμπλέκειν καὶ τὰ ἄλλα ὅσα ἐντοῖς Περὶ ἀποδείξεως λέγεται τὰ δὲ ἀξιώματα κοιναὶ πάσης ἀποδείξεως ἀρχαί raquo
403 Cf Syrianus In Met 55 33 ndash 56 4 et M Bonelli [2009a] p 426-427 Sur le principe de non-contradiction chez Syrianus voir aussi leacutetude suggestive dA Longo [2005] Le passage citeacute est eacutetudieacuteaux p 246-281
404 M Bonelli [2001] p 239
405 M Mignucci [2003] p 99
237
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
architectonique parce quelle figure la science modegravele et quenfin agrave ce titre elle se sert des axiomes
autant quelle en eacutetablit la veacuteraciteacute ndash a fortiori pour le premier dentre eux principe de tous les
autres ndash et donc plus geacuteneacuteralement montre aux autres sciences comment il faut deacutemontrer La
meacutetaphysique garantit en derniegravere instance la veacuteriteacute des sciences partielles et norme leurs
proceacutedures eacutepisteacutemiques en en figurant lideacuteal La proposition dAlexandre selon laquelle laquo le fait
pour les autres sciences decirctre des sciences leur vient de la sagesse qui eacutetudie les premiegraveres
causes raquo406 neacutetait donc pas un accident
234 Conclusions dialectique et meacutetaphysique
La meacutetaphysique alexandrinienne se preacutesente comme une science agrave la fois universelle et
fondatrice des autres sciences Par lagrave elle accentue ce qui dans le texte aristoteacutelicien demeure agrave
titre dheacuteritage de la dialectique platonicienne tout en outrepassant les critiques dAristote contre
cette derniegravere Il importe alors pour conclure et mesurer leacutecart entre les auteurs de situer
succinctement Alexandre dans cette histoire
a) Aristote et la dialectique platonicienne lheacuteritage
Aristote entretient avec la dialectique de Platon des rapports aussi complexes que
conflictuels et il nest pas question ici de tenter den prendre lentiegravere mesure La seule dialectique
platonicienne remplirait largement un programme de recherches407 Restreindre le propos aux
relations de la philosophie premiegravere agrave la dialectique ne serait pas dun plus grand secours
quoique le sujet ait deacutejagrave eacuteteacute partiellement baliseacute408 Bornons-nous donc agrave quelques indications
406 In Met 20 1-3
407 Dailleurs la seule nature de la dialectique platonicienne suffirait agrave nourrir une ambitieuse recherchecomme le disait deacutejagrave J Brunschwig dans une situation semblable laquo on ne saurait deacutefinir en peu demots le contenu de la notion de dialectique chez Platon raquo (J Brunschwig [1967] p IX-X) La difficulteacuteprovient dailleurs peut-ecirctre de Platon lui-mecircme comme le soutient S Rosen laquo Malgreacute une bonnedose de ce quon pourrait appeler de la reacuteclame vantant les meacuterites dune science dialectique cest-agrave-dire dune science des Ideacutees Platon ne nous montre jamais sur des cas preacutecis comment fonctionne unescience de ce type raquo (S Rosen [2008] p 60)
408 Voir en particulier JDG Evans [1977] E de Strycker [1979] TA Szelzaacutek [1994] et W Leszl [2008]
238
La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
syntheacutetiques en retenant ce qui nous permettra de caracteacuteriser la philosophie alexandrinienne
La philosophie premiegravere dAristote se fait agrave la fois lheacuteritiegravere et la matricide de la
dialectique platonicienne Heacuteritiegravere cela se perccediloit dabord dans le projet mecircme de cette science
Le livre A deacutecrit ainsi la sagesse comme la plus haute des sciences et la science des hommes
libres agrave linstar du Sophiste (253c) ou deacutejagrave du Theacuteeacutetegravete (175e) On objectera que cest lagrave chose
attendue en raison du caractegravere doxographique de la deacutemarche toutefois la filiation semble se
poursuivre au-delagrave et en particulier en Γ 1 et E 1 Lideacutee dune science laquo premiegravere raquo distincte des
sciences particuliegraveres parce que selon E 1 elle nest pas limiteacutee agrave un genre et ne se contente pas
de poser des laquo hypothegraveses raquo fait neacutecessairement eacutecho agrave Reacutepublique VII409 Chez Platon ou Aristote
la science qui eacutetudie le principe anhypotheacutetique est la laquo philosophie raquo la dialectique
platonicienne et la science rechercheacutee par Aristote ont en commun linterrogation sur la nature de
la philosophie par opposition agrave la sophistique410
Lheacuteritage se pressent eacutegalement agrave un second niveau celui du contenu mecircme de la
science de ses objets Il est bien difficile de reacutesister agrave la reacuteminiscence des grands genres du
Sophiste quand Aristote eacutevoque certaines notions qui font lobjet de la science de leacutetant en tant
queacutetant La dialectique platonicienne la dialectique aristoteacutelicienne et la philosophie premiegravere
entrent ici en contact et en concurrence De fait on se rappelle que dans le Sophiste en particulier
il eacutechoit agrave la dialectique deacutetudier le mecircme lautre le mouvement le repos et leur laquo chef de file raquo
leacutetant (Sophiste 243d) La dialectique aristoteacutelicienne de son cocircteacute a elle aussi affaire au mecircme et
agrave lautre ndash et par lagrave au semblable au dissemblable agrave la contrarieacuteteacute etc ndash selon B 1 995b 20-25
par exemple La mention dans ce contexte dun travail agrave partir des seules opinions admises (laquo ἐκ
τῶν ἐνδόξων μόνων raquo 995b 25) vaut en effet au moins pour la discipline des Topiques si ce nest
409 Cf la comparaison meneacutee par M Narcy [2000] p 72-73 Cf deacutejagrave E de Strycker [1979] p 50 Cestcertes lagrave un des eacuteleacutements quemploie E Martineau pour disqualifier lauthenticiteacute du chapitre au motifque son auteur ferait un laquo usage [] lourdement technique raquo de la reacutefeacuterence agrave la Reacutepublique (cf EMartineau [1997] p 449) Agrave ce compte il faudrait refuser lauthenticiteacute de Γ car si nulle part nest faitmention de sciences proceacutedant par hypothegraveses y reacutepond tout de mecircme la qualification dlaquo anhypotheacutetique raquo pour le principe de non-contradiction (1005b 14 cf aussi le fait quil ne soit laquo pasune hypothegravese raquo en 1005b 16) Or on sait que ladjectif est un neacuteologisme platonicienparfaitement laquo technique raquo qui ne se lit quen deux occurrences dans la Reacutepublique en 510b 7 et 511b 6(cf M Narcy [2000] p 74)
410 M Narcy [2000] p 77 Pour lidentiteacute entre dialectique et philosophie chez Platon cf Sophiste 253 b-ePar lagrave aussi peut-ecirctre ndash mais cela nous megravenerait trop loin ndash toutes deux ont pour ambition de fonder lelogos en sa possibiliteacute contre ses perversions sophistiques cf P Aubenque [1962] p 98 sq E deStrycker [1979] p 53 et 57 sq qui le relie aussi agrave laffrontement de la doctrine des Eacuteleacuteates B CassinM Narcy [1989] p 27 sq M Crubellier [2005] p 65 W Leszl [2008] p 224
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
pour toute forme de dialectique donc aussi pour celle de Platon411 Or ce sont ces preacutedicats
queacutetudie agrave lavenant ndash mais de faccedilon scientifique ndash la science de leacutetant en tant queacutetant du livre Γ
ainsi que latteste la fin de Γ 2412 Leur extension est en effet si large413 quelle excegravede
neacutecessairement lobjet des sciences partielles Leur eacutetude degraves lors ne semble pouvoir revenir agrave
aucune autre science que celle de leacutetant en tant queacutetant Telle eacutetait dailleurs linterrogation poseacutee
par la quatriegraveme aporie de B Ces preacutedicats y intervenaient agrave titre de proprieacuteteacutes essentielles de la
substance et la question eacutetait de savoir si ces proprieacuteteacutes font lobjet de la science rechercheacutee Cest
agrave cette aporie que reacutepond preacuteciseacutement ndash et de faccedilon affirmative ndash le chapitre Γ 2 Si donc Aristote
eacutetend la liste de ces laquo preacutedicats dialectiques raquo il nen reste pas moins que lagrave aussi la Meacutetaphysique
se signale par sa reacutecupeacuteration deacuteleacutements qui ont indiscutablement trait agrave la dialectique
platonicienne414
b) Le parricide415
Comme il se doit cependant la reacutepeacutetition aristoteacutelicienne de ces marqueurs platoniciens
ne se fait pas sans subversion ndash la distance entre lanhypotheacutetique platonicien et celui du Stagirite
par exemple nest pas mince Mais il y a plus sur au moins trois points lopposition dAristote agrave
son maicirctre semble frontale et inflexible
Le premier est bien connu et ne nous concerne pas directement cest le refus par Aristote
de toute preacutetention scientifique agrave la dialectique416
411 Cf W Leszl [2008] p 224-225
412 En particulier 1005a 13-18
413 Cf Sophiste 254c ndash 255c et M Crubellier [2005] p 64-65 laquo le mecircme et lautre dans le Sophiste dePlaton preacutesentent la particulariteacute remarquable de permettre de deacutecrire toutes les relations entre lesgenres donneacutes (leacutetant le mouvement et le repos) mais aussi les rapports entre eux-mecircmes et cesautres genres de sorte quils complegravetent et achegravevent le cadre de lanalyse dialectique raquo
414 Lexpression de laquo preacutedicats dialectiques raquo nest bien sucircr pas dAristote mais de M Crubellier ([2005] p65) Sur cette question voir aussi W Leszl [2008] en particulier p 222-223 ougrave Leszl parle dunlaquo overlapping between the notions which are mentioned by Aristotle in the passages now considered [B 1 et Γ 2]and the notions which are regarded by Plato in the Sophist and also in the Parmenides to be object ofdialectic raquo
415 Sur cette reprise du thegraveme du parricide cf par exemple M Dixsaut [2004]
416 Ce point nest pas sans poser problegraveme et la litteacuterature agrave ce sujet est assez pleacutethorique Voir entre autresJ Brunschwig [1967] [2000] JDG Evans [1977] T Irwin [1988] R Bolton [1990] P Aubenque[1990] E Berti [1996] [1997] [2001] etc
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La meacutetaphysique comme science universelle et premiegravere
Le second point porte sur lextension du champ dinvestigation de la dialectique et de la
philosophie premiegravere Chez Platon celui-ci entre en rivaliteacute directe avec la fausse universaliteacute de
la sophistique Le sophiste comme en teacutemoigne le dialogue eacuteponyme est celui qui croit pouvoir
et savoir parler de tout (laquo περὶ πάντων raquo en 232e 3 et laquo πάντα raquo en 233a 3) au sens ougrave lon dit en
franccedilais laquo de tout et nimporte quoi raquo mais ce ne sont lagrave que faux-semblants et apparences de
savoir417 Aristote sera dailleurs encore clairement dans cette ligne quand il deacutecrira la sophistique
en Γ comme laquo une sagesse seulement en apparence raquo418 Chez Platon la critique se concentre en
effet dabord dans lapparence de savoir et non dans son extension comme telle Ou plutocirct si lon
preacutefegravere Platon ne critique dabord la preacutetention agrave luniversaliteacute quagrave titre de conseacutequence de
lapparence de savoir le peacutecheacute originel et irreacutemissible du sophiste cest loxymore dune
laquo science opinative raquo419
Quant agrave son champ de (preacutetendue) compeacutetence lerreur sophistique reacuteside dans une
compreacutehension distributive du πάντα et cest ce qui va permettre agrave lrsquoEacutetranger dans la suite du
Sophiste (234b sq) de rapprocher sophistique et art dimitation420 La deacutevaluation de la
sophistique ne se fait donc pas tant sur lextension-mecircme de son objet que sur la perspective prise
sur cet objet (toutes choses) qui selon Platon lui interdit dacceacuteder au rang de science De ce
point de vue tout change chez Aristote pour qui la notion mecircme dune science de toutes choses
(sans speacutecification) forme un oxymore il suffit donc pour la deacutebouter deacutetablir cette preacutetention
417 Loin decirctre des laquo savants universels raquo (ainsi Robin traduit-il lexpression de lrsquoEacutetranger en 233c 6 laquo Πάντα ἄρα σοφοὶ τοῖς μαθηταῖς φαίνονται raquo) ils nont quune laquo science de toutes choses paropinion raquo (laquo Δοξαστικὴν ἄρα τινὰ περὶ πάντων ἐπιστήμην raquo 233c 10)
418 Cf Met Γ 2 1004b 18-20 laquo ἡ γὰρ σοφιστικὴ φαινομένη μόνον σοφία ἐστί καὶ οἱ διαλεκτικοὶδιαλέγονται περὶ ἁπάντων raquo Le reste du passage de Γ nest pas eacuteloigneacute de la critique platoniciennede la sophistique lorsquil eacutevoque laquo le choix de vie raquo du sophiste (1004b 24-25 laquo τῆς δὲ τοῦ βίου τῇπροαιρέσει raquo) On pourrait seacutetonner de ce que le Stagirite nemploie pas ici son argument massuecontre lideacutee dune science universelle Cest peut-ecirctre parce que la science de leacutetant en tant queacutetant estce qui sen rapproche le plus et que laquo la dialectique et la sophistique tournent autour du mecircme genreque la philosophie raquo (1004b 23-22 tr A Jaulin ndash M-P Duminil) Sur la critique des sophistes et lideacuteedune science universelle en ce sens cf aussi SE I 11
419 Plus preacuteciseacutement la sophistique est le regravegne de lopinion et ce agrave deux titres parce que le sophiste faitpasser des opinions pour du savoir (au niveau mecircme du discours) et parce que sil le fait cest (auniveau pragmatique et conatif) pour des raisons eacuteconomiques pour susciter de nouvelles opinions quileur font laquo une reacuteputation plus grande dintelligence raquo cf Sophiste 233b 4-5 laquo φαινόμενοί τε εἰ μηδὲναὖ μᾶλλον ἐδόκουν διὰ τὴν ἀμφισβήτησιν εἶναι φρόνιμοι raquo tr L Robin
420 Ce ceacutelegravebre passage est preacuteceacutedeacute dune interrogation de Theacuteeacutetegravete sur lideacutee proposeacutee par lrsquoEacutetranger dunart de faire toutes choses laquo En quel sens as-tu dit toutes raquo (233e 1 laquo Πῶς πάντα εἶπες raquo) EtlrsquoEacutetranger de lexpliciter via une eacutenumeacuteration laquo toi et moi et en plus de nous le reste des animaux etdes plantes raquo (233e 5-6 laquo Λέγω τοίνυν σὲ καὶ ἐμὲ τῶν πάντων καὶ πρὸς ἡμῖν τἆλλα ζῷα καὶδένδρα raquo)
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absurde sans besoin de sonder la valeur de veacuteriteacute de ce qui y est dit Platon doit en revanche
examiner le fonds du discours sophistique pour montrer que contrairement aux apparences il ne
sagit que de laquo science opinative raquo Certes par opposition agrave la sophistique si la dialectique est
science universelle ce nest pas en ce sens distributif421 Comme limpliquent les difficiles pages
253-254 du Sophiste le dialecticien a affaire agrave une totaliteacute mais non agrave une totaliteacute indiffeacuterencieacutee
Ce refus de la totaliteacute indiffeacuterencieacutee et distributive se perccediloit jusque dans la meacutethode prescrite par
lrsquoEacutetranger dans la suite du dialogue il ne convient pas de traiter sans distinction de la totaliteacute
des Formes (laquo περὶ πάντων τῶν εἰδῶν raquo) car cette multipliciteacute nous troublerait (laquo ἵνα μὴ
ταραττώμεθα ἐν πολλοῖς raquo 254 c) Cest pourquoi il faudra partir des genres les plus
importants ceux qui ouvrent laccegraves agrave tous les autres et organisent leur multipliciteacute en une
pluraliteacute et ce au niveau mecircme du discours qui les prend pour thegravemes La dialectique est savoir
de larticulation ici celle des genres entre eux le savoir dune multipliciteacute organiseacutee422
Faut-il degraves lors tracer un lien entre la dialectique comme savoir du laquo principe du tout raquo de
la Reacutepublique (VI 511b 7) et la dialectique comme savoir des grands genres dans le Sophiste
Aristote en tout cas paraicirct consideacuterer la tentative platonicienne comme tombant dans lerreur
dune science de toutes choses La fin de Meacutetaphysique A 9 (992b 18 ndash 993a 10) est agrave cet eacutegard sans
appel Apregraves avoir reacutefuteacute la notion dIdeacutees comme instruments eacutepisteacutemologiques le chapitre
preacutesente une derniegravere argumentation laquo geacuteneacuterale raquo (laquo ὅλως raquo 992b 18) une charge presque
sceptique423 contre une connaissance des Ideacutees ndash comme si le Philosophe disait mecircme sans avoir
des Ideacutees une conception stricte on tombera toujours ineacutevitablement dans les arguments qui
suivent contre une science des Ideacutees Ou encore plus rigoureusement mecircme sil y avait des
eacuteleacutements de tous les eacutetants ils resteraient inconnus et inconnaissables En effet le passage ne
parle jamais dεἴδη mais d laquo eacuteleacutements raquo la reacutefeacuterence est cependant transparente eu eacutegard au
contexte et sil est vrai que Platon est le premier agrave employer ce terme en un sens technique424 Degraves
lors dans sa critique Aristote ne vise pas ici une science de toutes choses en un sens pauvre
sophistique celui de la totaliteacute distributive du laquo tout et nimporte quoi raquo de leacutenumeacuteration
421 Voir tout de mecircme RepVII 534b laquo ῏Η καὶ διαλεκτικὸν καλεῖς τὸν λόγον ἑκάστου λαμβάνοντα τῆςοὐσίας raquo
422 Cf M Dixsaut [2001] p 333-334
423 Le passage commence par souligner que son objet consiste dans la deacutecouverte des eacuteleacutements de touteacutetant (εὑρεῖν 992b 19) et se clocirct par un argument (993a 1-7) qui pourrait presque passer pour le tropesceptique de la diversiteacute des opinions
424 Cf M Crubellier [1999] p 45-54
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comme il le fait plutocirct dans les Reacutefutations sophistiques en I 9 ou 11 Il entreprend au contraire de
reacutefuter une science des eacuteleacutements de tous les eacutetants
Aristote y deacuteploie son argumentation agrave deux niveaux une science des eacuteleacutements des
eacutetants est fondamentalement dans lerreur quant agrave son objet mais elle est mecircme et surtout
impossible comme science Ces deux niveaux sont lieacutes ce que pointe Aristote agrave chaque fois cest
la preacutetention agrave luniversaliteacute ou agrave la totaliteacute425 Le texte est beaucoup plus concis sur le premier
niveau en eacutevoquant la neacutecessiteacute de distinguer des types deacutetants et concentre son attention sur le
niveau eacutepisteacutemologique Via une deacutemonstration par labsurde le Stagirite montre en effet que
lideacutee dune science universelle contrevient au principe selon lequel toute science part de
connaissances anteacuterieures La constitution mecircme dune science implique une exteacuterioriteacute qui la
deacutelimite426
Bref deacutepourvue dexteacuterioriteacute et donc de limites inneacutee et donc latente une science de
toutes choses ne meacuteriterait simplement pas de quelque faccedilon que ce soit le nom de science On
pouvait sy attendre le refus par Aristote de la dialectique platonicienne ne transcrit pas le
simple deacutesir doriginaliteacute dun disciple seacuteditieux cest un motif de fond un point de convergence
de plusieurs thegraveses cruciales de son eacutepisteacutemologie
425 Nous ne distinguons pas ici entre les deux eacutetant donneacute les formules du texte
426 Toutefois le Philosophe ne se contente pas de deacutenoncer comme formellement la transgression duneregravegle Il pointe la contradiction interne dune science qui ne saurait ecirctre apprise Cest pourquoi le texteenchaicircne immeacutediatement avec la question de linneacuteiteacute de cette science (laquo σύμφυτος raquo 993a 1 sq) Toutescience en tant que disposition de lacircme suppose une double situation de celui qui lapprend sonignorance de la matiegravere agrave apprendre et ses connaissances anteacuterieures qui ne relegravevent pas de cettederniegravere Savoir et donc apprendre impliquent un tel mixte de connaissance et dignorance De cepoint de vue le passage se situe au plus pregraves du paradoxe du Meacutenon et dans les parages du dernierchapitre des Seconds Analytiques Comme pour son maicirctre il ny a pas pour Aristote de point zeacutero delapprentissage ndash le deacutebut du livre A lavait deacutejagrave deacutecrit Nous sommes toujours deacutejagrave en train de savoir laconnaissance est une maniegravere decirctre Mais de Platon agrave Aristote ce qui change cest le mode et le lieude cette anteacuterioriteacute de la connaissance La diffeacuterence se creuse du passeacute mythique et de lodysseacutee de lareacuteminiscence agrave lanteacuterioriteacute de la sensation puisque vivre pour les animaux cest sentir Or cechangement de conception complique lideacutee mecircme dune science synoptique Sans conteste pourAristote le procegraves de la connaissance a toujours deacutejagrave commenceacute en lhomme mais les sciences seconstruisent de faccedilon lineacuteaire et non circulaire La totaliteacute nest pas donneacutee dembleacutee comme pourPlaton lequel sassurait ainsi de la possibiliteacute de la science en posant son effectiviteacute anteacuterieure ChezAristote la science se conquiert elle ne peut donc ecirctre inneacutee ni a priori totale Le Stagirite peut ainsipour finir se payer le luxe de retourner contre Platon lune de ses propres thegraveses savoir cest savoirque lon sait (la thegravese se lit par exemple dans lautobiographie intellectuelle du Pheacutedon et sadeacutenonciation des physiques anteacuterieures) Mais en ce cas la plus haute des sciences ne peut resterlatente dans une acircme
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